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« Parler de traduction, [...] c'est parler du rapport du Propre et de l'Étranger [...] ». Propos bermanien attendu, connu. La suite est plus surprenante : « […] c'est parler de mensonge et de la vérité, de la trahison et de la fidélité; c'est parler du mimétique, du double, du leurre, de la secondarité; c'est parler de la vie du sens et de la vie de la lettre; c'est être pris dans un enivrant tourbillon réflexif où le mot “traduction” lui-même ne cesse de se métaphoriser » (Texte inédit, 1999, 4e de couverture).

Mensonge, trahison, double, leurre. Ces mots d'Antoine Berman autoriseraient à esquisser un « Éloge de la trahison » sur le modèle de divers textes classiques ou modernes sacrifiant à ce genre : Éloge de la folie d'Érasme, Éloge de la bêtise de Richter, Éloge du crime de Marx, Éloge de l'imprudence de Jouhandeau, d'autres encore, sans oublier l'Éloge du homard d'Alexandre Vialatte, traducteur émérite de Kafka, ce qui constitue la seule justification à inclure ce dernier titre dans la présente liste. « Éloges » dont la rhétorique permet de positiver ce qui est habituellement tenu pour négatif, en un nietzschéen renversement des valeurs. S'autoriser en outre de la citation de Derrida mise en exergue de l'étude de Berman sur Hölderlin : « Toute “bonne” traduction doit abuser » (1999, p. 79). S'autoriser encore de Rosenzweig déclarant : « Traduire, c'est servir deux maîtres » (cité 1984, p. 15). Jean Genet, aussi : « […] Écrire, c'est le dernier recours qu'on a quand on a trahi.[…] Écrire, c'est peut-être ce qui reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée » (1991, pp. 225-226). Cette référence faite à la littérature moderne dans la mesure où Berman aussi bien que Meschonnic ont posé les destins parallèles de cette esthétique littéraire et de leur réflexion sur la traduction (par exemple, 1984, p. 37). S'autoriser enfin de notre adage adoré, répété à satiété sans que les implications philosophiques en aient été tirées : Traduttore, Traditore. Qu'un jeu verbal similaire puisse opérer en coréen et en malgache[1] fera peut-être retrouver quelque éclat à la maxime défraîchie. N'est-ce là que coïncidence ou le mystère d'une vérité révélée par un obscur secret des langues? Berman cite la paronomase négativement comme supportant la « traduction ethnocentrique et la traduction hypertextuelle » (1999, p. 29; 1984, p. 15). À juste titre dans cette perspective mais elle peut aussi être valorisée et alors dignement flanquer l'autre adage, de même parentèle, qu'il rapporte : Traduzione tradizione.

La traduction est de toute façon traître à elle-même puisqu'elle ne se traduit pas, d'une famille linguistique à une autre; de la même manière, elle ne renvoie pas à la même conception ou à la même conceptualité. Selon Berman (1989), la onzième tâche de la traductologie — étrangeté de ce chiffre : était-ce parce que Berman se refusait à écrire un décalogue? — consiste précisément à repérer la « tradition-de-la-traduction » nationale dans laquelle se constitue chaque discours ou réflexion sur la traduction. Ainsi qu'il l'a rappelé, traduction, en français, implique l'énergie activée d'un transfert; l'anglais translation garde de translatio une idée plus passive de transformation en général; en allemand, Übersetzung et Übertragung expriment un passage ou un transport au-delà, de l'autre côté (1988; voir aussi 1995, p. 61). En hébreu, targoum retient l'idée de cible; en polonais, l’idée de tourner les pages. Et l'exercice devrait être continué sur toutes les langues. Concept fuyant, notion volage, qui prend à chaque fois un autre sens. Traduction est donc intraduisible, ou infiniment traduisible. Le mot dit donc ce qu'il est, démontre ce qu'il signifie. Traduire est impossible, traduire est infiniment possible. Ce que Derrida a indiqué en distinguant traduisible et traductible. Le mot qui devrait traduire le passage entre toutes les langues ne l'exprime pas à l'identique. Le multilatéral se dit par toute une gamme de bilatéralités. Déclinable à l'infini le sens de traduction, au point que traduction est peut-être l'autre nom du sens.

Métaphorisation (qui n'est pas trahison, puisque metaphorein veut aussi dire transporter et traduire en grec) incessante du mot que remarque Berman dans le passage cité en incipit. Comment alors construire un savoir ferme et fondé, une épistémologie fiable sur une notion dont la désignation dans les diverses langues développe des champs conceptuels si divers? On ne constate apparemment pas le même flottement avec des notions comme vie, être ou liberté, ce qui a permis à la philosophie de s'établir dans une certaine universalité, du moins le voulait-elle. Or, justement, la traduction, qui devrait ouvrir la voie vers l'universalité, ne le permet pas, lexicalement et conceptuellement. D'où sa connivence avec le relativisme de l'épistémologie moderne et contemporaine, de Bachelard à Heisenberg, Kuhn, Feyerabend, Morin ou Rorty[2].

Puisque l'horizon traditionnel nous invite à réfléchir sur la scientificité avec pour normes ce qu'on appelle les sciences exactes, la traductologie apparaîtra une science ou un savoir de l'inexactitude, en écho à la définition de la traduction comme art exact de Steiner[3], dans la mesure où elle établira précisément comment ne pas rechercher la coïncidence, comment procéder avec justesse par approximation, cette notion étant sur le plan épistémologique le pendant de la proximité pensée par Lévinas sur le plan éthique. Une telle épistémologie pourrait devenir un modèle pour d'autres disciplines ou approches en sciences humaines. Un translative turn après le linguistic turn d'il y a quelques décennies. Un aspect, peut-être, de la post-modernité. Quoiqu'il en soit, ce savoir de l'inexactitude s'apppuie sur les deux traits phénoménologiques qui cernent au mieux la traduction : l'incertitude du sens et l'ambivalence temporelle, car le medium langagier ne définit pas plus, philosophiquement parlant, la traduction que l'organique ou le biologique ne définissent la vie.

Mais, objectera-t-on, il y a chez Berman une volonté certes non positiviste — il condamne ces approches en matière de traductologie, par exemple chez les descriptivistes et fonctionnalistes (1995, pp. 50-63) — mais néanmoins un élan de positivation : critique positive, critique productive dont le caractère affirmatif est avancé au prix d'une injuste sévérité à l'égard de Meschonnic qui n'est tout de même pas qu'un destructeur. Il entend donner à la traductologie des tâches[4], il appelle de ses voeux la constitution d'un « savoir » de la traduction, la traduction à la fois comme objet et sujet de savoir (1984, pp. 289-290) et le modèle de critique qu'il propose dans John Donne est indéniablement structuré.

Cependant, cette volonté admet et intègre des données épistémologiquement instables, dont la détermination échappe aux critères traditionnels de mesure de l'exactitude scientifique. Lorsqu'il annonce le projet de critique dans L'Épreuve de l'étranger (« La traduction au manifeste »), il évoque la « pulsion traduisante » ou « traductrice » (1984, pp. 22-23; voir aussi 1995, no 83, p. 74) et l'on sait la part du discours psychanalytique dans son horizon intellectuel. Au demeurant, Larbaud, cité comme précurseur de sa démarche (1995, p. 247), qui pose la traduction comme « une forme de la critique : la plus humble, la plus timide, mais aussi la plus facile et la plus agréable à pratiquer » (1997, p. 70) écrit juste auparavant, à propos de la lecture et de la traduction comme appropriation : « Il demeure au fond de nous comme un des instincts vicieux de l'enfance, auquel le plein développement de notre caractère interdit tout réveil, et que nous avons, pour ainsi dire, porté au compte d'autres instincts, légitimes ceux-là, et conformes à l'état que nous avons atteint » (id.). Le vocabulaire de Larbaud, quasi freudien, est proche de celui de Berman. Pulsion traduisante : l'inconscient est toujours ce qui se manifeste par une trahison lui permettant de déjouer la loi du conscient. Et faut-il rappeler que cette trahison, Freud la désigne comme traduction?

Il faut aussi mentionner l'éthique de la traduction, indissociablement liée à Berman. Pour en souligner la dimension non « scientifique », il suffit de se reporter à ce qu'en dit, de manière plutôt désinvolte — mais l'argumentation est claire —, Anthony Pim, au nom d'une approche « professionnelle » dans Pour une éthique du traducteur[5]. Dans une perspective plus rigoureusement philosophique, l'éthique étant l'accueil de l'altérité qui, pour être elle-même, doit être infinie, ne saurait s'énoncer en termes d'exactitude. En outre, quand Berman parle de « vérité d'une traduction » (1995, p. 14 et ailleurs), il la fait reposer sur la position traductive, le projet de traduction et l'horizon traductif du traducteur, c'est-à-dire les conditions particulières dans lesquelles serait trahi un sens posé comme transcendant et idéal. La traduction s'inscrit alors dans le contre-discours qui, au sein de la métaphysique occidentale, valorise le singulier contre le général. Berman précise bien que « la vérité de la traduction [est] éthique et historique » (1999, p. 46).

Enfin le modèle de l'exactitude ou de la symétrie est bien dérangé par ce principe d'une très grande portée que dégage Berman : « [l'acte de traduire] n'opère pas seulement entre deux langues, [il] y a toujours en lui (selon des modes divers) une troisième langue, sans laquelle il ne pourrait avoir lieu » (ibid., pp. 112-113). Cette troisième langue sert d'agent ou de medium de médiation entre les deux langues en contact. C'est le latin pour Chateaubriand traducteur de Milton, l'allemand pour Klossowski traducteur de Virgile (ibid., p. 138). On regrettera que Berman n'ait pu développer ou reprendre, après ces deux mentions, cette théorie ébauchée de la polytraduction et du polylinguisme propre au processus de traduction. Quoiqu'il en soit, Berman l'applique dans le travail de critique des traductions lorsque, des diverses traductions de John Donne étudiées, il estime que c'est celle de Paz qui est supérieure (1995, p. 115) : il analyse en français la traduction en espagnol d'un poème en anglais. Recours à une troisième langue, trahison de la doxa traductologique faisant de la traduction une relation duelle selon un binarisme linguistique répondant au binarisme d'une épistémologie classique privilégiant le couple sujet/objet. La troisième langue brouille les cartes distribuées bipolairement. Elle met le traducteur à égale distance des deux langues qu'il courtise — nous y reviendrons. Elle l’absout en lui faisant trahir et l'une et l'autre.

Que traduction ne se traduise donc pas (traduction n'est pas translation n'est pas Übersetzung, etc.) ou mal et que l'inexactitude soit son lot ne sauraient étonner si l'on songe à l'épisode étymologique de l'apparition du mot : « Dans les langues romanes le mot “traduction” vient de traducere parce que Leonardo Bruni a mal compris une phrase des Nuits attiques d'Aulu-Gelle dans laquelle le mot latin veut dire “introduire, faire entrer” » (Steiner, 1978, p. 276). Une faute de traduction ou une trahison sémantique, péché originel et péché de Babel en une seule damnation. Mais non sans possibilité de rédemption car lorsque Steiner rapporte l'épisode, c'est après l'étonnante section, la quatrième du troisième chapitre d'Après Babel, consacrée à la dualité du vrai et du faux dans la compréhension de ce qu'est le langage, où Steiner l'humaniste, le dernier des humanistes, entonne un plaidoyer pour le mensonge et l'artifice. Contre les théories de l'information et de la communication, contre celles qui séparent la pensée, vraie, d'un langage qui serait faux et trompeur, les approches logiques de la philosophie analytique, et contre les approches moralisatrices, il affirme : « Le faux ne se réduit pas, en dehors d'une acception strictement formelle ou purement systématique, au manque d'adéquation à un fait. Il est agent dynamique et créateur. La faculté humaine d'énoncer des choses fausses, de mentir, de nier “les faits tels qu'ils sont” est au coeur du langage et du contrepoint entre les mots et le monde. [...] L'hypothétique, “l'imaginaire”, le conditionnel, la syntaxe de l'anti-fait et de la contingence sont peut-être les centres producteurs du langage » (ibid., pp. 204 et 205). Le langage n'est pas soumis à la réalité ni à son service, il lui résiste et s'y oppose, permettant à l'être humain de refuser le monde tel qu'il est. Là, dans cette distance et cette artificialité, se fondent la liberté humaine et sa capacité à parler au futur ou au conditionnel; là se fonde « l'art du traducteur », tiraillé entre « le besoin de reproduire et celui de recréer soi-même », reconduisant l'ambiguïté des rapports entre le langage et le réel : « Ce qui veut dire que la traduction n'est pas une activité secondaire, étroitement spécialisée, localisée à la “charnière” des langues. C'est la démonstration nécessaire et infatigable de la qualité dialectique d'un langage qui soude et divise à la fois » (ibid., p. 223). Analyses dont la radicalité s'atténue si l'on se souvient que Steiner est l'homme aux trois langues maternelles. Le fait n'est pas à négliger, pas plus que ce que nous apprend Le monolinguisme de l'autre[6] sur la genèse de la pensée philosophique de Derrida.

Dès lors, le présent « Éloge de la trahison » se voudrait autant une « Défense du bilinguisme » ou « du multilinguisme » malgré les réserves que peut susciter la vulgate véhiculant ces deux dernières notions. À en rester dans le psychologique[7], une théorie de la traduction comme trahison se devra d'inclure la considération d'un nécessaire complexe de culpabilité. G.-A. Goldschmidt, remarquable traducteur de Kafka et de Handke, a présenté la traduction comme se situant sur une ligne d'inconciliabilité entre les langues, et, pour le comprendre, il faut lire ses écrits autobiographiques sur l'enfant juif caché pendant la guerre et devant apprendre les stratégies de l'imposture.

Défense du bilinguisme car le bilingue joue souvent un rôle de faire-valoir aux côtés du traducteur, comme l'atteste le premier chapitre des Problèmes théoriques de la traduction de Mounin (dont Berman accomplit une dépiédestalisation critique dans son John Donne). Le bilingue — et, plus encore, le multilingue — serait le mauvais traducteur, car parasité d'interférences. Le bilinguisme symboliserait une traduction au rabais. Procès en réhabilitation : le bilingue, au contraire, connaît parfaitement, de l'intérieur, l'identité trahisante qui est celle du traducteur. Il ne sait plus à quel saint langagier se vouer, à quel camp culturel appartenir, à quelle loyauté se dédier. Il erre entre deux, trois territoires ou plus, ignorant les frontières, accusé de ne plus savoir efficacement aucune langue. Le traître, en somme, pire : l'agent double, triple, puisqu'il trahit tout le monde, tous ses mondes. Un exemple en serait ce personnage de Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino : Hermès Marana, qui, dans un climat parodique de roman d'espionnage, se livre, au titre de la traduction, à de subversives activités terroristes : il agit sur les textes pour agir sur le monde. Un mot sur son nom : Hermès, le nom du dieu des interprètes, des commerçants et des voleurs; et deux interprétations pour Marana : marrano, le marrane, le Juif converti de force sous l'Inquisition et qui fait preuve de duplicité pour continuer à pratiquer sa foi, ou marana, buisson, emmêlement, affaire embrouillée, tignasse.

Figure parfaite du traducteur : être au service de l'étranger, comme on dit lors d'une guerre pour désigner les traîtres. Le service de l'étranger, c'est l'éthique de la traduction : « […] amener sur les rives de la langue traduisante l'oeuvre étrangère dans sa pure étrangeté, en sacrifiant délibérément sa “poétique” propre » (1999, p. 41; mes italiques). Par choix, on trahit son appartenance, on s'occupe et se soucie de l'autre, des autres, et non pas du même, des miens, des siens. Dans le sillage lévinassien : « L'acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l'Autre en tant qu'Autre. [...] Or, la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d'ouvrir l'Étranger en tant qu'Étranger à son propre espace de langue » (ibid., pp. 74 et 75). Le service de l'étranger ou l'épreuve de l'étranger : faire l'épreuve de l'étranger, se mettre à l'épreuve de l'étranger; et aussi, dans un sens typographique : faire une épreuve, une version de l'étranger : « [...] ouvrir au niveau de l'écrit un certain rapport à l'Autre, féconder le Propre par la médiation de l'Étranger [...] » (1984, p. 16)

Ainsi, la faute d'interprétation et de traduction à l'origine du mot « traduction » change de nature et peut inspirer un éloge. Pour ne pas trahir le latin, tournons-nous vers un dévoué serviteur, Monsieur Littré. Traducere est formé de tra : au-delà et ducere : conduire. Tradere (d'où vient « trahir ») est formé de tra indiquant la transmission et dare : donner. Entre traducere et tradere, la distance n'est pas si grande.

Que tradere se donne comme une forme de don, le français le retient : « donner quelqu'un », c'est le trahir[8]. Or, un éloge du don ne susciterait aucun opprobre. Cette dérive synonymique étaye une pensée de la traduction comme don qui trouve une assise dans le texte fondateur de Walter Benjamin « Die Aufgabe des Übersetzers », l'habituellement traduit « Tâche du traducteur » mais que j'ai choisi de rendre par « L'abandon du traducteur »[9], justement pour les ressources sémantiques de la famille lexicale de don. Par ailleurs, vient phonétiquement insister ici le dernier ouvrage paru de Berman : Pour une critique des traductions : John Donne, où ce dernier signifiant onomastique ne peut manquer de résonner à une oreille francophone, d'autant que le poème étudié est une invitation faite par un homme à une femme aimée, époux à épouse sans doute, invitation à se donner. Berman a soigneusement analysé l'érotique du poème et ses enjeux pour la traduction, non du seul point de vue thématique, mais bien en regard d'une poétique. Ne le dit-il pas en concluant sa critique de la traduction de Paz? « D'ailleurs, le poème de Donne a bien été dénudé : nous disions modernisé, rajeuni, simplifié, etc. Tout cela veut dire : dénudé. Là où Fuzier et Denis l'ont sur-habillé, Paz l'a dés-habillé. Et ce qui est apparu, c'est sa gloria, dont nous jouissons encore » (1995, p. 184).

Mais le don est impossible, comme l'a démontré Derrida : si je donne et si je reçois un remerciement, c'est un échange, non un don; si même il est accepté, cette acceptation équivaut à un échange. Je ne puis donner sans être, comme on dit, payé de retour, ne serait-ce que par l'acceptation de mon don. Derrida a pareillement analysé l'impossibilité non préjudiciable de la traduction : « À quel concept de la traduction faut-il en rappeler pour que cet axiome ne soit pas simplement inintelligible et contradictoire : “rien n'est traduisible, or rien n'est intraduisible”? À la condition d'une certaine économie qui rappelle le traduisible à l'intraduisible, non pas comme le même à l'autre mais comme le même au même ou l'autre à l'autre »[10]. Une des réponses à cette apparente contradiction est d'avancer que ce que l'on traduit, ce qu'il faut traduire, c'est l'intraduisible, à savoir ce qui manifeste l'opacité, la résistance, l'altérité, l'étrangeté de la langue et du texte d'origine. C'est cela qui doit passer dans la langue d'accueil. La pensée derridienne nous suggère donc que trahison et traduction, toutes deux comme formes de don, se rejoindraient dans leur commune impossibilité qui, loin d'être une entrave pragmatique, nourrirait la visée traductive. La faute étymologique ou la faute de Babel ne seraient alors que l'expression de cet impossible, sous la forme d'un devoir de le dépasser, ou de le relever, dans l'acception derridienne.

Mais qu'est-ce qui se donne ou est donné dans une traduction-trahison? Précisément ce qui ne peut se donner, ce qu'on ne peut trahir : la lettre, au sens de Berman. La lettre ou le corps, pour reprendre la métaphorisation érotique. Le désir tient dans cette impossibilité à ce que le corps se donne totalement, ou définitivement. « Il n'y a pas de rapports sexuels », concluait Lacan du côté de la psychanalyse. Et du côté de l'éthique, Lévinas analysait la caresse comme la révélation de l'inaccessible, l'infini du désir comme la manifestation de la radicale extériorité de l'altérité. « Dans la traduction, seul ce qui se perd est intéressant » écrit Canetti[11] qui s'y connaissait en langues trahies (le bulgare, le judéo-espagnol, l'hébreu au profit de l'allemand).

Berman cita ce passage, qualifié par lui de superbe, de L'écriture et la différence de Derrida : « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l'énergie essentielle de la traduction [...] » (1999, p. 41). Or cette énergie est aussi amoureuse. Le désir ne s'épuise pas de s'épuiser à vouloir saisir un corps qui ne se rend pas (« rendre un texte » est aussi synonyme de traduire).

Portrait du traducteur en amant ou amoureux, et il est difficile de croire que le choix du poème de John Donne « Going to bed », poème « unique dans la lyrique amoureuse occidentale » soit fortuit, bien que Berman affirme l'avoir trouvé par hasard (1995, p. 114). En amant ou amoureux, pour contrer cette déplorable image — dont certains théoriciens, et non des moindres, se rendent coupables — du rapport entre les langues comme un viol. Une érotique de la traduction en incitant l'éloge. Amoureux, donc, mais pas l'amoureux serein, béat, au sourire un peu idiot, le traducteur faisant offrande de sa traduction à l'original, le bouquet de sa prose ou de ses vers, selon une métaphore passablement usée. Non, un amoureux inquiet, nerveux, l'impatience du locuteur du poème de Donne : « Come, Madam, come, all rest my powers defie » suivi du chapelet de « off » enjoignant son aimée à ôter ses vêtements, ses parures.

Impatience ou angoisse, celle d'Orphée, tentant de sauver Euridyce. Roland Barthes a théorisé la littérature comme langage indirect, second, grâce à la figure d'Orphée : si la littérature veut contempler la réalité en face, elle la perd. En une occurrence, il précise : « Toute littérature sait bien que, tel Orphée, elle ne peut, sous peine de mort, se retourner sur ce qu'elle voit : elle est condamnée à la médiation, c'est-à-dire en un sens, au mensonge » (1981, p. 133). La force du réalisme de Balzac, par exemple, est due au filtre de ses positions réactionnaires. Il faut à l'écrivain mentir — le « mentir-vrai » d'Aragon —, trahir pour faire voir ce qu'il perçoit. La vérité du réel passe par le crible de l'écriture, et cela est valable pour n'importe quelle réalité, fût-elle celle de l'horreur. Il n'en est pas autrement pour la traduction. Si elle prétend rendre la vérité d'un message ou d'un sens, comme le voudrait une école de ce nom, elle le perd. Barthes dit encore de la littérature, tel « Orphée remontant des enfers », que si « elle se retourne sur ce qu'elle aime, il ne reste plus entre ses mains qu'un sens nommé, c'est-à-dire un sens mort » (ibid., p. 265). La trahison du sens, qui le garde vivant, sera une fidélité à la lettre, au sens de Berman ou Meschonnic. Le traducteur doit en outre trahir sa langue, sa culture pour faire advenir à la lumière ce qui est enfoui dans le texte original, « faire résonner dans sa propre langue l'écho d'une oeuvre conçue dans une langue étrangère »[12].

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Barthes présentait la langue dans une sévère perspective socio-politique, la dénonçant comme du côté du pouvoir, de l'ordre, jusqu'à la traiter de fasciste. Lorsque les ressources d'un dénuement mystique ou d'une jubilation nietzschéenne sont refusées, affirmer sa liberté sera donc un combat qui adoptera, pour servir sa cause, les stratégies, qui se jouent de la morale, d'une guérilla : « [...] il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature »[13]. Littérature : la rature de la lettre, c'est-à-dire à la fois la barrer, travailler sur elle, et ne pas réussir ce travail, le rater, au plus proche du littéralisme bermanien. Cette trahison nécessaire, Barthes la pense aussi lorsqu'il évoque ce qu'il appelle le « bruissement de la langue » (1993, pp. 99-102), qui s'élève quand une langue étrangère nous apparaît pleinement langue parce que nous ne la comprenons pas, parce qu'elle trahit notre exigence du sens. Dans l'Empire des signes, consacré au Japon, il évoque la jouissance de « descendre dans l'intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l'amortir, jusqu'à ce qu'en nous tout l'Occident s'ébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle » (1984, p. 11). Lorsqu'elle se met à l'écoute de cet intraduisible, la traduction sera, aux côtés de la littérature, une autre forme de trahison rédemptrice[14].

Prendre la fuite relève de la même infamie que la trahison aux yeux de la morale commune qui blâme ou de la justice militaire qui châtie. Deleuze, pourtant, y voit pareillement un salut dont la littérature nous apprend l'effet de grâce. Il la conçoit comme l'exercice d'une écriture en une langue mineure, comme la pratique d'un « usage mineur de la langue majeure dans laquelle [les grands écrivains] s'expriment entièrement » (1993, p. 138) sous la métaphore d'un bégaiement de la langue. « Ils sont grands à force de minorer : ils font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière, et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer [...] » (id.), c'est-à-dire de la trahir. « Autant dire qu'un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s'exprime [...] » (id.), c'est-à-dire qu'il traduit. Ligne de fuite, mais cette fuite-là n'est pas une lâcheté; elle demande du courage car elle est départ, invention, création. « On trahit les puissances fixes qui veulent nous retenir, les puissances établies de la terre » (1996, p. 52). De la terre et du ciel, puisque Deleuze prend pour figures exemplaires de la trahison autant les prophètes de l'Ancien Testament que les grands explorateurs, Aguirre ou Colomb. « Le vol créateur du traître, contre les plagiats du tricheur » (ibid., p. 53) car Deleuze introduit entre ces deux personnages une distinction marquée où le premier s'oppose au pouvoir et à l'ordre, tandis que le second ne rêve que d'appropriations. Le premier vise les terres inconnues, le second les territoires déjà conquis. « Il y a beaucoup de gens qui rêvent d'être traîtres. [...] Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs. [...] C'est que traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y perdre son identité, son visage » (ibid., p. 56).

C'est enfin un autre caractère du théâtre conceptuel deleuzien qui nous ramènera à la phénoménologie amoureuse : le jaloux, qui apparaît lorsque Deleuze évoque, en des phrases au ton parfois barthésien, dans son ouvrage sur Proust, le deuxième des quatre mondes de signes qui organisent la Recherche : la mondanité, l'amour, la sensibilité matérielle, l'art. La jalousie, au demeurant, est aussi trahison, puisque celui — le genre indiquerait-il un privilège de la masculinité? Deleuze ne fait-il que suivre Proust? — qui se méfie, qui suspecte, trahit une confiance affective qui ne devrait pas être atteinte; dans l'analyse deleuzienne, c'est d'ailleurs aussi affaire de traduction. « Le jaloux éprouve une petite joie quand il a su déchiffrer un mensonge de l'aimé, tel un interprète qui parvient à traduire un texte compliqué, même si la traduction lui apporte personnellement une nouvelle désagréable et douloureuse » (1972, p. 21). La mention n'est pas qu'un effet de style. Tout au long de son analyse s'appliquant à montrer que la vérité, plus que le temps, est le véritable objet de la Recherche, Deleuze va fréquemment faire appel aux figurations amoureuses, non comme simples métaphores mais comme réelles figures discursives. Et les pages de conclusion retissent des liens d'analogie entre traduction, jeu de l'amour et ... trahison : « Penser, c'est toujours interpréter, c'est-à-dire expliquer, développer, déchiffrer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont les formes de la création pure. [...]. Le chercheur de vérité, c'est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l'aimé. [...] L'oeuvre d'art naît des signes autant qu'elle les fait naître; le créateur est comme le jaloux, divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit » (ibid., p. 190). On sait qui traduit, mais sait-on finalement qui trahit qui et qui est trahi? La question restera pour l'heure sans réponse mais l'analyse deleuzienne est proche de la théorie bermanienne, développée à partir du romantisme allemand, de la traduction comme réponse à l'appel au dévoilement de la vérité traductive de l'oeuvre. Au demeurant, la jalousie fait également une apparition chez Berman. « Ce traduire produit ce que Goethe appelait la Verjüngung (rajeunissement) ou Verfrischung (régénération, rafraîchissement) » (1995, p. 196), écrit-il en appréciation des traductions d'Yves Bonnefoy. Et il le dit à propos de la traduction d'un vers de John Donne, un vers de l'« Hymne au Christ » : « Tu es jaloux, Seigneur. Bien, moi aussi. »

Il ne faut cependant pas en rester là. Penser la traduction uniquement sur la base de l'herméneutique paranoïde du jaloux. Faire un « Éloge de la traduction », c'est vouloir rendre de nouveau l'amoureux heureux. Accepter de trahir car et quand la cause est noble — ce qui distinguerait la trahison de la traîtrise, comme dans les opéras de Mozart, les pièces de Marivaux, pour ne pas citer de plus graves circonstances. Accepter qu'une traduction juste le sera au prix d'une trahison. Vouloir rendre de nouveau l'amoureux heureux, lui faire accepter son malheur, le malheur d'aimer qui est le pari de l'amour. « Il n'y a pas d'amour heureux » disait Aragon, mais c'est aimer que de l'éprouver. Orphée, lorsqu'il se retourne et renvoie donc son amante aux Enfers, dans ce geste, il aime et il l'aime. Aimer, c'est faire l'expérience, c'est faire l'épreuve de l'impossibilité d'aimer. Traduire, c'est faire l'épreuve de l'impossibilité de traduire. C'est tristesse, c'est souffrance, comme le dit Berman. Ce possible/impossible, il l'a traduit, dans son texte « Hölderlin, ou la traduction comme manifestation », par une formule d'une très grande force poétique : traduire, c'est « rendre des paroles du matin avec des paroles du soir » (1999, p. 83).