Corps de l’article

1. Une théorie générale de la traduction

Penseur d’origine japonaise établi aux États-Unis depuis une vingtaine d’années, Naoki Sakai enseigne au Département d’études asiatiques de la prestigieuse Université Cornell. Auteur de nombreux ouvrages en anglais et en japonais (dont plusieurs sont traduits en coréen), il poursuit des recherches sur divers fronts dont les principaux sont la construction des discours fondateurs de la modernité japonaise; les rapports de force entre Orient et Occident dans le cadre de la mondialisation; les conditions d’émergence et le statut institutionnel des études asiatiques; et les fondements politiques et philosophiques de l’impérialisme japonais et mondial. Bien qu’elle ne soit pas le centre exclusif de l’attention de Sakai, la traduction demeure une thématique de fond qui traverse l’ensemble de son oeuvre. Dans la version remaniée de sa thèse de doctorat intitulée Voices of the Past (1992), l’auteur touchait du doigt la question de la traduction à l’occasion d’une réflexion sur la critique adressée par Ogyu Sorai au système Wakun. Dans ce contexte, il s’agissait avant tout pour Sakai de mettre en évidence les présupposés idéologiques sous-jacents au projet de traduction d’Ogyu Sorai portant sur des textes classiques chinois vers le japonais :

In contrast to the radical foreignness supposedly perceived in reading or hearing utterances in other languages, one’s own language was thought to allow for direct and intimate comprehension of verbal expression. Hence, whereas other language appeared exterior in relation to one’s own language, utterances in the language of one’s propriety should be comprehended by those who shared it.

Sakai, 1992, p. 218

Déjà, la problématique de la traduction se trouvait étroitement liée à celle, plus politique, de la construction arbitraire de frontières entre les langues. En effet, selon l’interprétation de N. Sakai, tout le génie d’Ogyu Sorai consistera à élaborer un mode de traduction qui supprime toute médiation visuelle avec l’original chinois au profit d’une communauté à la fois « performative » et originelle de signification (Sakai, 1992, p. 232). En d’autres termes, dans l’optique du moine bouddhiste, traduire les textes chinois classiques consistait non pas tant à les transcrire dans une autre langue qu’à être capable de parler et d’agir comme leurs auteurs dans l’espoir de retrouver le mode de vie originel qui était le leur. Dans son second ouvrage (qui se présente sous la forme d’une collection d’essais) intitulé de façon significative Translation and Subjectivity (1997), N. Sakai place cette fois la traduction au coeur même de sa réflexion. Dès l’introduction, l’auteur donne une présentation à la fois claire et concise, qui sera complétée par des articles ponctuels, des principes formant l’architecture de sa théorie de la traduction. Bien plus qu’une simple activité pratique, la traduction, telle que la conçoit N. Sakai, devient le site d’une déconstruction à la fois politique, philosophique et culturelle de la modernité (japonaise) mieux à même de rendre compte de la complexité de notre situation postmoderne. En prenant appui sur les écrits de N. Sakai, nous nous livrerons à un examen critique de sa théorie de la traduction. Nous serons particulièrement attentifs à la façon dont cette théorie, en plus de nouer un dialogue original entre l’Orient et l’Occident, s’évertue à le mettre en pratique.

2. Le régime nationaliste de traduction

Il n’y a qu’à consulter la bibliographie des multiples travaux de N. Sakai pour se rendre compte de la grande diversité des références qu’il mobilise : John L. Austin, Walter Benjamin, Homi Bhabha, Confucius, Jacques Derrida, Martin Heidegger, Julia Kristeva, Jacques Rancière, Hajime Tanabé, entre autres. Cette multiplicité de voix alimente un dialogue singulier qui transcende les frontières disciplinaires, scolastiques et nationales les mieux établies. Comme nous l’avons suggéré, la théorie de la traduction de N. Sakai est indissociable de considérations d’ordre politique, philosophique, historique et même pragmatique. S’agissant en particulier de ce dernier point, il est intéressant de noter que la traduction, en plus d’être le thème central de Translation and Subjectivity, en détermine également les conditions de création et de réception : « Translation is not only the subject matter I undertook to discuss as the theme in these essays. From the outset they were marked or, if one prefers, stigmatized by their heterolinguality of addressing themselves to the other speakers as well » (Sakai, 1997, p. 1). En d’autres termes, l’exercice de réflexion sur la traduction auquel se livre Sakai ne semble pas pouvoir échapper à la réalité hétérogène de son objet. De même, nous verrons que le dialogue entre l’Est et l’Ouest initié par N. Sakai a ceci de révolutionnaire qu’il reconnaît l’intime complexité des interlocuteurs plutôt que de souscrire naïvement à l’impression d’homogénéité et d’autosuffisance qu’ils donnent d’eux-mêmes. Éminemment subversif, le dialogue dont il s’agit ici vise en premier lieu à questionner ce que les échanges culturels peuvent avoir de convenu.

Dans la perspective de N. Sakai, toute réflexion sur la traduction doit s’accompagner d’un questionnement plus fondamental sur le mode de construction de la différence inter/intralinguistique qui en constitue le socle. Toute activité de traduction, du moins dans le contexte de la modernité, prendrait ainsi place sur le terrain d’une ontologie préexistante des langues nationales, dont elle consacrerait l’arbitraire. En ce sens, traduire c’est nécessairement être complice d’une certaine représentation idéologique de la relation entre les langues : « Strictly speaking, it is not because two different language unities are given that we have to translate (or interpret) one text into another; it is because translation articulates languages as if they were autonomous and closed entities through a certain representation of translation » (Sakai, 1997, p. 2). Dans Voices of the Past, Sakai s’attachait justement à comprendre le lien étroit entre l’affirmation du discours nationaliste japonais (fondé notamment sur le présupposé d’une communauté linguistique totalement unifiée) et le « régime de traduction » mis en place par Ogyu Sorai, qui s’efforçait de retrouver, par-delà la lettre même du texte original, une communauté originelle perdue, avatar de l’unité nationale, entre le son et la chose. La thèse de Sakai n’est pas sans rappeler les travaux précurseurs d’Antoine Berman sur l’imbrication étroite entre la modernité allemande et la pratique romantique de la traduction. Cela dit, contrairement à l’auteur de L’épreuve de l’étranger qui privilégie une approche éthique (puis herméneutique), N. Sakai adopte un point de vue plus politique proche de la démarche généalogique d’un Michel Foucault, à qu’il empruntera d’ailleurs la notion de « biopolitique ». Ainsi, dans « Addressing the Multitude of Foreigners, Echoing Foucault » (2006), N. Sakai et J. Solomon reprennent à leur compte ce concept pour analyser les effets de la mondialisation. Au passage, ils ne manquent pas de critiquer la posture occidentaliste de M. Foucault. Les auteurs de l’article élaborent ainsi le projet d’une « biopolitique de la traduction » qui recouvre la diversité des modes de gestion et de construction étatiques de la différence culturelle, qu’il s’agisse des politiques d’exclusion ou d’inclusion forcée des minorités.

N. Sakai voit dans la célèbre distinction jakobsonienne entre traduction « intralinguistique », traduction « interlinguistique » et traduction « intersémiotique » l’expression traductologique par excellence du schème nationaliste de traduction. Selon l’auteur, qui se place vraisemblablement sur un plan plus ontologique qu’historique, le mode de traduction interlinguistique (en tant qu’il est distinct du mode de traduction intralinguistique[1]) proposé par Roman Jakobson présuppose l’existence d’unités de langues qu’il serait possible de distinguer clairement les unes par rapport aux autres : « [Jakobson’s taxinomy] thereby prescribes and demarcates the locus of difference between two presumably ethnic or national communities, by virtue of the fact that Jakobson presupposes that translation proper can take place only between two unequivocally circumscribed languages » (Sakai, 2006, p. 53). Selon cette représentation de la traduction, qui repose sur ce que l’on pourrait appeler une arithmétique nationale des langues, le monde serait donc divisé en autant de langues-nations ayant en commun leur double prétention d’exclusivité et de clarté absolues. Ainsi pour le locuteur-sujet compétent ne subsiste-t-il virtuellement aucune place pour l’incompréhension au sein de sa langue nationale. De fait, la différence (qu’il s’agisse d’un défaut de clarté ou d’une marque d’étrangeté) se voit systématiquement repoussée à la marge des langues nationales au nom du mythe d’une communication transparente indissociable de l’idéal nationaliste (et de la nostalgie pour l’unité qu’il alimente). Oeuvrant donc à partir de frontières arbitrairement construites, la pratique moderniste de la traduction ne ferait que mettre en oeuvre et légitimer une représentation arbitraire de la différence interlinguistique. N. Sakai, qui fait appel à la terminologie kantienne, parle de « schème de cofiguration » pour désigner cet assujettissement de la langue à une identité ethnolinguistique exclusive dont le corollaire est la production d’un régime biaisé de traduction visant à la conforter. En outre, pour N. Sakai, il existe une relation étroite entre la construction de tels espaces nationaux homogènes et la production d’un savoir académique (notamment dans le domaine des études japonaises que N. Sakai connaît bien), légitimant l’existence de tels espaces d’un point de vue épistémologique (Sakai et Harootunian, 1999). A cet égard, le concept d’inspiration foucaldienne de biopolitique de la traduction (Sakai et Solomon, 2006) permet de mieux appréhender la fonction de la traduction au sein des technologies de domination, qu’elles soient nationalistes ou capitalistes.

3. Prise de parole hétérolingue et faillibilité de la traduction

Selon N. Sakai, le régime de traduction produit par le schème de cofiguration nationaliste peut être caractérisé comme celui de la communication. Il repose sur le postulat erroné que traduire se résume à trouver les équivalents directs d’une langue dans une autre. Plus fondamentalement, l’idéal de la communication s’appuie sur deux présupposés douteux : d’une part, l’existence de deux langues ou plus, suffisamment différenciées (sur le modèle des nations) pour que l’on puisse les mettre en communication, et, d’autre part, la possibilité d’une communauté s’accordant intégralement sur l’ensemble des significations qu’elle produit, de sorte que toute performance individuelle s’apparenterait à une oeuvre de représentation (nationale). À cet égard, une des grandes originalités de l’approche de N. Sakai est de déconstruire le mythe idéaliste de la communication nationale en reconnaissant la faillibilité ontologique de toute énonciation (address). À la prise de parole homogène (monolingual address) que présuppose le schème nationaliste de cofiguration, N. Sakai oppose une prise de parole hétérolingue (heterolingual address) qui assume, pour sa part, l’éventualité d’une in/mécompréhension, signe de la présence d’une part irréductible d’étrangeté. C’est précisément à l’intérieur de ce modèle hétérolingue, où l’échec de la communication apparait comme une éventualité, que N. Sakai prend le risque de situer sa propre performance de communication :

Accordingly, I had to be attentive to my uses of the pronominal “we” and other markers of collective invocation, and had to try to nominate my possible audience by designating a linguistically heterogeneous ensemble. In other words, I tried to speak and listen, write and read among the “us” for whom neither reciprocal apprehension nor transparent communication was guaranteed.

Sakai, 1997, p. 4

Le risque de faillibilité est tout aussi présent dans le cas de la performance de traduction. Contrairement à la communication, qui préjuge de sa possibilité tout autant que de sa réussite en ce sens qu’elle prend place sur un territoire préalablement conquis (celui des langues nationales), la traduction opère sur l’arrière-plan d’une différence incommensurable. Il importe de bien distinguer cette différence, que N. Sakai qualifie de « culturelle », de la représentation excessivement simplificatrice qu’en donne le schème national de cofiguration. Au sens où l’entend le penseur, l’activité de traduction n’a donc plus rien à voir avec une entreprise redondante de légitimation de l’ordre (inter)national. Bien au contraire, le traducteur se trouve en position de négocier avec une incommensurabilité qui, dans la mesure où elle ne peut être résolue a priori ou bien survolée abstraitement, confère un sens authentique à la performance de traduction. Le changement de perspective proposé par N. Sakai a le mérite de déplacer l’accent du résultat vers l’effort de mise en relation, parfois infructueux, qu’implique toute entreprise de traduction : « What is translated and transferred can be recognized as such only after translation. The translatable and the untranslatable are both posterior to translation as repetition. Untranslatablity does not exist before translation: translation is the a priori of the untranslatable » (Sakai, 1997, p. 5). Du point de vue de la communication, l’éventualité de l’échec apparait au mieux comme un défaut de signification nuisible à l’unité et dont il faut se débarrasser. En outre, il importe de souligner que le parti pris pragmatique de N. Sakai apporte un démenti original à la thèse métaphysique de l’objection préjudicielle en plaçant l’accent sur la performance de traduction et non sur sa possibilité métaphysique. Comme le souligne l’auteur, dans le sillage de la critique que fait Jean-Luc Nancy de l’ « immanentisme » (2004), la traduction n’a de légitimité et d’efficacité que dans la mesure où elle opère sur une différence qui n’a pas déjà été préalablement résolue (par exemple, dans les termes réducteurs de l’ontologie nationaliste). C’est donc très certainement dans l’exercice de la traduction que s’effectue la véritable épreuve de l’étranger, c’est-à-dire la confrontation avec une altérité irréductible qui confère comme tel un sens inédit à mon adresse. N. Sakai reprend à son compte tantôt l’expression de « relation non-relationnelle » (empruntée à Jean-Luc Nancy) tantôt celle de « continuité dans la discontinuité » (forgée par Nishida Kitaro) pour caractériser la nature paradoxale et authentiquement performative de l’acte de traduction dès lors qu’il n’est plus confondu avec la pratique redondante de la communication.

4. Le traducteur : sujet en transit

Le paradoxe de la traduction affecte bien évidemment le statut même du traducteur dont le rôle, éminemment social, consiste précisément à établir une « continuité » inédite au coeur de la distance culturelle entre les communautés. C’est uniquement au terme de cet effort de mise en relation (qui ne peut, sous peine d’échouer en communication, préjuger de son résultat) qu’il devient réellement possible d’évaluer ce qui est traduisible et ce qui ne l’est pas : « Translation is an instance of continuity in discontinuity and a poietic social practice that institutes a relation at the site of incommensurability. This is why the aspect of discontinuity inherent in translation would be completely repressed if we were to determine translation to be a form of communication » (Sakai 1997, p. 13). À l’image de sa pratique, le traducteur est un « sujet en transit » qui jouit d’une condition pour le moins paradoxale. N’étant, à proprement parler, ni le destinateur ni le destinataire du texte qu’il traduit, le traducteur est un être dont l’ambivalence échappe au mode de quantification binaire du schème national de cofiguration qui repose sur une ontologie de termes homogènes mutuellement exclusifs. C’est justement cette difficulté à appréhender le traducteur à partir des catégories métaphysiques convenues du même et de l’autre qui explique à la fois son invisibilité et le manque de reconnaissance dont il est victime. À la différence du représentant monolingue, dont l’identité est toujours transparente et assurée d’elle-même, le traducteur possède une identité « hybride » dont l’unité, toujours à reconstruire, ne se résout pas dans le confort d’une appartenance (nationale) particulière. C’est justement ce défaut d’appartenance (qui est aussi un défaut de représentation), dont la contrepartie est une ouverture véritable vers l’autre, qui fait du traducteur le « représentant » par excellence de la communauté hétérolingue. Ainsi le traducteur de N. Sakai agit-il moins comme le porte-parole de la cause nationale que comme un intermédiaire qui tout à la fois révèle et met en oeuvre la part irréductible d’altérité ou d’étrangeté au sein de toute communauté. Réalisation singulière du mode d’adresse hétérolingue, la traduction possède ainsi une charge subversive susceptible de faire imploser le modèle de la communication nationale, lequel a donc tout intérêt à la reléguer à un rôle secondaire.

5. Au-delà du binarisme entre Occident et Orient : ouvertures et limites de la théorie de la traduction de N. Sakai

De même qu’il se montre soucieux de dépasser toute vision dualiste de la traduction; N. Sakai s’efforce de ne pas penser la relation entre l’Occident et l’Orient (en particulier le Japon) en termes binaires. Conscient des stratégies de domination mises en oeuvre par l’Occident, N. Sakai n’en demeure pas moins lucide s’agissant de l’attitude ambivalente du Japon. Pour l’auteur de Translation and Subjectivity, l’antinomie entre l’Ouest et l’Est (ou le « reste », selon la formule consacrée par la doxa postcoloniale) résulte de l’attribution abusive du statut de référence à la modernité européenne, par opposition à celles des pays du reste du monde qui, eux, ne seraient que de pâles copies : « One can talk about “modern” as if there were a globally common apprehension of it precisely because, all over the world, people assume it is impossible to apprehend it without referring to its European equivalents, from which their local translations are believed to have derived » (Sakai, 2006, p. 57). Ainsi l’opposition entre l’Ouest et le reste repose-t-elle sur une polarisation arbitraire (dont les effets sont lisibles autant dans l’histoire que dans la géographie) entre un centre élevé à la dignité d’universel et une périphérie « attardée », dont le supposé défaut d’unité, symptomatique de son état de désorganisation, légitime en retour l’entreprise de traduction-appropriation coloniale. Sur ce dernier point, N. Sakai prolonge les travaux d’inspiration postcoloniale de chercheurs comme Tejaswini Niranjana (1992) en retrouvant les mécanismes de la domination coloniale à l’oeuvre dans le nationalisme japonais. Plus exactement, qu’il se constitue mimétiquement sur le modèle de la modernité européenne ou bien en opposition par rapport à elle (par exemple, sous sa version ultranationaliste), le projet national japonais (et le régime de traduction qui le soutient) demeure, en vertu de la bonne vieille dialectique hégélienne, tout aussi critiquable (Sakai, 1997, p. 71). Adoptant en quelque sorte la position hybride du traducteur, N. Sakai s’efforce d’engager un dialogue entre l’Occident et l’Orient débarrassé à la fois de tout sentiment de revanche à l’encontre du premier et de toute complaisance à l’endroit du second. Reconnaissant les prises de position hétérolingues de l’Occident telles qu’elles s’expriment, par exemple, sous la bannière du poststructuralisme (G. Deleuze, M. Foucault, J. Derrida, J.-L. Nancy), N. Sakai critique tout autant les dérives monolingues du Japon nationaliste. C’est justement ce va-et-vient critique, toujours conscient de sa faillibilité, qui fait l’efficacité du dialogue-traduction initié par l’auteur de Translation and Subjectivity. En ce sens, les principes du dialogue initié par N. Sakai imposent autant une critique des représentations que l’Orient et l’Occident se font de leur vis-à-vis qu’une remise en question de la représentation nationale-idéaliste qu’ils se font d’eux-mêmes. Rompant avec les approches conservatrices dérivant de la thèse nationaliste de l’unicité du Japon ou Nihonjin-ron (Sakai et Harootunian 1999), N. Sakai fait valoir la double perspective, pour le moins inédite, d’une déconstruction des effets de la modernité dans le champ des études japonaises et d’une compréhension renouvelée des formations culturelles hétérolingues, en particulier dans le contexte asiatique.

Compte tenu de son caractère interdisciplinaire et de la variété de ses références, la théorie de la traduction de N. Sakai entre spontanément en conversation avec d’autres projets traductologiques d’envergure comme ceux de Henri Meschonnic, de A. Berman et de Lawrence Venuti. D’ailleurs, N. Sakai fait explicitement mention des travaux de ces deux derniers auteurs dans son article intitulé « Translation » (2006). Dans le sillage de la réflexion de l’auteur de L’épreuve de l’étranger sur le statut de la traduction dans l’Allemagne romantique, N. Sakai relève le lien étroit, cette fois dans le contexte de la modernité japonaise, entre la construction d’une identité nationale et la représentation particulière qui est donnée de l’étranger. Influencé par les positions de W. Benjamin, J. Derrida et J-L. Nancy, N. Sakai partage avec A. Berman et H. Meschonnic une même critique du paradigme idéaliste de la communication. L’on peut même noter une certaine parenté entre la critique du schème de cofiguration national que fait Sakai d’une part, et les critiques que font A. Berman et H. Meschonnic respectivement de la posture ethnocentriste et de la théorie du signe d’autre part. Chacun à leur façon, ces trois auteurs s’efforcent de démanteler à la fois le mythe de l’unité du signe linguistique (qui s’incarne, par exemple, dans la figure de la nation et de son fondement ethnocentriste) et son corollaire qu’est la pensée binaire discriminante (signifié/signifiant, même/autre, prose/poème)[2] étendue à la traduction. S’il demeure une zone obscure dans l’argumentation de Sakai, elle concerne le lien, à l’évidence plus conceptuel qu’historique, posé entre la formation du discours moderne japonais et la taxinomie jakobsonienne, cette dernière se trouvant artificiellement isolée de la théorie ou, plus exactement, de la politique du langage dont elle procède[3]. Situant, à l’instar de A. Berman et H. Meschonnic, son interrogation sur la traduction dans le cadre d’une réflexion plus vaste (sur la construction de la modernité), l’auteur de Translation and Subjectivity ne l’articule pas pour autant à une critique de la traduction au sens où l’entendrait A. Berman, encore moins à une éthique appliquée du traduire. Lorsque Sakai procède ponctuellement à l’étude de traductions et de romans comme Dictée de la coréenne Theresa Hak Kyung Cha, c’est davantage pour illustrer les limites conceptuelles du schème national de cofiguration (Sakai, 1992, p.39) que pour s’aventurer sur le chemin, plus littéraire, d’une poétique (du traduire) que l’on imaginerait postnationale.

Pour autant, il ne faudrait pas disqualifier la réflexion traductologique de N. Sakai, lui-même traducteur de nombreux articles et d’un ouvrage intitulé Vision and Painting à paraître en japonais, au motif de son abstraction ou de son caractère trop philosophique. Comme tous les projets intellectuels d’envergure, à l’image de ceux de A. Berman et de H. Meschonnic, celui de N. Sakai se distingue eu égard à sa façon de repenser le rapport entre théorie et pratique au-delà du binarisme classique. Ne considérer qu’un des termes du rapport (en restant, par exemple, prisonnier d’une conception trop étroite ou technicienne de la pratique ou, à l’inverse, d’une vision trop idéaliste de la théorie), reviendrait à passer à côté de l’originalité de l’entreprise du penseur japonais dans son ensemble. Son efficacité, la théorie de la traduction de Sakai la tire, nous semble-t-il, de trois éléments en particulier : premièrement, elle est capable de produire une critique à la fois rigoureuse et systématique de ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre le titre d’un des ouvrages de N. Sakai, la « poétique nationale » japonaise dans ses multiples expressions et prolongements (y compris et surtout en littérature et en traduction). A cet égard, le concept de biopolitique de la traduction (peut-être plus que celui de schème de cofiguration) constitue un outil d’une grande efficacité pour comprendre la mise en oeuvre de la traduction par les technologies de domination et les pratiques de résistance; deuxièmement, au paradigme national-idéaliste de la communication, N. Sakai oppose une conception pragmatique du traduire centrée à la fois sur la performance sociale de traduction (plutôt que sur son résultat) et sur le caractère radicalement imprévisible du rapport à l’autre (au sens où il ne peut être a priori assimilé au même et suscite, par conséquent, une véritable rencontre qui ne préjuge pas de son terme)[4]. C’est précisément cette prise en compte de la part irréductible d’inconnu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté qui renouvelle les conditions du dialogue entre l’Orient et l’Occident; troisièmement, enfin, sur un registre un peu différent, N. Sakai semble situer sa pratique même de l’écriture dans cet espace singulier de l’adresse hétérolingue. Celle-ci se distingue moins par sa forme littéraire comme telle (même si Sakai livre son oeuvre aussi bien en anglais qu’en japonais) que par ce que l’on pourrait appeler, selon l’expression de Robert Young, son emploi d’un « créole conceptuel » (on pourrait parler aussi d’« hétéroglossie conceptuelle ») mêlant notamment la philosophie japonaise, le pragmatisme anglo-saxon et le vocabulaire poststructuraliste. Un tel créole a ceci de singulier qu’il réinvestit la pensée postmoderne occidentale tout en brisant ses attaches nationales à partir d’une situation culturelle qui lui est étrangère (pour ne pas dire marginale) et qu’un certain eurocentrisme a trop souvent caricaturé ou tout bonnement évacué de la géographie de la pensée.