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À tous ceux qui veulent s’intéresser à moi, je demande de ne voir en moi que l’auteur, sans faire aucune attention à l’homme  [1].

De nombreuses raisons incitent un auteur à recourir à une identité brouillée. L’abbé Alexis Pelletier, gaumiste, signe « George Saint-Aimé » pour éviter la censure, Lionel Groulx utilise toute une armada de pseudonymes pour des motifs qui varient selon les étapes de son parcours d’écrivain, le frère Pierre-Jérome tente — bien en vain ! — de se fondre dans la masse avec son « frère Untel [2] ».

On pourrait alléguer que l’absence de son nom véritable désigne souvent pour l’auteur une stratégie afin de contourner le volet répressif de la Loi. En contrepartie, des écrivains ont toujours signé de leur nom des écrits subversifs. On imagine mal, par exemple, Louis-Antoine Dessaulles publiant ses oeuvres majeures, telle La grande guerre ecclésiastique, sous un nom d’emprunt ; il en va de même pour Jean-Charles Harvey, poursuivant sans répit son rôle de picador. L’interdiction épiscopale contre Les demi-civilisés a confirmé la précision de son attaque, et Harvey a probablement pris plaisir à lire le télégramme de Jovette-Alice Bernier : « Félicitations pour l’Index [3] ».

Parmi tous les usages possibles du nom trafiqué — mode, coquetterie, distinction de diverses fonctions chez la même personne, etc. —, le rapport à l’interdit et à sa transgression est assurément l’un des plus significatifs. En outre, le nom supposé se mesure à la Loi dans un environnement complexe et, pour être comprise, cette stratégie réclame l’analyse d’un système « écologique », composé de plusieurs facteurs, dont les contraintes de l’époque, la nature de l’oeuvre et ses modes de diffusion. Mais il est bien connu qu’en sciences humaines, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets ; il se trouve une personne, homme ou femme, et une posture sociale particulière, celle de l’auteur, dont il faut aussi tenir compte afin de comprendre la jonction entre le privé et le public.

Je me propose donc d’étudier le recours au nom supposé à l’intérieur de la transgression, réussie ou non. Mais où trouver celui qui, au moyen de nombreuses signatures, déchiffre et affronte l’interdit et, en sus, assortit cette pratique d’une réflexion sur le recours à sa signature ? Je ne connais guère d’écrivain plus intéressant à ce propos que Louis Dantin pour éclairer l’usage du nom fabriqué et de la transgression. Ce personnage est aussi complexe que le problème qu’il nous permet de scruter.

La transgression traverse la vie entière de Dantin. Après quinze ans chez les Pères du Saint-Sacrement, Dantin défroque, s’exile à Boston avec Clotilde Lacroix et la petite fille de celle-ci. Vie dangereuse, en ce début de vingtième siècle ! Aux États-Unis, Dantin a toujours protégé son existence de reclus ; et cet homme produit une oeuvre littéraire, on le verra plus loin, qui se fonde sur une autonomie artistique irrecevable pour les « douaniers de la littérature [4] » de l’époque. Il n’existe à peu près pas une oeuvre de Louis Dantin qui ne se soit retrouvée dans les rets de la censure [5].

Eugène Seers, de son véritable nom et qui n’apparaît à ma connaissance dans aucune de ses oeuvres, est sans doute l’un des auteurs qui, avant les années cinquante, a exprimé le plus fortement son attachement à la liberté ; cependant, un caractère peu combatif l’éloigne des affrontements directs. Cette tension entre le privé des convictions et le public des prises de position soulève, chez Louis Dantin, un problème intéressant en regard de la signature. En effet, on peut se demander comment cet homme fondamentalement hérétique, mais si peu enclin à la joute, arrive à transgresser. La signature opaque desservirait-elle alors l’acte transgressif, ou permettrait-elle à l’homme un dépassement assumé par ses signatures fictives ? Le pseudonymat et encore davantage l’anonymat sont souvent interprétés comme des déficits de transparence, voire d’audace ; mais chez Dantin, la figure d’auteur aux multiples identités (ou parfois anonyme) donnerait-elle à l’homme le supplément d’être exigé par les nécessités de la publication ?

Pour débattre de ces questions, il faut d’abord interroger la relation qu’entretiennent le masquage du nom propre et la transgression, dans l’intention d’établir un cadre conceptuel ; celui-ci permettra ensuite de découvrir la signification de ce lien entre l’acte transgressif et le nom supposé dans le cas, parfois déroutant, de Dantin.

Les quatre épreuves vers la transgression

La transgression est au coeur de notre culture ; sinon, il appert que nous serions toujours au Paradis terrestre. Leur acte transgressif a coûté bien cher, raconte-t-on, à Adam et Ève et à quelques-uns de leurs descendants… Mais la volonté de savoir et, au besoin, de s’écarter de la Loi est inhérente à l’être humain, dans ses actes, de même que dans et par ses récits. Dans ses récits : la transgression n’est-elle pas la troisième fonction chez Vladimir Propp [6] ? Et par ses récits, la transgression désignant pour d’aucuns l’essence de la littérature. Jacques Soulillou, dans L’impunité de l’art, n’hésite pas à affirmer que « l’oeuvre est toujours par définition hors la loi [7] ».

Dans une brève réflexion sur la résistance, Georges-Elia Sarfati énumère quatre épreuves que doit traverser le résistant par l’écriture [8], épreuves qui, mutatis mutandis, éclairent également la transgression. Je les reprends ici mais, comme Sarfati les décrit de manière pour le moins laconique, elles me servent comme point de départ pour un usage adapté à notre propos :

  1. L’épreuve de la conscience. À ce premier stade, le résistant découvre son identité ; il est désormais celui qui se démarque de l’Autre, s’écartant du Même. Cette conscience divise, voire isole, la personne du groupe mais, plutôt que de construire son identité par l’identique, cette personne la saisit dans sa singularité. Elle se pose, si je puis reprendre Protagoras, « mesure de toutes choses ».

  2. L’épreuve de l’historicité. Le résistant, désormais conscient de sa différence, a franchi l’étape vers l’usage de son propre entendement, comme le disait Kant à propos des Lumières. L’épreuve de l’historicité consiste pour lui, maintenant, à se situer dans un système de valeurs donné que sa prise de conscience lui a d’abord permis de déchiffrer et, à ce deuxième stade, de refuser. Le résistant édifie alors sa propre axiologie.

  3. L’épreuve des signes, « la plus cruciale de toutes, en vérité puisque le positionnement du sujet le conduit à relever le défi du silence pour faire pièce au dehors [9] ». À ce troisième stade, apparaissent le littéraire et ses marques : « Il s’agit tout autant d’instituer une rupture (de rompre avec une doxa ou une idéologie combattue) que d’inventer une nouvelle tonalité, en se frayant un chemin, à travers le maquis des discours reçus [10]. » Le résistant ouvre la porte sur l’extériorité.

  4. L’épreuve de la socialité représente « le terme de la résistance [11] », par l’instauration de l’altérité, du dialogue. Il s’agit d’un faux retour au point de départ car le sujet est, littéralement, métamorphosé. Il se présente sous la forme de celui qui assume sa différence, sa dissidence, par son discours et ses actions.

Nommons respectivement ces quatre épreuves identitaire, éthique, énonciative [12] et politique. Toutefois, lorsqu’on y regarde de plus près, on constate qu’elles ne partagent pas le même statut. Une frontière sépare les épreuves 1 et 2 (identitaire et éthique) des épreuves 3 et 4 (énonciative et politique), dans la mesure où les deux dernières ouvrent sur la sphère publique. Est-il en outre nécessaire de dire que ces étapes ne serviront pas ici de lit de Procuste pour y contraindre Dantin, mais simplement de cadre herméneutique afin de relier le sujet, l’oeuvre et la signature ? D’ailleurs, je n’oublie pas que le but de ce cadre est d’interpréter la signature opaque dans l’optique de la transgression, ce à quoi concourront surtout les deux épreuves terminales, énonciative et politique. Enfin, jusqu’à présent, j’ai fait peu de cas des distinctions possibles entre résistance, hérésie et transgression, entre autres ; on pourra démêler quelque peu ces concepts, au terme de ce parcours.

D’Eugène Seers à Louis Dantin (et al.) : les créatures à la rescousse de leur créateur

Il est essentiel, j’insiste, de prendre en compte le sujet afin de saisir le plus adéquatement possible la signification de la signature. Autrement dit, ce qu’une lecture sociologique institutionnelle permet de voir grâce à son balayage à haute altitude appelle à être complété, parfois nuancé, par l’analyse plus fine de la triade sujet-texte-signature, autrement dit par une sociologie du sujet. Cependant, dire sujet est trop peu ; la compréhension de la signature oblige à distinguer entre un sujet réel, ici Eugène Seers, et un sujet construit, la figure de l’auteur (désigné par plus d’une vingtaine de signatures diverses), entre un sujet ontologique [13] et un sujet auctorial. Eugène Seers peut-il nous révéler des traits de lui-même qui éclairent ensuite ses diverses signatures ? Que veut-il nous indiquer sur ses motifs, pour peu que nous le croyions ? Comment se construit-il une figure d’auteur au moyen de la signature ? Plus précisément encore, comment l’homme et l’auteur dialoguent-ils, au moyen de leurs signatures, sur les quatre plans qui servent ici de cadre : identitaire, éthique, énonciatif et politique ?

Le discours même d’Eugène Seers/Louis Dantin constitue une pièce essentielle pour éclairer la signification de la signature. Faut-il insister sur notre bonne fortune ? Nous sommes devant un cas idéal puisque la dot littéraire de Louis Dantin ne comprend pas seulement une oeuvre publiée, mais, en sus, une riche correspondance avec plusieurs auteurs majeurs de son époque. Je me servirai surtout des quelque 230 lettres qu’il a échangées avec Alfred DesRochers [14], et je puiserai à l’occasion dans d’autres correspondances. Nous sommes maintenant préparés à lire les confidences de Dantin, qui éclairent de l’intérieur les quatre épreuves de la transgression et, surtout, la signification humaine et auctoriale de la signature.

L’identité : Dantin, une « nature » hérétique ?

Pourquoi le précepte socratique ne s’appliquerait-il pas en matière de transgression ? Il faut se connaître soi-même, se révéler son identité d’hérétique pour accéder à la capacité transgressive. L’épreuve de la conscience représente la nativité du sujet transgressif.

S’il fut tout en nuances en regard des autres, Eugène Seers a toujours été tranché dans sa perception de lui-même : « Au milieu de la société humaine, j’ai vécu dans la jungle. J’ai vécu en dehors de la société, de toutes les sociétés, autant dire en dehors de cette planète [15]. » Cette impression d’étrangeté se précise lorsque Alfred DesRochers lui fait part de son projet d’un drame sur Chiniquy : « Pour ma part, étant moi-même un hérétique, ma sympathie va [?] à d’autres hérétiques [16] », lui confie Dantin. Même en rédigeant son « conte chinois [17] », il rechigne : « N’est-ce pas une fatalité de ne pouvoir rien penser ni faire qui ne tourne à la fin à l’hétérodoxie [18] ? » Ce jugement résiste au temps puisque, parlant cette fois de son roman en cours, Les enfances de Fanny, il reprend la même pensée : « Pourquoi faut-il que je verse toujours par quelque côté dans quelque hérésie [19] ? » Les neuf années de distance qui séparent ces deux dernières remarques n’ont rien modifié chez un être qui s’attribue une identité d’hérétique.

Cette « nature » hérétique porte néanmoins son handicap, celui d’un caractère peu combatif :

Il n’y a personne, je crois, de moins combatif que moi. Sauf dans le domaine de l’idée pure, où je romps volontiers des lances à l’occasion, j’ai horreur de la lutte sous toutes ses formes. La dispute, l’effort pour repousser le mal qu’on me veut, loin de surexciter mes forces, comme chez d’autres, m’abattent et m’atterrent. Une bonne grosse calomnie qu’on me jettera en face me réduit tout de suite au silence [20].

Si la conscience d’être hérétique ne fait aucun doute chez Seers, une profonde retenue face à la lutte complique ce caractère ; ces tensions intérieures nous prédisent déjà un rapport tourmenté entre la transgression et la signature. Cependant, avant d’aborder les épreuves plus précisément liées à l’action, tentons de saisir Eugène Seers en regard de la deuxième épreuve, éthique.

Une éthique (et une esthétique) sans compromis

Cet homme toujours sur le pied de paix n’est cependant pas un pleutre, bien au contraire : « dans le domaine de l’idée pure », il est disposé à l’affrontement. Au centre se place la liberté, qu’il a défendue avec passion dans une lettre à Alfred DesRochers à propos du dogmatisme de l’Église, qu’il a fui, on le sait :

Et mes dispositions mentales vont vers la douceur, la pitié, la tolérance, vers une sorte de tendresse universelle qu’on associe (bien souvent à tort) avec le coeur féminin… Il n’y a qu’un seul point où je me suis senti toute ma vie aussi mâle que possible : c’est dans la passion jalouse de ma liberté (d’ailleurs aussi celle des autres). Aucune tyrannie, ouverte ou sournoise, n’a de chance de me subjuguer, qu’elle prétende enfermer mon esprit, mon coeur ou mon corps. Je lui échappe, soit par la lutte ouverte, soit par une patience obstinée qui la déroute. Et la mesure de mes attachements, ou de mes haines, pour les théories dogmatiques, sociales ou autres, c’est celle dans laquelle elles protègent ou détruisent la liberté humaine [21].

« J’ai aimé la vérité avant la foi et plus que la foi, et je n’ai pas refoulé sans examiner dans mon âme les doutes que ma raison créait contre les dogmes reçus. J’aurais cru, en le faisant, être infidèle à la lumière [22]. » Cette exigence de vérité et de liberté interdit à l’art toute servitude morale ou sociale. Une querelle — car là, Dantin s’est affirmé — avec Armand Chaussegros [23] illustre la prééminence pour Dantin des droits de l’art sur ceux de la morale et peut se résumer dans ce credo : « Un peu de liberté mentale, morale et esthétique, c’est ce qu’il nous faudrait surtout [24]. » Il est fascinant de constater à quel point Dantin détecte la moindre velléité de contrôle littéraire ou social, et il est le seul à avoir subodoré, dans les Études de Marguerite Taschereau (1921), les prémices d’une domination de la classe bourgeoise [25].

L’ambiguïté énonciative : apparaître aux yeux du public

Prendre la parole n’est pas simplement un acte d’appropriation, car il s’agit aussi de se saisir d’un moyen de communication ; l’altérité est en cause. Le troisième stade désigne un hiatus en regard des deux premiers, car l’épreuve énonciative entraîne une première sortie hors de soi, la fin du silence intérieur et la manifestation d’un auteur. Recourant au discours, Dantin entre en contact avec cette société dans laquelle il se sent pourtant aliéné.

Comment s’étonner alors de ce rapport trouble qu’entretient Dantin avec le geste énonciatif ? L’épisode suivant éclaire cette ambiguïté. Après plus d’une année de correspondance assidue, DesRochers invite Dantin à Sherbrooke, au mois d’août 1930. Mais quelles hésitations précèdent une acceptation de la part de Dantin ! On ne sera pas étonné de sa réponse : « Je redoute un peu, je l’avoue, le côté social de cette fête [26]. » Même réponse l’année suivante, puisqu’il acceptera l’invitation en « surmontant l’effroi que [lui] cause toujours toute apparition aux yeux du public [27] ». Retenons bien la difficulté d’apparaître aux yeux du public, dont la signature représente manifestement un abri pour l’auteur, mais qui ne peut protéger l’homme sur le point de sortir de sa tanière.

À l’affirmation si claire de sa nature hérétique et de ses valeurs succède ainsi chez Dantin une ambiguïté au moment de la prise de parole. Parole, silence, propos qui ne disent qu’à demi la pensée de l’auteur, tout nous a préparés en dernier lieu à un rapport élusif au politique, dont la signature est le principal témoin.

Le politique : le nom forgé comme procureur

Eugène Seers n’a signé de son nom aucune de ses oeuvres ; il s’en approcha le plus à son premier texte poétique, signé E. S. La plupart de ses livres (et sa correspondance) sont signés Louis Dantin, et plus de vingt-cinq autres noms forgés ont été utilisés à diverses occasions [28]. On ne peut affirmer par ailleurs que la signature de Louis Dantin ait toujours été transparente. Par exemple, Dantin fournit à Olivar Asselin, pour son Anthologie des poètes canadiens (1920), le renseignement suivant : « Louis Dantin est le nom imaginaire d’une personnalité qui veut rester mystérieuse [29]. » En 1929, lui parlant de son poème « Chanson intellectuelle », DesRochers manifeste la même ignorance : « Je ne sais rien de vous, pas même votre nom, car je suppose que Dantin n’est pas votre nom : vous m’avez dit que vous portiez un nom anglais [30]. »

Mais, parvenu au seuil de la Cité, comment Dantin conçoit-il le rapport entre le nom supposé et la transgression ? Plusieurs auteurs ont recouru à une signature forgée pour affirmer haut et fort leur dissidence ; chez Dantin, le rapport est loin d’être aussi simple. Ne voulant pas heurter, refusant le combat, il utilise l’absence ou la modification de sa signature afin de garder un retrait vis-à-vis de ses oeuvres, stratégie tout de même étonnante pour un hérétique-né, mais qu’explique la volonté persistante de disjoindre l’homme de l’auteur. Le cas du poème « Chanson javanaise » éclaire cette protection personnelle à laquelle recourt Eugène Seers.

Dès le mois d’avril 1929, Dantin fait cadeau à DesRochers de sa « Chanson javanaise » qui est, lui confie-t-il par la même occasion, « impubliable dans notre pays [31] ». Puis cette affirmation :

En attendant, je ne puis même vous conseiller de l’imprimer pour distribution privée ; et si vous le faisiez, il faudrait que mon nom (au moins durant ma vie) n’y figurât que par ses initiales. J’ai déjà, pour une pièce bien moins « scabreuse » (Pour des cheveux), qu’a imprimée l’an passé la Revue moderne, modifié mon pseudonyme en celui de Louis Danet. À quoi bon scandaliser les « braves gens », quand on peut simplement les mystifier un peu [32] ?

Au mois d’août, DesRochers lui propose un travail à Sherbrooke. Or, à l’occasion de cet échange, Dantin revient sur la « Chanson javanaise » en ajoutant que, toute réflexion faite, les initiales, c’est déjà trop :

Si vous pouviez trouver un moyen de garder cet opus vraiment anonyme, je n’aurais pas d’objection personnelle à l’édition très limitée que vous projetez : mais il faudrait pour cela beaucoup de précautions. Il faudrait laisser la brochure sans aucun nom d’auteur, pseudonyme ou autre : le titre complet pourrait en être : Chanson javanaise : journal d’un Canadien errant. Et je compterais sur votre discrétion absolue pour ne révéler l’auteur à personne : car cela deviendrait très tôt le secret de Polichinelle, et causerait un scandale de tous les diables [33].

Quelques jours plus tard, le poète de l’Orford manifeste son étonnement : « Pourquoi, cette peur de signer [34] ? » La réponse ne laisse aucune équivoque : « Mais quant à le [son poème] signer, voyons !… Je suis un homme paisible, et à qui il répugne de scandaliser qui que ce soit. Et je n’ai pas, comme Chiniquy, l’instinct de l’apostolat et du martyre [35] ! » Quinze jours plus tard, DesRochers persiste, lui qui à ce moment convoite le prix d’Action intellectuelle et, ainsi, la reconnaissance de son statut d’auteur : « Vous êtes un bigre d’entêté de ne pas vouloir signer une telle oeuvre [36]. » Mais l’intraitable Dantin rétorque : « Je n’aurai plus d’objection à signer quand je ne serai plus là pour voir la grimace des “bonnes âmes” [37]. » Il en remet quelques semaines plus tard : « Tant que l’opinion canadienne en sera à pareil niveau, à quoi bon, je vous le demande, se soumettre à ses jugements ? Imprimer la Chanson toute seule, sans aucun nom d’auteur, c’est le plus que je puisse permettre, et cela même me fait courir des risques… Le reste, vous le publierez, si vous voulez, après mes funérailles [38]. »

Initiales, pseudonymes, cryptonymes renvoient à cette volonté persistante pour Eugène Seers de demeurer loin de la Cité et de son jugement ; il consent toutefois le plus souvent à déléguer l’auteur et ses nombreuses identités pour prendre la parole, sauf dans des cas extrêmes, comme ici la « Chanson javanaise », où même la créature auctoriale ne protège pas suffisamment l’homme. L’anonymat est par conséquent nécessaire. La signature révèle même, jusqu’à un certain point, le degré de risque que Dantin accole à ses oeuvres : « Louis Dantin » pour les textes critiques, « Louis Danet » dans le cas du poème « Pour des cheveux », et d’abord les initiales, mais finalement l’anonymat pour les « Chansons ». Le degré de fermeture de la signature semble varier en proportion de la nature scandaleuse des oeuvres.

L’homme derrière une vitre

Eugène Seers n’a jamais voulu outrepasser les bornes du dicible et, s’il l’a parfois fait, ce fut par la création d’une persona auctoriale dont le nom forgé est le chiffre. Ici intervient toute l’ambiguïté du masque onomastique qui à la fois crée l’auteur mais cache l’homme. Si le masque [39] a souvent permis une transgression impossible sans lui, il trace ici une frontière irréductible entre l’être-pour-soi et l’être-pour-autrui. À quoi servent toutes ces stratégies de recel d’identité si ce n’est, pour Eugène Seers, de se protéger, de poser entre sa société et lui-même un écran ou, plus justement, une vitre ? L’homme tient à rester derrière cette vitre, physiquement et symboliquement. Or, la signature opaque apparaît maintenant comme une variante de l’exil, une manière de s’assurer de rester chez soi, avec soi.

Dans La dépendance, Albert Memmi écrit : « L’excommunication n’est rien d’autre qu’une séparation mystique. […] Même un souverain, ainsi puni, ne peut plus partager la couche de sa femme ou caresser ses enfants. C’est la solitude à travers une vitre [40]. » Tous ces noms fictifs ont érigé cette vitre derrière laquelle se campe Eugène Seers ; plus encore, c’est précisément grâce à elle que l’hérétique arrive à une certaine transgression. Il faut redonner au « trans » sa signification première, car Eugène Seers, lui, reste parqué dans son côté du monde ; par contre, pour surmonter les épreuves du domaine public, énonciative et politique, il délègue par ses diverses signatures les avatars d’une même créature, l’auteur. Le sujet auctorial traverse la vitre, transgresse, mais le sujet ontologique ne suit pas. La notion de frontière fournit une nouvelle piste pour comprendre la transgression, et je séparerai volontiers l’hérétique du transgresseur de cette manière. L’hérésie (je reviens aux quatre stades) est un état lié à l’identité et à l’éthique ; la transgression est un acte qui consiste à traverser la frontière de ces deux premières épreuves pour se rendre, par le discours, dans le territoire de l’autre, à faire voler la vitre en éclats, à assumer les stades discursif et politique. Le Seers hérétique n’aurait peut-être jamais pu transgresser s’il n’eût pas recouru à la construction de sa figure d’auteur, pour laquelle toutes ses signatures fictives ont joué un rôle absolument essentiel. Cette vitre, derrière laquelle se tient Eugène Seers, établit non un changement de degré, mais de nature entre les deux premières épreuves et les troisième et quatrième. Le sujet ontologique demeure dans la sphère privée (épreuves identitaire et axiologique), et laisse ses émissaires auctoriaux traverser dans l’espace public.

On se trouve ici devant un cas pour le moins ambigu en ce qui concerne la « réussite » de la transgression. Gaétan Brulotte écrit : « Boycotter le nom propre devient le premier geste à produire pour marquer sa révolte dynamique contre cet emprisonnement et son refus de jouer un rôle de marionnette dans le théâtre social [41]. » La remarque peut être tournée sens dessus dessous car, plutôt que le boycottage, l’affirmation par le nom propre peut tout autant appuyer la révolte, comme en témoigne Jean-Charles Harvey. Mais dans le cas de Dantin, il est impossible de trancher aussi nettement. L’absence du nom propre recèle une révolte passive que les pseudonymes font s’épanouir dans la sphère publique ; la signature fictive aura permis à l’auteur d’aller plus loin qu’Eugène Seers. On s’attendait presque à cette remarque de Dantin :

Mes idées sont en tout contraires à celles des esprits bien-pensants. Les exposer aux gens de notre chère province causerait autant de scandale qu’une exhibition indécente, et je n’aime pas le « scandale des faibles », même des faibles d’esprit. Quant à les exprimer à demi, à les laisser deviner, entrevoir, c’est un jeu que j’ai fait toute ma vie, mais qui finalement me dégoûte, et qui au fond n’avance à rien [42].

Avec moins de sévérité, je dirais volontiers qu’Eugène Seers peut au contraire remercier Louis Dantin, Louis Danet, Eugène Voyant et toutes ses inventions onomastiques d’avoir été les hérauts de la transgression.

Eugène Seers était un être de coopération à qui il choquait d’offenser, certes. Et le nom supposé joue chez lui un double rôle, à la fois d’amener l’auteur à prendre la parole dans la Cité, tout en protégeant l’homme dans sa solitude ; il nous aura ainsi fallu, contrairement à ce que recommandait Dantin en exergue à cet article, prendre en compte l’auteur et l’homme afin de comprendre le rôle de la signature. Permettant à cet auteur de s’infiltrer dans un territoire où il craint d’être non grata, le masque joue un rôle prophylactique en protégeant Eugène Seers. Je laisse à l’homme derrière la vitre les derniers mots : « Je crois vraiment que mon rôle en ce monde est de poursuivre jusqu’au bout la vie enclose que m’a assignée le destin, et de ne communiquer avec le monde que par signes télépathiques  [43]. »