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Un texte traduit, qu’il s’agisse d’une oeuvre en prose ou en vers, d’un roman ou d’un essai, sera jugé acceptable par la majorité des éditeurs, des critiques et des lecteurs s’il semble couler directement de la langue source sans que rien dans le texte rappelle qu’il s’agit d’une traduction — s’il entretient, en d’autres mots, ce que Lawrence Venuti nomme « l’illusion de la transparence [1] ». Cet effet illusoire masque les nombreuses conditions de production de la traduction, à commencer par l’intervention cruciale du traducteur dans l’oeuvre originale. « Plus la traduction se lit aisément, écrit Venuti, plus invisible est le traducteur, et, suppose-t-on, plus visible devient l’auteur ou le sens du texte étranger [2]. »

Selon Venuti, l’invisibilité du traducteur découle en partie de la conception individualiste de la propriété littéraire, qui prévaut encore de nos jours. Selon cette idée, l’auteur exprime librement ses pensées et sentiments dans ses écrits, qui sont ainsi perçus comme une autoreprésentation originale et transparente, non chargée par des déterminants transindividuels (linguistiques, culturels, sociaux) qui pourraient embrouiller le caractère original de l’oeuvre. Cette vision de la propriété littéraire a deux conséquences défavorables pour le traducteur. D’une part, la traduction est alors définie comme une représentation de deuxième ordre, un produit dérivé, voire un faux ; seul le texte étranger peut être qualifié d’oeuvre originale et authentique, fidèle à la personnalité ou à l’intention de l’auteur. D’autre part, la traduction doit effacer cette appartenance à un ordre second en adoptant un discours transparent qui vise à produire l’illusion de la présence de l’auteur, et à faire ainsi passer le texte traduit pour l’original [3].

Cette illusion savamment entretenue masque la réalité de l’acte de traduction, qui met pourtant en relation deux partenaires, « l’étranger — terme couvrant l’oeuvre, l’auteur, sa langue — et le lecteur destinataire de l’ouvrage traduit [4] », comme l’explique Paul Ricoeur dans un petit livre récent intitulé Sur la traduction. Ricoeur rappelle en outre que le philosophe allemand Franz Rosenzweig a donné à cette épreuve la forme d’un paradoxe :

Traduire [dit Rosenzweig], c’est servir deux maîtres : l’étranger dans son oeuvre, le lecteur dans son désir d’appropriation. Auteur étranger, lecteur habitant la même langue que le traducteur. Ce paradoxe relève en effet d’une problématique sans pareille, sanctionnée doublement par un voeu de fidélité et un soupçon de trahison [5].

L’« espace de traduction », délimité par ces deux bornes, semble à la fois exigu et fertile. L’exiguïté, l’inconfort, tiennent au fait que la fidélité sans faille, la réplique parfaite de l’oeuvre à traduire, est impossible, ce qui en amène plus d’un à juger suspecte la double allégeance du traducteur. Cette imperfection inhérente au processus est à rapprocher de l’imperfection des langues mêmes : « imparfaites en cela que plusieurs [6] » — selon la formule mallarméenne. Mais, de même que Mallarmé situe précisément l’émergence de la poésie au « défaut des langues [7] », on constate que la traduction crée un espace d’écriture propice aux jeux de rôles et aux redéfinitions d’identités.

J’ai choisi, à l’intérieur du présent article, d’examiner les choix faits par quelques écrivains-traducteurs du Québec en fonction de cette problématique. Je présenterai ici trois stratégies traductionnelles qui mettent en jeu l’hétéronymie à laquelle ont eu recours ces traducteurs de langues française et anglaise au cours du vingtième siècle. Je me pencherai d’abord sur un cas de pseudo-traduction de l’oeuvre du poète grec Andreas Karavis, qui a défrayé récemment la chronique. L’esthétique de la traduction épousée par John Glassco — traducteur de Saint-Denys Garneau — sera ensuite examinée, de façon à éclairer le positionnement de ce traducteur par rapport à l’oeuvre originale. J’étudierai enfin le cas de deux écrivains-traducteurs québécois des années quarante — Pierre Daviault et Gérard Dagenais —, qui ont choisi de recourir à un traductionyme [8] pour signer leurs traductions [9].

Le jeu des pseudo-traductions

Pour déjouer la censure, plusieurs auteurs ont camouflé une oeuvre originale derrière le paravent de la traduction. Quelquefois aussi, la pseudo-traduction est un pur procédé d’écriture. Par exemple, Boris Vian s’est amusé, avec la complicité de son éditeur, à se prétendre le traducteur du roman d’un certain Vernon Sullivan, J’irai cracher sur vos tombes. Cette imitation des romans noirs américains, dont le public était friand à l’époque, fut le best-seller de l’année 1947. Un auteur et son traducteur étaient nés…

Plus près de nous, l’histoire du poète Karavis et de son traducteur David Solway est éloquente. En octobre 1999, la revue Books in Canada publie des extraits d’un entretien avec Andreas Karavis [10], présenté comme un pêcheur grec, né en 1932, auteur de deux recueils de poèmes, White Poems (1965) et Dream Masters (1989), qui lui ont valu le surnom de « nouvel Homère grec [11] ». Quelques-uns de ces poèmes ont été traduits par David Solway, un poète canadien-anglais qui passe beaucoup de temps en Grèce, où il a pris l’habitude d’écrire ses poèmes, qu’il révise ensuite à son retour à Montréal.

La publication de cet entretien dans Books in Canada suscite l’intérêt de Yiorgos Chouliaras, relationniste à l’ambassade de Grèce à Ottawa, qui remercie Solway pour son remarquable travail de traduction et d’ouverture envers la littérature grecque. Des poèmes en traduction de Karavis sont ensuite publiés dans plusieurs revues littéraires, comme The Atlantic Monthly et Matrix. On annonce alors la parution, chez l’éditeur montréalais Véhicule Press, d’un recueil de poèmes de Karavis traduits par Solway, intitulé Saracen Island : The Poems of Andreas Karavis, de même que d’un volume de commentaires allant de pair avec le recueil, The Andreas Karavis Companion. Le lancement des deux livres a lieu dans un restaurant grec de Montréal en octobre 2000, où un homme barbu portant une casquette de pêcheur et ne s’exprimant qu’en grec fait une fugitive apparition.

Peu de temps après, des journalistes des quotidiens The Gazette et The Globe and Mail mettent en doute l’existence même de Karavis et soupçonnent à juste titre Solway de l’avoir inventé… ce qu’il finira par confirmer. L’« affaire Karavis » attire même l’attention du Guardian de Londres, qui publie, le 24 mars 2001, un article coiffé des titre et sous-titre suivants : « L’Homère des temps modernes démasqué comme figure mythique. Le pêcheur grec n’est pas le grand poète qu’on croyait, mais un malicieux canular littéraire [12]. »

Dans une conférence intitulée « Found in Translation », donnée à Montréal le 30 septembre 2003 à l’invitation de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, David Solway a expliqué que la création du poète hétéronymique Karavis avait été pour lui le « prélude à la réinvention de son inventeur [13] ». Inventer l’identité de ce poète s’est ainsi avéré pour Solway une façon de générer un nouveau langage poétique. Il dit avoir « rencontré » Karavis pour la première fois au cours des années soixante, alors qu’il vivait en Grèce avec sa famille. Karavis lui était apparu sous les traits d’un obscur poète grec du dix-neuvième siècle, qui lui avait inspiré des vers d’une diction plus dépouillée et moins cynique qu’à l’ordinaire. Mais le coup d’État de 1967, qui porte la junte militaire au pouvoir en Grèce, finit par obliger les Solway à quitter le pays. « Près de vingt ans plus tard, raconte le poète, alors que j’écrivais un recueil de poèmes intitulé Bedrock, Andreas Karavis est mystérieusement sorti de la caverne où il se terrait [14] », pour lui dicter quelques strophes d’une pièce en vers qu’il lui enjoint d’appeler The Dream Masters.

C’est le début de la réapparition de Karavis dans l’imaginaire de Solway, qui avait l’impression d’avoir épuisé le filon poétique qu’il exploitait jusqu’alors :

Karavis fut tiré du dix-neuvième siècle et resitué dans le présent plus immédiat d’un poète-pêcheur de la fin des années soixante, qui chérit sa solitude tout en explorant les estuaires et le littoral de sa littérature nationale. J’en fis un renégat et un solitaire dans le contexte polémique de la poésie grecque contemporaine, ce qui s’apparente à mon propre statut dans les lettres canadiennes [15].

Solway étoffe également la persona littéraire de Karavis en l’entourant d’une fiancée (Anna Zoumi), d’une maîtresse turque (Nesmine Rifat), d’un biographe (Constantine Makris) et de son chat Argos.

D’après Solway, loin d’être un canular à la manière des Poèmes d’Ossian [16], l’invention de Karavis est une métaphore filée de son propre désir de transformation, qu’il rapproche du travail du traducteur, assimilé à une perpétuelle et vaine quête de transcendance. En effet, la traduction, par définition, ne saurait être pure et devient « impossible » ou, à tout le moins, un exercice d’une « courageuse futilité [17] » qu’on pourrait aussi associer à une forme inoffensive d’hubris.

Étymologiquement, le verbe anglais to translate, dérivé du latin, signifie « transférer », « reporter ». L’acte translatif est donc un acte de transfert, de transmission. Selon Solway, on peut représenter cette forme particulière de transmission par la figure rhétorique de la métaphore, tant dans son mode de livraison (delivery) que dans sa fonction libératrice (deliverance) :

Le mot lui-même [métaphore] met en action son propre sens, puisqu’il est issu du grec meta (après, derrière) et phorein (transporter). Une métaphore est ce qui transporte quelque chose d’un point en un autre, que ce soit un tas de briques ou un ensemble de significations. De fait, dans certaines parties de la Grèce, un pick-up truck (en grec, fortigaki, dominutif de fortigo) est aussi appelée metafera. Vous stockez quelques barils d’olives dans la camionnette et vous les transportez de Kalamata à Sparte. Ce qui est essentiellement ce que fait un traducteur. On peut ainsi voir l’acte de traduction comme l’incarnation d’un processus métaphorique incomplet. Le profit, le gain, le remboursement à l’arrivée, restent douteux, bien que nous ajoutions toujours des olives au baril et que les olives elles-mêmes, macérant dans leur médium saumâtre, subissent, tel le vin dans son fût, une série de métamorphoses en chemin [18].

Solway rappelle qu’il y a toujours quelque chose qui se perd en traduction (en plus, précise-t-il ironiquement, du temps et de l’énergie vitale du traducteur), avant d’ajouter que l’invention du poète Karavis lui aura permis sinon de « se retrouver », du moins de se mettre à la recherche de son moi poétique perdu.

En recourant de façon habile et espiègle au procédé de la pseudo-traduction, Solway nous invite à jeter un regard neuf sur le lien entre création et traduction, de même que sur la fonction d’auteur. Il nous rappelle que toute signature, loin d’être simplement apposée sur l’oeuvre, fait bel et bien partie de celle-ci, allant jusqu’à déterminer l’acte de lecture.

John Glassco ou l’art du palimpseste

Écrivain et traducteur, qui a revêtu diverses identités littéraires, John Glassco (1909-1981), aussi poète, mémorialiste, pornographe et traducteur, a traduit en anglais les poésies complètes et le journal d’Hector de Saint-Denys Garneau. Outre Memoirs of Montparnasse (1970), unanimement salué par la critique et traduit en français par Jean-Yves Soucy (Souvenirs de Montparnasse, 1983), dans lequel l’auteur raconte sa jeunesse à Paris à la fin des années vingt, l’oeuvre en prose de Glassco comprend plusieurs récits à teneur pornographique, publiés d’abord sous pseudonyme, mais repris sous son nom véritable ; c’est le cas, entre autres, de The English Governess, d’abord paru en 1960 sous le pseudonyme de Miles Underwood, puis repris en 1975 sous son propre nom (Harriet Marwood, Governess). Parmi les autres pseudonymes utilisés par Glassco, notons ceux de Sylvia Bayer — pour un roman érotique intitulé Fetish Girl (1972), dédié « à John Glassco [19] » —, George Colman, Jean de Saint-Luc et Hideki Okada. Dans ce dernier cas, employé pour signer The Temple of Pederasty (1970), Glassco affuble de ce nom inventé le prétendu traducteur d’un vieux livre érotique japonais du dix-septième siècle. Comme l’explique Fraser Sutherland :

Bien que cet ouvrage prétende se baser sur celui d’un poète et romancier japonais qui a bel et bien vécu entre 1642 et 1693, Ihara Saikaku, le traducteur, « feu Dr Hideki Okada », est nul autre que Glassco lui-même. La traduction de Glassco, ou comme il l’appelle, son « interpolation », découle pour une large part de la traduction d’une hilarante ineptie faite par Ken Sato, Quaint Stories of the Samurais, publiée par Robert McAlmon (Paris, 1928) [20].

Le palimpseste était le mode d’écriture privilégié de Glassco, qui se plaisait à prendre un écrit, à l’effacer en partie et à le réécrire pour qu’il se fonde de manière plausible dans l’original, produisant ainsi une nouvelle oeuvre. Parmi les palimpsestes de cet auteur, mentionnons, toujours dans la veine érotique, la continuation d’Under the Hill, oeuvre inachevée de l’écrivain et illustrateur britannique Aubrey Beardsley (1872-1898). Beardsley était connu, durant les années 1890, comme l’artiste par excellence de la décadence fin-de-siècle. Glassco a aussi signé une version anglaise de Venus im Pelz du célèbre père du masochisme, Leopold von Sacher-Masoch (Venus in Furs, 1977).

Dans ses traductions, Glassco poursuit un travail de réécriture et de re-création, mais il choisit alors de le faire à visage découvert, sans recourir à un traductionyme. Cela s’explique en partie par le fait qu’il ne s’agit pas d’oeuvres érotiques (à l’exception, peut-être, de Creatures of the Chase, une version anglaise du roman Un dieu chasseur de Jean-Yves Soucy). On peut toutefois se demander si Glassco, en mettant son nom véritable bien en vue comme traducteur, n’a pas voulu ainsi établir sans l’ombre d’un doute qui était cette deuxième main, mise à contribution pour produire la version anglaise d’un recueil de poèmes ou d’un roman québécois.

Cette approche serait fidèle à son esthétique de la traduction, qui est nettement « cibliste » ; autrement dit, Glassco favorise la réécriture de l’oeuvre. Il n’a pas peur de laisser sa marque comme traducteur, allant à l’encontre du souci de transparence et de lisibilité mis en évidence par des théoriciens de la traduction comme Venuti. En effet, Glassco estime que le traducteur laisse inévitablement sentir sa présence dans sa manière de traduire. Dans son « Introduction » aux Complete Poems of Saint-Denys Garneau, il explique ainsi sa démarche : « En traduisant ces poèmes, j’ai suivi une méthode qui ne pouvait que conduire à l’intrusion de ma propre personnalité. Une telle coloration personnelle, aussi indésirable et combattue soit-elle, n’en est pas moins inévitable […]. Ces versions sont fidèles mais elles ne sont pas littérales [21]. »

Dans un article publié dans la revue Meta en 1969, Glassco rapporte les réflexions de Sir John Denham à propos de la traduction de la poésie ; selon ce poète anglais du dix-septième siècle, l’esprit subtil de la poésie s’évapore dans la transfusion d’une langue à l’autre, « à moins que le traducteur lui-même n’y insuffle un esprit nouveau, ou original [22] ». Pour Glassco, la traduction n’est pas perçue comme une activité dérivée qui ne requiert aucune créativité, mais bien comme une oeuvre nouvelle. Le fait que la traduction soit une activité seconde n’est pas un empêchement, le travail de traduction devenant souvent le point de départ d’une expérience d’écriture renouvelée.

Dans un geste d’appropriation, Glassco recourt d’ailleurs à la dédicace de traduction — une pratique assez rare — pour offrir la traduction de La femme de Lot de Monique Bosco (Lot’s Wife, 1975) à une autre traductrice littéraire, Sheila Fischman, qui débutait alors dans le métier et qui a depuis remporté de nombreux prix pour ses versions anglaises de romans québécois.

L’identité du traducteur

La première vague de traduction littéraire dans l’histoire de l’édition au Canada se situe dans le contexte exceptionnel de la Seconde Guerre mondiale — contexte que de nombreux travaux [23] ont déjà mis en lumière. D’abord autorisée « à combler la pénurie de livres français devenus introuvables suite à l’Occupation allemande [24] », l’industrie canadienne-française du livre exporte sa production aux États-Unis, mais aussi au Mexique et en Amérique du Sud, et jusqu’en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Au même moment, les États-Unis deviennent la terre d’accueil de nombreux écrivains et intellectuels français et européens en exil. Des contacts sont alors établis avec des écrivains et des éditeurs du Québec grâce, notamment, aux efforts déployés par des intellectuels comme Louis-Marcel Raymond, à qui l’on doit la visite d’André Breton à Percé, en 1944. Après la guerre, à une époque où l’engouement pour la littérature américaine atteindra des sommets en France, Raymond signera la traduction française d’un roman de l’Américain Erskine Caldwell, Un p’tit gars de Géorgie (Gallimard, 1948) [25]. On comprend que la curiosité des milieux intellectuels québécois et français envers le point de vue des Américains sur toutes les questions d’actualité ait été aussi grande durant cette période. C’est certainement ce qui explique que certains éditeurs québécois aient décidé de confier à des traducteurs, comme Pierre Daviault et Gérard Dagenais, la mission de les traduire.

Né à Saint-Jérôme, Pierre Daviault (1899-1964) a beaucoup fait pour la traduction. Il a donné le premier cours de traduction professionnelle au pays, en 1936, à l’Université d’Ottawa. Traducteur, il a gravi les échelons de la fonction publique fédérale, jusqu’à devenir chef du Bureau des traductions du secrétariat d’État au cours des années cinquante. Lexicographe, il est l’un des auteurs, avec Jean-Paul Vinay et Henry Alexander, de The Canadian Dictionary, French-English, English-French (1962).

Sous le pseudonyme de Pierre Hartex, Daviault a aussi écrit deux romans, Le mystère des Mille-Îles [26] et Nora l’énigmatique [27], de même que des recueils de chroniques d’abord publiées dans La Presse, Aventuriers, artistes, grands hommes [28] et Histoires, légendes, destins [29]. Amoureux de l’histoire, Daviault a en outre signé La grande aventure de Le Moyne d’Iberville [30] et Le baron de Saint-Castin, chef abénaquis [31]. En 1951, il lance la Nouvelle Revue canadienne, périodique littéraire et culturel qu’il dirige jusqu’à la disparition de la revue en 1956.

En 1944, il choisit un traductionyme, Jérôme Cugnet, pour signer les versions françaises de titres comme L’après-guerre de Percy Ellwood Corbett, et L’Inde d’aujourd’hui de Walter Elliott Duffett, Anthony Rivers Hicks et George Raleigh Parkin, dans la collection « Regards sur le monde » aux Éditions Bernard Valiquette. Le prénom renvoie à saint Jérôme (v. 347-420), traducteur de la Bible en latin (version appelée la Vulgate) et patron des traducteurs. Comme le souligne Jean Delisle, ce nom de plume témoigne de l’intérêt que portait Daviault à l’histoire de la traduction [32]. Ajoutons que Daviault a donné ce même prénom, Jérôme, à son deuxième fils, né en 1934. Le nom de famille, Cugnet, renvoie au premier traducteur officiel au Canada, François-Joseph Cugnet. Daviault, par ailleurs, s’est beaucoup inquiété des torts qu’une « langue de traduction », farcie d’anglicismes et de tours approximatifs, pouvait causer au français canadien. Il estimait que François-Joseph Cugnet était un bon traducteur moyen qui, « sans écrire un français nettement abâtardi [33] », n’en avait pas moins un style qui se ressentait de l’influence de l’anglais.

Ce choix de traductionyme paraît correspondre à la contribution de Pierre Daviault à l’histoire de la traduction au Canada, mais aussi à ses convictions en matière linguistique. Tant « Jérôme » que « Cugnet » renvoient aux travaux de pionniers de la traduction, tout comme Daviault fut lui-même un défricheur dans le domaine de l’enseignement de la traduction professionnelle. Le fait d’avoir choisi le patronyme d’un « bon traducteur moyen » dont le style se ressentait de l’influence de l’anglais n’est pas anodin ; il fait écho au voile de pessimisme qui enveloppait les activités de défense de la langue française déployées par Pierre Daviault. On ne peut s’empêcher d’y voir l’image biblique d’une langue souillée, après que ses locuteurs eurent été chassés de l’éden du Régime français.

Gérard Dagenais (1913-1981) fut, lui aussi, un défenseur de la qualité de la langue française. D’abord journaliste pour les quotidiens Le Soleil, L’Ordre, Le Canada et Le Droit, il travaille ensuite comme traducteur à Ottawa. De retour à Montréal, il devient directeur littéraire de La Revue moderne. Il fonde par la suite un bureau de traduction puis, en 1944, une maison d’édition, la Société des Éditions Pascal, qui publie en 1945 le premier roman de Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion. Malgré le succès remporté par cet ouvrage, les Éditions Pascal ferment leurs portes en 1947, après n’avoir publié que 23 livres. En 1960, Dagenais est chargé par le premier ministre du Québec, Antonio Barrette, d’étudier la possibilité de créer un Office du vocabulaire français [34]. Il est l’auteur d’un Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada (1967).

Sous le pseudonyme d’Albert Pascal (en hommage à Albert Einstein ? Camus ? et à Blaise Pascal ?), Gérard Dagenais a traduit pendant la Seconde Guerre plusieurs gros volumes d’auteurs américains. Pour les Éditions de l’Arbre, il traduit entre autres Mission à Moscou [35], du diplomate américain Joseph Edward Davies. Nous devons également à Dagenais la version française de Inside Latin America [36] du journaliste et romancier américain John Gunther (1901-1970), publiée aux Éditions de l’Arbre en 1943 [37].

Il semble que le recours au traductionyme par Daviault et Dagenais n’ait été qu’un moyen d’obtenir une invisibilité, largement pratiquée et souhaitée, par les traducteurs. Il n’en demeure pas moins que l’emploi d’un nom d’emprunt pour signer leurs traductions a également eu pour effet de séparer du reste de leur production littéraire ce domaine d’activité et d’assigner à celui-ci une sorte de sous-fief dans leur république personnelle des lettres. Cette activité acquiert ainsi une vie propre, un espace à soi, au lieu de se fondre dans l’activité littéraire générale de l’écrivain. Le fait de dissimuler la traduction derrière le paravent du traductionyme contribuerait plutôt, paradoxalement, à la révéler, dans ce contexte très particulier de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle des traducteurs du Québec se virent confier la version française de livres américains, qui aurait, en temps normal, été faite en France.

Traduction et invention

Alors que le poète David Solway invente l’Autre de toutes pièces et « joue » au traducteur pour insuffler vie au processus de création, le poète-traducteur John Glassco se cache derrière plusieurs noms de plume dans son oeuvre pornographique, mais utilise son propre nom pour signer des traductions dans lesquelles il n’hésite pas à adopter une approche interventionniste. Quelques écrivains-traducteurs québécois se servent, au cours des années quarante, de noms d’emprunt pour signer des traductions et, ce faisant, se donnent une identité distincte comme traducteurs.

En posant, chacune à sa manière, la question de l’identité du traducteur, ces diverses stratégies traductionnelles jettent un éclairage sur le rapport entre l’auteur et son oeuvre. L’essence d’une oeuvre se trouve-t-elle dans les mots employés par son auteur ? Dans ce cas, seule une traduction littérale, au ras du texte, serait à même de lui rendre justice. L’expérience enseigne plutôt que le mot à mot servile aboutit à de piètres résultats, voire à l’infidélité. L’identité véritable de l’oeuvre se situerait-elle plutôt dans le sens profond qui en émane ? Alors, ce dernier se laisse vraisemblablement mieux saisir par une traduction libre, fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre. Mais on connaît, là encore, les périls des traductions ornées, où le style du traducteur prend le pas sur celui de l’auteur.

Ainsi, par son existence et par son intervention à la jonction des langues et des cultures, le traducteur — agent double et homme invisible — ne laisse rien ni personne en repos. Par l’entremise des traductionymes et des pseudo-traductions notamment, il nous invite à nous interroger sur le sens véritable de la signature d’une oeuvre. Par le jeu des identités pseudonymiques multiples et des traductions-recréations, il pose avec force la question de la fidélité à soi et à l’autre, de même que celle du rapport que nous entretenons avec les oeuvres littéraires que nous lisons et qui nous inspirent. Traduire un ouvrage qui nous a plu, écrit Valery Larbaud, « c’est pénétrer en lui plus profondément que nous ne pouvons le faire par la simple lecture, c’est le posséder plus complètement, c’est en quelque sorte nous l’approprier. Or, c’est à cela que nous tendons toujours, plagiaires que nous sommes tous, à l’origine [38] ».