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L’écriture de langue anglaise n’est en rien un phénomène nouveau au Québec. À Montréal, en particulier, elle appartient à une longue tradition. Pourtant, sa description et son insertion au sein de la vie littéraire québécoise posent problème. Dans un dossier paru il y a cinq ans dans la revue Québec Studies, Lianne Moyes parlait de « crise définitionnelle occasionnée par la discussion de la place de l’écriture de langue anglaise au Québec [1] ». Il est vrai que l’expression de littérature anglo-québécoise ne va pas de soi. Selon Gilles Marcotte, l’appellation s’apparente à une « contradiction terminologique [2] ». Même lorsqu’on admet l’existence d’une littérature anglo-québécoise, il n’est pas si aisé d’en tracer les contours. Ainsi, la contradiction notée par Marcotte ne relève pas, de sa part, d’une fin de non-recevoir à l’endroit d’un corpus qu’il connaît et apprécie. Plutôt, Marcotte croit à l’existence d’une distance réelle entre les traditions littéraires de langues française et anglaise du Québec, sans compter que l’écriture de langue anglaise produite ici a rarement revendiqué son appartenance québécoise.

Un corpus étranger et familier

De cette distance mentionnée par Marcotte, l’histoire de la littérature de langue anglaise au Québec à l’époque contemporaine témoigne amplement. Au cours des années 1940 et 1950, il s’est écrit en anglais à Montréal ce que William Weintraub considère comme les meilleurs textes littéraires du Canada [3]. Or, Weintraub ne penserait jamais attribuer à cette production une identité « anglo-québécoise » ni même « anglo-montréalaise ». Pour ce mémorialiste nostalgique des « années de gloire » de Montréal, les écrivains anglophones des années 1940 et 1950 étaient tout simplement les meilleurs écrivains Canadian. Ce renouveau de la littérature canadienne-anglaise débute en 1944 avec Earth and High Heaven de Gwethalyn Graham, pour se poursuivre avec Two Solitudes de Hugh MacLennan. Par la suite, c’est la production de plus en plus diversifiée du puissant groupe de romanciers et de poètes qui permet à Montréal de se distinguer au Canada et ailleurs — les Morley Callaghan, Abraham Moses Klein, Louis Dudek, F. R. Scott et Irving Layton, suivis par Mavis Gallant, par Mordecai Richler, par Brian Moore et par Leonard Cohen. Montréal est alors un lieu de formations et de mouvements littéraires — Preview, First Statement — qui sont à l’avant-garde de la poétique moderniste au Canada. Sous la plume de ces écrivains, Montréal est une ville de langue anglaise, où la population francophone n’a qu’un rôle de spectateur. L’ouvrage de Weintraub est éloquent à cet égard : son évocation « of the French » se limite à des vignettes de politique corrompue, de pauvreté, ou des prostituées du red district.

Si des écrivains comme MacLennan, Gallant ou Cohen ont donné une certaine présence à la population francophone de Montréal, c’était pour illustrer l’identité divisée de Montréal. L’histoire de Mavis Gallant est à cet égard exemplaire. Lorsqu’elle était enfant, ses parents, anglophones et protestants, firent un geste radical pour l’époque : ils envoyèrent leur fillette à l’école de l’autre côté de la ville, dans un pensionnat catholique. Gallant qualifie cette expérience de « moment exact du début de l’écriture [4] ». À partir de ce moment, elle a porté en elle « deux systèmes de comportement, divisés par la syntaxe et par la tradition [5] ». Cette dualité fait de Gallant une écrivaine montréalaise emblématique. Afin de s’immerger dans la différence, Gallant n’avait qu’à traverser sa ville. Dans cette ville « aussi étrange que tout ce qu’elle aurait pu inventer [6] », où elle était à la fois chez elle et une étrangère, elle allait se lancer dans une exploration de la marginalité et de l’exil qui durerait toute sa vie.

À ce titre, Gallant appartient à une constellation d’écrivains anglo-montréalais, aujourd’hui de plus en plus nombreux, pour qui les divisions de la ville favorisent la constitution d’un imaginaire littéraire marqué par le contact des langues et des cultures. À l’époque de Gallant, toutefois, cette exploration était rare. En ce sens, les nouvelles semi-autobiographiques de Gallant sur Linnet Muir [7], cette jeune protagoniste du Montréal des années 1930 et 1940, font montre d’une sensibilité inhabituelle et audacieuse : « Only later would I discover that most other people simply floated in mossy little ponds labeled “French and Catholic” or “English and Protestant”, never wondering what it might be like to step ashore. To be out of a pond is to be in unmapped territory [8]. » Encore marquée par son histoire coloniale, la ville était un espace où les petits étangs se situaient à proximité physique l’un de l’autre, tout en demeurant culturellement distants. Sans doute est-ce à un tel espace que Marcotte fait allusion lorsqu’il affirme que l’écriture anglo-montréalaise l’intéresse par son altérité, parce qu’elle lui fait redécouvrir « un Montréal à la fois différent et familier, qui m’appartient et ne m’appartient pas [9] ».

Fidèle aux représentations qu’elle trouvait dans cette littérature, la critique québécoise des dernières décennies, lorsqu’elle les abordait, s’est penchée sur les textes locaux de langue anglaise en tant que corpus étranger. Par-delà ses accents polémiques mêlés de respect pour la différence, l’affirmation de Marcotte à l’effet qu’il « n’existe évidemment pas une telle chose qu’une littérature anglo-québécoise [10] » rend compte des orientations du discours critique sur la littérature québécoise depuis sa modernité. Dans la préface d’un numéro de Liberté qui, en 1989, rassemblait les propos de seize écrivains anglophones sur la question linguistique, on trouve le commentaire suivant : « Les Anglais ne sont-ils pas notre tache aveugle ? Les avons-nous jamais vus, nos voisins immédiats ? […] Nous ne les connaissons guère, et nous nous complaisons dans notre ignorance [11]. » Décrivant un sentiment d’aliénation, les prises de position de la plupart des écrivains qui participaient à ce numéro de Liberté ont sans doute alimenté l’impression d’étrangeté du lectorat francophone face à une littérature ancrée dans un territoire commun, mais écrite dans une autre langue. Ce sentiment d’étrangeté était manifestement partagé, de sorte que peu de points de contact se sont établis entre les milieux littéraires des deux langues [12].

À cet égard, la revue Voix et Images reflète l’état du discours critique, tout comme elle a pu contribuer à le façonner. Au cours des vingt dernières années, seulement deux de ses dossiers ont été consacrés à la vie littéraire de langue anglaise, non spécifiquement conçue comme québécoise [13]. Quant aux études d’auteurs anglo-québécois parus hors de ces dossiers, l’article de Catherine Leclerc sur un roman de Robert Majzels, en 2002, fait figure d’étonnante exception [14] — à moins qu’il n’indique l’avènement d’une nouvelle mouvance que le présent dossier viendrait confirmer. La difficulté du discours critique à construire une littérature qui soit à la fois anglophone et québécoise [15] s’explique bien si l’on tient compte des circonstances historiques qui lui sont associées. À partir des années 1960, la littérature québécoise s’est appuyée sur l’adéquation entre langue et territoire à la base de la constitution des corpus littéraires nationaux, alors que le français faisait l’objet d’une reconquête symbolique à l’échelle de la société [16]. Dans un tel contexte, la nécessité de faire usage du français à été mise de l’avant. Pourtant, qu’il s’agisse d’un paradoxe ou d’une conséquence inattendue, c’est précisément à cet acte de définition social et littéraire qu’on doit l’émergence de la catégorie critique de « littérature anglo-québécoise ». Que, de canadienne-française, cette littérature devienne québécoise allait rendre possible l’abandon d’un ancrage ethnique pour une assise territoriale. Comme le fait remarquer Gregory Reid : « [T]he signifier Anglo-Québécois cannot predate the term ‘Québécois’ which emerged in the 1960’s and only became the accepted appellation for residents of the province […] in the 1970’s [17] ».

Une littérature anglo-québécoise ?

Aujourd’hui, quelques commentateurs envisagent, dans une dissonance qui fait foi de la crise définitionnelle mentionnée par Moyes, une réévaluation de la place de la littérature d’expression anglaise au sein de la vie littéraire québécoise. Dans ses interventions récentes, Marco Micone fait valoir que la littérature anglo-québécoise est un fait accompli, dont il est temps de reconnaître la présence au sein du corpus littéraire québécois : « Selon moi, les progrès accomplis au plan social et juridique doivent se traduire par la reconnaissance des oeuvres de langue anglaise dans le corpus littéraire québécois [18]. » Lianne Moyes croit qu’on peut parler d’écriture anglo-québécoise (anglo et québécoise) lorsque l’ancrage de cette écriture au Québec n’est pas uniquement territorial, mais que les écrivains se mettent à « laisser le contexte québécois travailler lui-même la langue anglaise [19] ». Yan Hamel suggère que, dans la foulée de l’éclatement culturel généralisé qui caractérise notre époque, il s’agit moins de la soumettre à des critères prédéfinis ou de lui assigner une appartenance exclusive que d’envisager ses affinités avec le corpus francophone, tout en tenant compte de ses possibles différences :

Si, pour reprendre les termes de [Pierre] Nepveu, nous acceptons de reconnaître que le « mode d’être » de la « conscience » québécoise se réalise vraiment sur le plan de l’ouverture et de l’éclatement, il sera alors pour nous difficile — voire impossible — de restreindre légitimement la littérature issue de cette « conscience » aux seules oeuvres de langue française [20].

Sans doute la possibilité de telles réévaluations vient-elle du fait que la redéfinition du Québec comme société francophone a eu un impact chez les deux communautés linguistiques historiques. Chez les anglophones, elle a produit de nouvelles générations d’écrivains pour qui la culture francophone, redéfinie en tant que culture commune, a laissé des traces. Dès les années 1980, Linda Leith observait ce phénomène ; on trouve désormais au Québec des écrivains anglophones « ouverts aux aspirations des francophones et intéressés à participer à la société québécoise [21] ». Pour Leith, comme pour Micone, il est temps de leur accorder une reconnaissance institutionnelle. C’est dans cette perspective que Leith affirme avoir proposé la candidature de Mavis Gallant, cette auteure dont l’expérience des tensions linguistiques montréalaises allait servir de déclencheur à sa sensibilité littéraire, pour le prix Athanase-David [22]. Les auteurs de langue anglaise qui, aujourd’hui, hésitent à revendiquer l’appellation d’écrivain anglo-québécois le font souvent pour d’autres raisons que l’absence d’ancrage culturel au Québec relevée par Marcotte. Leur réticence vient tout autant d’une inquiétude à l’idée d’usurper une identité gagnée de chaude lutte par les francophones, ou encore d’un refus de s’associer à une « minorité » anglophone qu’ils perçoivent comme trop vindicative [23].

Par ailleurs, cette francisation du Québec a introduit un changement d’attitude chez les francophones face à la cohabitation des langues. « Une fois son statut accordé au français, […l]’intervention d’autres langues devient possible [24] », affirme Lise Gauvin. Parmi ces autres langues, il semble que l’anglais ait progressivement pu prendre place — jusqu’à ce que, aux yeux des critiques, son statut comme langue tutélaire d’un texte québécois devienne envisageable. À ce titre, le présent dossier s’inscrit dans un renouvellement de la pensée critique québécoise qui le déborde largement. Aux premières tentatives de rapprochement amorcées à l’intérieur d’une réflexion sur le Montréal littéraire [25], puis aux interrogations sur l’existence d’une littérature anglo-québécoise [26], se sont succédé une série de constats : en 1999, un article de Lettres québécoises annonçait la naissance de la littérature anglo-québécoise [27] ; en 2002, Le traité de la culture, bilan de la recherche québécoise dans le domaine culturel, comprenait un chapitre sur « La littérature anglophone du Québec [28] ».

Le nouveau regard sur la littérature anglo-québécoise que nous proposons ici rend compte de la participation grandissante de cette littérature à la culture québécoise et de l’intérêt renouvelé du milieu francophone à son endroit. Il fait le pari que ces deux tendances assurent un certain rapprochement. Certes, il faut se méfier des effets de mode qui nourrissent le discours critique et des visées d’appropriation que contient toute démarche d’inclusion [29]. Cependant, il nous apparaît utile que le discours sur la littérature québécoise enregistre une évolution dont les critiques et les écrivains anglo-québécois ont fait état. Par exemple, dans son introduction à un recueil de 1989 rassemblant des textes d’auteurs anglo-montréalais, Michael Benazon écrivait : « Earlier writers […] wrote as if Montreal were a purely English-speaking city. Today’s writers are fascinated by otherness and attempt to meet its challenge head on [30]. » Linda Leith affirme se sentir plus à l’aise pour écrire « dans un endroit où l’anglais est une langue minoritaire [31] », tandis que l’écriture de Gail Scott se veut « tributaire d’une culture francophone forte [32] ». Enfin, Robert Majzels cite Refus global pour parler du potentiel créateur que la proximité du français représente à ses yeux pour l’expérimentation littéraire de langue anglaise au Québec [33]. Les écrivains anglo-québécois sont de plus en plus bilingues. Ils ont choisi le Québec comme lieu d’écriture et semblent prêts à l’investir. Ce sont parfois des traductrices et des traducteurs, habitués à naviguer d’une langue à l’autre. Dans leurs oeuvres, une reterritorialisation de l’anglais en sol québécois se fait sentir — qu’il s’agisse d’un engagement face aux enjeux locaux ou encore des traces linguistiques d’un environnement où le français joue le rôle de langue publique commune. Selon Reid, cette reterritorialisation est suffisante pour qu’on puisse, en dépit du malaise que l’expression suscite des deux côtés de la frontière linguistique, parler légitimement de littérature anglo-québécoise [34].

En somme, l’évolution des relations entre les communautés à Montréal donne lieu non seulement à l’émergence d’une nouvelle identité (anglo-québécoise), mais aussi à des modes d’écriture spécifiques. Certains, comme Moyes et Reid, s’inspirent de Gilles Deleuze et de Félix Guattari et parlent d’écriture mineure pour décrire ces modes d’écriture. D’autres, comme Sherry Simon, notent le rapport étroit que l’écriture anglo-montréalaise entretient avec la traduction [35]. De fait, Scott, Leith, Homel, Mouré et Majzels sont tous des traducteurs, dont les oeuvres ont été également traduites en français. De ces mouvements de traduction réciproques émergent des formes d’écriture translative, qui mettent à rude épreuve la traduction conçue comme médiation entre deux espaces séparés. Ce n’est sans doute pas un hasard si bon nombre des auteurs pratiquant cette écriture translative — Gail Scott, Erin Mouré, mais aussi Nicole Brossard — sont des femmes influencées par des poétiques féministes où le langage joue un rôle de premier plan [36]. Mais l’influence du contact des langues est loin de concerner les seules écritures féministes. L’empreinte d’une deuxième langue se manifeste de plusieurs façons : dans la poésie d’Anne Carson [37], les essais sur la traduction d’Eric Ormsby [38], les essais et « pseudotraductions » de David Solway [39] ; etc. En outre, les rapports de l’écriture anglo-québécoise avec la traduction s’inscrivent dans une continuité, comme le montre le recueil The Insecurity of Art, publié en 1982 [40]. Les textes de ce recueil sur la poésie anglophone du Québec (avec des contributions des « anciens » comme Leonard Cohen, Louis Dudek et Irving Layton, et des nouveaux venus comme Ken Norris, David Solway et Marc Plourde) insistent souvent sur le rôle de la traduction et suggèrent une identité encore latente. Dans sa préface, Ken Norris écrit :

These essays emanate from a province where change and evolution are obviously at work in the lives of people every day. There is nothing about the social reality of life in Quebec that is mapped out with certainty. […] To borrow and modify a Layton metaphor, the English poet in Quebec dances on a tightrope strung between past and future, tradition and innovation in both poetic and social senses [41].

Le Québec anglophone contemporain a connu plusieurs mouvements littéraires : dans les années 1970, les Vehicule Poets (Norris, Artie Gold, Stephen Morrissey, Claudia Lapp, John McAuley, Tom Konyves, Endre Farkas) et The Montreal Story Tellers (avec John Metcalf, Ray Smith, Ray Fraser, Clark Blaise et Hugh Hood) ; puis, dans les années 1990 et au-delà, le Spoken Word Movement (avec Corey Hart, Ian Ferrier et d’autres). Ces mouvements ont trouvé leurs chroniqueurs : Ken Norris pour les Vehicule Poets [42], Victoria Stanton et Vincent Tinguely [43] pour les écrivains contemporains. Durant la même période, plusieurs anthologies ont paru, dont les plus récentes : en 2002, You and Your Bright Ideas. New Montreal Writing, dirigée par Andy Brown et Rob McLennan et, en 2005, Short Stuff : New English Stories from Québec, sous la direction de Claude Lalumière [44].

Le rapprochement de l’écriture de langue anglaise avec le français et la culture québécoise d’expression française s’est également fait par le théâtre. Selon Reid, la création de Balconville de David Fennario au théâtre Centaur en 1979 a permis l’émergence d’une littérature anglo-québécoise liée à l’évolution du Québec moderne. Cette pièce bilingue dont l’action était située à Pointe-Saint-Charles mettait en scène un conflit entre des voisins anglophones et francophones à la suite de la première élection du Parti québécois. Ajoutant au paradigme linguistique une réflexion sur les rapports de classes, la pièce déboulonnait l’image idéalisée du riche Anglais vivant à Westmount. Nonobstant leurs différences et leurs différends, les protagonistes de Balconville appartenaient tous à la classe ouvrière. Fennario souhaitait ainsi montrer qu’ils avaient suffisamment en commun pour gagner à développer des rapports plus solidaires. La tradition translinguistique inaugurée par Fennario a été poursuivie et approfondie au Centaur par Vittorio Rossi, avec des pièces comme The Chain (1988), Scarpone (1990) et The Last Adam (1992). Faut-il s’étonner d’une telle sensibilité linguistique chez ce dramaturge originaire de Ville-Émard, quand on sait qu’il est le fils d’immigrants italiens, qu’il est également traducteur et qu’à titre d’acteur il a beaucoup travaillé en français (notamment dans la télésérie Omertá et dans le film Post-mortem) ? Sur un mode plus expérimental, le Théâtre 1774, fondé par Marianne Ackerman et Clare Shapiro, s’est donné pour mandat, de 1988 à 1997, de produire un théâtre bilingue auquel collaboreraient des artistes francophones et anglophones. S’attirant la participation de metteurs en scène francophones comme Robert Lepage et Fernand Rainville, il a laissé sa marque tant par ses créations que par ses réinterprétations du répertoire classique. Récemment, le succès populaire de la pièce Mambo Italiano de Steve Gallucio, en français comme en anglais [45], est venu confirmer que la Petite Italie, jetant une troisième langue dans la mêlée linguistique, pouvait servir de référence commune. Le public francophone n’était-il pas déjà familier avec le plurilinguisme du théâtre de Marco Micone — lui-même traduit en anglais aux Éditions Guernica ?

Zones de contact

Dans ce nouveau contexte, il importe que le lectorat francophone se familiarise avec des oeuvres qui, depuis l’anglais, abordent les principaux enjeux culturels québécois et y participent, même si elles mettent parfois en question les présupposés du discours social élaboré en français. Avec ce dossier, nous souhaitons contribuer à jeter les bases d’une approche du corpus anglo-québécois dans le discours critique francophone, voire d’une étude de la littérature québécoise qui, traversant les frontières linguistiques, inclurait ce corpus. Il s’agit de poser, au sein de l’institution littéraire québécoise, un regard critique sur la littérature anglo-québécoise et de s’interroger sur la participation de cette dernière à la vie littéraire québécoise. En quoi la littérature anglo-québécoise est-elle québécoise ? En quoi incite-t-elle la littérature québécoise à se redéfinir ? Car il faut reconnaître que, bien qu’il témoigne d’un rapprochement, le portrait qui émerge des contributions réunies ici ne suggère pas qu’on puisse annexer le corpus de langue anglaise à la tradition québécoise sans rendre compte de profondes fissures : une approche de la littérature de langue anglaise dans sa québécité nous force à concevoir l’existence de « récits apparentés mais radicalement conflictuels [46] ». Incidemment, les contributions à ce numéro montrent toutes qu’une telle hétérogénéité est déjà présente au sein des oeuvres anglo-québécoises. Dans cette « appropriation » du corpus anglo-québécois par la critique de langue française, réinventer la littérature québécoise afin qu’elle inclue des oeuvres de langue anglaise implique moins de rassembler des différences fermement délimitées que d’envisager des points de contact à partir de multiples dislocations.

Pour rendre compte d’un tel projet, l’expression « zone de contact », proposée par Mary Louise Pratt, paraît pertinente, puisqu’elle décrit des espaces sociaux où les cultures se rencontrent, s’entrechoquent, se rejettent, s’ignorent et s’influencent dans des contextes de relations de pouvoir généralement asymétriques [47]. L’auteure affirme avoir développé cette idée dans le but de repenser la notion de communauté, notamment linguistique. Plutôt que de présenter chaque communauté comme une entité cohérente et distincte, la notion de zone de contact met l’accent sur la relation existant entre des individus provenant des différents groupes, souvent engagés dans des rapports de domination et de lutte de pouvoir. Les espaces communs peuvent être espaces de tension, qui n’en sont pas moins partagés :

Imagine […] a linguistics that decentered community, that placed at its centre the operation of language across linguistic lines of social differentiation, a linguistics that focussed on zones of contact between dominant and dominated groups, between persons of different and multiple identities, speakers of different languages, that focused on how such speakers constitute each other relationally and in difference, how they enact differences in language [48].

La proposition de Pratt pourrait-elle servir de modèle à une interprétation de la littérature anglo-québécoise à partir d’une institution littéraire qui se définit par la langue française ? Nous croyons que oui. Il ne s’agit pas, suivant ce modèle, de faire de cette zone de contact un lieu de rassemblement harmonieux où les différences seraient abolies. Au contraire, Pratt remarque qu’écrire dans une zone de contact constitue une entreprise périlleuse, dans laquelle l’incompréhension, les contresens, les interprétations discordantes et les messages non reçus abondent.

Les démarches infructueuses entreprises durant les années 1970 par Mordecai Richler pour faire traduire ses romans en français au Québec, de même que les réponses des éditeurs à l’effet que le lectorat de langue française montrait peu d’intérêt pour les auteurs de langue anglaise du Québec rappellent que la zone de contact peut être un lieu d’ignorance mutuelle et de rencontres houleuses aussi bien que de rassemblement. Selon Lee Skallerup, il aura fallu que l’oeuvre de Richler parvienne au public francophone du Québec via Paris, dans des traductions particulièrement déformantes, pour que les critiques québécois de langue française, reconnaissant davantage leur réalité dans l’original que dans sa traduction française, considèrent enfin Richler comme l’un des leurs [49].

Ce que la notion de zone de contact permet d’envisager, ce sont des recoupements partiels, des influences à la fois divergentes et réciproques, des traces éparses de rencontres parfois fortuites, agencées et réagencées d’une manière qui en déplace les significations. Ainsi conçue, la communauté devient un lieu façonné non seulement par la diversité de ses membres, mais par une hétérogénéité de formes d’affiliation à son endroit. Inclure la littérature d’expression anglaise au sein des lettres québécoises nécessite en effet que nous reconnaissions qu’il existe des façons différentes, voire divergentes, d’appartenir à cette littérature. Certes, pareille reconnaissance se situe en continuité avec les descriptions récentes de la littérature québécoise — en témoignent les termes d’« ouverture » et d’« éclatement » employés par Pierre Nepveu —, voire avec les tensions qui la caractérisent depuis ses origines. Mais elle implique aussi que l’on pousse l’éclatement au-delà des paramètres linguistiques à partir desquels cette littérature s’est établie.

Selon Moyes, « [l]e fait d’associer la littérature de langue anglaise au territoire du Québec et à la littérature d’expression française du Québec constitue une remise en question de la conception conventionnelle selon laquelle une littérature donnée s’exprime dans une seule langue [50]. » Pour Reid, parler de littérature anglo-québécoise implique « un agencement imaginatif de ce que Charles Taylor nomme “une profonde diversité” » (« an imaginative display of what Charles Taylor calls “deep diversity” [51] ») — c’est-à-dire une diversité ouvrant sur la cohabitation de différents modes d’appartenance. Comme le propose Pratt : « Such a text [le texte créé dans une zone de contact] is heterogeneous on the reception end as well as the production end : it will read very differently to people in different positions in the contact zone [52]. » En ce sens, les textes anglo-québécois apportent une perspective nouvelle sur la réalité sociale québécoise, tout comme les lectures de ces textes par des francophones en renouvellent l’interprétation, alimentant l’hétérogénéité défendue par Pratt.

Quelques explorations

Si l’on doit parler de l’idée de littérature anglo-québécoise comme d’un phénomène récent qui résulte de la reconquête du territoire par les francophones dans la foulée de la Révolution tranquille, cela ne signifie pas l’inexistence de points de rencontre antérieurs entre l’écriture de langue anglaise et la communauté francophone. Au coeur de l’émergence d’une modernité littéraire canadienne-anglaise, A. M. Klein a aussi été un écrivain qui s’est inspiré de l’hétérogénéité linguistique montréalaise, et notamment du français. Cependant, c’est un autre aspect de son oeuvre que Sherry Simon choisit d’aborder dans ce dossier. Plutôt que de se pencher, comme elle l’avait fait dans des travaux antérieurs, sur les rapports que son écriture entretient avec le Québec de langue française, Simon montre l’originalité de la démarche de Klein au sein de la littérature anglo-québécoise : parmi les écrivains juifs qui habitaient Montréal dans la première moitié du vingtième siècle, Klein « était le premier à affirmer son identité juive en anglais ». Cette position, à la croisée du yiddish et de l’anglais, le rendait sensible à la rencontre des langues et des cultures, l’amenant à développer une esthétique de la traduction inachevée. Néanmoins, Simon prend soin de situer ce qu’elle appelle les langues coterritoriales de Klein dans un contexte dont l’expression n’est pas, à l’époque, passée par le français : celui de l’expérience des Juifs de la diaspora.

Pour Christine Poirier, la zone de contact serait de nature méthodologique ; dans son article, elle analyse les représentations de la Shoah dans des textes écrits en anglais (chez Leonard Cohen et Irving Layton) et en français (chez Jacques Brault). Dans ce corpus, elle constate qu’à la différence linguistique s’en ajoute une de religion : Cohen et Layton sont juifs, et la Shoah occupe une place plus importante dans leur oeuvre que dans celle de Brault. Néanmoins, Poirier fait valoir que ces trois écrivains assument une distance par rapport à une expérience souvent qualifiée d’irreprésentable et qu’ils y parviennent par une représentation volontairement indirecte. Par contre, là où Brault et Cohen tendent à universaliser la souffrance de la Shoah et à s’identifier tant aux bourreaux qu’aux victimes, Layton est seul à pointer des coupables chez les chrétiens. C’est dire que les différences de poétique entre les oeuvres de Layton, de Cohen et de Brault ne suivent pas toujours les lignes identitaires attendues.

Yan Hamel s’est aussi penché sur l’oeuvre d’un écrivain juif montréalais. En étudiant l’oeuvre de Mordecai Richler, il s’attaque à une figure qui a longtemps servi de repoussoir à la critique littéraire québécoise d’expression française. Il fait valoir que, bien qu’on ait accusé Richler d’ignorer le Québec de langue française dans ses romans, des contacts intimes avec des francophones existent dans The Apprenticeship of Duddy Kravitz et Barney’s Version. Certes, la présence de personnages féminins francophones, montrés sous un jour étonnamment positif mais confinés à un statut de subordonnés, peut sembler confirmer les stéréotypes sur les groupes linguistiques et sexuels. Toutefois, selon Hamel, les qualités de dévotion attribuées à Yvette, à Solange et à Chantal feraient d’elles non seulement des victimes, mais aussi des juges crédibles des héros de Richler. Entre The Apprenticeship of Duddy Kravitz et Barney’s Version, parus à près de quarante ans d’intervalle, Hamel note une évolution qui pourrait nuancer le portrait peu flatteur fait de Richler dans le discours social québécois.

Martine-Emanuelle Lapointe s’intéresse elle aussi à Richler, dont elle étudie les positions essayistiques. Elle compare les rapports au lieu, forts différents, qui se dégagent des textes de Richler, de Gail Scott et de David Homel. Ainsi, le Montréal de Richler apparaît comme celui du déclin, tandis que celui de Scott et de Homel en est un d’avenir où l’on choisit de s’installer. À l’opposé de Richler, nostalgique d’un Montréal disparu, Scott cherche à s’imprégner de la pluralité des discours en circulation dans l’espace urbain contemporain. À la jonction de ces deux perspectives, Homel se méfie comme Richler des contraintes communautaires et institutionnelles, mais il valorise, comme Scott, le statut interstitiel de l’écrivain minoritaire. Au fil de ses comparaisons, Lapointe met en lumière la diversité des rapports au lieu chez ces écrivains anglo-québécois. Cependant, leur attachement à Montréal illustre la nécessité d’une inscription de leurs oeuvres dans l’histoire littéraire québécoise. Dans cet article, la notion de lieu agit comme une zone de contact qui s’accommode tant de la cohabitation que d’importantes disparités imaginaires.

Dans une perspective traductologique, Gillian Lane-Mercier propose une réflexion sur les effets de traduction et de bilinguisme propres à l’oeuvre de Gail Scott. Son analyse de My Paris insiste sur le renouvellement qui s’y opère par rapport aux romans précédents de l’auteure quant aux stratégies produisant la minorisation de l’anglais et la présence du fait français. Là où Heroine et Main Bride bousculaient la langue anglaise par des stratégies de non-traduction, My Paris complexifie cette approche en adoptant un mode explicite de traduction qui affecte également le français. Pour Lane-Mercier, le résultat de ce procédé est la création d’un espace instable partagé, où les lecteurs unilingues et bilingues doivent tous se repositionner vis-à-vis de la pluralité langagière. À la porosité et à l’hétérogénéité de la voix narrative des premiers romans de Scott suivrait donc, dans My Paris, celle de ses destinataires.

Dans son article, Lianne Moyes s’intéresse, tout comme Lapointe, à la notion de lieu et, comme Lane-Mercier, à sa pluralisation. Pour les lectrices et lecteurs de Voix et Images, son article présente en outre l’avantage de s’inspirer à la fois des théories féministes et postcoloniales, une pratique critique encore rare en milieu francophone. Étudiant les enjeux politiques, linguistiques et esthétiques de la notion de lieu, Moyes se penche sur l’interaction entre « le global » et « le local » chez Robyn Sarah, Mary di Michele et Erin Mouré. Elle montre que, chez ces trois poètes, une telle interaction inclut, à travers la représentation de Montréal, la prise en compte d’une réalité se déroulant en français. Toutefois, cette réalité occupe une place différente d’une auteure à l’autre, tout comme leurs « poétiques du lieu » et les notions mobilisées divergent. Sarah « construit la notion de lieu à partir de son implication dans ce qui est domestique et quotidien », faisant surgir des « contiguïtés inattendues » entre divers « objets trouvés ». Di Michele fait interagir le local et le global par le biais d’un voyage intertextuel qui la ramène aux « histoires sédimentées » de la ville. Mouré se penche sur les grilles conceptuelles à partir desquelles les notions de lieu, de frontière et de citoyen sont créées, cherchant une éthique qui les renouvellerait. À la suite de ces lectures, Moyes suggère que le local et le global entretiennent une relation de réciprocité.

Explorations à venir

De ces contributions émerge une esquisse de la littérature anglo-québécoise dont quelques traits semblent récurrents. Ainsi, cette littérature semble d’abord montréalaise : tous les écrivains étudiés sont des Montréalais d’origine ou d’adoption, pour qui la ville est un thème de prédilection. Ce qui crée le terrain commun entre anglophones et francophones au Québec, c’est donc en grande partie l’expérience partagée de la ville de Montréal. Le quartier hétérogène et plurilingue du Mile-End, par exemple, est un terrain fertile pour Mary Soderstrom [53] et Gail Scott, autant que pour Monique Proulx et Lise Tremblay. Plutôt que l’appartenance nationale, leur affiliation à la ville semble servir à ces auteures de zone de contact.

Dans bien des cas, la littérature anglo-québécoise est l’oeuvre d’écrivains traducteurs et traite de questions de traduction. Elle est aussi souvent le fait d’écrivains juifs. Il faut dire que depuis les années 1940, une portion importante de l’écriture anglo-montréalaise est attribuable à des auteurs juifs. Est-ce parce que Montréal offre à l’écrivain juif un milieu privilégié pour exercer son rôle historique de médiateur, de passeur entre les cultures ? Compte tenu de ce rôle historique, il n’est peut-être pas étonnant que les premiers pas des critiques universitaires vers la culture de langue anglaise aient pris la forme d’une rencontre avec la culture juive, lors du colloque intitulé « Lire Montréal, l’invention juive [54] », puis avec le numéro de la revue Études françaises sur l’écriture juive au Québec [55]. En abordant les textes d’A.M. Klein, d’Irving Layton, de Leonard Cohen, de Mordecai Richler et de David Homel, ce dossier poursuit une telle lancée.

La judéité n’est pas la seule porte d’entrée des critiques francophones dans la littérature anglo-québécoise. L’intérêt — positif ou négatif — des écrivains de langue anglaise pour le Québec d’expression française en est une autre. Sans doute cet intérêt explique-t-il l’attention particulière portée aux oeuvres de Richler et de Scott dans ce dossier. Outre qu’il soit juif, on a beaucoup entendu parler de Richler en raison de ses prises de position polémiques à « notre » endroit — d’où le désir de voir ce qu’il en est de son oeuvre et du rapport complexe que celle-ci entretient avec le Québec. Et Scott « nous » a interpellés directement, inaugurant une littérature anglo-québécoise revendiquant des liens explicites avec sa voisine francophone. Aussi, cette prédilection, parmi un vaste ensemble d’écrivains anglophones, pour quelques auteurs est peut-être symptomatique de l’état encore embryonnaire du discours critique francophone sur la littérature anglo-québécoise. Au fur et à mesure que cette littérature se fera connaître des francophones, davantage d’oeuvres seront abordées.

Bien des oeuvres dignes d’intérêt demeurent absentes du présent dossier. Qu’en est-il par exemple de Beautiful Losers de Cohen et de la relation mouvementée que son héros y entretient avec des alter ego autochtone et francophone nationaliste ? Qu’en est-il de Mavis Gallant et de sa traversée de ce qu’elle appelle les « étangs linguistiques » ? Chez les auteurs contemporains, qu’en est-il de David Solway qui, en 2004, devenait le premier écrivain de langue anglaise à remporter le Grand Prix du livre de Montréal [56] ? Qu’en est-il de Trevor Ferguson, auteur à succès, et d’Ann Charney, journaliste de renom, dont les romans Dobryd et Le jardin de Rousseau [57] circulent aux États-Unis et en traduction en Europe ? Qu’en est-il de Linda Leith, à qui l’on doit le Festival Metropolis Bleu — lieu de rencontre entre des écrivains de plusieurs langues ? Ou de Robert Majzels, dont l’oeuvre est à la fois une ode à Montréal et une quête qui vise à brouiller les lignes de démarcation des appartenances ?

Il reste beaucoup à faire avant qu’on puisse dresser le portrait exhaustif de la littérature anglo-québécoise, tant de son corpus que de sa place dans la vie littéraire québécoise. Néanmoins, le pas que ce dossier constitue indique bien ce que ce corpus peut avoir d’hétérogène et de mouvant, à quel point les recoupements qu’on y trouve sont à la fois bien réels et éminemment partiels. Mais peut-être est-ce là une conclusion dont notre compréhension de toute la littérature québécoise, en cette ère d’accélération des échanges, pourrait bénéficier. Après tout, on ne saurait oublier que, par-delà la réalité québécoise, le statut de l’anglais change également dans le reste du monde, nous affectant d’une manière qui déborde et transforme l’implantation historique de cette langue au Québec. Comme le suggère Moyes, les dimensions globale et locale de la culture, par leur interface mouvementée, agissent tant chez les francophones que chez les anglophones. Leur intrication est le signe parmi d’autres d’un entrecroisement des appartenances et des points de rencontre qui définissent la littérature québécoise comme une zone de contact.