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C’est un truisme : les poètes modernes ont inculqué à leurs lecteurs le goût des formes comprimées. Le poème, aujourd’hui, continue d’offrir, en marge des grands orchestres et des amples plaisirs de la prose, les délices de la brièveté. Mais il y a brièveté et brièveté. Il y a celle de la miniature esthétique, qui produit des objets ronds et ouvragés, d’ingénieux gadgets lisses comme des galets sur lesquels l’oeil glisse, des cassettes dont on admire le vernis, mais qui ne se laissent pas ouvrir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Puis il y a ces petites choses dont l’économie nous paraît autrement motivée, ces poèmes de peu de mots qui vous ouvrent un réduit débouchant sur le plein air, ces épigrammes qui réitèrent, preuves à l’appui, que c’est par le moins qu’on arrive au plus.

Les quarante courts poèmes que Dominique Robert nous propose dans Pluie heureuse [1] appartiendraient plutôt à cette dernière espèce. Courts mais pas secs, ils sont aussi désaltérants que le suggère leur titre printanier. Cette pluie heureuse est une pluie d’étoiles. Son régime est intermittent dans cette poésie de veille et de rêve, qui fait la part la plus belle à la célébration de la vie et de la beauté en dépit de tout ce qui pourrait glisser et nous échapper sur « une pente de réalité » (15). « Réalité plus difficile à bénir qu’à blâmer » (48), ajoute cette poète qui conquiert pourtant comme pas un(e) la joie de la contemplation. Car, soyons sérieux, il faut le reconnaître plus que jamais alors que nous en sommes tous, ou presque, à courir après ou contre quelque chose (un métro, un parking, un curseur, un sans-fil asservisseur, un ingrat calendrier), ce n’est jamais qu’à ceux qui s’arrêtent de bouger qu’est donnée la chance de voir « la cétoine qui dort dans le coeur de la rose [2] ». Dominique Robert s’est accordé cette chance et la cultive comme un jardin des quatre saisons, intempéries ou pas. Elle « cherche la clé perdue avec le songe » (15) au fil d’une quête renouant avec un intemporel romantisme, qui projette l’intériorité dans le cosmique sans perdre de vue que la poésie, c’est ce qu’il y a d’intime dans tout [3].

N’ayons pas peur de nos images d’Épinal de lecteur : ces poèmes-méditations, on s’imagine qu’ils pourraient avoir été écrits sur l’herbe (ou la pelouse), tant ce qu’ils nous proposent ressortit à un authentique sentiment de la nature :

Semble pivoter l’arbre comme un prêtre aérien

[…]

Les feuilles qu’il a entre vents et branches

Abritent son grand jeu de la cigale du feu

51

Rien de moins béats, cependant, rien de moins assis, rien de moins immobiles que ces poèmes-tableaux qui font trembler leur toile :

Longues pattes tordues des constellations

Essaims blancs d’entités inconnues

Qu’emporte la foule des illimités noirs

Joyeux de nuit que veille bonnement la lune

Si fière je parle avec le ciel

Sans lui je n’ai pas d’amis

13

Après l’enfilade des métaphores sidérales aux trois premiers vers, métaphores d’autant « imposantes » qu’elles empruntent des syntaxes passablement identiques, après la solennité de l’inversion du verbe et du sujet dans la relative du troisième vers, voyez comme l’autre moitié du sizain le parachève en le faisant bouger : prosaïsme du bonnet de nuit (le texte le fait entendre sans l’écrire [4] ; le contexte le suggère presque), puis familiarité déroutante, parce que imprévisible, de la finale, du sixième vers en particulier, chute-aveu dont le ton mi-bon enfant, mi-grave, soit dit en passant, me paraît caractéristique de cette poésie [5]. De l’amorce au vers 6, on sera passé des constellations au je, du sidéral à l’intime, mais le vers 5 rappelle que le poème est ici un dialogue, un pont jeté [6] entre macro- et microcosme : « je parle avec le ciel ».

On mesure d’autant la justesse de cette pièce d’ouverture si, allant au dictionnaire (j’aime les poèmes qui, sans m’imposer en partant le dictionnaire, m’y invitent aussitôt), on apprend qu’essaim vient du latin exigere, qui veut dire « emmener hors de ». Toute contemplation est mouvement hors de soi. Ce mouvement est du reste celui des constellations elles-mêmes, essaims emportés par « la foule des illimités noirs ». J’ajoute que ce motif de l’essaim (qui évoque les abeilles, alors que le premier vers fait songer à de lumineux insectes géants), bien qu’il instaure entre les images des vers 1 et 2 un raccord analogique (« essaims blancs » étant en apposition de « longues pattes »), n’est pas sans suggérer un mouvement de déprise (de ces « longues pattes tordues ») du plus bel effet.

Une chronique ayant un autre discours à tenir que celui de l’analyse textuelle, je ne pousse pas plus loin mon zèle laborieux. Mais les poèmes de Dominique Robert mériteraient qu’on s’y attarde, car ils me semblent souvent cacher, sous une simplicité apparente, de subtils réseaux de significations. Tel passage dont nous charme le cours naturel, tel vers dont on croirait qu’il fut « donné », au sens où l’entendait Paul Valéry, savent réserver au lecteur de vrais étonnements. La métaphore, dans Pluie heureuse, a ses arêtes, vives, mais le poème est d’autre part capable de ce regard dont nous frappent la franchise et la justesse :

Regarder encore une fois les nuages

Élégants compromis entre la dispersion et l’attroupement

20

Je termine sur un beau passage de ce livre qui, à mon goût, en compte plusieurs :

Suspendue par les pieds au-dessus du vide

Minuit me vide

De sa couleur de bouche remplie de terre

La fosse que remonte une étoile jusqu’ici

Ne me dissimule aucun infini.

+

À l’Hexagone, Julie Roy signe un premier livre, Le vol des esprits [7]. Micropoèmes en vers courts, nickelés autant que décapants, sagaces, qui puisent dans la restriction une leçon de parole. On est parfois à l’orée des slogans, on flirte avec les clichés, mais on ne s’en contente pas. Le réel se retourne comme un gant, au fil de séquences aboutées les unes aux autres. Pas de divisions dans cette plaquette dont chaque page est un carton blanc orné d’une inscription ne comptant que quelques lignes, parfois deux ou trois. D’une page à l’autre, l’esprit sautille, vole, en effet, comme sur l’aile d’une heureuse discontinuité :

J’écris ma vision dans les airs

des poèmes tout secs

des bouts de phrases

30

Le vol des esprits, c’est aussi le passage des uns et des autres, fantômes familiers d’un quotidien jamais tout à fait apprivoisé, car « l’enveloppe du monde/est coupante » (51). Ce pourrait être enfin, au bout du compte, ce vol des esprits, leur rapt immanent (dans le temps qu’on nous a imparti, dans la mort fatale) ou rêvé (dans l’amour, par exemple). On suivra avec intérêt cette écriture qui repose sur une économie sans affectation, dont le fil ténu tient bon.

+

Le chant de Patrice Desbiens est désâmé [8]. Même s’il se fait volubile dans la dernière partie de ce nouveau recueil, le poète de désâmé (avec une minuscule) est lui aussi un praticien du texte maigre et de l’observation concise. Son univers lui-même peut être qualifié de minimaliste tant il se veut pauvre, c’est-à-dire attaché à un réel très sélectif : chambre moche, table de bar, bouche de métro, parking vide, espaces-emblèmes de la solitude et d’une existence vouée au froid et à la grisaille, même à l’air libre :

Le ciel est lourd et bas

comme un bas de laine

plein de cennes noires.

On est le 11 novembre

la journée des morts

et on se frotte contre le frette

pour se réchauffer

23

On est certes loin du spleen baudelairien quant à l’expression [9], mais la poésie de Desbiens se passe volontiers d’aïeule. Rarement aura-t-on lu poèmes aussi peu tributaires du livresque, aussi peu soucieux d’acquérir leurs lettres de noblesse. On me dira que de nombreux poètes font dans la même veine que Desbiens, mais à la différence de ceux qui roulent encore sur le vieil asphalte des beats et de la contre-culture [10], le poète de Sudbury ne paraît jamais complaisant, et ses poèmes ne sont pas réductibles à une posture anti-bourgeoise ou anti-élitiste. Ce titre, désâmé, indique en tout cas assez clairement que l’expérience de désenchantement et de désoeuvrement (de déréliction ?) qui suscite le poème touche aux fibres de l’être. Peut-être davantage, ici, que dans ses précédents opus, cette expérience en est une d’écriture, Desbiens élaborant dans la première partie de son livre, judicieusement intitulée « Italiques », un art poétique aussi humble que malicieux, aussi désarmé que désarmant :

J’écris à la main

j’écris sur du pain

sans savoir

de quelle encre

le beurrer.

Je ne sais pas

de quel poème

vient le poème

7

+

Trois ensembles de vingt poèmes d’entre trois et neuf vers, la plupart d’entre eux condensés dans le moule décidément impérissable du quatrain : c’est le format de La clarté s’installe comme un chat [11], deuxième livre de Tania Langlais. Récitatif en trois temps qui composent quelque chose comme un triptyque de la douleur allant de l’angoisse vers l’espoir, ainsi que l’indiquent les titres de la première et de la dernière parties : « La vie n’est pas un lieu sûr » (9), mais néanmoins « [p]arfois j’ai l’intention d’apprendre à vivre » (59).

L’écriture de Tania Langlais est certainement l’une des plus « surveillées » (par la poète elle-même, j’entends) parmi celles de la jeune génération (celle des poètes qui sont sous la barre du prix Nelligan [12]). Ici, l’expérience de la mort (d’un enfant) et de la souffrance est prise dans les filets d’une expression resserrée. En même temps, la force de cette écriture repose sur un fragile équilibre entre dit et non-dit, entre le dense et le clairsemé. Expression resserrée et dense, oui, mais en même temps elliptique, trouée, marquée par la parataxe ou d’autres stratégies d’effacement. À l’échelle du poème bref, cela donne une langue toujours un peu déboîtée, qui ne consent pas à la linéarité :

tu n’en reviens pas du temps

ce n’est pas possible le lieu

dérisoire que ça peut prendre les choses

si seulement ça voulait respirer

12

Il y a là un travail d’économie, travail qui affecte également, dans ce livre, tout autant que la syntaxe des poèmes, le réseau des images et des motifs, aménagés et répétés avec mesure en dépit de l’impression qu’on peut avoir, à la première lecture, de la très forte teneur récursive du texte. Les éléments visuels, en tout cas, sont très importants dans cette poésie, même si le poème ne succombe jamais tout à fait à la tentation du tableau. Certains d’entre eux, repris d’un point à l’autre du recueil, provoquent d’importants recoupements. Les reprises avec variation, encore une fois, sont l’une des clés de cette écriture qui table sur la solidarité de ses motifs, qu’ils soient visuels ou abstraits : le bleu, le voilier (motif par lequel la mort est naufrage), la chambre d’hôpital, le linge, l’impatience (motif très trouvé que celui-là, dans le contexte de l’agonie d’un enfant, patient qui « ne sait pas mourir » [31] ; incapable de « patience », du latin « patientia », de « pati », souffrir), la lumière de l’aube et le chat, enfin, présence apaisante, animal-emblème d’un stoïcisme dont l’apprentissage, nous rappelle Tania Langlais, est loin d’aller de soi.

Je veux citer pour finir cette image très simple et très éloquente qui donne au recueil son beau titre, image qui pourrait avoir généré le reste, image qu’on dirait celle d’un souvenir précis, comme un avant-texte déjà tourné vers la lumière dans cette expérience de la mort :

la clarté s’installe comme un chat

sur une couverture d’hôpital

57

+

La manière noire, nous dit Jean-Pierre Gaudreau dans une note liminaire, est un procédé de gravure par lequel la lumière naît de l’obscurité. C’est le titre qu’il donne à son troisième recueil [13], trente courts morceaux d’une prose à la fois discrète et bien affûtée qui furent écrits, la page de titre nous l’apprend, autour des oeuvres de Denise Fernandez Grundman, en l’occurrence cinq dessins placés au centre du livre.

Si la lumière naît de l’obscurité, les poèmes, c’est bien connu, naissent du silence. Une citation placée en exergue invite quant à elle à considérer autrement l’affaire : « En réalité, les mots doivent accentuer le silence. » Singulier commerce que celui de la parole et d’une langue qui l’inscrit autant qu’elle l’efface en la dispersant. Beaucoup de choses ont été dites là-dessus, depuis les « Variations sur un sujet » de Stéphane Mallarmé et la définition de Paul Claudel (« le vers essentiel et primordial, […] antérieur aux mots eux-mêmes [est] une idée isolée par du blanc [14] ») jusqu’aux essais d’Octavio Paz.

Le silence, dans La manière noire, ce pourrait être celui qui enrobe cette trame que les poèmes ourdissent. Ébauche à peine d’un récit qu’on devine en filigrane ou de scènes (d’errance, de retrouvailles) dont nous sont données les coordonnées minimales (« Fête folle en juillet débordant » [21] ; « Au marché de la fontaine, la foule pépie parmi les fruits » [42] ; « Jeunes sur la terrasse des copains » [48]), mais qui ne vont pas plus loin, le poème ne différant guère sa clausule impatiente :

Des danseurs s’élancent. Leurs corps brillent au sein

de la nuit. Rythmes ressorts, parfums métissés. L’homme

enlace la femme, blouson noir, paupières ombragées.

Sous les étoiles, le vent lèche les cigales

46

Supposons que je suis un lecteur que le débat du dire et du silence indiffère. Supposons que je me suis départi de cette professionnelle candeur me faisant tenir compte des exergues que les poètes épinglent au front de leurs plaquettes. Alors je lis dans La manière noire des poèmes que je trouve bien faits, dans lesquels j’observe cette rigueur qui conduit aux constats aphoristiques les plus… vérifiables (« La fatigue attise l’éclat du vin […] L’extrême lumière efface la peau » [49]), dont le format m’a l’air ajusté au ton, des poèmes noirs et picotés de blanc comme des dominos, dont le jeu m’occupe et dont la meilleure part me parle.

+

En regard de toutes ces économies, le nouveau livre de José Acquelin nous fait l’effet d’une grande dépense. Après un court poème-passeport, un quatrain d’ouverture intitulé « Visa », ses Mexiquatrains [15] n’alignent pas moins de cent douze de ces strophes de quatre vers. L’ensemble présente une structure bien nette : les poèmes sont de plus en plus longs, deux, trois, quatre, huit, seize, puis trente-deux quatrains pour la pièce centrale, après quoi ça redescend jusqu’au quatrain de clôture, avec une légère entorse à la parfaite égalité des deux « versants » de cette mexicaine pyramide, accroc sans doute intentionnel d’un poète qui ne croit guère aux modèles parfaits. En dépit de cette architecture rigoureuse, c’est l’impression d’un chant continu qui domine, une sorte de psaume profus en vers amples ponctués par l’anaphore et portés par un rythme rapide qui n’est pas sans rapport avec l’automatisme dont procède en partie l’écriture d’Acquelin.

Les Mexiquatrains furent écrits lors d’un séjour à Mexico. La mégapole est au centre de ce livre, avec ses odeurs-saveurs-couleurs, son mescal, son humanité grouillante, son soleil surplombant la pollution générale, tout ce qui peut innerver la sensibilité et l’écriture. Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de ce contexte culturel précis dans la genèse et la composition du livre. Mais Acquelin est aussi ce poète qui, tout habité qu’il soit du nouveau lieu, n’en constate pas moins, d’un même élan, « qu’on n’a pas vécu ». Est-ce à dire qu’on n’aurait pas bougé, malgré les apparences ? Car Mexico, dans la mesure où la poésie y reprend son interrogation essentielle, n’a rien déplacé, ne garantit plus le ravissement (l’enlèvement) rêvé de soi qui pointe à l’horizon des voyages. À preuve ces fréquentes mentions, dans les Mexiquatrains, d’un « je » aussi peu en mouvement que possible, fumeur à la fenêtre, rêveur arrêté devant la pluie (cette « musique d’eau d’avant Haendel »), solitaire occupé aux gestes les plus ordinaires (les moins exotiques-aventuriers), voire les plus désoeuvrés :

juste en dessous de ma fenêtre

par où je fume à la pollution générale

[…]

je vide une autre orange en pensant aux pauvretés

[…]

entre peler une poire et habiller un désespoir

tu peux te recoudre un sixième doigt

[…]

je n’attends personne dans le frais du soir

je pourrais sortir mais je ne suis pas curieux

[…]

je regarde et j’écoute tomber la pluie.

Nous voilà loin des métaphores de globe-trotter, dans un texte d’après les cartes postales. Il y a chez Acquelin un rapport un peu zen au réel, même au plus exotique, qui a sûrement, ici, un rôle à jouer. En réalité, l’expérience du lieu, dans les poèmes de Mexiquatrains, recouvre toujours une expérience du temps, car ici ou ailleurs, nous n’avons pas encore appris à vivre, « nous sommes tous des mauvais élèves des calendriers ». C’est par là que le voyage à Mexico n’a pas donné lieu à un poème de Mexico, mais à une plongée dans une aventure plus « totale », dans ces contrées de l’écriture qui sont aux confins du réel et de l’onirisme, de l’humanisme et de la quête personnelle, du temps présent et d’une histoire plus vaste : « [J]’habite mon enfance à chaque coup de vieux. » Contrées qui étaient déjà celles de L’inconscient du soleil et de Là où finit la terre, à mon avis, et que traversent à leur tour ces Mexiquatrains qui, pour être de l’extrême sud de l’Amérique du Nord, n’en sont pas moins aussi, comme tous les chants qui excèdent leur lieu d’origine, de nulle part. À Mexico non moins qu’à Montréal « le nombre qui m’entoure me fait réfléchir/sur le chiffre que je croyais être ». Les fuseaux horaires ne sont pas déterminants dans les réseaux que tisse la poésie de soi à soi et de près à plus loin. Enfin, et au risque du cliché : ce n’est pas le voyage qui garantit le poème, c’est le poème qui est un voyage, comme « une lumière [qui] passe sur les boulevards de la bonne aventure ».

+

Relisant cette chronique, je m’aperçois de l’abandon (forcé) de mon thème (la brièveté-économie du poème) au moment de commenter le dernier livre. Les poètes, c’est heureux, n’écrivent pas pour les chroniqueurs. Less is more, oui (j’aime la concision de cette litote [16] énonçant un principe et l’illustrant du même coup), mais ou presque, en somme.