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Poser la question de l’écriture orientaliste, est-ce une fois de plus demander « de quel pays venez-vous » ? S’agit-il d’identifier une auteure et de la classer selon son ethnie et sa culture ? Faut-il contribuer à « racialiser » davantage le discours littéraire sur la littérature québécoise ? Tout en reconnaissant l’importance des marqueurs tels que la « race » et l’ethnicité, Enoch Padolsky souligne qu’une lecture attentive de textes d’auteurs migrants met en lumière la multiplicité des points d’intersection entre celles-ci, la classe et la sexuation tant au plan social qu’au plan de l’identitaire [1]. Loin d’être étanches, les frontières entre ces points de convergence sont perméables, parfois incertaines puisque l’intersectionnalité se pense aussi souvent dans le mixage, l’hybridité [2] et la communalité. En effet, à force d’insister sur la différence et de s’intéresser à l’origine, ou à l’ethnicité, ne risque-t-on pas de passer à côté des mots essentiels, ou encore d’ignorer tant des fragments de pensée significatifs que des potentialités concrètes ?

Plusieurs écrivains québécois nés à l’étranger craignent d’une part l’assimilation à l’institution littéraire dominante, et ainsi l’effacement de leur différence, et d’autre part, l’enfermement dans cette différence érigée en ghetto culturel ou ethnique. Comment donc appréhender à la fois le même et l’autre sans se perdre, sans classer, sans rejeter ? Comment favoriser le passage du soi à l’autre ? Pour apprivoiser une oeuvre qui interroge une culture autre que la culture québécoise, il faut d’abord admettre la différence sans toutefois la réifier, et, en même temps, saisir la ressemblance ; il s’agit de se déplacer entre ces deux pôles pour entendre la voix singulière de l’oeuvre et les tensions qu’elle met en mots. Il faut aussi éviter d’établir une hiérarchie entre l’étranger, voire l’exotisme, et le familier, comme entre le singulier et l’universel. Les écrivains ne représentent pas une réalité, ils en créent une : « L’imagination est productrice, et en jouant sur les règles, elle délivre un monde [3]. » En effet, ainsi que le rappelle Olivier Abel, la réalité dépasse le langage ordinaire si bien encodé dans nos usages. Si nous avons besoin de fiction, écrit-il, n’est-ce pas justement « parce que la fiction ouvre un autre rapport au réel, et qu’elle travaille le langage sur les deux bords, pour qu’il puisse exprimer davantage l’intime, le singulier, et davantage ce qui est plus vaste et plus universel [4] ? »

Dans cette étude, je me limiterai à l’écriture d’Aki Shimazaki, une écriture où le dire est voilé et retenu. Shimazaki reconnaît que sa langue maternelle, sa culture, le fait d’être une femme, son âge aussi sans doute, interviennent dans son écriture, mais que des éléments beaucoup plus subtils — son imaginaire, sa philosophie, son éthique, notamment — comptent tout autant sinon davantage. Pour elle, l’écriture ouvre avant tout une marche mentale où se conjuguent, de façon singulière, pensée, mémoire, secret et un dire atténué, presque jamais tout à fait direct dans lequel les intentions sont évasives et fondantes. L’auteure dénonce le rôle des apparences dans la culture japonaise, tout en se jouant de celles-ci pour construire son (ses) récit(s). Dans un jeu de va-et-vient entre la mémoire et le dire, Shimazaki appréhende un monde complexe où sont mis en question l’origine, la vérité, le mensonge, la culture et la tradition, le plus souvent de façon implicite et discrète.

La mémoire vive du mal

Dans chacun des quatre romans d’Aki Shimazaki, un narrateur différent reprend l’histoire enchevêtrée de deux familles, les Horibe et les Takahashi. L’ordre des récits ne suit pas celui de la publication. Wasurenagusa [5], le quatrième roman, se situe en 1979 alors que le premier, Tsubaki [6], se passe peu après 1995. Dans chacun des quatre récits, le narrateur se déplace dans le temps, jusque vers 1909 dans Tsubame [7]. Bien que Shimazaki émaille ses récits de dates précises établissant une chronologie du parcours individuel des narrateurs et des conditions historiques des actes de guerre ou de haine, c’est la persistance de la mémoire individuelle qui est explorée et avec elle indirectement l’oubli exercé, souhaité, mais impossible. Les faits historiques comptent surtout dans leur impact continu sur les êtres, longtemps après que le mal ait été perpétré.

L’examen du temps révèle, en effet, la première place donnée à l’être ; c’est pourquoi dans cette oeuvre le temps du coeur domine le temps mesuré. Au-delà des décennies persistent, en latence, des images qui ne trouvent toute leur intensité, leur prégnance que lorsque qu’une nouvelle donne vient réactiver la trace mnésique. La guerre, par exemple, est désignée à la fois comme une « connaissance objective [8] », un fait historique et un événement intime laissant des « traces psychiques [9] ». En effet, Shimazaki ne se limite pas à représenter les Japonais durant la guerre, elle insiste aussi sur l’être pensant et vivant la guerre, Yukiko et Yukio, notamment. De même, elle rappelle que des drames privés se cachent derrière les drames collectifs : « Il y a des cruautés qu’on n’oublie jamais. Pour moi, ce n’est pas la guerre ni la bombe atomique » (TK, 22), dit Yukiko. Les souvenirs singuliers liés aux drames publics sont convoqués au fil de la vie, entre autres par un retour sur soi, un travail de rappel. Le souvenir est alors voulu par le dialogue entre Yukiko et son petit-fils dans Tsubaki, entre Mariko et Yukio dans Hamaguri [10], par l’actualité médiatisée dans Tsubame ou encore par une anecdote dans Wasurenagusa, où le souvenir est à ce moment non recherché. La remémoration devient accessible grâce à l’affection partagée et à un mot fortuit qui provoquent le souvenir, ou par l’extérieur qui dérange « l’oubli de réserve », à savoir l’idée d’oubli réversible, de l’inoubliable [11]. Selon Ricoeur, le souvenir, surtout traumatisant, demeure en apparence oublié quand il est inaccessible. Bien que l’« expérience extrême » comporte une part « intransmissible », elle est néanmoins dicible [12]. C’est cet infime dicible qu’explore l’écriture de Shimazaki.

Le temps affectif active l’« oubli de réserve » et induit un récit variable, voire une identité variable. D’un livre à l’autre reviennent les mêmes personnages, soit dans la posture du narrateur, soit dans celle de l’être narré. Ces déplacements mettent en évidence l’angle mort qui diffère de narrateur en narrateur, ainsi que les contours de l’être qui bougent selon le temps et la voix narrative. Shimazaki refuse le récit unique et canonique. Il y a diverses manières de se raconter et de raconter, il y a l’identité que l’on se donne et celle qu’autrui nous attribue. La multiplicité des jeux temporels montre un récit partiel et partial, chaque nouveau roman venant compléter et expliquer les précédents ; parfois, un élément ajouté oblige à revoir le récit amorcé dans les romans antérieurs. Les repères chronologiques et historiques, quoique importants, font partie du jeu des apparences ; il faut les modaliser et les réinterpréter à partir des nouveaux éléments affectifs, les compléter selon le temps du coeur. Ce n’est qu’alors que le temps mesuré prend tout son sens. Indirectement, Shimazaki remet en question l’historicité qui ne saurait être détachée du temps singulier et affectif de l’être.

Le souvenir participe aussi de la mémoire sensorielle qui se manifeste de façon inopinée : par le bruit des oiseaux ou par les fleurs qui attirent le regard. Les campanules, les tsubaki (camélias japonais), les wasurenagusa ou niezabudoka (les myosotis), les hamaguri (palourdes japonaises) et les hirondelles établissent une filiation d’une oeuvre à l’autre, de même qu’entre les êtres. Les myosotis, qui, dans plusieurs cultures, symbolisent le désir de ne pas être oublié, unissent Sono, Kenji, Yukio et la petite Tsubaki, soit les membres de quatre générations d’une famille improvisée et reconstituée, puisque le père de Tsubaki est un fils adopté et que Sono est révélée comme mère naturelle de Kenji alors que celui-ci est déjà âgé. L’explication de l’attachement intuitif au wasurenagusa n’est donnée qu’au quatrième roman. Ce symbole récurrent acquiert alors une nouvelle importance et devient, pour Kenji, le fil conducteur d’un renouement avec une origine jusque-là insoupçonnée. Parce que son appellation est russe, niezabudoka, Kenji associe cette fleur à son séjour en Sibérie. Aussi, les références à la liaison entre Sono et un musicien russe laissent deviner, ou est-ce un jeu des apparences, la possible origine mixte de Kenji. Bref, la nécessité d’interroger ces symboles récurrents est soulignée par les titres mêmes des romans.

Shimazaki énonce le mal singulier, privé et familial qui se joue derrière le masque social du conformisme et de la respectabilité et des grands drames sociaux tels que la guerre et le tremblement de terre de 1923. Sans apitoiement, d’une oeuvre à l’autre, les manifestations de la douleur se font écho. Dans Tsubaki, le mal prend de multiples formes : d’une part, celle de l’infidélité du père Horibe, sa cruauté envers ses proches, ses enfants surtout qu’il met en contact sans jamais leur dire qu’ils sont parents, le parricide commis par Yukiko, qui a découvert la liaison de son père, les mensonges des uns et des autres, l’obligation de mettre fin au sentiment amoureux entre frère et soeur, et, d’autre part, celle de l’histoire de la guerre relatée par Yukiko, une vision personnelle d’un drame collectif. Cet entrelacement entre le privé et le public marque chacun des quatre récits.

Dans Tsubaki, la narration est double. Tout le récit, une lettre de Yukiko, est enchâssé par le je de Namiko, la fille de Yukiko. La lettre raconte, de façon presque détachée, le meurtre du père : « Dans les circonstances, je n’avais d’autre choix que de le tuer. » (TK, 28) Yukiko en fait une question de destin : « Il y a des choses qu’on ne peut éviter, malheureusement. » (TK, 21 et 118) À peine laisse-t-elle poindre l’intensité du souvenir qui l’habite : « ne plus avoir le temps “d’y” penser. » (TK, 30) Ce « d’y » contient la mémoire vive de Yukiko ; il répond à la question que pose Ricoeur dans son étude sur la mémoire : « de quoi y a-t-il souvenir [13] ? » Pour Yukiko, tout part de ce « quoi », de son meurtre irréversible, vérité incontournable mais en partie dissimulée. Le « quoi » est aussi le souvenir de l’amour interdit que le père aurait pu prévenir. Pris par son désir purement sensuel, il les a tous trompés. Le meurtre et l’amour naissants sont inséparables. D’une part, Yukiko résume sa vie comme un combat : « Pour moi, [la fin de la guerre] était le début de ma guerre. J’avais manqué l’occasion de mourir pour le crime que j’avais commis » (TK, 100), dit-elle. En effet, elle survit au bombardement de Nagasaki. D’autre part, le titre du roman, Tsubaki, reprend en image le lieu de rendez-vous de Yukiko et de Yukio, le « bois de bambous avec des camélias » (TK, 41) et rappelle ainsi leur amour incestueux. La guerre ambiguë de Yukiko s’oppose à l’amour interdit et simultanément, à la mémoire de cet amour qu’elle cultive. Le récit de Yukiko aborde à peine sa vie après la guerre, comme si une partie d’elle-même s’était effacée avec la rupture et le meurtre. C’est sans doute aussi que les souvenirs partagés se situent du côté de « l’extrême expérience ». Que peut-on ajouter après la confession d’un meurtre et d’un amour incestueux ? Namiko ne saura que ce que Yukiko a bien voulu ou pu lui dévoiler. Rien de plus.

Dans Hamaguri, seuls les « yeux nostalgiques » (HR, 79) de Yukio laissent deviner son tourment intérieur. En effet, il veut se replacer dans sa propre filiation pour réparer sa fêlure identitaire, ce vide qui l’habite depuis la petite enfance. À soixante-six ans — des repères chronologiques révèlent son âge ; entre autres, il a trente-cinq ans en 1964 (WS, 94) —, les images du père et de sa demi-soeur « sont gravées si profondément dans [s]a mémoire que jamais elles n’ont pâli avec le temps » (HR, 80). En outre, le prénom de sa plus jeune fille, Tsubaki, souligne la vivacité de son premier amour. Ce souvenir presque interdit relève de ce que Ricoeur nomme « impression-affection [14] » pour mieux inscrire le rôle de l’affectivité dans l’acte mnémonique. La mémoire de Yukio, heureuse et malheureuse, est fortement liée, à son insu, à son manque de filiation. Le prénom Tsubaki extériorise ce qu’il doit taire ; la mère refuse de parler du passé et continue de se taire. Par convenance, Yukio n’ose l’interroger.

Hamaguri est plus intimiste que Tsubaki. Yukio s’analyse davantage et se révèle à lui-même plus que Yukiko. Le soliloque est, par nature, sans destinataire, alors que Yukiko sait qu’elle sera lue par sa fille, et éventuellement par son petit-fils. L’introspection silencieuse n’a pas à être réfléchie, pesée ; elle est. Dans la lettre, le destinataire oriente la confidence. Dans Hamaguri, tout passe par Yukio et sa mémoire affective. La toile de fond sociopolitique n’occupe pas l’avant-scène. Il y a des repères datés, mais prime l’idée sociale négative de l’« origine douteuse » (HR, 26), reprise dans Wasurenagusa. La naissance hors mariage, croit-on, ne peut qu’être condamnable, parce que hors norme. Mariko et Yukio sont donc nécessairement mauvais, fourbes et indignes de toute confiance. Selon l’usage, ils ne sont rien et ne doivent avoir aucune place, puisqu’ils sont sans origine. À cette blessure de filiation se jouxte une mise en cause, sans polémique toutefois, de l’apparente qualité de naissance dans une grande famille. Le père Horibe semble, entre autres, non pas un homme intègre, mais un individu indigne, sans conscience, qui n’a pas rempli son contrat implicite de père, de mari, voire d’amant ; sa classe de naissance, comme on dit lieu de naissance, ne signifie que des privilèges. La topique de l’« origine douteuse » capture l’idée de l’identité que l’on s’approprie et celle accordée par autrui.

Tsubame, le troisième roman, débute en 1923 et met en lumière le double secret de Mariko dont le vrai nom est Yonhi Kim. Celle-ci est la narratrice de la première partie. Ce retour abrupt à l’identité véritable de Mariko et le recul important dans le temps (soit 1923 ou, à la fin du roman, 1982) ajoutent de nouvelles strates au jeu des apparences. Qui est cette Yonhi ?

Dans les premières pages, le seul lien apparent avec les deux premiers tomes est le fait que Yonhi et sa mère soient coréennes. L’allusion dans Hamaguri à la persécution des Coréens occupe ici le coeur du récit : « La discrimination est toujours là. Avoir du sang coréen cause des soucis insolubles. » (TM, 61) Tsubame, c’est le regard intérieur de Yonhi/Mariko sur son existence. Dans le premier chapitre, Yonhi raconte sur le vif l’odeur des campanules, les confidences et la peur de sa mère, de même que sa mort. Comme Yukiko dans Tsubaki et Mariko dans Hamaguri, qui se révèlent sans se révéler juste avant de mourir, la mère de Yonhi décède dans les heures qui suivent ses confidences à sa fille. Alors que les deux autres femmes se savaient mourantes à cause de l’âge et de la maladie, la mère de Yonhi est jeune et en santé. La nature — l’absence des hirondelles, des rats, les fleurs écloses avant le temps — laisse présager un événement hors du commun. Pressent-elle que la haine raciste peut à tout moment éclater, que sa mort approche ? Dans le deuxième chapitre, le regard intérieur de Mariko se déplace du présent vers le passé. L’élément dominant de sa mémoire vive est le sentiment de déchirure : perte de la mère ; perte du nom ; brouillage de l’identité qui dépasse nettement les données légales : « Yonhi Kim, où est-elle ? Mariko Kazanawa, où est-elle ? Mariko Takahashi, qui est-elle ? » (TM, 59) se demande Mariko.

L’acte de mémoire privé de Mariko est à mettre en parallèle avec l’acte de mémoire public qu’est la cérémonie d’exhumation des corps des victimes coréennes de 1923. L’effet de l’exhumation est double. D’une part, ce geste public et médiatisé, organisé en partie par des Japonais et des descendants de Coréens, dévoile une « tache honteuse » (TM, 72) de l’histoire japonaise ; c’est l’occasion de rapprochement, de réflexion et de pardon pour certains. D’autre part, l’événement n’est pas gouvernemental, donc pas tout à fait officiel puisque le gouvernement refuse toujours de présenter ses excuses (TM, 73). Ce refus exprime-t-il le sentiment de la majorité, une incapacité officielle à admettre ses torts ou encore un refus d’ouverture à l’autre ? L’exhumation souligne aussi ce malaise. Dans ces conditions, l’acte public de mémoire est d’une portée limitée. Selon le philosophe Abel, l’échange des mémoires, surtout douloureuses, est impossible, d’où la difficulté du pardon :

Si le pardon arrive à se frayer un chemin dans cet embarras, c’est que l’on a accepté de ne pas chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène : au fond il n’y aura plus de pardonnant ni de pardonné. Le pardon reconstruit ainsi un mixte entre plusieurs langages, et les oblige chacun à faire place en lui-même à la possibilité de l’autre [15].

Mariko sent bien que l’ouverture possible à l’autre, quoique réelle, est encore bien fragile. Mais peut-elle devenir « pardonnant » si le « pardonné » n’est pas au rendez-vous ? Aussi, elle ne se confie qu’à une autre Coréenne, et encore, qu’à sa deuxième visite. Elle veut se retrouver, ne serait-ce qu’un instant. Une telle quête passe obligatoirement par l’histoire des Coréens au Japon : « En se souvenant de quelque chose, on se souvient de soi [16]. » Mariko apporte chez madame Kim le journal de sa mère afin qu’elle le traduise. Ce récit autobiographique s’avère un « document précieux pour l’histoire des Coréens » (TM, 113) au Japon. Une note écrite à la hâte le jour de la disparition de la mère vient cependant compliquer l’origine de Mariko : elle est la fille de monsieur Tsubame, un prêtre étranger. D’une certaine façon, Mariko ne retrouve pas sa mère puisque le journal ne parle pas de l’intime et du privé ; il rend le contexte sociopolitique qui amène la mort de la mère. Néanmoins, forte de cette mémoire, Mariko peut revoir sa mère, son oncle, la colline et les campanules. Les fleurs de campanules, déposées sur la tombe de Kenji, établissent un lien entre la mère et le mari perdus, la tombe du mari devenant indirectement celle de la mère ; c’est aux deux êtres chers qu’elle pense en se rendant au cimetière. À cet égard, rappelons que si la mère a donné naissance à Yonhi, c’est Kenji qui lui a accordé une légitimité, une naissance sociale. En ce sens, ils sont inséparables. La seule confidente de Mariko meurt peu de temps après la traduction du manuscrit brûlé par Mariko. Cette destruction du témoignage de la mère, de ses traces, oblitère la filiation maternelle de Yukio à ses enfants, mais elle est aussi l’accomplissement d’un deuil privé, voilé pour Mariko : « Adieu, maman ! ». Le secret de l’origine de Mariko demeure donc entier.

Dans Wasurenagusa, Kenji raconte le cheminement intérieur qui l’a amené à s’éloigner des apparences. Lorsqu’il arrive à se libérer des attentes de ses parents, il peut s’accomplir. Son amour pour Mariko et Yukio lui donne le courage de rompre, ce qui le sauve de la solitude et de la dépression : « J’avais besoin d’une motivation déterminante pour quitter l’endroit où je ne me sentais jamais à l’aise. » (WS, 89) Dans ce roman, Mariko devine intuitivement, pour elle et Kenji, une vérité non encore dévoilée : « [Sono] m’a parlé comme si elle était ta vraie mère. Elle m’a rappelé le prêtre étranger de l’orphelinat, qui se comportait comme s’il était mon vrai père. » (WS, 99) Lorsque Kenji apprend qu’il est le fils naturel de sa nurse Sono et qu’il a été adopté secrètement, il se tait. Sa confidence n’est toutefois qu’intérieure : « Je me dis “Mariko, je suis aussi d’origine douteuse”. » (WS, 123) Il comprend enfin son malaise au sein de sa famille adoptive, la mésentente de ses parents, son affection pour Sono. Toute sa vie prend une autre allure. Le seul réconfort de Kenji est de sentir la chaleur de la peau de Mariko « se propager en lui » (WS, 123). Pudeur, peur d’alourdir le fardeau de Mariko, colère, aucune explication n’est donnée pour son silence. Incapables de partager leur trouble intérieur, Kenji et Mariko sont pourtant des miroirs saisissants l’un de l’autre.

Cette loi du silence semble la règle ; Mariko, la mère, le prêtre étranger, monsieur Horibe, Yukiko, Yukio et Kenji choisissent le silence devant une vérité qui fait mal. Comment expliquer ce silence obligé ? S’agit-il de légitime défense devant une vérité inavouable, d’un rempart contre la mort ou de bonté et d’amour envers l’être qui pourrait se désagréger devant une dure vérité ? Ou encore est-ce de la peur, du désespoir, de la facilité, voire une nécessité sociale ? La levée du secret est tardive ; elle porte à conséquence et se fait dans l’urgence. Yukiko, Mariko et la mère de Yonhi meurent après avoir livré leurs confidences ; madame Kim décède quelque temps après avoir traduit le journal de la mère de Mariko. Pourquoi ce lien entre la mort et la mise à nu de soi ? Est-ce que la parole tuerait ?

Vers le dire arraché

Dans chacun de ces romans, le dire est difficile, souvent impossible. Les êtres empêchés que sont les narrateurs n’arrivent que difficilement à prendre à témoin leurs proches. Leur incapacité à vivre l’oubli, la pérennité de leur douleur et de leur mal de vivre ne peuvent être jugés et jaugés qu’au seul tribunal de leur conscience, malgré une sérénité paisible, acquise lentement, et l’image de force, de dévouement et d’amour qui leur sert de masque. Se laisser aller au dire signifierait se fragiliser, se dessaisir de leur calme apparent et digne, pire, entraîner peut-être les êtres aimés dans leur propre désarroi : « On ne transmet souvent que son désespoir à transmettre [17]. » S’agirait-il d’une question d’honneur ?

Dans Wasurenagusa, malgré l’intuition de Mariko, Kenji n’arrive pas à se confier à sa femme. L’audace qu’il a mise à s’inventer une vie, à poser des gestes hors normes, à atteindre l’amour formateur et libérateur, n’est pas sans culpabilité, sans un sentiment d’avoir manqué à ses devoirs d’héritier. C’est un récit en apparence anodin — un ami lui dit avoir vu le mot « wasurenagusa » sur une tombe, un choix peu commun (WS, 107) — qui l’amène au temple S où il rencontre un ami d’enfance. C’est là qu’il découvre la vérité au sujet de sa naissance. Loin de blâmer ses parents adoptifs, il comprend alors qu’eux aussi étaient victimes de la conformité et des apparences. Serait-il également, sans doute malgré lui, encore prisonnier de la tradition ? C’est en « reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent [18] ». Le passage vers le dire ferait place à un recommencement, à une nouvelle naissance, allégerait son fardeau comme celui de Mariko et de son fils. À ce moment-là, en 1979, Kenji renonce au dire et se maintient digne et silencieux.

Dans Tsubame, l’attitude de Mariko est de même nature. Il lui a fallu un événement extérieur pour qu’elle pose à nouveau des questions sur sa naissance. L’aveu de son origine à une inconnue rappelle qu’il ne peut y avoir de rencontre entre son histoire personnelle et la trame sociale ; il n’y a que dissociation. Aucune place, ou si peu, n’est créée dans la société japonaise pour les Coréens. Mariko ne voit pas de déplacement, de passage, de point d’appui. Elle se tait donc et réduit en cendres l’histoire maternelle dont elle pourrait s’enorgueillir mais qui n’est, dans le contexte où elle vit, qu’un fardeau inavouable. Elle ne peut non plus révéler à son fils qu’il a connu son grand-père, monsieur Tsubame, dont il se souvient. Comment pourrait-elle alors continuer de cacher son nom et son origine ? Le risque de la marginalisation tardive des siens est trop grand. Mariko n’ose dévoiler sa double origine étrangère ; elle aurait l’impression de voler son fils et sa famille, de les priver de leur place, de leur être. Le dire inabouti est ici impuissance, du moins Mariko en est persuadée. Elle met fin à une partie de l’histoire familiale, mais règle-t-elle quelque chose ou ne fait-elle que différer une fois de plus un besoin de connaître et d’interpréter son passé et sa lignée ? Elle n’imagine pas ou refuse d’admettre que Yukio est un homme inquiet qui cherche à connaître son histoire. Peut-être aussi Mariko veut-elle libérer sa famille ? Chez les taoïstes, le feu libère du conditionnement humain [19] ; la discrimination toujours vivante n’est-elle pas conditionnée ? Son silence se placerait alors à la croisée des chemins, là où des choix semblent possibles. Veut-elle ainsi choisir une identité privée, en dehors des normes établies quant à l’appartenance ou non à la société japonaise ? Entend-elle ainsi prendre son destin en main ? En 1982, elle ne sait que garder le silence et ses motivations restent secrètes.

Le deuxième tome, Hamaguri, se déroule légèrement avant le premier. En 1995, Mariko, très malade, entend bien mourir sans divulguer son secret. Néanmoins, volontairement peut-être, c’est elle qui demande pourquoi la dernière des enfants se nomme Tsubaki. Est-ce sa façon indirecte d’inviter Yukio à poser à nouveau la question de l’identité du père ? L’interrogation à propos de Tsubaki devient une lente préparation à la vérité ; ces mots anodins, voire inutiles, permettent l’ajustement des émotions et des affectivités. Après la question initiale, c’est de façon détournée qu’ils arrivent au nom du père : Yukio parle de son amour de jeunesse, Yukiko, et montre à sa mère des photos vieillies. Quand son passé est mentionné, il redevient l’enfant malheureux, celui qui veut connaître sa demi-soeur et son père, l’enfant souffrant de la conformité de ses parents. Shizuko, sa femme, lui dévoile la vérité en regardant les photos, laissées sous ses yeux pour qu’elle les interprète. Elle devient alors une médiatrice entre la mère et le fils, celle qui brise les dernières résistances. Mariko meurt en tenant les photos, et si une autre preuve est nécessaire, elle tient dans une main le vieux coquillage d’hamaguri que, enfants, Yukio et Yukiko avaient scellé après avoir écrit en son creux leurs deux noms. Mariko désavoue enfin le père de Yukio qui insistait pour conserver le secret. Le coquillage d’hamaguri, conservé durant des décennies, indique que Mariko n’avait jamais renoncé à révéler à son fils ses liens paternels. Il lui fallait trouver le moment opportun, la force, le courage peut-être, de transgresser le non-dit. Son geste ultime est-il une demande de pardon et de rédemption, ou plus simplement la confirmation d’une vérité dévoilée par autrui ? Elle ne résiste plus et tend à Yukio le fil d’une de ses lignées. Dans un dernier effort, elle crée pour lui des questions orientées non pas seulement vers le passé, mais aussi vers l’avenir. Elle succombe à la suite de cet acte de vérité et d’ouverture. Même si le dire a été arraché in extremis, il y a eu dire et commencement.

Dans Tsubaki, la lettre de Yukiko est aussi un dire arraché par le petit-fils qui ne cesse d’interroger sa grand-mère. Comme Namiko, il est dérangé par le silence de sa grand-mère qui refuse de parler de son passé au Japon, et qui surtout ne veut pas être identifiée comme survivante de Nagasaki. Ce petit-fils, loquace et curieux, la questionne et exige d’elle des réponses ; il veut, entre autres, connaître son opinion sur la guerre. La lettre de Yukiko est une réponse inattendue aux questions du petit-fils : « Je m’oblige maintenant à ne plus fuir » (TS, 107), écrit-elle. La lettre s’avère un testament éthique ; Yukiko cesse de se trahir, de trahir sa fille et son petit-fils. C’est une reconquête de son authenticité et de sa lucidité. Elle se retrouve sous la véhémence de son désespoir, à seize ans. Elle se dénoue et se fait humble, tout en soulignant la complexité du mal qui, indirectement, peut aussi être porteur du bien : « [S]ans mon crime, il [le petit-fils] n’existerait pas, ni toi [Namiko] non plus. » (TS, 107) La vie de Yukiko n’a donc pas été entièrement perdue. Devant la vérité et sa propre clairvoyance, Yukiko doit réparer sa faute. Elle se suicide, mais cette mort marque un recommencement pour Namiko et son fils. En ce sens, le mystère demeure ; des indices sont laissés dans l’ombre, dont la lettre destinée à Yukio. Peut-être n’y a t-il qu’un seul point tournant : la découverte que Yukio est le demi-frère de Yukiko dont la confession finit par le récit d’un rêve où apparaît le visage de Yukio. Cette réunion déplace l’accent vers la relation au demi-frère ; conséquemment, le meurtre, lui, se retrouve à l’arrière-scène.

Le temps écoulé et le changement de valeurs entraînent des confidences longtemps retenues. Bien que les révélations ne soient pas spontanées, elles renouvellent le lien de filiation. D’une part, l’écriture de Shimazaki met en doute, du point de vue familial, national et ethnique, les liens séculaires et figés du sang et du sol, qui sous-tendent le mal intime et le mal collectif ; d’autre part, les confidences font qu’on insiste sur une filiation choisie ouvertement, notamment l’adoption de Yukio par Kenji. Celui-ci a choisi de se forger une famille à sa mesure. Les liens filiaux rappellent avec force que le privé est politique. Aucun personnage ne peut revoir son histoire en dehors du contexte sociopolitique. Chaque génération subit et agit. Le dire, même arraché, fait de la suite des générations « un enchaînement issu de l’entrecroisement entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de nouvelles possibilités [20] ». Plusieurs indices, dont la ressemblance entre Kenji et le bonze du temple, l’amant russe de Sono, la lettre de Yukiko à Yukio et le rôle des dernières générations, sont encore à examiner. L’auteure tient son récit en suspens et fait jouer l’incertitude de nouvelles strates [21].

Ce dire retenu, en contre-jour, arraché, est-il oriental ? En quoi le rapport au réel et à l’imaginaire est-il autre ? La culture japonaise représentée est-elle localisée ou ressort-elle aussi à l’universel ? Aki Shimazaki adopte-t-elle la posture que l’on réclame d’elle ?

Aki Shimazaki, auteure migrante québécoise, n’insiste pas sur l’expérience du déracinement, du croisement des cultures. Elle parle de l’exil intérieur, des blessures identitaires, du refus de l’invention, du conformisme et du racisme. Ses personnages sont soit englués dans la tradition et les apparences, soit capables d’invention, malgré sa lenteur. La conjonction de la mémoire et du dire est une question de temps, de passage et de lieu. Il faut pouvoir se déplacer en soi pour arriver à dire et ainsi se débarrasser des convenances et de l’étiquette. La parole peut alors advenir et se faire ouverture. Toutefois, cette reconnaissance de traces mnésiques, souvent douloureuses, et le travail de rapprochement entre le désir du dire et la capacité à l’énoncer découlent d’un processus lent, parfois indirect, voire impossible ; c’est toujours un combat contre le convenu. Or, le conformisme ne connaît pas de frontières. En ce sens, l’écriture de Shimazaki relève de l’universel. Pour reprendre l’expression d’Abel, la plupart des écrivains n’écrivent-ils pas des deux bords [22] ?