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De tous les objets qui composaient le monde de mon enfance, le téléphone était le seul qui ne nous appartenait pas. Cette location, bien plus que sa sonnerie ou la voix de mon père qui en sortait quelquefois, l’entourait d’un mystérieux aura. Je l’observais avec une curiosité mêlée de crainte : l’extérieur, par lui, pénétrait au sein même de notre maison. L’article défini accolé au mot dictionnaire (« le » dictionnaire) est porteur d’une semblable antinomie : il connote à la fois la familiarité de l’objet et le respect un peu puéril, scolaire, dû à une tradition et à une norme forcément extérieures. Le dictionnaire serait ainsi une métonymie de ce que Sylvie Pierron a appelé « ma langue à toi [1] ». On peut acheter un dictionnaire, mais pas son contenu. Le dictionnaire est, de plus, de ce côté de l’Atlantique, doublement étranger. L’enfant que j’étais était d’ailleurs tout aussi fasciné par le dictionnaire. Voisin du café froid et des piles de dossiers, le dictionnaire de l’adulte est un prince déchu. Il suffit toutefois de l’ouvrir au hasard, d’y plonger le regard — « épisome », « latanier », « lipase », « recors » — pour retrouver le dictionnaire de son enfance qui n’était pas un livre, mais le monde, saisi dans son extraordinaire foisonnement, dans son inépuisable richesse.

N’est-ce pas cet enchantement perdu qu’a cherché à retrouver Rober Racine en élaborant son démesuré « Terrain du dictionnaire A/Z » (l’artiste a découpé les mots du dictionnaire, les a collés sur de petits cartons puis disposés verticalement sur le sol, créant ainsi un étonnant jardin de mots) ? C’est par une description des oeuvres « lexicomane[s] » (8) de Rober Racine que s’ouvre le collectif dirigé par Gerardo Acerenza, Dictionnaires français et littératures québécoise et canadienne-française. Il ne faut pas hésiter à franchir l’obstacle que constitue le paratexte du livre (titre peu engageant, couverture à l’avenant, introduction sommaire ressemblant à un appel de colloque), car, bien qu’il n’ait ni l’ambition ni la ferveur amoureuse de Rober Racine pour son sujet, ce collectif réussit à peindre la relation tumultueuse entre la littérature et le dictionnaire. Les meilleurs textes sont en effet ceux qui rendent compte de la fascination et du malaise provoqués par le dictionnaire.

La fascination est liée à l’enfance et au récit d’apprentissage. La buse et l’araignée (1988), le roman de Jean-Yves Soucy étudié par Jacqueline Chammas (« Le dictionnaire, vade-mecum vers l’inceste ») décrit l’envoûtement maléfique d’une fillette, Sophie, par le dictionnaire. Le récit d’apprentissage, le titre de Chammas en témoigne, est parodié par Soucy dont l’héroïne utilise le dictionnaire pour s’encrapuler : « Les mots du sexe, éjaculation, sodomie, fellation, cunnilingus, fornication, je les connais, et ceux qui me manquaient, je les ai débusqués dans le dictionnaire [2]. » Le dictionnaire donne d’ailleurs la clef du titre de Soucy : « On appelle buse une personne sotte et ignorante. C’est injuste pour ces oiseaux qui sont intelligents, rusés et, en plus, d’une grande beauté [3]. » Chammas montre l’importance de cette double définition qui rend compte des rapports dangereux du savoir et de l’immaturité : « Forte de ses encyclopédies et de ses dictionnaires dont elle tire sa fierté — mais en même temps sa damnation —, Sophie est passée à côté de cet état d’équilibre qui lui aurait assuré l’amour de sa mère et l’ouverture au monde. » (63)

Les dangers d’un savoir puéril se retrouvent également au centre des deux autres récits d’apprentissage analysés dans ce collectif : Emmanuelle Sauvage montre que la lecture transforme la jeune héroïne du roman La petite fille qui aimait trop les allumettes (2000) en « folle ingénue » (70) tandis qu’Emir Delic décortique le culte du dictionnaire de Pierre-Paul (le héros de la pièce de théâtre French Town (2000) de Michel Ouellette) et l’aliénation que ce type d’ouvrage provoque.

Les rapports de la littérature et du dictionnaire sont directement thématisés dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, car Alice, son héroïne, « emploie le mot “dictionnaire” comme un terme générique qui désigne toutes sortes d’ouvrages, tous genres confondus » (69). Inversement, « [l]es livres remplissent chez elle les multiples fonctions des dictionnaires » (83). Si le dictionnaire est une métonymie de la littérature, son emploi traduit-il un questionnement sur la « valeur » cognitive de la littérature ? La « lexicomanie », selon Chammas, serait en effet voisine du « bovarysme ».

Si la langue est « maternelle », le dictionnaire, dans ces trois textes, est « paternel », car il remplace les pères ratés des héros et héroïnes. La pièce de Ouellette montre toutefois l’aliénation qui résulte de cette paternité : Pierre-Paul, en s’enfermant dans le monde ordonné et illusoire du dictionnaire, se coupe de sa famille, de son passé et finit par se suicider.

La fascination, on le voit, n’exclut pas le malaise qui s’exprime plus ouvertement dans une série de textes mettant en scène les rapports difficiles de la littérature avec la norme linguistique imposée par le dictionnaire. L’ironie du titre « French Town » (redoublée par le fait que ce village ontarien a été détruit) indique assez le rôle que joue l’anglicisation dans ce malaise. Le rapport au dictionnaire s’exprime avec passion dans les oeuvres des auteurs acadiens dont traitent François Paré et Gerardo Aceranza. Paré montre que le recueil de poèmes Acadie Rock de Guy Arsenault, publié en 1973, s’oppose farouchement à la norme linguistique en mettant de l’avant « deux politiques formelles d’une importance capitale : celle de la mixité linguistique et celle de l’incantation orale » (104) que le poète associe à la modernité. La romancière France Daigle hérite avec ambivalence de la langue hybride qu’est le chiac et partage son malaise avec les héros de son cycle romanesque, Terry et Carmen, notamment par la thématisation du dictionnaire. Terry, en effet, décidé à améliorer sa connaissance du français, achète non pas le dictionnaire mais une série de dictionnaires [4]. Cette multiplication des dictionnaires, et l’emploi presque exclusif des dictionnaires bilingues anglais/français évoque, selon Acerenza, l’aliénation des personnages.

Ce malaise s’exprime de façon plus feutrée, me semble-t-il, dans les textes consacrés à la littérature québécoise. Lise Gauvin montre, par exemple, les rapports ambivalents de Michel Tremblay et de Francine Noël au dictionnaire, mais celui-ci, dans leurs oeuvres, demeure un motif qui semble somme toute secondaire.

Le collectif comprend également une étude d’Aline Francoeur à propos de la maigre part dévolue à la littérature québécoise dans Le petit Robert et deux textes portant sur la place des langues régionales (régionalismes et prononciations non standard) dans les dictionnaires. Le livre se termine avec des témoignages d’écrivains abordant leur rapport au dictionnaire. Marco Micone et Daniel Gagnon signent chacun un texte et Sylvie Pierron (qui me pardonnera, je l’espère, le vol de son titre), par le biais d’entretiens avec une dizaine d’auteurs, réfléchit sur les rapports des écrivains au dictionnaire et à la langue dans leur pratique. Le texte de Pierron décrit l’affaiblissement, chez les écrivains contemporains, de la « logique du “Eux-Nous” héritée de l’imaginaire de la langue française, de la guerre des langues issues des dominations impérialistes » (266).

L’oeuvre de France Daigle, on l’a vu, pose thématiquement la question : « le » dictionnaire n’a-t-il pas fait place « aux dictionnaires » ? On pense ici non seulement aux dictionnaires régionaux, aux différents types de dictionnaire (dictionnaire des synonymes, dictionnaire visuel, etc.), mais surtout aux dictionnaires étrangers ou bilingues.

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Les langues nationales n’existent évidemment pas en vase clos. Elles peuvent se partager, c’est-à-dire se traduire comme en témoigne le collectif Le métier du double. Portraits de traductrices et traducteurs littéraires dirigé par Agnès Whitfield [5]. J’ai ouvert ce livre assez bien disposé : par la collection, « Nouvelles études québécoises », qui a publié d’excellents essais ; par le sujet, assez original me semble-t-il, et par l’ampleur du projet : treize portraits de la vie et de l’oeuvre des principales figures ayant « marqué l’histoire de la traduction littéraire de l’anglais au français » au Canada. Déjà original et ambitieux, ce projet s’inscrit de plus dans une enquête pancanadienne sur le métier de traducteur (un ouvrage parallèle traite de la traduction du français vers l’anglais [6]). On comprendra que la modestie de l’objectif du collectif énoncé par Whitfield en introduction — contribuer « à mettre en lumière un tant soit peu le travail de ces traducteurs et à susciter de plus amples recherches » (27) — passe d’abord pour un procédé rhétorique. Au terme de la lecture de l’ouvrage, on s’aperçoit toutefois qu’il décrit en fait très bien sa portée.

Les textes du collectif sont en effet des portraits qui s’appuient sur des entrevues. La lecture de l’ouvrage est agréable et instructive et il ne fait nul doute que les auteur(e)s du livre, par la somme des informations qu’ils ont amassées, par leur érudition et par la connaissance de leur sujet, ont fait oeuvre utile. Le collectif a de plus le mérite de montrer l’importance et l’intérêt du métier de traducteur, trop souvent laissé dans l’ombre.

La succession des portraits finit toutefois, lors d’une lecture suivie, par être un peu lassante. Le problème habituel du collectif est son éparpillement : ici, au contraire, le projet semble avoir souffert d’une trop grande centralisation éditoriale… Whitfield, dans l’introduction, fait en effet l’inventaire des « indications précises » (27) données aux collaboratrices et aux collaborateurs. Ces indications forment en fait l’armature de ces textes et contribuent à leur donner un aspect répétitif. Le lecteur aura par exemple droit, dans chacun des textes, au long chapelet des prix que se sont mérités les traductrices et traducteurs.

L’un des buts de ces portraits est également d’avoir voulu rendre hommage aux spécialistes de la traduction. L’objectif est louable, mais les accumulations de superlatifs finissent par donner au collectif un caractère emphatique. La profession, de même, est magnifiée. Certes, il convient de souligner l’extraordinaire ouverture à l’autre des traductrices et traducteurs, mais il n’était pas nécessaire d’exagérer la distance des deux solitudes pour les transformer en héroïques marginaux.

Ce présupposé finit d’ailleurs, par un effet d’accumulation, par donner une curieuse couleur politique au recueil. Il se dégage de ces textes l’image (pas très neuve) d’un Québec fermé à l’autre et un portrait peu nuancé du nationalisme québécois. De même, l’impérialisme culturel de la France est la bête noire et velue de l’ensemble de ces textes : le traducteur et romancier Daniel Poliquin, dans une entrevue, évoque ainsi « avec émotion » les occasions où des lecteurs québécois lui ont serré la main, des larmes aux yeux, le remerciant d’avoir traduit, ici, Kerouac. La question est bien sûr intéressante, mais elle aurait gagné à être nuancée. Il conviendrait, par exemple, de mieux rendre compte du petit lectorat chez les francophones, mais également, on peut le supposer, du bilinguisme de ce lectorat pour expliquer la rareté des traductions et l’importance du marché français (largement monolingue) pour celles-ci. Il faut prendre garde également de ne pas faire de la traduction l’unique baromètre des échanges interculturels (et l’unique thermomètre de la frilosité culturelle !) puisque beaucoup de ces échanges se font, chez les francophones du moins, par un accès direct à la culture de langue anglaise.

Le principal défaut de ce collectif est toutefois que la description, dans la majorité des textes, prime sur l’analyse et sur la réflexion. De nombreux portraits pourraient prendre place, sans trop d’aménagements, dans une revue non savante comme L’Actualité. Le texte de Pierron, que j’ai évoqué plus haut, montre ce que peut gagner une entrevue d’une réflexion théorique préalable. Accorder une plus grande place à la théorie de la traduction aurait sans doute permis d’alimenter davantage les réflexions des traductrices et des traducteurs dans leurs entrevues qui ne vont jamais très loin. Les textes du collectif qui ressortent (ceux de Nicole Côté et de François Paré, notamment) sont justement ceux qui vont au-delà du portrait pour nous faire réfléchir sur le « métier du double ».