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La duchesse de Langeais va nous manquer. La duchesse de Langeais est morte assassinée dans un parking, y’a deux semaines [1].

L’histoire de la dramaturgie gaie au Québec, masculine et féminine, est inséparable des mouvements politiques et identitaires qui ont traversé le pays. Le Refus global, la Révolution tranquille, la révolution sexuelle et le mouvement indépendantiste ont préparé le terrain pour l’émergence, dans les années 1960, d’un théâtre dans lequel on représente les premiers personnages homosexuels. Même si ces premiers portraits sont peu flatteurs — dans Au retour des oies blanches [2], par exemple, l’homosexualité est symptomatique de la décadence de la classe bourgeoise —, ils ont le mérite de franchir un tabou social et de précipiter chez d’autres dramaturges une prise de conscience politique et identitaire. En effet, dans les années 1970, sous la plume de Michel Tremblay, le personnage homosexuel « sort du placard » et revendique un espace public représenté par « la Main », soit le boulevard Saint-Laurent à Montréal. Dans le cycle d’Hosanna, « la Main » correspond à un espace liminaire qui abrite une communauté marginale naissante, avec son quartier, son patois et ses moeurs. Véritable « hétérotopie », pour employer ce mot de Michel Foucault désignant ces « lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables [3] », « la Main » est un « entre-deux », un lieu de transition, de transgression et de transmission.

Dans Nation and Narration, Homi Bhabha associe l’entre-deux à un espace de négociation identitaire et culturelle [4]. Comme on le verra dans cet article, la représentation du travestisme dans le théâtre de Michel Tremblay ouvre une réflexion sur cet espace non seulement comme lieu de négociation, mais aussi comme investissement identitaire et affectif, en ajoutant à l’entre-deux spatial une dimension corporelle qui tient compte de l’affectivité, de la sexualité et de la spiritualité. La négociation identitaire s’effectue aussi sur le plan corporel et s’exprime souvent par l’idée d’un manque ou d’une inauthenticité. Dans Damnée Manon, Sacrée Sandra, par exemple, Sandra observe que « des fois en se réveillant […] on sent comme un creux dans l’estomac [5] ». Le creux ressenti par Sandra peut en effet exprimer la faim identitaire de toute une nation, mais trop souvent, cette lecture a été réductrice et homophobe. De telles perspectives ont conduit à l’effacement du travesti au coeur de la figure identitaire. Or, le « creux » de Sandra, la faim qu’elle ressent, situe le corps au centre de son questionnement identitaire. Plus exactement, ce vide intérieur pointe du doigt une organisation corporelle qui met en relief un dedans et un dehors dont la frontière est assurée par la peau.

Comme l’explique Didier Anzieu dans Le Moi-peau, cet organe est sans contredit celui qui est le plus impliqué dans la formation identitaire chez l’être humain. La peau comporte en fait deux « dermes » : une couche organique, qui correspond à la peau réelle, et une couche imaginaire, qui participe à l’image que l’on se fait de son corps. Cette image n’est pas uniquement visuelle ; au contraire, elle dérive aussi des pulsions, des perceptions et des affects vécus par l’individu. Anzieu précise :

L’instauration du Moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien-être de base. […] Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps [6].

Chez Tremblay, l’entre-deux social est représenté, sur le plan collectif, par l’espace de « la Main ». Toutefois, sur le plan individuel, c’est la peau qui détient cette fonction. Notons au passage que dans les pièces où le travesti se livre, voire se dénude, Tremblay emploie largement le monologue, à savoir ce mode intimiste du discours par lequel le personnage extériorise ses pensées et ses sentiments intérieurs. Chez le dramaturge, la peau du travesti est un tissu de désir, c’est la pellicule du rêve d’un Moi authentique. Dans le présent article, je me limiterai à trois manifestations de cette peau : l’enveloppe de maquillage, l’enveloppe olfactive et l’enveloppe textile. Ce faisant, j’analyserai la tension que Tremblay met en place entre la peau organique et la peau psychique. Cette tension est au coeur des interrogations menées par le dramaturge sur l’identité gaie masculine et, plus particulièrement, sur l’identité du travesti.

Le signe travesti

Avant de développer la notion du tissu de désir, il est important de comprendre les enjeux critiques et théoriques au regard du travestissement et plus exactement de sa représentation dans le théâtre québécois. Sans vouloir établir une typologie ou une hiérarchie, il faut tout de même circonscrire les technologies sociales à l’oeuvre dans la construction d’une identité sexuée, car trop souvent on a tendance à confondre les différents types d’identification. Sans que les frontières entre les différentes possibilités soient étanches — la peau étant une membrane poreuse selon Anzieu —, rappelons tout de même les catégories suivantes :

  • le travesti : il s’habille régulièrement ou occasionnellement dans les vêtements du sexe opposé et adopte les comportements qui lui sont habituellement associés, souvent dans un cadre parodique ou spectaculaire ;

  • le transgenre : il s’habille dans les vêtements du sexe opposé et adopte les comportements qui lui sont habituellement associés ; à la différence du travesti, il le fait dans un cadre quotidien. Le but n’est alors pas de parodier, mais d’adopter les signes du sexe opposé ;

  • le transsexuel : il vit un sentiment de rupture entre le sexe biologique et l’identité sexuelle, et entame des procédures pour faire correspondre ces deux dimensions de son identité : pour certains, l’hormonothérapie est suffisante, pour d’autres, le processus comprend aussi des interventions chirurgicales destinées à transformer le corps. Du point de vue physique, c’est l’idée d’une intervention pratiquée sur le corps qui distingue le travesti et le transgenre du transsexuel ;

  • l’intersexe : certaines personnes naissent avec les organes génitaux des deux sexes ; jusqu’à récemment, la tendance était d’imposer une identité sexuelle en choisissant dès la naissance le sexe biologique de l’enfant. Aujourd’hui, les personnes intersexuées revendiquent la possibilité d’attendre l’émergence d’une identité sexuelle avant de choisir un sexe biologique.

Chez Tremblay, il est clair que le questionnement identitaire est mené par des travestis. Même si le dramaturge affirme ne jamais avoir connu de travesti avant d’entreprendre l’écriture d’Hosanna [7], il en fait la figure de toute son interrogation autour de l’identité. Il faut le comprendre dans un sens large : Tremblay se penche autant sur l’identité sexuelle, que sur l’identité nationale, familiale et artistique, c’est-à-dire, celle d’être un écrivain ou un acteur [8]. De la même façon que les travestis ont mené la lutte pour l’affirmation politique et sociale des gais lors du célèbre soulèvement de Stonewall en 1971, le travesti de « la Main », chez Tremblay, inaugure les questionnements identitaires intimistes qui caractériseront une bonne partie du théâtre des années 1980 [9]. Qu’en est-il toutefois d’une identité homosexuelle et plus spécifiquement travestie ?

Les premiers travestissements sont politiques. Robert Schwartzwald détaille de manière précise l’émergence d’un discours sur le sujet-nation en rapport avec la « surabondance [10] » — le mot est d’Hubert Aquin — de personnages homosexuels dans la littérature québécoise. C’est Gilles Thérien, toutefois, qui formule de manière directe ce lien en se demandant si, au Québec, le réseau symbolique homosexuel ne pose pas la question de l’identité en général. Selon Schwartzwald :

[l]’homosexualité sera pour Thérien une espèce d’outil heuristique pour prendre la mesure du progrès cognitif et identitaire réalisé par une communauté. L’homosexualité se trouve alors exclue du terrain de la construction sociale lui-même, positionnée comme pré-discursive, un peu à la manière du féminin kristévien qui aura une fonction sémiologique pré-linguistique analogue [11].

Le critique dénonce l’emploi de l’homosexuel comme figure du sujet-nation dont l’identité est considérée comme ratée ou, du moins, fortement hypothéquée. Le travesti, cette sous-catégorie à l’intérieur de l’identité homosexuelle — nous reviendrons sur ce point ultérieurement —, serait considéré comme doublement « raté » dans la mesure où il serait aussi symptomatique d’une inauthenticité sur le plan identitaire. C’est dans cette optique, par exemple, que le personnage d’Hosanna a souvent été interprété :

Espace dévasté : espace travesti. On voit, dans cette métaphore spatiale, combien le motif du travestissement, dans Hosanna, ne donne pas prise au seul drame individuel, mais qu’il développe aussi la scène d’une société écartelée, lancée sur la voie de son anéantissement. Hosanna s’anéantit dans le désir de Cuirette comme le Québec perd son âme dans le rituel capitaliste de la consommation (et de la production) de masse [12].

Yves Jubinville ajoute à l’argument politique colonialiste une dimension économique. Entre cette image dévalorisée du travesti et la banqueroute identitaire, il n’y aurait qu’un pas à faire ! C’est pourtant Hosanna qui fait vivre Cuirette : « Tu veux savoir que c’est que chus ? Ben chus l’homme d’la maison, Cuirette ! L’homme d’la maison. » (HO, 47) De plus, le travesti reconnaît et sait apprécier l’authentique, surtout sur le plan affectif : « J’ai trouvé quelqu’un de vraiment heureux à regarder vivre sa petite vie heureuse de souris heureuse au milieu du décor de mon enfance heureuse. Pis ça me rassure. Sur tout » (DS, 63), affirme Sandra.

Les raisons qui amènent un individu à adopter les attributs extérieurs du sexe opposé sont nombreuses : économiques, professionnelles, affectives, spirituelles et identitaires, entre autres. Toutefois, dans la représentation que Tremblay en fait, le travestissement s’opère sous le double signe de l’affectif et de l’identitaire. Plus exactement, il s’agit d’une identification forte au féminin, exprimée de manière la plus radicale sans doute par le personnage de Sandra : « Les cent autres visages de femme que j’ai composés, que j’ai créés moé-même me ressemblent plus que ce qui reste de moé en-dessous. (Silence.) Ça sert à rien d’essayer de me retrouver. J’existe pus. » (DS, 54)

Cet argument atteint son paroxysme dans Hosanna quand la duchesse de Langeais suggère de s’habiller « toute la gang en hommes pour se faire peur une fois pour toutes » (HO, 52). L’humour incisif de la Duchesse cache tout de même une vérité : pour les travestis de « la Main », c’est le fait de s’habiller en homme qui constitue le véritable travestissement.

Le travesti n’est pourtant pas une femme, même si, à travers le paradoxe de son être, il subit le même sort qu’elle [13]. De fait, en s’appropriant les codes vestimentaire, gestuel et langagier du sexe opposé, il remet en question la notion même de catégorie sexuelle. Cette interrogation est figurée de manière éloquente par Hosanna dans le décalage qu’elle ressent entre son corps et son identité : « As-tu déjà vu ça, une femme pisser deboute ? […] Elizabeth Taylor, deboute, de profil, avec une quéquette, qui pisse… » (HO, 34) Pour Esther Newton, ce décalage effectue une tension exprimée par la figure du chiasme, où sont opposés les termes d’intérieur et d’extérieur. Plus précisément, le travestissement masculin opère une inversion opposant un extérieur féminin dont l’intérieur (le corps) est masculin à un extérieur masculin (le corps) qui recèle une « sensibilité » féminine intérieure [14]. Cet entrecroisement est significatif à plusieurs égards. Dans un premier temps, il permet d’interroger les notions de sexe et de sociosexuation. Si, comme l’affirme Teresa De Lauretis, « le système sociosexuel est à la fois une construction socioculturelle et un appareil sémiotique [… qui] confèrent un sens aux individus à l’intérieur d’une société [15] », le travesti est un habile metteur en scène qui prend pour son théâtre non seulement son corps, mais aussi le système sociosexuel. Dans un deuxième temps, en associant la figure du chiasme au corps, Newton oblige à considérer l’identité telle que vécue par le travesti. Même si ce vécu demeure essentialiste chez l’ethnologue, il met fin à un processus de travestissement du signe dans la mesure où il nous contraint à penser l’entrecroisement — l’entre-deux dirait Bhabha — en termes du corps travesti et non pas en fonction de ses métaphores. Ce rappel à l’ordre est important. Comme l’affirme Ki Namaste, trop souvent on regarde « à travers le travesti afin de comprendre la nature construite de la sexuation [16] ». Au Québec, et surtout à l’égard de la dramaturgie de Tremblay, le travesti est souvent compris comme le symbole ou la métaphore d’autre chose. Appuyée certainement par les déclarations de Tremblay concernant l’identité nationale [17], cette vision métaphorique a donné lieu à toute une série de travestissements identitaires et politiques qui ont eu pour effet l’effacement du corps représenté dans la dramaturgie de l’écrivain.

Chez Tremblay, l’homme qui s’habille en femme subit, comme l’observe Lucie Robert, « la même loi patriarcale que les femmes [18] ». Pour Hosanna comme pour Sandra, cela se traduit sur le plan sexuel par l’adoption du rôle passif. De fait, Cuirette lui lance : « En quatre ans, t’as pas faite un seul geste d’homme au lit, ma chérie, pas un seul ! Tu vis comme une femme, pis tu fourres comme une femme ! » (HO, 48) L’affirmation de Cuirette suggère une faiblesse ou un manque de virilité chez son partenaire. C’est parce que Cuirette, conformément à la lecture socio-politico-économique, aborde le travestissement telle une mascarade. Le problème dans cette façon de comprendre le phénomène, c’est qu’elle fonctionne par sédimentation sémiotique, c’est-à-dire qu’elle empêche de considérer l’échange réel entre l’affect et l’appropriation des codes associés au sexe opposé. Cette distinction est importante, car, pour Hosanna, il ne s’agit pas tout simplement de s’habiller en Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre. Au contraire, le fait de ressembler à la vedette américaine dans ce rôle active une importante dimension affective :

J’m’étais toujours contentée de regarder Elizabeth Taylor, jusqu’icitte ; j’m’étais jamais permis d’essayer d’y ressembler […] J’attendais d’être… digne ! Cibole ! […] Moé, Claude Lemieux, coiffeuse sur la Plaza Saint-Hubert, j’pensais d’être digne de ressembler à Elizabeth Taylor. (HO, 55)

Cette dimension affective est nourrie par une identification forte à la vie de la vedette. Hosanna voit dans le cheminement de « la vraie Elizabeth Taylor[,] [… celle] qui a commencé dans une vue de chien pis qui va finir comme la plus belle chienne du monde » (HO, 55), un parcours qui ressemble au sien. En revêtant la peau de l’actrice américaine dans le rôle de Cléopâtre, Hosanna exprime ce qu’elle ressent ; elle extériorise, sur la surface de son corps, un contenu psychique qu’elle porte déjà en elle. Notons au passage que le rêve du Moi chez Hosanna se concrétise à travers une image de la femme forte : d’abord sur le plan politique, Cléopâtre ayant été reine, et ensuite sur le plan économique et identitaire, Elizabeth Taylor étant l’emblème de la réussite professionnelle. Examinons maintenant de plus près les modalités de ces échanges, de ces rêves du Moi, à l’aide du concept du Moi-peau tel qu’il se manifeste à travers le maquillage, le parfum et le vêtement.

L’enveloppe du maquillage

Les cosmétiques ont une histoire très ancienne. Ils peuvent jouer un rôle spirituel — pensons à la peinture corporelle pratiquée par presque tous les peuples indigènes du monde — aussi bien qu’un rôle protecteur ou esthétique — le khôl, par exemple, en plus de mettre en valeur les yeux, devait les protéger du soleil, du vent et du sable. Plus souvent qu’autrement associé aux femmes, le maquillage a néanmoins servi à différentes époques comme un signe de hiérarchie sociale chez les hommes : poudres, crèmes et couleurs font partie des accoutrements de l’aristocratie. De toutes les époques et dans presque toutes les sociétés, les travestis, et jusqu’à récemment, les personnes qui s’identifieraient davantage au transgenre ont eu recours au maquillage pour mettre un visage sur leur identité.

Anzieu n’évoque pas la question du maquillage dans son étude du Moi-peau ; il est pourtant clair qu’il s’agit d’un élément essentiel dans la création d’un nouveau derme identitaire. Selon Le grand Robert, le verbe « maquiller » n’a pas de lien étymologique avec le mot « masque » comme on pourrait le croire ; il dérive plutôt du verbe moyen-néerlandais maken, qui veut dire « faire [19] ». Cette étymologie est tout à fait pertinente, car elle réfute l’idée du maquillage comme couche posée sur la peau organique et met davantage en valeur un sens performatif. On « fait » son visage, on le réalise, au lieu de tout simplement le porter.

Chez les travestis de Tremblay, ce performatif est parfois professionnel. La Duchesse, par exemple, énumère les rôles de son répertoire, rôles qu’elle a mis au point pour plaire et pour séduire : « Les hommes sont exigeants », dit elle, « pis on sait jamais c’qu’y peuvent nous demander ! C’est pour ça que j’ai toujours eu un “répertoire” ! » (DL, 83) Sandra, elle aussi, a déjà porté des « centaines » d’autres visages, parfois dans un esprit ludique ou professionnel et parfois pour des raisons plus sérieuses, par exemple lorsqu’elle se pointe à une visite d’appartement « déguisée en jeune secrétaire dactylo bien tranquille » (DS, 60) afin de pouvoir louer le logement qui la ramènerait au coeur du quartier qu’elle a habité jadis, lorsqu’elle était « petite et encore garçon » (DS, 38). Toutefois, à force de vivre les « étonnantes compositions » qu’elle confectionne, Sandra ressent un effacement identitaire de plus en plus prononcé :

J’ai l’honneur de déclarer officiellement qu’y reste pus aucune trace de l’homme que j’ai été. Rien ! J’ai eu beau chercher, fouiller, scruter… j’me sus pas trouvé. Mon visage à moé existe pus. Y’a complètement disparu sous les tonnes de maquillages que j’y ai faite subir, y’a disparu derrière les dizaines, les centaines d’autres visages que j’ai dessinés à sa place.

DS, 53-54

Il faut lire cet effacement en opposition à la découverte qu’Hosanna fait de sa peau organique et, par conséquent, de son identité masculine, quand, à la fin de la pièce, elle enlève son maquillage : « R’garde, Raymond ! Chus t’un homme ! » (HO, 69) Pour Sandra, toutefois, la révélation par la peau doit se faire autrement, car son visage d’homme, son identité de Michel [20], n’existe plus.

La seule chose qui lui reste de son identité masculine est sa verge : « [L]a seule chose que j’ai jamais déguisée, dit-elle,… eh oui, c’est ma queue. » (DS, 54) Jusqu’à maintenant, l’acte sexuel lui a permis de transcender le corps : « Quand chus pas en chasse, ou quand chus pas en train de fourrer, j’vis pas ! Le reste du temps c’est du remplissage. » (DS, 55) Le « remplissage » c’est l’ennui et l’attente. Le sexe, en revanche, est une sublimation : « [L]e cul est un grand rayon de miel débusqué, étalé au grand soleil et savouré dans l’éclat blanc du silence. » (DS, 55) Toutefois, depuis un certain moment déjà, même le sexe ne lui procure pas le sentiment de vivre authentiquement. Pour elle, la peau organique est devenue une paroi qui la sépare du monde, un mur qui l’isole et qu’elle doit transcender. Sandra cherche alors à s’extérioriser, à faire vivre son Moi authentique à travers les trous dans sa peau organique. Ces trous, représentés très concrètement par sa bouche et son anus, serviront de conduits dans sa transformation, car un nouveau rôle l’attend. C’est d’ailleurs pour jouer ce nouveau rôle qu’elle se maquille autrement, qu’elle se met un rouge à lèvres vert et du vernis à ongles vert. Le choix de cette couleur prend sa source dans un souvenir d’enfance. Il évoque Hélène, la cousine de Sandra, qui se mettait du vernis à ongles vert « pour faire chier sa mère » (DS, 38), Robertine. Le vert marque donc le refus de Sandra de continuer à participer au symbolique ; il fait émerger un visage du non sur un visage nouveau, à savoir celui de la Vierge Marie : « Sainte Sandra, la Verte de la Vente de Feu ! Je suis l’Immenculée Conception ! » (DS, 56) Ce vert balisera surtout les trous dans sa peau, sa bouche, mais aussi son anus : « J’arais quasiment envie de m’en mettre dans le cul à’place du K-Y. […] Le cul vert ! Sandra la Martienne ! » (DS, 45) La première indication que l’être de Sandra s’échappera par les trous de cette peau est signifiée à travers un parallèle qu’elle établit entre le vert et son sang : « j’vas écraser dans mes mains c’qui va rester du vert à lèvres pis j’vas y enduire le sexe de sang vert ». (DS, 46) Christian enculera donc Sandra déguisée en Vierge Marie : « C’est une statue de la Vierge Marie achetée dans une vente de feu qui va se faire enculer à soir par la gigantesque pine du Martiniquais victorieux [21]. » (DS, 55) Le vert sur la verge de l’amant est à la fois l’emblème de la virginité de Sandra-Manon et le signe d’une intériorité qui s’échappe, jusqu’à la sublimation, comme on le verra dans la dernière section. Tremblay exploite aussi ce paradigme du liquide dans sa construction d’une enveloppe olfactive avec le personnage d’Hosanna.

L’enveloppe olfactive : la peau de parfum

Comme l’écrivain, le parfumeur compose une histoire autour d’un thème. On retrouve six grandes familles masculines et féminines dans la parfumerie classique : le floral, le cuir, les épices, l’hespéridé (agrumes), le boisé et l’aromatique. L’art du parfumeur consiste non seulement à agencer ces odeurs, ce qui, en narratologie classique, pourrait correspondre à la fable, mais aussi à programmer leur parution dans une séquence déterminée, ce qui équivaut, en termes littéraires, au sujet [22]. Le parfum orchestre une mise en scène olfactive de la peau. Il permet la création d’un corps en évolution qui nous enveloppe et qui nous suit, qui laisse derrière nous la trace de notre passage et qui permet aux autres de nous identifier, si nous portons habituellement la même fragrance. Le parfum a besoin de la chaleur de la peau pour se volatiliser et, en se mélangeant aux odeurs naturelles de sueur et de musc [23] de l’individu, créer une signature unique. Dans sa dramaturgie, Michel Tremblay se montre sensible à l’odorat et en particulier aux parfums qui viennent à signifier l’individu : pensons aux Anciennes odeurs [24] ou au parfum du père dans Le vrai monde ? [25]ou encore dans L’impératif présent [26]. C’est toutefois dans Hosanna que Tremblay développe une poétique du parfum qui va au-delà de la nostalgie ou de l’identification. Dans cette pièce, le parfum du travesti participe pleinement à la création de son identité féminine, à la création de son Moi-peau.

Au début de la pièce, l’auteur précise qu’il y a « une gigantesque bouteille d’eau de Cologne » sur la coiffeuse (HO, 12). Le format du flacon suggère la démesure de la vie d’Hosanna, la bouteille participant à tout un paradigme d’objets « hors échelle » : la reproduction de David en plâtre, la lampe en forme d’urne funéraire et le miroir de la coiffeuse. En plus de surcharger l’espace et de provoquer un sentiment d’étouffement et de mauvais goût, ces objets suscitent un malaise dans le réseau symbolique, car ils établissent un lien entre le Moi-peau (le flacon, le miroir, la statue de David) et la mort (la lampe). Ce lien est développé tout au long de la pièce à travers la peau-parfum, entre autres.

Chez Tremblay, le parfum est rarement envoûtant. Chez le personnage du père dans Le vrai monde ?, le parfum devient le signe d’une trahison ; le fils insinue que si le père en met autant, c’est pour noyer l’odeur des femmes qu’il le soupçonne de fréquenter. La fragrance bon marché d’Hosanna n’est guère plus invitante :

Il serait d’ailleurs important qu’on puisse sentir, tout au long de la représentation, le parfum d’Hosanna [indiquent les didascalies] ; un parfum très cheap, très lourd, très écoeurant ; un parfum tellement fort qu’il sent le renfermé ; un parfum qui a emprisonné Hosanna depuis des années et qui laisse des traces un peu écoeurantes d’Hosanna, partout où elle passe.

HO, 12

Une des premières actions d’Hosanna après être rentrée chez elle sera de s’asperger les mains afin de renouveler l’aura qui flotte autour d’elle. L’odeur est même si forte dans son « “one-room-expensive-dumps” » (HO, 11) qu’elle embaume toute la pièce : « Calvaire, que ça pue, icitte ! s’exclame Cuirette. J’le dirai jamais assez ! Ça sent la putain à cinquante cents ! » (HO, 15) Le corps d’Hosanna, tout comme celui du travesti Divine dans Notre-Dame-des-fleurs [27] de Jean Genet, remplit toute la pièce. Et comme dans le roman de l’écrivain français, cette expansion vaporeuse marque une transition vers la mort. C’est Cuirette qui établit ce lien, nous faisant savoir que le Moi-peau d’Hosanna est en fait une peau morte : « J’pense que c’est le mort que ça sent. […] Ta chambre me fait penser au salon mortuaire de mon oncle Edouard. » (HO, 16) Dans un court texte sur le parfum, Julia Kristeva observe :

[C]omme la bête qui détecte son semblable, sa proie ou la charogne par les narines, nous sommes doués dès le plus jeune âge pour distinguer les exhalaisons du sexe qui nous fait naître, du corps qui nous berce. Nos narines traquent ce qui n’est pas à nous : le déchet, l’ennemi — c’est mauvais […]. De ce degré zéro du propre, nous parvenons à construire une alchimie du plaisir dans laquelle les mauvaises odeurs […] sont écartées, et où il ne subsiste que les délices. Le refoulement commence par refouler la puanteur… et il s’achève dans la sublimation [28].

Nous assistons à la mise à mort du rêve du Moi chez le travesti à travers le refoulement de la puanteur ; car le rêve de ce corps parfumé, Hosanna le trouve désormais illusoire. Pour cette raison, il n’est pas question pour elle de muer, c’est-à-dire de remplacer tout simplement cette peau-parfum par une autre : « J’dis que j’devrais changer de parfum » dit Hosanna, mais « t’étoufferais pareil, Cuirette, dans un autre parfum. » (HO, 27) Et comme chez Sandra, la mort du rêve chez Hosanna s’exprime par le liquide, à savoir le sang et le parfum. Car le Moi-peau d’Hosanna est troué lui aussi, son agonie étant représentée par l’image de l’hémorragie :

Moé, j’me disais… un jour, toé aussi tu vas faire ton entrée ! […] Pis toutes les folles de Montréal vont chier du sang ! (Silence). Ben mon entrée… dans Rome… (Silence) QUI C’EST QUI A CHIÉ DU SANG ! QUI C’EST QUI A CHIÉ DU SANG !

HO, 55

Cette effusion fait écho à celle qui se produit aussi dans le paradigme olfactif quand Hosanna « s’empare de la bouteille d’eau de cologne et la brise sur la coiffeuse ». (H, 29 ; Tremblay souligne) L’enveloppe olfactive du corps psychique chez Hosanna « saigne » au même titre que l’enveloppe de maquillage chez Sandra.

L’enveloppe textile : la chair vive

En 1991, l’artiste montréalaise Jana Sterbak a créé une controverse en exposant son oeuvre Vanitas. Robe de chair pour albinos anorexique au Musée des beaux-arts du Canada. La robe en question a été confectionnée de vingt-deux kilos de viande et faisait partie de l’interrogation que l’artiste mène depuis plusieurs années autour du corps féminin, de la beauté, de la consommation et de l’éphémère [29]. L’image d’une robe de chair est particulièrement pertinente pour l’étude du Moi-peau chez Hosanna, car l’habit qu’elle confectionne de ses « propres mains de fée » (HO, 56) pour incarner le personnage d’Elizabeth Taylor dans le rôle de Cléopâtre participe intégralement à la création d’un derme psychique. De plus, l’odeur de la robe conçue par Sterbak — son séchage faisait partie de l’installation — n’est pas sans rappeler le parfum « écoeurant » (HO, 12) qui se répand dans l’appartement d’Hosanna.

Rien qu’à considérer la relation des préparatifs pour la soirée, on peut comprendre l’importance de cet événement pour Hosanna. Celle-ci rapporte qu’elle s’apprêtait à vivre une transformation :

J’ai commencé à me préparer à onze heures du matin ! C’est vrai ! J’ai toute pris mon bain au grand complet avec toutes les huiles possibles-imaginables pis toutes les brosses dures, pis toutes les brosses molles… Chus sortie de là, là j’avais l’air d’un bonbon fondant rose !

HO, 57

Tout comme Sandra qui n’a plus de visage d’homme, Hosanna enlève toute trace de Claude : « Y’a pas un pouce et quart carré de moé qui était pas complètement neuf ! » (HO, 57) La desquamation pratiquée sur la peau organique a pour but sa substitution par la peau rêvée, par le Moi-peau. Même quand Hosanna ressent instinctivement le danger, elle ne peut pas s’empêcher d’admirer l’image que le miroir lui renvoie, image qui parle du succès de cette transformation :

Quand j’ai été toute… fagotée… j’me sus fermé les yeux, j’ai été me planter devant le miroir… pis j’ai rouvert mes grandes quénettes ! Ça m’a frappé en pleine face comme une claque. […] j’me suis r’gardée… pis j’me sus trouvée belle !

HO, 60-61 ; Tremblay souligne

La difficulté qu’elle éprouve à enlever sa robe une fois retournée chez elle témoigne justement du succès de l’opération ; la peau psychique devient presque la peau organique. À certains égards, on peut comparer la robe d’Hosanna à celle de Buffalo Bill dans le film Le silence des agneaux, à savoir cet habit taillé dans le tissu humain et qui est censé opérer la transformation identitaire tant désirée par le psychopathe. Il faudrait nuancer cependant ; Hosanna ne souffre pas de dysphorie sur le plan de l’identité sexuelle et elle n’est pas une tueuse en série [30]. Hosanna veut plutôt renaître ; elle veut trouver une issue à la blessure identitaire qui lui a été infligée pendant sa jeunesse : « Chus pas partie de Sainte-Eustache à-moitié morte de honte, pis à-moitié couverte de bleus pis de morviats pour rester dans l’ombre à Montréal ! » (HO, 58) Tragiquement, cette renaissance, en gestation depuis dix ans, se transforme elle aussi en blessure identitaire. L’image est véhiculée de manière comique, mais poétique, par Hosanna elle-même, qui se compare à un « papillon précieux et rare » mort et cloué « à son sofa » (HO, 24). Ainsi, au retour de la soirée des Cléopâtre, sa robe, cette peau psychique, se transforme en chair vive. L’identité féminine, travestie, d’Hosanna est celle d’une écorchée vive. Rappelons que la robe, comme le précise Tremblay dans les didascalies initiales, est « en dentelle rouge vin ornée de dentelle or “d’époque” » (HO, 12). La couleur est emblématique de la chair vive une fois que la peau est arrachée. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de souligner que le tissu choisi pour la robe — de la dentelle — est également une sorte de peau trouée. La robe d’Hosanna se transforme en peau morte : « Aie, Hosanna, si jamais tu mourais subitement, dit Cuirette [31], j’pense que j’te f’rais embaumer là-dedans. » (HO, 30)

La peau et le moi-peau

La sublimation de Sandra, le peeling identitaire d’Hosanna et le rêve mystique de la duchesse de Langeais (« j’ai toujours rêvé de mourir soeur, Carmélite… en buvant du thé ! » [DL, 100]) mettent en place une confrontation essentielle entre la peau organique et la peau psychique. Chez Sandra, cette confrontation s’exprime par la négation du derme organique et par un investissement total et irréversible dans une autre peau psychique, celle de Manon, « ma soeur » dit Sandra, « ma jumelle » (DS, 62). Manon est en fait une autre invention de Sandra. C’est par Manon que Sandra ouvre les trous dans sa peau pour laisser monter son esprit : « Ma tête a des ailes ! […] Toutes mes idées sortent de moé en même temps ! […] Toute coule de dehors de moé ! J’me vide ! » (DS, 64) L’assomption de Manon-Sandra met fin à son conflit intérieur, mais on doit supposer que le prix de cette paix est la mort. On pourrait même établir un lien entre le délire mystique de Sandra-Manon et la drogue. C’est Sandra elle-même qui établit ce rapport en faisant remarquer que son « vert à lèvres » et son vernis à ongles vert sont de la même couleur qu’une dose de drogue. « Mon Dieu, dit-elle, mon chum s’en vient pis chus déguisée en dose » (DS, 48). Ce lien permet d’affirmer que la drogue fait partie intégrante du refus de Sandra de participer au symbolique et l’aide même à basculer dans le mysticisme ; on pourrait avancer qu’elle meurt en fait d’une overdose, mais rien ne permet d’étayer plus avant cette hypothèse. Toujours est-il qu’Hosanna souligne elle aussi la dépendance de Sandra : « Ça doit y prendre au moins trois jours à chaque fois pour […] remonter elle-même [après ses partys], ou plutôt à redescendre, parce qu’avec les speeds qu’à prend… » (HO, 35)

Hosanna, elle, fait un choix radicalement différent. En se mettant nue à la fin de la pièce, en déclarant son identité masculine et en choisissant le prénom « Claude », c’est la peau psychique qu’elle met à mort pour laisser émerger la peau organique. L’authenticité de Claude s’exprime à travers une affectivité homosexuelle et masculine. Pour la lecture sociopolitique, le « Chus t’un homme » de Claude est une affirmation ambivalente, car elle proclame le caractère éternellement marginal du Québécois. Toutefois, si on refuse cette extrapolation, si on lit la pièce de Tremblay à la lumière de la situation politique à l’intérieur de laquelle elle se situe — à savoir le mouvement de libération gaie —, « l’authenticité » de Claude doit être interprétée différemment. Plus précisément, Tremblay cherche à affirmer une identité gaie masculine qui serait authentique. Or, cette authenticité ne dénonce pas le modèle naturaliste du Même et de l’Autre (l’homme/la femme) — rappelons que nous sommes en 1973 —, puisqu’elle réaffirme le lien entre le sexe biologique (le pénis de Claude) et l’identité sociosexuelle. En revanche, elle permet d’élargir ce binarisme et voir dans une personne du même sexe son autre affectif, car la pièce refuse cette image du désir homosexuel comme un rapport au Même avec les images qui sont associées à ce type de rapport : une identité repliée sur elle-même, Narcisse ou la stérilité. Claude et Raymond se déclarent mutuellement leur amour — qui nous oblige à penser l’Autre affectif autrement, c’est-à-dire en dehors de l’hétéronormativité.

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Les personnages travestis de Tremblay sont attachants, lucides et authentiques. Comment doit-on comprendre alors le destin mortifère du travesti dans l’oeuvre de Tremblay : la sublimation de Sandra, la mort symbolique de Hosanna et l’assassinat de la Duchesse ? Il serait trop facile de conclure à un simple vampirisme identitaire en arrêtant l’analyse sur l’affirmation biologique de Claude. La représentation proposée par Tremblay est plus nuancée, voire plus sentimentale. La mort chez Tremblay est associée à la solitude. La Duchesse vit une peine d’amour, Sandra a beaucoup d’amants mais n’a aucune attache affective et Hosanna rentre seule et humiliée de la soirée des Cléopâtre. Le déchirement du tissu du désir — de ce rêve du Moi — serait-il alors non pas l’expression d’une identité fausse, mais plutôt celle d’une affectivité en rupture ?