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Poser, tracer la femme existante, l’aider à exister, se donner existante, pas morte, écrire la femme vivante […]. Mais on a voulu, on veut si souvent la femme morte, la femme souffrante, la femme fantasme. La femme tradition […] [1].

Depuis Caïn, Ulysse, le chevalier errant, Don Quichotte, en passant par le « wanderer » cher aux romantiques allemands, sans oublier le coureur des bois, ainsi que le beatnik du « road novel » américain, l’errance masculine a été représentée de toutes les manières et à toutes les époques pour signifier, selon le cas, la révolte, l’aventure, la folie, la rêverie, la flânerie, le libertinage et la créativité [2]. Bien que les femmes soient associées à la sédentarité, il arrive que l’errance [3], qui recouvre étymologiquement le vagabondage, l’égarement et la course à l’aventure, se manifeste tout de même chez le personnage féminin, en prenant la forme d’une inconstance en amour [4] envers laquelle la société a exprimé une profonde méfiance. En effet, dans la fiction comme dans la société, la femme devait rester au foyer et protéger la maison et les conventions locales (mariage, famille, foi, langue, nationalité), faute de quoi elle risquait le mépris. L’exception à la règle ne se produisait généralement que lorsque l’épouse trouvait un prétexte pour voyager, prétexte tel que la nécessité de subvenir aux besoins de son mari à l’étranger [5]. C’est dire à quel point on a voulu enfermer la femme. Selon Rachel Bowlby [6], l’immobilisme de la femme devait même permettre le plein épanouissement de l’errant, dont la flânerie urbaine stimule la créativité ou la réflexion rationnelle [7], ou celui de l’aventurier cherchant à se libérer de contraintes imposées par la société.

Comme le rappelle par ailleurs Chantal Chawaf [8], qui s’inspire sans doute de la pensée de Simone de Beauvoir et du modèle d’inspiration aristotélicienne dépeint dans l’introduction au présent dossier, on a souvent renvoyé la femme au foyer, à l’absence de parole, à l’indéfinissable de la sensation et à une maternité utilitaire. Le féminin, le corps, seraient alors opposés au masculin, à l’esprit vivant, conception qui sous-tend la représentation de la mère dans la fiction québécoise traditionnelle. Posée comme casanière et protectrice [9], la femme « gardienne du foyer [10] » incarne tout à la fois le familier, l’immuable, l’intemporel et l’intériorisé [11]. Elle est donc située à l’opposé du registre de l’action et de l’esprit vivant — de tout ce qui permet à l’homme de quitter le connu et la vie habituelle pour se confronter au risque, à l’imprévu, à l’énigme ou au nouveau, à l’instar du voyageur aventurier et du coureur des bois.

Au cours du vingtième siècle, et surtout depuis les années 1970 et 1980, nombre d’écrivains qui publient en France et au Québec modifient la représentation de l’errance en y faisant accéder la mère, voire les femmes en général. On pense aux auteures québécoises qui, par la représentation de « l’expérience de la maternité et des liens qu’elle entretient avec la création artistique [12] », problématisent l’errance des femmes par le refus des conventions littéraires qui confinent les mères au mutisme et à la passivité. Pour ces écrivaines désireuses de rattacher la mère à l’écriture (comme Susan Ireland l’observe à l’égard de Monique LaRue [13]), la femme est moins un objet de silence narratif qu’un sujet d’exploration. Par ailleurs, dans des romans contemporains comme ceux de Leïla Sebbar, Andrée Chedid, Malika Mokkedem, Chantal Chawaf, Maryse Condé, Jacques Poulin, Nicole Brossard, Régine Robin et Monique LaRue, les femmes se trouvent confrontées à l’espace de toutes les errances. Le présent article vise à faire ressortir, dans Copies conformes de Monique LaRue [14], le lien entre la représentation de ce qu’il convient de nommer les errances d’une mère de famille et le brouillage des clichés reliés à la dichotomie féminin/masculin. Par le biais d’une étude des motifs de la mobilité, des relations entre l’errante et autrui, et enfin de l’énonciation romanesque, il s’agit de montrer que, chez LaRue, les parcours d’errance servent moins à souligner des oppositions sexuées — mobilité masculine, immobilité féminine — qu’à mettre en relief le fond commun de l’humanité : la sensibilité, la capacité de raisonner et l’énergie créatrice.

Incertitudes et impressions de dérive

Copies conformes présente un personnage d’épouse et de mère, d’origine québécoise, ayant passé quelques mois à San Francisco et dont la fin du séjour se partage entre obligations et divagations, dévouement et rencontres. À son incertitude sentimentale, typique de la femme errante ou de la grande amoureuse du dix-huitième siècle, s’ajoutent deux manifestations historiquement masculines de l’errance dans la fiction, à savoir la mobilité et l’évasion dans et par la pensée et l’écriture. Pour réviser le modèle de l’écrivain-voyageur, du poète ou du philosophe flâneur ou, plus pertinemment encore, du détective errant typique des polars américains, c’est ici une femme, dénommée Claire Dubé, qui déjoue certaines traditions en s’aventurant de son plein gré, un agenda ou un bloc-notes à la main, dans la région de San Francisco, où elle prend conscience de la mécanisation (cette « mort » de l’humanité) à l’époque de l’arrivée massive des ordinateurs (vers la fin des années 1980). On imagine donc difficilement que, dans un temps antérieur au récit, ce soit l’obligation de fidélité ou l’accomplissement du devoir conjugal qui incite Claire à suivre son mari lorsqu’il est invité à participer, à titre de chercheur en intelligence artificielle, aux séminaires d’un groupe de psycholinguistes à Berkeley.

Dans ce roman, que divers critiques ont associé au roman noir — mais qui peut être lu comme un récit d’apparence épistolaire, voire comme une correspondance destinée à un mari (narration en partie au « tu »/« nous ») —, l’image qui a cours, grâce au grand nombre de personnages féminins du genre « modern woman », est celle de la « femme dégagée et libre de son désir » (CC, 104) des années 1980, peu préoccupée par les responsabilités d’ordre traditionnel. Claire, la narratrice, a, pour sa part, l’impression de flotter, d’être à la dérive, et veut assumer son identité de mère de famille et de « femme d’un seul homme […] [quoique cela soit] en fait très éloigné des valeurs de notre société » (CC, 189). Il faut donc chercher une explication à son départ pour la Californie moins du côté de l’obligation de suivre son mari que de celui de combler ses propres besoins, taire ses angoisses et ses incertitudes de femme « mariée, [ayant] un enfant. Profession perdue en cours de route » (CC, 10).

Claire dit croire « à la magie du lieu, au miracle du voyage » (CC, 65). Le climat, la Silicon Valley, les hommes blonds aux mâchoires carrées et les images diffusées par Hollywood forment un contexte « merveilleux » dans lequel se retrouver. Or, après plusieurs mois passés en Californie, Claire se rend à l’évidence : elle n’a pas encore eu de révélation qui confirmerait ses choix. Elle se trouve « aussi indécise, incapable de rien regretter, incapable d’assumer non plus [s]es décisions » (CC, 65). Dans ces circonstances, et comme elle l’entend au moment de la narration, son départ initial peut être compris comme le résultat de sa naïveté : « [Elle avait] cru, naïvement, que ce déplacement [lui] révélerait le sens de [sa] vie. » (CC, 65) Or, sa naïveté cacherait peut-être l’obstination qui caractérise les êtres trop préoccupés par leurs propres désirs et craintes. Car, c’est lorsque Claire se consacre à la résolution d’énigmes très réelles, à la confrontation avec la mort de l’humanité, puis à l’errance charnelle, des actions qui l’obligent à dépasser ses limites personnelles, pour en quelque sorte errer en vérité [15], qu’elle peut se défaire, au moins provisoirement, de son impression de dérive existentielle. Elle peut non seulement assumer ses choix, mais aussi se créer une identité oscillant entre les pôles sexués du modèle d’inspiration aristotélicienne.

Quêtes, courses et contretemps

Lors des huit derniers jours qu’elle doit passer à San Francisco en compagnie de son fils — son mari ayant dû retourner hâtivement à Montréal —, Claire cherche à oublier ce qu’elle croit être sa méprise (sa crédulité) en anticipant sa réintégration à la vie au Québec. Cependant, elle ne peut pas rentrer à Montréal avant de régler divers problèmes. Elle doit joindre les propriétaires de leur maison à San Francisco (Ron O’Doorsey et sa soeur Brigid), récupérer l’argent que ceux-ci leur doivent et surtout, suivant les indications de son mari avec qui elle n’aura aucun contact téléphonique, récupérer au bureau de ce dernier la « macro-disquette » qu’il n’a pas pu aller chercher et qui contient tout le travail effectué pendant son séjour à Berkeley. De ce point de vue, la mobilité de Claire, qui la mène au coeur d’elle-même ainsi qu’au centre de l’univers informatique et de la « mort » de l’individualisme, est réglée par la date prévue de son retour. Sa mobilité est également motivée par la sollicitude maternelle ou la quête du mieux-être de son fils, lequel, à son avis, a beaucoup changé depuis son arrivée aux États-Unis. À San Francisco, Claire a de plus en plus l’impression que la « civilisation de l’image » (CC, 99) lui enlève en quelque sorte son enfant, en lui balayant de la tête tout souvenir québécois (hockey, ruelles, soccer, plaisirs de la neige) et en lui imposant des produits artificiels et des idées déformatrices. La narratrice a beau insister sur la langue et les habitudes du Québec, conformément aux fonctions de la gardienne du foyer, « ça [n]’intéressait plus [Phil] » (CC, 7). En parcourant la ville de San Francisco au volant de sa petite Renault 5, sans son fils qu’elle a laissé à la garderie de Berkeley, Claire se lance dans une sorte de course contre la montre dont l’aboutissement permettra de mettre fin à leur séjour.

En réalité, l’issue de cette course est incertaine, car tous les effets de son mari (y compris la « macro-disquette ») ont mystérieusement disparu du bureau. Aucun employé à l’Université de Californie à Berkeley n’est capable de répondre aux questions de Claire, et les collaborateurs de son époux (notamment Bob Mason et, par association, Ron O’Doorsey) semblent avoir disparu en emportant avec eux la copie originale du logiciel de traduction. Par ailleurs, les Californiens ont tendance à ne pas prendre au sérieux les raisonnements de Claire, la traitant de femme incapable, intellectuellement, d’assumer les fonctions d’un homme d’action et d’esprit.

Face à ces obstacles, Claire ne cède pas, déjouant alors les mythes de la passivité ou de la faiblesse féminine. Ne connaissant presque rien aux travaux et au domaine scientifique de son mari, Claire défie l’inconnu : « Il fallait essayer de rejoindre Brigid O’Doorsey. […] Aller n’importe où, faire n’importe quoi, mais agir. » (CC, 55) Elle donne libre cours à ses pouvoirs de déduction pour faire avancer sa quête. Ainsi fait-elle appel, pourrait-on dire, aux aptitudes stéréotypées féminine et masculine conjuguées de l’intuition et de la logique (de l’esprit). Cela exige que Claire transcende ses incertitudes et ses angoisses, au moins provisoirement, pour s’accrocher de toutes ses forces à sa raison : « [J]e me laissai guider par des spéculations. Que pouvais-je faire de mieux ? » (CC, 57) Se servant de son exemplaire du roman de Dashiell Hammett, The Maltese Falcon [16], titre sur lequel est calqué le nom de l’entreprise de piratage de Ron O’Doorsey, elle établit des liens entre les personnages de Hammett et les individus à San Francisco qui l’aideraient à retrouver ce qu’elle cherche. Par ailleurs, suivant la devise de sa plaque d’immatriculation (« Je me souviens »), mais aussi le modèle du détective fictif qui prend des notes pour que rien ne se perde, Claire met sur papier les détails qu’elle ne veut pas oublier. Il n’est surtout pas question de se fier aux ordinateurs, aux caméras de surveillance et aux autres appareils qui sont à sa disposition aux États-Unis. De fait, comme on l’a noté ailleurs [17], Claire se méfie des machines informatisées ainsi que des Californiens qui parviennent à simuler le travail du cerveau, parce que, contrairement à ce que voudraient les dichotomies sexuées, sa pensée est pour elle ce qu’elle possède de plus précieux.

Sa méfiance englobe autant les produits issus de la Silicon Valley que les Américains, fabricants de simulacres, qui auraient une propension à dévaluer la singularité et la manie de détruire les artéfacts originaux désormais peu différenciables des copies qu’ils en font. On pense tout particulièrement à Ron O’Doorsey, pirate informatique qui travaille à la contrefaçon de programmes, et à sa soeur qui, en obéissant au désir d’échapper à la vieillesse (au moyen de nombreuses interventions chirurgicales et privations alimentaires, verbales et affectives censées la rapprocher de son modèle, la poupée Barbie), se donne paradoxalement la « mort ». Selon les Californiens rencontrés, qui se fient à leurs modèles de construction identitaire ou à ce que Jean Baudrillard nomme la « génération simulée des différences [18] », Claire, dont le statut touche aux catégories de « mother-woman » (CC, 43 ; LaRue souligne), de « friendly khébékwase » (CC, 105 ; LaRue souligne) et de femme d’esprit, semble incarner une menace. Comment alors expliquer son errance ou son infidélité occasionnelle ? Avant de répondre à cette question, il faut préalablement tenir compte de ses alliances et de ses ancrages.

Attaches, rencontres et aventures amoureuses

Malgré la réaction défavorable que suscite autour d’elle sa conduite à l’heure de la mise en cause des valeurs traditionnelles, Claire désire « être fidèle à ce qui avait eu lieu » (CC, 65) : « Le fil du temps ne casse pas. C’est ma seule conviction. » (CC, 9) On voit donc que la raison (qui, selon les schèmes traditionnels, serait l’apanage du masculin) explique son attachement vis-à-vis de son mari et de son enfant jadis malade, pour qui elle a abandonné sa carrière. Mais cet attachement « raisonnable » reposerait en même temps sur une sensibilité intemporelle et, surtout, intériorisée, dont la mère de famille [19] serait, du point de vue traditionnel, l’incarnation par excellence. La protagoniste souffre de devoir laisser son fils à la garderie, tout comme elle souffre de ne pas pouvoir communiquer avec son mari après la rentrée précipitée de celui-ci : « Est-ce que je ne pouvais pas passer cinq minutes sans penser à toi ? » (CC, 9) Dans cette perspective, elle se distingue de l’écrivain aventurier, résolument célibataire, dont parle Roseline Tremblay dans son étude de la représentation romanesque des écrivains québécois. Chez l’aventurier qui écrit, l’amour est un stimulant, un objectif à atteindre, une récompense [20]. Pour Claire, l’amour est un obstacle ou un concept inquiétant : « J’ai tout essayé pour rompre [avec mon mari]. Mais je ne peux pas ! Ce n’est pas ma faute ! Je finis toujours par revenir ! C’est peut-être justement ça, l’Amour ! » (CC, 139) Serait-il, de même, une émotion dont elle ne voudrait rien savoir ? Il suffit de rappeler l’incipit du roman, où Claire se plaît à imaginer les retrouvailles à Montréal, comme si, seule à San Francisco, elle cherchait à maîtriser ses penchants de grande amoureuse depuis toujours refoulés : « [J]e te retrouverais, à Dorval. Tout rentrerait dans l’ordre. Au foyer, l’épouse. Hors d’atteinte. » (CC, 13)

Comme le héros du roman d’apprentissage traditionnel, il lui faudrait entreprendre un cheminement qui lui permettra alors de témoigner de sa sentimentalité féminine stéréotypée et, surtout, de la quasi-certitude d’aimer véritablement son mari. Claire doit passer l’épreuve pour mieux se connaître. Peut-être lui faut-il à la fois faire l’expérience de la rencontre et de l’errance charnelle, et apprendre à se valoriser en tant que « la femme d’un seul homme et la mère d’un enfant de cinq ans » (CC, 189) afin de s’accepter comme un être dont les capacités relèvent des deux pôles du modèle d’inspiration aristotélicienne. Ainsi que Michèle Bonal et Maryvonne Desbarats l’affirment dans leur étude sur l’errance, « [s]i la personne est suffisamment confiante en elle, [faire l’épreuve de la rencontre] sera source d’enrichissement, de découvertes, de soi, de l’autre [21] ». En fait, la quête d’une disquette, dont l’original ne cesse de lui échapper, lui apprend à chercher, souvent en vain, les vérités et les sentiments dissimulés sous les affectations des individus rencontrés. Ce processus lui donne en même temps le goût de s’interroger (rationnellement) sur ses émotions, de sonder (logiquement) sa profondeur affective, pour enfin développer sa certitude d’aimer, de pair avec celle d’avoir « raison ».

Au départ, on l’a dit, Claire se méfie non seulement des Californiens porteurs ou auteurs de la mort de la singularité, mais aussi de ceux qui pourraient nuire au bien-être de son fils : « J’étais sa mère. Cela seul devait compter. » (CC, 47) Mais puisqu’elle ne cesse de se mesurer, consciemment ou inconsciemment, au modèle de la femme libre de son désir, son attitude vis-à-vis de la société contemporaine, dont elle se sent en marge, se manifeste comme un refus non encore assumé : « Est-ce que je ne serais jamais une femme de mon siècle ? » (CC, 128)

De fait, Claire fraternise peu avec la majorité des Californiens, dont Ron O’Doorsey serait le prototype, se tenant à distance en raison de ce qu’elle perçoit comme leur indifférence ou leur répugnance à l’égard de sa condition dite inférieure de mother-woman et de friendly khébékwase. Les Californiennes, pour leur part, lui inspirent à la fois l’horreur et le dégoût. À force de les voir dans les magasins et au supermarché, elle s’habitue à ces femmes aux « visages complètement artificiels, mille fois remodelés, “désincrustés”, desquamés » (CC, 41). Mais elle ne se lie d’amitié avec aucune d’entre elles. Dans ces circonstances, seuls ses rapports avec son fils, son mari et leur meilleur ami, Vasseur, en visite chez eux depuis quelques semaines, semblent avoir de l’importance.

Dans le cadre toutefois de sa mission et de ses courses en ville, et peu après le départ de son mari, Claire rencontre les derniers occupants de la villa louée à Berkeley, à commencer par Diran Zarian, le mari arménien de Brigid O’Doorsey, un ingénieur spécialiste des micro-ordinateurs. La narratrice a beau insister sur son statut de mère et de femme mariée (pour se convaincre ?), elle se laisse séduire par les attentions et les petits soins de Diran à son égard. Ensuite, elle entre en contact avec Brigid. Cette femme fatale « passionnée à mort » de la Barbie, de la simulation et de la chirurgie esthétique, lui refile sans cesse des informations mensongères ou suspectes, notamment sur le logiciel de traduction dont Ron O’Doorsey aurait volé l’original. Brigid lui donne, par là, l’inspiration qu’il lui faut pour expérimenter la copie à son tour. Or, au fil de ces relations, et puisqu’elle a l’impression que le sens de sa vie ne cesse de lui échapper,

Claire commence à se poser des questions, à jouer des rôles et même à mimer Brigid : La princesse de Clèves, Anna Karenine, Emma Bovary, Anne-Marie Stretter, Jeanne Moreau dans Moderato Cantabile. [Étaient-elles] en moi, les grandes amoureuses [mortes de passion ou d’amour ?] On verrait bien ce que je découvrirais. La passion ? Le grand amour ? […] J’évitais de regarder dans les vitrines mon image dans la robe de Brigid O’Doorsey. […] Je n’ai jamais cherché l’expérience pour l’expérience. Mais je n’ai jamais cessé non plus de croire à la méthode expérimentale.

CC, 104

Certes, Claire se veut protectrice à l’égard de son fils et des coutumes québécoises. Elle mise sur son bon sens et sa faculté de raisonner, capacités les plus précieuses qu’elle possède. Néanmoins, elle ne peut pas en être entièrement convaincue tant qu’elle n’aura pas cherché, au moyen de l’errance ou du travestissement, à être une Autre : une femme fatale, une « poupée de cire » (CC, 38) faite, comme Brigid, « pour être “vue” » (CC, 42), ou une grande amoureuse destinée à courir à sa perte (CC, 128). Ses aventures prennent alors la forme d’une erreur nécessaire qui la force à se placer devant ses choix.

Après sa courte liaison avec Zarian, au cours de laquelle « elle approfondit son expérience de l’amour et de l’identité [22] », Claire observe que « tout était faux » (CC, 123), que sa tentative de jouer la femme-poupée ou la femme séductrice en s’habillant de façon à ressembler à Brigid n’a pas été concluante : « Sans doute était-il [plus] dans ma nature de me laisser fasciner par [Brigid que de séduire à mon tour]. » (CC, 42) Elle en retient qu’« il n’y a que bien peu de vérité à déduire de nos sensations. Quand il [l]’avait touchée, embrassée, sa peau, sa bouche [lui] avaient inévitablement rappelé [l]a peau, [l]a bouche [de son mari]. Notre cerveau est ainsi fait. » (CC, 177) Cet échec dans sa représentation du rôle d’une grande amoureuse, d’une femme fatale, passionnément infidèle, la mène à un constat lucide :

Non, je n’étais pas Emma Bovary, Anne-Marie Stretter, Anna Karenine […]. Pourquoi n’étais-je pas prête à tout quitter pour un regard, à m’acheminer vers l’autodestruction comme une vraie grande amoureuse, sans souci de mon mari, de mon enfant ? Il fallait me rendre à l’évidence. Je ne correspondais à rien. À aucune de ces histoires.

CC, 128

Par la voie d’expérimentations erratiques, Claire parvient donc à échapper aux stéréotypes du féminin, à la tendance autodestructrice, pour être, selon Zarian, « absolument précieu[se]. Rare comme le sel » (CC, 182).

N’ayant pu mener à bien sa simulation d’une Anne-Marie Stretter ou d’une femme fatale, elle en vient à se libérer du besoin de se mesurer à ce que son ami Vasseur appelle les « valeurs de notre société » (CC, 189) — notamment celles de la femme de son siècle. Comme elle « l’écrit » à son mari : « [N]ous ne sommes pas des acteurs. » (CC, 190) Ce sont donc ses déplacements qui lui enseignent à apprécier à leur juste valeur les identités toutes faites et les modèles de conduite répétitifs. Si elle n’avait pas fréquenté Brigid et Zarian et, plus généralement, selon Véra Lucia dos Reis, « [s]i elle n’était pas partie avec son mari, elle aurait fini par se considérer comme une femme qu’elle n’était pas [23] ». Elle aurait fini par donner raison à la littérature et à ses consoeurs dites dégagées et libres de leur désir. Elle ne serait certainement jamais parvenue à assumer le rôle complexe qu’elle s’est créé, celui d’une « mère d’esprit » capable d’obtenir au moins une copie du logiciel recherché, et qui se défend de répéter le cliché vide de sens (« Je t’aime ») dans l’espoir de « conserv[er] la certitude [qu’elle] avai[t] si fermement éprouvée, en [l’]absence [de son mari], de [l]’aimer » (CC, 189). Son errance, qui touche autant à la course qu’à l’aventure et à la rencontre, demeure une expérience dangereuse et séduisante, mais aussi indispensable et avantageuse : « Aller passer quelque temps [en Californie] […], je le savais maintenant : c’était nécessaire. » (CC, 188)

Énonciation de l’errance, errance de l’énonciation

À l’instar des écrivains-voyageurs et des détectives de polars américains, Claire Dubé a tendance à écrire à la main et à faire appel à son carnet plutôt qu’à un micro-ordinateur. Dès qu’elle a pris en note ce qu’elle tient à ne pas oublier, l’héroïne a l’impression rassurante de mieux cerner le sens de sa quête et de maîtriser sa vie.

Mais pour quelle raison, à quel moment, et à quel titre Claire prend-elle en charge la narration — pour réviser l’image héritée de la mère, privée de la parole et réduite à son seul corps ? On se le rappelle : Claire aurait souhaité communiquer avec son mari au lendemain du retour de celui-ci à Montréal pour bénéficier de ses conseils, mais aussi pour partager avec lui ses spéculations et ses doutes. Les paroles destinées au « tu » et parfois au « nous », qui forment la matière du roman, se substitueraient alors à toute conversation que Claire aurait eue au téléphone. De ce point de vue, ses incertitudes et ses impressions de dérive concourent non seulement à déterminer sa mobilité à San Francisco, mais aussi à catalyser sa prise de parole.

Étant donné que les huit derniers jours de son séjour constituent une véritable « course contre la montre », Claire n’a sans doute pas le temps d’analyser ses aventures en profondeur avant de monter à bord de l’avion à la fin du roman. Ainsi, on peut imaginer que c’est lors du voyage de retour, dans l’entre-deux pays, et dans le non-lieu clos de l’avion où son fils dort et où elle s’abandonne à la rêverie et à la réflexion, que naît véritablement le récit. Une corrélation se manifesterait alors entre le moment et le lieu du dire (le vol confondant stabilité et mobilité) et la narration. Selon cette perspective, c’est en tant que conteuse improvisée, éloignée du milieu littéraire, que Claire nous offrirait le récit de ses ancrages et de ses dérives. Comme d’autres narrateurs et scripteurs fictifs avant elle [24], la mère de famille de Copies conformes n’aurait pas forcément cru devenir écrivaine. Ainsi, en faisant montre d’une créativité spontanée, Claire réunit les assignations corps/esprit et être/action reliées à la dichotomie féminin/masculin. De même, sur le plan du contenu de son discours, Claire brouille les stéréotypes ; elle se situe tant du côté de l’action que de la création artistique et en assume autant l’être que la maternité. Parce qu’elle nous livre ses pensées au moment de l’action, elle franchit, au moins provisoirement, le cercle des penseurs flâneurs et des détectives fictifs parmi les mieux connus : « Je lui démontrai par A + B que le prénom de sa femme [Brigid] et le fait qu’elle ne s’habille qu’en bleu ne pouvaient être une coïncidence. » (CC, 101) Protagoniste de son récit, elle débat des questions d’ordre psychologique et identitaire, et s’interroge sur ce que peut signifier une mère de famille qui vit l’errance sur plusieurs plans. Elle n’adopte toutefois pas cette attitude séductrice qui serait, pour l’homme aventurier, un stimulant, et, pour la grande amoureuse, une bonne raison de se perdre : « Étais-je incapable de reconnaître la passion, la vraie, le grand amour, l’Amour ? Étais-je même une femme, au fond ? » (CC, 128) Paradoxalement, Claire affirme en même temps sa position « maternelle » vis-à-vis du Québec et de son patrimoine culturel, en usant de références, de devises et de citations telles que la phrase de Charles Gill (« Nous sommes des désespérés mais nous ne nous découragerons jamais ! ») citée par Réjean Ducharme (CC, 9). Suivant cette même logique, et dans la mesure où elle honore le code linguistique de sa pensée au moment de l’action, Claire nous rapporte ses pensées et ses expériences en français.

Enfin, en s’abandonnant à la réflexion lors du voyage de retour, Claire produit un récit dont le genre erre entre, d’une part, le roman à énigmes, le suspense policier et l’enquête psychologique et, d’autre part, la lettre, l’introspection et le journal intime, connotés comme féminins. De telle sorte que les énoncés qui constituent Copies conformes échappent à toute catégorisation singulière. Constituent-ils une suite de pensées intimes ? Un monologue intérieur ? Une longue lettre destinée à n’être jamais lue par son destinataire ? Dans la perspective d’une perturbation de l’hypostase générique, le discours de Claire se donne comme mise en scène non seulement de sa spécificité, mais aussi, et surtout, de son humanité, où la capacité à jongler avec des codes romanesques traditionnels et des pratiques d’énonciation sexuées serait une pratique contemporaine féminine et masculine [25]. L’errance se révèle par conséquent un concept particulièrement apte à décrire la forme, le fond et les circonstances d’émergence du récit dont la fin (les retrouvailles à Dorval) sera esquivée.

La protagoniste a beau s’abandonner à un récit dont le genre échappe, comme elle, à tout classement, elle évite toutefois de s’attaquer à la traduction québécoise des clichés, des slogans et des extraits de textes américains [26]. Son errance (son infidélité ?) se répercute alors dans le registre langagier de son discours. Veut-elle rendre hommage aux discours sous leur forme originale ? Il suffit de se rappeler son respect pour la singularité de l’acte de création, respect caractéristique, selon elle, des Montréalais, passionnés de cinéma et de littérature. Se plaît-elle à étaler ses connaissances linguistiques, en changeant de langues à plusieurs reprises pour déjouer les présuppositions péjoratives d’un Ron O’Doorsey à son égard (« Si je comprenais l’anglais ! » [CC, 45]) ?

Ce qui est sûr, c’est que, pour Claire Dubé, la traduction, qui serait traditionnellement l’apanage d’un homme d’esprit, met à mort l’original/ité. D’après ce qu’elle montre de la « machine à traduire », l’interprétation du traducteur fait de toute traduction une approximation ; Claire favorise plutôt la version originale de ses expressions de sentiments. D’ailleurs, comment traduire nos sensations dont « il n’y a que bien peu de vérité [raison] à déduire » (CC, 177) ? Sur ce point, il faut le dire, Claire se situe indéniablement du côté de la « femme tradition » ou de la grande passionnée particulièrement portée à l’émotivité et à la rêverie.

Troublée, par exemple, par l’absence de son mari ainsi que par son silence, mais aussi par une certaine appréhension devant sa prise en charge de diverses tâches en apparence simples, la narratrice se plaît, au début de Copies conformes, à revisiter un moment intime. Elle se rappelle un moment de courage et de volonté, comme pour se fortifier et pour échapper à la répartition des qualités selon laquelle la force (inhérente ou apprise) serait connotée comme masculine :

Je te sentais, à côté de moi, comme les amputés sentent leur membre fantôme. M’embrassant dans le cou, effleurant ma bouche, je t’entendais encore, chuchotant pour moi seule, avant de partir : « Nous sommes des désespérés mais nous ne nous découragerons jamais ! » Notre devise […]. J’avais souri, bravement.

CC, 9

De fait, son esprit et sa force de volonté sont les qualités qui lui permettent de ne pas abandonner sa quête dès les premiers jours. Au cours de ses épreuves, elles donnent l’occasion, également, d’apprendre à mieux raisonner et, au besoin, à maîtriser sa peur, à passer sous silence ses inquiétudes, suivant le modèle du détective privé. Mais, au final, ses émotions se greffent à son argumentation demandant raison et sang-froid. D’où l’incertitude de sa quête.

Je, tu, nous : quelle éthique ?

Il est intéressant de noter que plus Claire s’engage dans une quête matérielle, identitaire et existentielle dont elle nous livre le récit, plus le quasi-succès de cette mission passe par le discours dont elle est a posteriori le sujet. Qu’est-il advenu du logiciel original ? Le saura-t-on jamais (CC, 153) ? Et quelle sorte de femme est Claire ? Comment conserver la certitude qu’elle formule à la fin de l’aventure, celle d’aimer véritablement son mari ? Claire cherche encore, au moment du retour, à résoudre des énigmes issues d’un monde où « [t]out n’est pas également vrai ou faux » (CC, 169) et où, contrairement à ce que propose le modèle d’inspiration aristotélicienne, les êtres humains ne se réduisent pas à des stéréotypes sexués. Il faut alors admettre que c’est en s’énonçant qu’elle rend intelligible cette quête sans laquelle elle se serait vouée à l’ambivalence. C’est aussi par l’écriture ou par la narration qu’elle se rend à l’évidence, après Monique LaRue elle-même : ce qui erre ou « ce qui fuit c’est le sens [27] » de la vie, de ses choix, de son identité. Pour la narratrice, cette évidence doit rendre plus précieuse encore sa faculté (humaine, et non réductible au masculin ou au féminin) de raisonner et de ressentir. À en croire l’auteure de Copies conformes, cette évidence expliquerait également le recours de Claire à un discours ou une écriture transgénérique : « On ne l’attrape jamais, le sens. C’est pour ça qu’il faut toujours parler, qu’il faut toujours écrire [28]. » D’ailleurs, comment mieux représenter l’errance et la fuite du sens qu’à travers une énonciation ou un récit qui échappe à toute catégorisation ? Mais ce n’est pas tout : l’acte de narrer ses actions, ses réticences et ses aventures apprendrait enfin à Claire à « plonge[r] dans son humanité [29] », au-delà de toute image socialement construite de la féminité.

Mais, avant de porter notre attention sur la signification et sur l’éthique de l’être suggérées par le discours au « je » de la narratrice, il serait utile de rappeler le choix de destinataire effectué par Claire — de même que sa question : « Est-ce que je ne pouvais pas passer cinq minutes sans penser à toi ? » (CC, 9) Le « tu » qui désigne son mari suggère, certes, une intimité indéniable, mais l’emploi assez fréquent du « nous », qui désigne le couple que Claire forme avec son « tu », a pour effet de gommer les altérités (différences sémantisées) sur lesquelles reposent les constructions sociales que sont les catégories homme et femme. De plus, si le fait de s’attarder constamment à se demander, même en son absence, ce que penserait son mari, comment il réagirait à tel ou tel événement, peut dénoter qu’elle en soit largement dépendante, cela peut aussi suggérer une habitude, voire une capacité, de la part du mari, à partager avec elle ses interprétations logiques, mais aussi ses doutes, ses angoisses et ses peurs. Dans cette perspective, la manière dont la narratrice livre ses expériences et ses émotions la situe, à l’instar de son partenaire masculin, hors de la dichotomie masculin/féminin.

Grâce au « je » narratif et à la représentation de ses errances, grâce aussi au « tu », sans lequel il n’y aurait peut-être pas eu de récit, Copies conformes concourt à désassimiler, en quelque sorte, les associations entre les sexes, et les notions abstraites que sont la créativité et l’esprit, le corps et la sensibilité. En effet, le texte met au jour un travail ayant pour but de symboliser la raison, la force de volonté et l’énergie créatrice ainsi que tout ce qu’on a pu appeler féminin (le corps, l’affectivité, la sensation), mais qui, selon Chantal Chawaf, « pourrait aussi avoir d’autres noms, tous les noms, puisqu’il s’agit de […] ce que homme et femme [ont] en commun [30] ». Il s’agit de représenter le fond commun de l’humanité qui a été « repoussé dans les profondeurs non verbales et régressées […] dont le manque a autorisé et encouragé […] les massacres [31] » de l’original à l’ère de l’arrivée en masse des ordinateurs et de la « récurrence orbitale [32] » des copies reposant sur des essentialismes d’une prétendue nécessité mais, comme le dirait Jean Baudrillard, « vides de sens, arbitraires et inhumains [33] » : « Êtes-vous un homme ou une femme ? […] actif ou passif ? » (CC, 26-27)

De ce point de vue, Copies conformes s’engage moins dans une féminisation du monde (selon ce qu’on pourrait lire comme une réécriture au féminin de l’errance ou comme une révision de la figure de la mère) que dans une humanisation du social, pour reprendre l’expression de Chawaf [34]. Dans une société obsédée par les images et les signes « sans origine ni réalité [35] », l’heure est venue d’abandonner les différences simulées et les identités préétablies ou socialement construites, pour aller vers une nouvelle éthique. Une éthique de l’humanité ou de l’authenticité qui insisterait sur la créativité et la sensibilité.