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Jusqu’à présent, la figure de l’artiste ne s’est pas imposée d’emblée aux lecteurs de Michel Marc Bouchard, et l’on cherche vainement ne serait-ce qu’une remarque sur ces curieux personnages. Or, une oeuvre artistique qui met en scène un artiste opère forcément un dédoublement : comme l’artiste réel, l’artiste fictif porte avec lui son projet, sa démarche, son oeuvre, et il engendre une réflexion sur l’art et sur sa place dans le monde. « Voici un auteur qui parle pour faire parler, écrire, agir un autre auteur [1] », écrivait André Belleau, dans sa réflexion sur l’écrivain fictif, dont les paramètres peuvent être élargis, comme le suggère le travail de Jean Starobinski [2], à toutes les représentations de l’artiste. La représentation fictive de l’artiste engendre ainsi un jeu de miroirs où la « réflexion de soi-même devient réflexion sur soi-même [3] », dans une recherche de l’identité qui peut, diversement, emprunter un ton réaliste, ironique ou critique.

Dans l’oeuvre de Michel Marc Bouchard, le portrait de l’artiste, qui sous-tend une telle recherche d’identité, est doublement réfracté. D’une part, l’on n’y rencontre jamais cette figure parfaitement réflexive que serait celle de l’auteur dramatique, ni même ces figures connexes que sont l’acteur ou le metteur en scène professionnels [4]. L’équivoque caractérise ces personnages d’écrivains qui ne publient pas, comédiens sans théâtre, musiciens blessés, peintres lubriques, fabricants de poupées. Figures incomplètes, inachevées, les artistes de Bouchard sont souvent des débutants ou des amateurs ; leur art emprunte la voie des genres mineurs et des pratiques peu légitimées. D’autre part, ces figures sont rarement au centre de l’action dramatique. Elles s’y présentent de biais, comme personnages secondaires, souvent même comme personnages absents, de ceux qui ont été là autrefois, mais qui ne sont plus. On ne les voit guère en situation de créer : leur oeuvre est en projet, parfois en porte-à-faux avec leur vie. Dans plusieurs pièces, l’artiste n’est désigné que par la métaphore, c’est-à-dire que la vie du personnage est vécue comme une oeuvre en gestation, et elle ne s’en distingue pas.

La malédiction de Pélops

C’est d’ailleurs ce type de représentation que l’on retrouve dans l’oeuvre inaugurale qu’est La contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste [5]. Le personnage principal, Louis, adopte l’identité fictive de Chrysippe, figure de la mythologie grecque qu’il aurait empruntée à Euripide, héros d’une tragédie éponyme, mais perdue. Peu importe que nous ne sachions pratiquement rien de cette tragédie-source. Ce qui compte est que Louis adopte l’identité d’un personnage donné comme un personnage de théâtre. Par ce geste, il se pose comme un acteur et il joue. De même, auprès des autres personnages, il s’impose comme metteur en scène, distribue les rôles, dirige le jeu et appelle les applaudissements. Toutefois, le choix de l’oeuvre ainsi mise en scène n’est pas sans signification. Dans la mythologie grecque, en effet, Chrysippe, fils de Pélops, est ce beau jeune homme enlevé et violé par Laïos, celui-là même qui, après avoir passé quelque temps en prison, allait épouser Jocaste et devenir le père d’Oedipe. Deux versions du mythe nous apprennent le sort de Chrysippe : dans la première, Chrysippe est assassiné par sa belle-mère, Hippodamie ; dans la seconde, Chrysippe se suicide de honte. On ignore laquelle des deux fut choisie par Euripide ; Bouchard, lui, travaille avec la seconde.

De cette tragédie, Louis tire donc le scénario de ce qui va désormais constituer sa vie, mais il en inverse les termes. Chrysippe n’apparaît guère comme la victime du désir irrésistible de Laïos — il consent à se laisser séduire —, ni comme celle de la jalousie d’Hippodamie — il est plutôt l’assassin de sa femme, Alice. S’il conserve un trait du personnage mythologique, c’est la honte qu’il éprouve de son identité homosexuelle et son refus de l’assumer pleinement. Son amant, Jean/Laïos, n’est pas dupe : « On est peut-être beaux, Louis, dans la réalité. On est peut-être le plus beau couple du monde [6]. » De même, Diane, la « gouvernante », enjoint : « Louis Tanguay ! Vous avez l’choix ! Vous avez l’choix de jouer la légende de Chrysippos jusqu’au bout ou de commencer vot’vie. Vous avez le choix [7] ! »

Si Louis adopte ainsi le personnage de Chrysippe, dans un scénario emprunté à Euripide, mais dont les répliques sont de lui-même, griffonnées sur papier, c’est, dit-il, qu’il veut assurer sa descendance. Louis veut être père, ce que Chrysippe ne fut jamais. Son fils, celui qu’il espère, s’appellera Sébastien, du nom de ce saint martyr devenu le patron des homosexuels. Quant à Jean, il s’est laissé prendre au jeu. Or, dans la mythologie, un oracle avait enjoint Laïos de ne jamais avoir de fils, car celui-ci, parvenu à l’âge adulte, le tuerait. Ici encore, Louis triche avec le texte-source, car c’est lui qui, en assassinant Alice, a du même coup assassiné l’enfant qu’elle attendait. La pièce inaugurale de Bouchard n’en reproduit pas moins, mais à sa manière, c’est-à-dire en trichant, la malédiction de Pélops, destinée à punir le crime de son fils Laïos, coupable de troubles désirs, malédiction qui a engendré la tragédie des Atrides, jusqu’à ce qu’elle soit rachetée d’abord par le meurtre du père (Laïos tué par Oedipe), puis par le meurtre de la mère (Clytemnestre tuée par Oreste).

La suite de l’oeuvre de Michel Marc Bouchard poursuit la tragédie des Atrides — en trichant toujours un peu, évidemment —, depuis le crime originel, l’homosexualité de Laïos. Pèse sur les personnages la malédiction du père, dont aucun fils ne parvient à assumer l’héritage, d’autant que c’est ici le personnage qui joue le rôle de la mère présomptive (Louis) qui impose son autorité au père présomptif (Jean). Quoi qu’il en soit du désordre ainsi instauré par l’auteur (par Bouchard autant que par Louis) dans l’ordre du récit, et peut-être bien à cause de lui, Chrysippe n’aura pas ce fils tant désiré et, pour survivre, il devra renoncer à son rôle, voire à cette oeuvre qu’est devenue sa vie. Il devra redevenir Louis et assumer son identité. La pièce s’arrête au moment du choix, dont on ne connaîtra pas l’issue. Car renoncer à l’oeuvre est aussi renoncer à la p/maternité, fût-elle fantasmée.

Shawn Huffman a déjà bien noté cette confusion entre la création et la procréation dans le personnage de Chrysippe qui « désire aussi “produire de l’existence” corporelle par le biais de l’art. Il veut expérimenter la grossesse par le biais du théâtre et donner naissance à son fils “poétique” Sébastien [8] ». C’est bien là, en résumé, toute la problématique que sous-tend la figure de l’artiste dans l’oeuvre de Bouchard : à défaut de procréer des corps, il s’agira de créer des oeuvres, mais ces oeuvres seront néanmoins dotées d’une existence corporelle. La création ne s’y dégage jamais de cette inscription physique. Et l’on se souviendra avec à-propos que le seul fragment de la tragédie d’Euripide qui nous soit parvenu, à travers les Pensées de moi-même de Marc-Aurèle, sont les vers suivants : « Ce que la terre enfante en son sein rentrera ;/Ce que l’air a produit dans l’air retournera,/Absorbé par le ciel, et par sa sphère immense [9]. »

On remarquera l’opposition entre le bas et le haut, entre le corps et l’âme, entre le terrestre et le céleste, qui anime ces vers. De même, dans Le banquet de Platon, Pausinias distingue entre l’Amour Populaire (celui des « hommes vulgaires »), qui s’intéresse aux femmes et aux garçons, mais à leur corps plutôt qu’à l’âme, et l’Amour Céleste, qui ne participe que du sexe masculin, car orienté vers la quête de l’intelligence [10]. Or, ce n’est pas cet extrait du Banquet qui sert d’épigraphe à La contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste, et du même coup peut-être à l’entièreté de l’oeuvre, mais un autre fragment, dit par Socrate, qui cite les paroles de Diotime, une femme. Celle-ci commence par affirmer que l’amour est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel, car l’homme rechercherait avant tout l’immortalité, qui s’atteint de deux manières : la procréation (les enfants) et la création (les oeuvres). Elle précise :

La nature mortelle cherche selon ses moyens à se perpétuer et à être immortelle. Or, le seul moyen dont elle dispose pour cela, c’est de produire de l’existence. Or donc, les mâles dont la fécondité réside dans le corps se tournent vers les femmes et leur façon d’être amoureux, c’est de se chercher eux-mêmes. Quant aux mâles dont la fécondité réside dans l’âme, ils se tournent vers les hommes. De ces hommes féconds selon l’âme sont précisément tous les poètes, les praticiens des arts, tous ceux dont on dit qu’ils sont créateurs [11].

Si cette référence au Banquet affirme le lien nécessaire qui unit la création et l’homosexualité, la fiction de Chrysippe soutient, au contraire, l’ambivalence entre la volonté de procréer (poétiquement) et celle de créer (corporellement). Pour ajouter à la confusion, rappelons que le discours de Diotime, cité par Socrate, ne se termine pas sur cette opposition entre le corporel et le poétique. La citation n’est pas tronquée, mais elle s’arrête aux deux tiers du raisonnement. En effet, dans la pensée de Diotime, que Socrate tient en haute estime, un troisième terme apparaît bientôt, celui du politique : « Mais la partie de loin la plus haute et la plus belle de la pensée, dit-elle, est celle qui touche l’ordonnance des cités et de tout ce qui s’administre : on l’appelle prudence et justice [12]. » Il faut donc comprendre que création et procréation, bien que de nature différente, se trouvent au même niveau de la pensée, soumises à la loi, au politique et, forcément, à l’autorité, à cette autorité même qui est, dans toute société, détenue par la figure du père. Par là, à travers ce troisième terme, le récit des Atrides se remet à l’endroit, et l’on saisit mieux comment se transmet la malédiction de Pélops. Est-il alors utile de rappeler combien, dans cette sombre histoire de famille, l’autorité des pères maudits par Pélops (Laïos et Oedipe) fit problème ? Faut-il également rappeler que Pélopia, nièce de Chrysippe, fut elle aussi sacrifiée par son père [13], Thyeste (fils de Pélops), dont elle eut un fils, Égisthe ?

La fécondité du corps

S’il faut sérier les problèmes et les étudier un à un, la sagesse commande de revenir à l’épigraphe empruntée à Platon, précisément au premier terme, celui qui veut que « les mâles dont la fécondité réside dans le corps se tournent vers les femmes et leur façon d’être amoureux, c’est de se chercher eux-mêmes ». Dans Le banquet, comme dans la dramaturgie de Bouchard, le point de départ de la procréation ne peut ainsi qu’être celui de la relation entre un homme et son fils, la figure féminine, celle de la mère, n’étant considérée que comme celle d’un passage obligé [14]. Celle-ci est d’ailleurs le plus souvent absente des pièces de Bouchard et sa présence, dans La poupée de Pélopia/Des yeux de verre ou dans Sous le regard des mouches, ne parvient pas à empêcher le drame.

La relation entre le père et le fils, dans la dramaturgie québécoise, avait toujours eu pour enjeu une lecture de l’histoire et de l’avenir. Soit que le père domine et l’avenir est bloqué ; soit que le fils triomphe et l’avenir laisse espérer un possible changement. Une telle vision de l’histoire, qu’accompagne la problématique de la transmission des valeurs, opère aussi dans la dramaturgie de Bouchard. Toutefois, l’homosexualité (latente ou affirmée) des fils y introduit une singulière dimension. Car la relation qui est à l’origine de la naissance du fils est forcément de nature hétérosexuelle. De sorte que les fils n’ont guère de modèle quand vient le temps pour eux d’assumer leur identité. Si la transmission pose problème en amont, elle est tout aussi problématique en aval, car un couple homosexuel ne peut assurer sa fécondité par le corps.

De sorte que cette fécondité par le corps est fantasmée et qu’elle est assumée sur le mode de la fiction. On a vu déjà comment Louis/Chrysippe rêvait d’un fils « poétique » et d’une oeuvre « corporelle ». Cette attitude est au centre de cette partie de l’oeuvre de Bouchard qu’on appelle parfois « le cycle des Tanguay », qui comprend La contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste, La poupée de Pélopia et Les muses orphelines, série à laquelle il faudrait ajouter, par souci de cohérence, cette pièce plus tardive qu’est Le chemin des Passes-dangereuses [15]. Dans le cycle des Tanguay, le patronyme représente non pas l’identité d’une famille unique, mais celle d’une démarche réflexive sur la famille elle-même. Outre cette problématique familiale, que nous n’approfondirons pas ici, ce qui réunit les pièces qui forment le cycle des Tanguay est qu’elles présentent toutes des procédés de surthéâtralisation [16] qui ont pour fonction de dramatiser la vie réelle. La surthéâtralisation, toutefois, ne s’arrête pas au cycle des Tanguay et se retrouve dans d’autres pièces, comme Les feluettes et Sous le regard des mouches.

Dans ces pièces, les personnages ne sont pas des artistes, au sens sociohistorique du terme, mais des personnages « ordinaires », qui usent du théâtre pour fictionnaliser la vie. Outre Louis/Chrysippe, rappelons ici les personnages d’Isabelle (Les muses orphelines), qui fait revivre sa mère un dimanche de Pâques ; d’Estelle (La poupée de Pélopia/Des yeux de verre), qui a soigneusement répété le scénario de son retour dans la maison familiale ; de Victor (Le chemin des Passes-dangereuses), qui met en scène sa propre mort avec celle de ses deux frères ; de Cousin (Sous le regard des mouches), qui pendant des mois prépare le lent assassinat de Vincent. Dans Les feluettes, Simon pousse un cran plus loin le procédé en montant, avec des acteurs amateurs, une pièce de théâtre qui représente un moment de son passé lié à la mort de Vallier. Dans toutes ces pièces, l’oeuvre se construit, ou plutôt elle se vit au quotidien, mais sa conception est, chaque fois, antérieure. Si le personnage s’apparente à la figure de l’artiste, c’est qu’il a conçu l’événement comme une action dramatique et qu’il en a planifié les circonstances comme autant de péripéties menant vers le dénouement. Son langage est celui du théâtre : il « joue », ce qui devient une « scène », dans un « décor », devant un « public ». De même, ces « oeuvres » font souvent l’objet d’une notation écrite dans les notes griffonnées de Louis/Chrysippe, dans le journal de Bilodeau que tente de compléter Simon ou dans le roman de Luc (Les muses orphelines), dont sont tirées les répliques qui permettent aux enfants de rejouer la vie de leurs parents. Appartiennent aussi à cette catégorie, bien qu’ils aient été dits plutôt qu’écrits, les poèmes du père dans Le chemin des Passes-dangeureuses, poèmes dont les fils ont eu honte mais que, pourtant, ils se rappellent intégralement.

Dans tous ces cas, « la “scène intérieure” est hissée sur le “théâtre du monde” [17] ». Ce qui apparaît à l’origine comme un drame personnel, voire une tragédie de l’intime, est transformé en événement public convoquant toute une collectivité en un jeu de masques qui, devant cacher ce qui fut, n’en révèle pas moins sa présence, comme un manque. Dans la dramaturgie de Bouchard, cette absence se manifeste généralement par un trou de mémoire que la fiction du théâtre échoue à colmater, faisant au contraire resurgir le souvenir bien réel, mais jusque-là refoulé. L’anamnèse est en effet le procédé qui décrit le mieux l’action dramatique de ces pièces qui convoquent la mémoire et rétablissent la vérité du passé. La scène imaginée par Isabelle révèle à Luc que sa mère ne vit pas en Espagne, mais à Limoilou ; la pièce que monte Simon dévoile la culpabilité de Bilodeau dans la mort de Vallier ; les trois frères qui errent sur le chemin des Passes-dangereuses se rappellent n’avoir pas porté secours à leur père et avoir ainsi causé sa mort ; Cousin avoue le désir de vengeance qui l’anime envers sa tante. Surgit ainsi le souvenir du père, mais encore plus, derrière lui, celui de la mère. Nul n’exprime mieux l’enjeu de ces drames que le vétérinaire, dans Sous le regard des mouches : « Une maison où y a pas de père, c’est une maison de fous. […] Pas de père, pas de lois, tout est à l’avenant. […] Elles leur permettent tout, les mères [18]. » Dans toutes ces pièces, le père est celui qui a échoué à imposer sa loi. La violence subie par Simon, battu par son père, ne parvient pas à le séparer de Vallier ; le père des muses orphelines n’a pas pu empêcher le départ de sa femme. Quant à la mère, elle ne peut imposer une loi dont elle ne dispose pas.

On a souvent associé la figure de la mère, dans l’oeuvre de Bouchard, à celle de la mémoire. En effet, les enfants y sont décrits comme des muses (Les muses orphelines, par exemple). Or, les muses sont les filles de Mnémosyne, déesse de la mémoire, fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). Si les muses sont orphelines, c’est donc que la mémoire les a abandonnées et, en ce sens, l’anamnèse qui fonde la dramaturgie de Bouchard devrait apparaître comme le retour à la sécurité maternelle. Pourtant, aucune mère chez Bouchard ne parvient à contrecarrer la volonté du père. Peut-être faut-il alors revenir encore une fois à la mythologie grecque et rappeler que les muses sont aussi les filles de Zeus, celui-là même qui, à la suite d’un violent combat (la Titanomachie), parvint à détrôner son père (Cronos fils d’Ouranos) et que, au cours de ce combat, Mnémosyne avait conservé une neutralité qui lui valut par la suite l’affection de son neveu. Subissant elle aussi la loi du père, la mère ne peut être que sa complice. C’est cette hypothèse que laisse supposer l’histoire d’Estelle, violée par son père, et abandonnée par sa mère (La poupée de Pélopia/Des yeux de verre[19].

De sorte que la muse n’est pas ce qui fut (en amont) — et qui aurait inspiré le présent —, mais ce qui advient (en aval) et restructure le présent. Elle représente le futur et la capacité qu’ont les personnages de le transformer, par l’imagination, en avenir [20]. L’absence de fécondité « corporelle » fait que la vie reste coincée dans un présent constamment replié sur lui-même. Au contraire, cette fécondité, quand elle s’accomplit, permet au personnage de rompre avec le passé. Tel est ce qu’il advient au personnage d’Isabelle qui quitte finalement sa famille, sous le regard admiratif de sa soeur Martine : « Quand on quitte la maison, c’est pour aller vers l’avenir, pis la famille c’est rien que du passé [21]. » Levant ainsi la malédiction, Isabelle brise aussi la chaîne de la violence : « L’enfant d’Isabelle, c’est une muse. C’est lui qui l’a inspirée à faire tout cela. Isabelle a préféré se venger sur vous, pas sur sa muse… pas sur sa muse [22]. » Elle a, somme toute, préféré la vie au théâtre. Son oeuvre sera son enfant. Pour tous les autres personnages, faire coïncider la vie avec le théâtre, en effet, se réalise à l’avantage du second. La recherche d’identité — « se chercher eux-mêmes », écrivait Platon — échoue et les fait sombrer dans la folie. La quête est tournée vers soi et le moi sera la victime, car la vie résiste à devenir une oeuvre. Elle est bien trop ancrée dans la terre pour s’élever vers l’univers éthéré, ou céleste, de l’artiste [23].

La fécondité de l’âme

Il faut bien admettre cependant que l’option choisie par Isabelle n’est accessible qu’aux femmes et aux hétérosexuels, puisqu’elle renvoie à la reproduction de l’espèce. On voit bien, alors, la difficulté qu’éprouvent les personnages homosexuels, en rupture avec la loi du père et avec les normes sociales qui ordonnent à l’espèce sa reproduction, et incapables d’engendrer les muses qui les projetteraient vers l’avenir. Ne reste alors pour eux que la seconde option proposée par Platon, celle de la « fécondité de l’âme » que partagent « les poètes, les praticiens des arts, tous ceux dont on dit qu’ils sont créateurs ». La figure de la muse reprend alors son sens le plus courant pour désigner cette inspiratrice qui transmet la faculté poétique ou, comme le dit si bien Isabelle : « Des muses, c’est des femmes qui aident quecqu’un à trouver des idées [24]. »

Apparaît alors une deuxième série de figures d’artistes chez Michel Marc Bouchard, figures qui correspondent mieux que les précédentes à la fonction socialement et historiquement reconnue : peintre, musicien, écrivain, fabricant de poupée. Au contraire des précédentes, qui utilisaient l’art pour créer la vie, celles-ci usent de la vie pour engendrer l’art. Du même coup, l’identité sexuelle de ces artistes cesse de faire problème : ou bien ils sont hétérosexuels, ou bien ils sont sans identité définie. Ainsi, c’est l’amour qu’il éprouve pour la chanteuse éponyme qui inspire à Rock le Blues pour Judith (Rock pour un faux-bourdon) ; Estelle sert de modèle aux poupées de maître Daniel (La poupée de Pélopia/Des yeux de verre) ; la vie du Caïd est l’objet de l’ouvrage du biographe (Le voyage du couronnement) ; la guerre et la maladie inspirent la fresque de Saint-Coeur-de-Marie (Le peintre des madones). Et que penser du père Saint-Michel, qui monte, avec ses élèves du Collège de Roberval, Le martyre de saint Sébastien, de Gabriele d’Annunzio, pièce dont la modernité fait scandale ? Dans tous ces cas, l’oeuvre est en gestation comme un objet (un texte, un tableau, une chanson, une représentation théâtrale) distinct de la vie.

Toujours, cependant, le processus créateur se dérègle à un moment ou à un autre de la pièce. Le Blues pour Judith ne sera jamais chanté, car Judith a quitté Bourdon ; maître Daniel finit par violer son modèle et, de ce moment, perd toute inspiration, ne produisant plus qu’une « gang de fausses-couches [25] » ; la représentation soigneusement préparée par le père Saint-Michel n’a pas lieu, car onze groupes de parents d’élèves ont protesté contre le choix de la pièce ; Hyacinthe ne donne pas son concert, ses mains ayant été brisées par des sbires (Le voyage du couronnement) et Luc ne termine pas son roman intitulé Correspondance d’une reine d’Espagne à son fils (Les muses orphelines). De même, les manuscrits, soigneusement rédigés par les vieux du village, ont été détruits (Les manuscrits du déluge). L’on pourrait allonger la liste de ces cas où l’oeuvre a été interrompue ou est demeurée inachevée parce que la vie a repris ses droits sur la création.

L’artiste apparaît donc comme une figure impuissante à se dégager des contingences terrestres. Non qu’il n’en ait pas le talent. C’est visiblement l’autorité qui lui manque. Il y a, dans l’oeuvre de Bouchard, une constante modélisation de l’idée de « créer » par l’intervention d’un « vivre » qui l’interdit et qui, de ce fait, remet en question la croyance, répandue depuis la Renaissance, mais instituée au dix-neuvième siècle, en la grandeur de l’artiste et en l’autonomie de l’art. Intervient toujours, entre le créateur et son oeuvre, une autorité extérieure au processus de création, qui l’entrave en lui imposant des conditions et des limites. Nous voici revenus à notre point de départ, celui de la malédiction de Pélops et de la malédiction d’Ouranos qui, au-delà de l’incompétence des pères immédiats (Laïos et Cronos), n’en impose pas moins la Loi du Père, mais d’un Père plus distant et plus puissant tout à la fois. L’importance du troisième niveau d’immortalité désigné par Diotime, celle de la loi et du politique, se confirme. Au plan figuratif, dans la dramaturgie de Bouchard, la Loi prend diverses formes : celle de Dieu, qui engendre les cataclysmes naturels (depuis la grippe espagnole jusqu’au déluge), du Capital (représenté par le mécène ou par le caïd [26]), des Institutions sociales, en premier lieu la famille et le droit, celles-là mêmes qui, en même temps que la création, interdisent l’expression publique de l’identité homosexuelle.

Ainsi, le désir créateur et le désir sexuel se confondent. L’objet premier de ces deux désirs est, bien entendu, la beauté, et cette beauté, qui s’incarne à la source dans la figure de la muse, devrait pouvoir être transférée à l’oeuvre. Or cette muse est constamment détruite par les artistes de Bouchard. Là est d’ailleurs souvent ce qui empêche l’oeuvre d’advenir. Un exemple caractéristique est livré dans Sous le regard des mouches, où Cousin détient une autorité absolue sur Vincent, autorité qui vient de la dépendance de Vincent à la morphine. Il s’agit bien d’une figure d’artiste, car Cousin est, selon notre premier modèle, l’auteur d’un scénario de vengeance, où la mort de Vincent obligera sa tante à expier ce que Cousin voit comme un crime : l’euthanasie de sa mère à lui. À la fin, au moment où meurt Vincent, Cousin lui dit : « Adieu, mon oeuvre [27]. » Encore plus net comme exemple, puisqu’il fait intervenir l’autorité extérieure du mécène qui, de sa fortune, s’autorise à intervenir dans le processus créateur, est celui du Peintre des madones, où le peintre, qui avait envisagé de s’inspirer de Marie-des-Morts pour représenter la madone, se voit imposer un autre modèle, celui du jeune curé, dont le médecin découpe le visage pour le plaquer sur la toile [28]. En ce cas, ne subsiste même plus la distance nécessaire entre le modèle et l’oeuvre, le premier devenant le second et interdisant, de ce fait, le travail de l’artiste qui suppose une nécessaire transformation entre les deux.

En ce sens, le théâtre de Bouchard est aussi un « théâtre de l’immolation de la beauté », pour reprendre ici une expression déjà utilisée par Normand Chaurette [29]. Les muses y sont sacrifiées sur l’autel de la création. Maître Daniel le dit bien, lui qui, avant de commencer la poupée Pélopia, a détruit sa muse, sa fille Estelle : « Des fois, c’est nécessaire de détruire un chef-d’oeuvre si on veut en faire un autre [30]. » À la figure de Chrysippe et à celle de Pélopia, déjà citées, victimes sacrificielles du désir sexuel, il faudrait ajouter ici celle d’Iphigénie, telle que représentée par Euripide et que Bouchard rappelle lui-même en épigraphe au Voyage du couronnement : « Et celui qui donna la vie à cette victime infortunée, il s’enfuit, il la livre, il l’abandonne ! » Iphigénie, en effet, fut sacrifiée par son père, Agamemnon, qui espérait par là obtenir l’appui des dieux dans sa guerre contre Troie. De même, dans Le voyage du couronnement, le Caïd sacrifie ses fils. L’aîné, pianiste, a vu ses mains broyées par les criminels que son père avait dénoncés : « J’ai payé pour mon père. J’ai payé pour les délations de mon père. J’aurais préféré qu’on en veuille à mon talent [31]. » C’est lui, toutefois, qui sauvera son jeune frère Sandro, vendu par son père au diplomate en échange d’un passeport porteur d’une identité nouvelle. La figure d’Iphigénie croise ici une autre figure, empruntée cette fois à la mythologie judéo-chrétienne, celle d’Isaac, sacrifié par Abraham, mais sauvé in extremis par une intervention divine. Aussi le sacrifice d’Iphigénie n’aura-t-il pas été inutile. Le voyage du couronnement est la seule pièce, dans l’oeuvre de Bouchard, où l’artiste parvient à se détacher de son ancrage terrestre pour être « absorbé par le ciel, et par sa sphère immense ». C’est peut-être aussi que Hyacinthe est, avec le père Saint-Michel, le seul exemple où la figure de l’artiste se définit par son « être » plutôt que par son « agir ». Le Caïd lui-même s’en était rendu compte au cours d’un précédent concert : « Il était envahi par quelque chose qui me dépassait [32]. »

L’on comprend mieux ainsi le sens que doit prendre l’expression « se chercher soi-même » qu’écrivait Platon. Trop souvent, les personnages de Bouchard donnent à cette expression le sens qu’elle aurait dans une relation transitive, qui va du sujet vers l’objet. Ils accordent à l’Autre le statut d’être aimé, mais du coup ils lui soutirent sa beauté, comme source d’inspiration. Or, la relation entre l’artiste et sa muse, parce qu’elle est de nature amoureuse, reste ancrée dans le monde terrestre où la fécondité ne peut produire qu’un objet matériel : un corps, fût-il poétique, reste un corps. Cet enjeu déterminait déjà l’activité créatrice de Chrysippe. Cependant, le corporel, le terrestre, bref tout ce qui forme le réel, résiste à la symbolisation, interdisant à l’art et à l’artiste d’advenir. La dramaturgie de Bouchard repose sur cette confusion entre l’être aimé (la muse) et l’oeuvre, motif sans cesse réitéré d’une pièce à l’autre : Estelle et la poupée, le curé et la madone, la mère et la reine d’Espagne… Pour que l’art advienne, il faut une séparation nette entre les deux plans. Le biographe du Voyage du couronnement sent bien la naissance de ce qui deviendra peut-être un roman, quand il constate : « On en est arrivés à un tel point dans la fiction que la réalité ne m’est plus d’aucune utilité. Je vais terminer seul [33]. » Par là s’affirme l’autonomie de l’art et, du même coup, celle de l’artiste.

Toutefois, l’autonomie, si elle en est la condition essentielle, n’est pas l’art. L’artiste, même solitaire, n’est pas celui qui fait, celui qui « produit de l’existence », mais celui qui « est », celui qui s’est trouvé lui-même comme en réponse au « se chercher soi-même » de Platon. Or, se trouver soi-même suppose que l’on assume une fonction de sujet, à la fois maître de l’être et de l’agir. Et le sujet ne peut s’affirmer comme tel que dans une relation intransitive qui va du sujet au sujet, affirmant sa liberté devant un autre sujet libre en s’emparant du rôle qui détient l’autorité. S’engendre ainsi la lutte du fils contre le père et, de la capacité qu’a le fils de vaincre, dépend sa compétence de sujet. Là est précisément l’autre motif récurrent de l’oeuvre de Bouchard. Chrysippe déjà cherchait par un jeu de rôles à s’approprier le pôle de la paternité. « Jouer » toutefois n’est pas « être » et ils sont nombreux, dans cette oeuvre, les cadavres de fils ayant échoué dans cette démarche. Car, comment vaincre le père absent ou déjà mort ? Aussi, les survivants seront-ils d’abord les deux personnages dont les pères étaient présents en scène : Simon, qui prend la relève du père Saint-Michel pour monter une pièce de théâtre, laquelle emprunte la forme la plus achevée de la surthéâtralisation, celle du « théâtre dans le théâtre », et Hyacinthe qui, bien qu’empêché par la destruction de ses mains de produire l’oeuvre (le récital) attendue, conserve l’option de transmettre son art [34]. Révélatrice est ici la remarque du père à son fils, qui envisageait de pardonner : « Ton destin, Hyacinthe, c’est de me détester [35]. » Chrysippe et Pélopia avaient été broyés par leur destinée. Dans Iphigénie en Aulis, le personnage éponyme se distingue des précédents en ce qu’il assume son sacrifice. C’est la tête haute, par sa volonté propre, et après avoir renvoyé à son père toute la haine qu’elle éprouve pour lui désormais, qu’Iphigénie monte sur l’autel du sacrifice, devenant par là le sujet de sa propre mort, mais un sujet tragique, inspirant — d’en haut — la victoire aux armées grecques. Là, dans la victoire sur le père, est la condition nécessaire pour que se réalise la figure de l’artiste.