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La simulation est maîtresse, et nous n’avons plus droit qu’à la réhabilitation fantomatique, parodique de tous les référentiels perdus [1].

Baudrillard affirme que nous sommes dans l’ère de la simulation, puisque le réel se voit remplacé par des signes du réel. C’est ce qu’a très bien compris Michel Marc Bouchard en faisant dire à Ambroise, dans Le chemin des Passes-dangereuses, que tout n’est qu’impression, « rien que des impressions [2] ». Le mot « impression » a plusieurs sens. Tout d’abord, il s’agit de quelque chose de physique, d’une marque laissée par un objet sur un autre. Impression peut aussi signifier un sentiment ou une sensation qui résulte de l’effet d’un agent extérieur ; il s’agit dans ce cas d’une rencontre entre éléments sensoriels et représentations cognitives. C’est dans cette catégorie que se situent passions et autres émotions. Lorsque Bouchard formule la réplique d’Ambroise, « Impression d’un accident sur une route déserte », il joue avec plusieurs significations. Physique, d’abord, puisque les trois frères ont sur leurs corps des marques causées par l’écrasement du camion dans lequel ils roulaient. En ce qui concerne les sentiments ou les sensations, elles proviennent, comme nous le verrons, de causes beaucoup moins immédiates, pourtant fondées, elles aussi, sur des impressions sensibles passées.

La présente étude a pour but de voir comment Bouchard utilise la notion clé d’impression dans l’organisation de la pièce. Elle s’applique d’abord à la poésie du père noyé dont les paroles et les actes ont marqué profondément chacun de ses fils. Cette poésie est associée au tourbillon, lieu de son dernier récital, espace hyperréel où ce qui a été est remplacé par les signes de son existence. Parmi ces signes, le temps, dont la dilatation rend évident pour le spectateur que le temps de la représentation n’est pas celui de la réalité. Certains textes de Baudrillard, dont l’oeuvre, contemporaine à celle de Bouchard, a marqué notre époque, nous aideront à décoder l’impression, en montrant que le simulacre de la réalité (nous croyons être en présence de trois survivants d’un accident de camion) du début du Chemin des Passes-dangereuses se transforme assez rapidement en déréalisation [3], tant pour les personnages que pour les spectateurs. Les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes.

Dans plusieurs de ses écrits récents, Baudrillard soutient qu’il n’y a plus de finalité, plus de réversibilité possible, et « qu’on est déjà dans une forme exponentielle, illimitée, où tout se développe dans le vide, à l’infini, sans pouvoir être ressaisi dans une dimension humaine, où on perd à la fois la mémoire du passé, la projection du futur, la possibilité d’intégrer ce futur dans une action présente [4] ». L’analyse de la pièce de Bouchard permet d’explorer le vide intemporel où l’impression tient lieu de réalité. Le chemin des Passes-dangereuses est le lieu où trois frères meurent alors que le camion de Victor, l’aîné, percute une perdrix dans une courbe, le jour même de l’anniversaire de la noyade de leur père, noyade que les trois frères avaient provoquée, quinze ans plus tôt, tout près du même endroit. Noyade libératrice, selon Carl : « Quand y a dérivé dans’rivière, j’ai compris que notre avenir se jouait. Lui disparu, on avait le choix de faire ce qu’on voulait de nos vies. » (CPD, 58) Sur le coup, les trois complices ont l’impression de s’échapper du tourbillon dans lequel leur père les a jetés. Ils peuvent alors rire, créant ainsi une distance critique et libératrice entre le drame qui se joue et la perception qu’ils en ont. Depuis, chacun a emprunté son propre chemin, loin et indépendamment des deux autres : Victor comme bûcheron dans la région du Lac-Saint-Jean, Ambroise comme galeriste à Montréal et Carl, le plus jeune, comme vendeur au Club Price à Québec. Il semblerait que si Carl a choisi ce jour anniversaire pour se marier, il ne s’agit pas d’une coïncidence. C’est du moins ce qu’a compris Victor, toujours hanté par ce drame que les trois frères ont pris pour une comédie, qui passe donc d’un tourbillon à un autre. Il voit, dans le choix de Carl, le signal qu’il attendait pour mettre fin une fois pour toutes à leur tourment : « Quand j’ai su la date de tes noces, j’ai compris que c’était aujourd’hui le jour de la réconciliation. » (CPD, 59) Pour mener à bien cette « réconciliation », Victor invite ses frères à monter à bord de son camion sous prétexte de leur faire visiter son camp de pêche. Une fois sur la route, il va de plus en plus vite et s’arrange pour que le camion dérape :

En organisant ce suicide collectif sur les lieux de la mort du père, et le jour anniversaire de cette mort, Victor, désormais chef de la fratrie, sanctionne la mainmise du père sur le destin des fils. Le meurtre par lequel ils avaient cru en finir n’a pu les en libérer [5].

À partir de ce moment décisif, ce sont les courbes mnémoniques du chemin des Passes-dangereuses que les trois frères empruntent, mais pour se rendre où ?

Impressions poétiques

L’inconscient est le lieu de répétition indéfinie du refoulement et des fantasmes du sujet [6].

Dans ce texte mis en exergue, Baudrillard suit la logique de Freud [7], selon qui la répétition inconsciente exerce une pression compulsive sur le sujet, et de Lacan [8], pour qui la répétition est la quête d’une première impression, perdue à jamais. Au moment de l’action, Ambroise et Victor sortent de l’inconscient, du « lieu de répétition indéfinie du refoulement » pour prendre conscience des effets néfastes qu’a eus sur eux et que continue d’avoir la répétition paternelle qui réfléchit non seulement sur lui, mais sur eux : « AMBROISE. Sa poésie, c’était comme sa vie : une interminable litanie, plaintive, qui se répétait, qui se répète… VICTOR.… qui va se répéter. On est prisonniers de sa poésie. » (CPD, 60) Cela résonne comme une sentence à vie. Ils ne voient pas, en effet, la possibilité de sortir de cette « interminable litanie », cercle vicieux dont on ne distingue ni le début ni la fin. Les pierres de cette prison sont des mots qui font d’eux les sujets de la poésie paternelle qui parle d’eux, les refoule, les enferme dans des fantasmes :

De tous les biens, de peu de biens,

des biens de peu… […]

De tous les biens que je possède,

Trois fils, les miens, oubliés.

CPD, 13

La vérité, c’est que les fils sont loin d’être oubliés par leur père. Au contraire, celui-ci se manifeste à l’improviste, lors d’une partie de hockey, par exemple ; ayant puisé de l’énergie dans la bière, il récite des vers de son cru qui mettent ses enfants mal à l’aise :

Prison du froid, geôle de mon âme

Pétrifie ma langue et laisse-moi… […]

Prison d’effroi, enjôle mon âme,

Durcis mon coeur et enlace-moi…

CPD, 57

Carl parle pour les trois quand il dit : « On nous appelait les crapets du poète-pêcheur. Les enfants tristes du poète triste. Moi, je nous appelais les professionnels du baissage de tête. » (CPD, 58) Les trois ont été profondément marqués par l’exhibitionnisme répété de leur père qui, chaque fois, créait sur eux une impression négative, de plus en plus profonde et douloureuse.

Alors que les répliques poétiques de Gabriele D’Annunzio, citées dans Les feluettes, permettent aux personnages d’exprimer leur amour en empruntant les mots d’un autre, les vers du père dans Le chemin des Passes-dangereuses n’arrivent qu’à dresser ses fils contre lui. C’est que la situation n’est pas du tout la même. Les collégiens, dans Les feluettes, traduisent leur propre émotion lorsqu’ils répètent « Si jamais vous m’aimâtes, que votre amour… je le connaisse [9] », tandis que le père de Victor, Ambroise et Carl utilise les émotions de ses fils pour construire ses poèmes : « CARL. […] Nos amours, nos joies, nos secrets, y pensait que tout y appartenait. Y pensait qu’y avait le droit de faire des poèmes tristes sur tout. » (CPD, 55) En d’autres mots, quinze ans plus tard, alors que la répétition cesse d’être inconsciente pour se faire graduellement la quête d’une première impression, ils peuvent reprocher à leur père d’avoir autrefois verbalisé ses impressions les concernant et de les avoir esthétisées. Dans ce cas, selon Hervé Guay, « une fois de plus Michel Marc Bouchard s’en prend à l’hypocrisie des familles. Des hommes surtout, qui s’ingénient à rester dans le banal de peur d’être bouleversés, sinon transformés par la beauté de la parole ou par le tranchant de la vérité [10] ». Par exemple, lorsque Ambroise essaie de parler à Carl de la mort de leur père, Carl l’accuse d’être comme lui : « C’te ciboire de maladie de vouloir dire tout ce qui se dit pas ! […] Avant on se disait rien pis c’était mieux comme ça. Les maudits mots… Ça fait juste des problèmes, les mots. » (CPD, 35, 37) Carl voudrait que les impressions qu’il a refoulées le restent. Bouchard, dans la préface qui explique la genèse de la pièce, constate que, de nos jours, « la parole est périlleuse. Les intellectuels sont dangereux. Les philosophes sont ennuyeux. Les poètes sont préhistoriques. Le mot est mort ! Vive l’image ! » (CPD, 9) L’image, à la fois objet (avec son cadre, ses lignes de fuite, ses axes, ses structures et ses masses) et signe (avec ses connotations et ses références culturelles et symboliques), n’est-elle pas essentiellement une impression qui ne prend son sens que par la perception qu’en a le sujet qui la regarde ? C’est le cas des fils parricides qui, chacun à sa façon, tentent en vain de repousser et le mot, et l’image.

Devant la rivière destinée à l’engloutir, le père ivre, à la fin de l’ultime récitation au cours de laquelle il reconnaît avoir pillé ceux qu’il appelle ironiquement ses « trois splendeurs », rebaptise ses fils dans l’ordre qu’ils sont nés : « Yeux, Âme et Coeur, les ai ainsi nommés. » (CPD, 53) Peu disposés à apprécier la justesse des impressions paternelles, Victor (Yeux), Ambroise (Âme) et Carl (Coeur) se moquent de lui. Carl se lance à l’eau, suivi de Victor puis d’Ambroise, et ils incitent leur père, qui ne sait pas nager, à faire de même :

VICTOR. Papa s’est mis à jurer comme y avait jamais juré.
AMBROISE. Impressions de souvenirs heureux.
VICTOR. Trois frères, une grosse bière dans les mains, s’amusant à faire hurler leur poète de père.

CPD, 54

Poussé à bout, le père s’aventure sur les roches glissantes, tenant d’une main son poème et de l’autre, une bière. Il n’est pas étonnant qu’il ait perdu l’équilibre ! Le choc lui a fait échapper le poème, mais pas la bouteille, que Victor qualifie de « muse ». Alors que le père est emporté dans les rapides, « le bras dans les airs comme la statue de la Liberté qui aurait troqué sa torche contre une grosse Labatt » (CPD, 55), et qu’il comprend que ses fils ne feront rien pour l’aider, Ambroise et Carl, « professionnels du baissage de tête » (CPD, 58), baissent les yeux une fois de plus, espérant que leur père ne les appellera pas. Victor, au contraire, voudrait que son père lui demande de l’aide, question pour lui de sentir qu’il existe. Après un certain temps, les trois frères lèvent les yeux. Tout ce qui reste du père, ce sont des images, des métonymies qui flottent un temps encore à la surface et qui hanteront jusqu’à la fin les trois garçons : la bouteille, qui va se fracasser contre des rochers, et le poème qui disparaît dans le tourbillon. Les impressions des fils vont d’un extrême à l’autre, du plus jeune à l’aîné : « CARL. Le silence. VICTOR. Le vacarme. » (CPD, 56-57) Un même déclencheur — l’engloutissement du père — provoque des impressions individuelles fort différentes. Des trois fils, Carl a le mieux réussi à faire taire la voix du père, à effacer son image ; étant le plus jeune, il l’a moins connu et l’impression qu’il garde de lui est moins forte. La vie est simple, pour lui. Le travail au Club Price, le mariage avec Lucie, le bonheur, quoi. Victor est celui qui n’a pas cessé d’être obsédé par son père et par ce qui s’est passé le jour de sa disparition. Il est même retourné souvent sur les lieux de la noyade de son père, « espérant que les ombres des arbres s’animent pis prennent sa forme » (CPD, 50). Sentant le besoin de se confesser et prêt à en assumer les risques, Victor a aussi visité les lieux avec sa mère, à qui il n’a pas pu avouer sa culpabilité, et, plus tard, avec ses propres enfants : « Mes enfants savent c’qu’on a faite à not’père. J’ai trouvé les mots pour qu’y comprennent. » (CPD, 49) C’est du moins l’impression qu’il a. Son père disparu est devenu, croit-il, un récepteur privilégié : « J’ai commencé à y parler, comme si y était là, à queque part, pas loin. On a appris à s’écouter. Là, y’est en train de nous écouter. On est enfin tous les trois, icitte. Y est content. » (CPD, 50) Victor a l’impression de lui parler, l’impression que le père est là, qu’il lui parle en retour, ce qui efface un tant soit peu l’impression qu’il avait de son père dans le passé et qui le revalorise. Il crée donc un univers parallèle, semblable à l’original. Un simulacre.

L’ironie, dans tout cela, c’est que les frères, dans une sorte de choeur éclaté, diffracté, utilisent nombre des procédés poétiques paternels, mais surtout la redondance et la répétition :

CARL. Des heures en ligne droite. Revenir à la même place. Tourner en rond sur un chemin tout droit.
VICTOR. Des tonneaux ?
CARL. Dans la courbe. Juste là. Un déjà-vu. Revenir sur mes pas.
VICTOR. Six, huit ? Pas plus.
CARL. Tout le temps la grande route.
VICTOR. Deux, trois secondes.
CARL. Tout le temps tout droit.
VICTOR. Une éternité. J’étais là, juste là.
CARL. Tout droit.

CPD, 64-65

Le « déjà-vu » de Carl peut se lire à au moins deux niveaux : celui du personnage, qui reconnaît le lieu où son père est mort, et celui du lecteur/spectateur, qui a déjà entendu cette réplique (ainsi que bien d’autres) à plusieurs reprises. Ce procédé crée un effet de vertige par redondance intra-textuelle. Pourtant, le même ne génère jamais l’identique, les miroirs sont tous déformants. Chaque personnage recompose le passé aux plans psychique et affectif, suivant sa façon individuelle de voir et de connaître. Comme le dit Ambroise, c’est « une litanie sans fin » (CPD, 66).

Impressions spatiales

Sphère implosive où la courbure des espaces s’accélère, où toutes les dimensions s’incurvent sur elles-mêmes […] [11].

L’espace scénique du Chemin des Passes-dangereuses est le lieu où est mort, quinze ans plus tôt, le père des trois personnages. Ce lieu ne figure pas dans les didascalies, d’ailleurs peu nombreuses. Ce sont les personnages, qui ont une impression de « déjà-vu », qui en parlent entre eux. La seule chose qui semble étrange, irréelle, puisque Ambroise y revient par deux fois, c’est qu’il n’y a pas de moustiques (CPD, 21, 40). Le passé, pour eux, est beaucoup plus clair que le présent où tous les trois ont l’impression de tourner en rond, alors qu’ils croyaient avancer en ligne droite. Il s’agit donc d’un espace géométrique, comme un ruban de Möbius, qui possède une seule face et un seul bord, n’ayant ni début ni fin. Cela est très bien indiqué par les didascalies initiale et finale, qui décrivent le bruit d’un camion qui dérape. Cet environnement sonore est perçu par le lecteur et par le spectateur, qui sont désormais conscients du paradoxe qu’un seul et même accident, qui figure dans l’espace dramatique et que préfigure l’espace scénique, vient d’avoir lieu. Le bruitage final crée donc une impression fort différente de celle du début, car il est porteur de tout ce qui s’est passé dans la temporalité éclatée de la pièce.

Au début, seuls deux des frères sont sur scène et ils se demandent où se trouve Victor :

CARL. Y a foncé sur une toute p’tite perdrix [12] ! Notre plus vieux de frère a foncé avec son gros camion sur une toute p’tite perdrix de rien qui traversait le chemin, l’air de rien ! Trois tonnes de truck contre une livre et quart d’oiseau : sportif en ciboire !
AMBROISE, l’image lui revenant soudainement. La dernière fois que je l’ai vu, y avait le corps coincé dans la fenêtre du camion et pis le camion arrêtait pas de faire des tonneaux.

CPD, 17

L’espace dramatique évoqué par Carl est celui de la route, dans les quelques secondes précédant ce qui pourrait sembler avoir été un accident presque sans conséquences. Par contre, Ambroise, comme l’indique la didascalie, a un autre genre de souvenir, qui s’est fixé sur sa rétine, celui des quelques secondes suivantes alors qu’un accident nécessairement grave s’est produit.

Le deuxième accident grave évoqué dans le texte est celui qui a provoqué la mort du père. Le tourbillon qui l’a englouti est l’espace dramatique le plus important, tant par son symbolisme que par son lien avec la structure même de la pièce. Dans toutes les grandes traditions, l’eau symbolise la vie, la mère, l’inconscient [13]. Bouchard joue sur ce symbolisme, mais lui préfère l’inverse, tout aussi étendu [14], puisque le tourbillon entraîne la mort du père et trouble la conscience des fils, surtout chez Victor, dont le nom est aussi porteur d’ironie. Un tourbillon est un mouvement circulaire, incontrôlable, violent et régressif, puisqu’il aspire vers le bas tout ce qui vient vers lui. Le père s’est fait prendre, ainsi que ses fils, à répéter ses poèmes en une litanie sans fin, imitant ainsi le mouvement du tourbillon. Victor, le plus obsédé par la mort de son père, affirme : « J’suis sûr qu’y’est encore là, dans les remous, à tourner, tourner, comme dans ses poèmes. » (CPD, 60) Il y a implosion, ici, dans le sens de Baudrillard, car Victor, dans un espace-tourbillon, n’arrive pas à distinguer l’impression et la réalité.

Le tourbillon est aussi lié à la courbe dans laquelle le camion a dérapé et, surtout, aux tonneaux, ces multiples tours complets effectués par le camion avant qu’il s’écrase. Cette circularité multiple sous-tend la structure même de la pièce qui commence alors que l’accident vient de se produire et qui se termine alors que l’accident est en train d’avoir lieu. Comme le dit Baudrillard :

il n’y a pas plus de linéarité, de fin ou d’irréversibilité qu’il n’y a de fonction linéaire indéfinie. Dans l’ordre du chaos, tous les systèmes et toutes les fonctions se convulsent, se recourbent, involuent selon une logique qui exclut toute théorie évolutionniste (or, celle de la flèche du temps tout comme celle de l’entropie sont des théories évolutionnistes [15]).

Il est donc évident que le tourbillon est non seulement lié à l’espace, mais aussi au temps.

Impressions temporelles

Plus rien ne sépare un pôle de l’autre, l’initial du terminal, il y a comme une sorte d’écrasement de l’un sur l’autre […]. C’est là où la simulation commence [16].

Dans Le chemin des Passes-dangereuses, la temporalité, tout comme la spatialité, se présente en spirale. L’action commence et se termine au même moment, lors de l’accident qui coûte la vie aux trois frères. Tout est contenu dans l’instantanéité d’un choc dont les réverbérations tourbillonnent, créant au centre un vide langagier. La pièce est d’ailleurs entièrement constituée des redites du passé des trois frères. Il ne pourrait en être autrement, puisqu’ils sont prisonniers des limites de leur vie, maintenant terminée, à laquelle ils ne peuvent rien ajouter. Tour à tour, par exemple, chacun met le doigt sur le paradoxe de leur vie et le résume par les images conflictuelles du cercle et de la ligne droite, en affirmant avoir marché des heures en ligne droite, avant de revenir à la même place. Comment ont-ils fait « pour tourner en rond en marchant tout droit sur un chemin tout droit » (CPD, 13, 32, 37, 41, 59-60, 64, 69) ? La réplique la plus développée à ce sujet est récitée en choeur par les trois frères, presque à la toute fin de la pièce :

CARL/VICTOR/AMBROISE. Comment j’ai fait pour revenir à la même place ? On a fait combien de tonneaux ? Comment ce qu’on peut tourner en rond en marchant tout droit sur un chemin tout droit ? Six, huit ? On a roulé, on a roulé. C’est comme si j’avais tourné en rond. Deux, trois secondes… Comment j’ai fait pour revenir à la même place ? On a fait combien de tonneaux ? Comment ce qu’on peut tourner en rond en marchant tout droit sur un chemin tout droit ? Six, huit ? On a roulé, on a roulé.

CPD, 69

Les redites ou vertiges rétrospectifs font s’enrouler la pièce sur elle-même, à partir d’un point fixe que les personnages n’arrivent pas à cerner. Le roulement dont on ne peut mesurer la durée simule le tourbillon des Passes-dangereuses dans lequel ils imaginent leur père toujours en train de tourner, car les trois fils se sentent prisonniers de la poésie du père, faite elle-même de répétitions, perpétuée par les garçons qui la récitent bien malgré eux, qui sont hantés par elle. Le mouvement de la pièce est constitué de reprises thématiques, de redites alimentées par des phénomènes de répétition et de redoublement.

La temporalité joue aussi des tours aux trois frères qui piétinent dans une sorte de dilatation du temps qui rend évident pour le spectateur que l’espace-temps de la représentation n’est pas celui de la réalité, mais plutôt celui d’un univers autre, dans lequel le temps est déformé. Pour Victor, il est cinq heures et quart, pour Carl, sept heures et demie et pour Ambroise, midi vingt (CPD, 66). Chacun, sans s’en rendre tout à fait compte, se trouve figé à l’heure de sa mort. Le fait que les trois personnages soient présents ensemble sur scène, quoique appartenant à des temps différents, crée un effet d’incertitude. Bouchard a réussi le pari de confronter les spectateurs avec des résidus de réel, des simulacres, vivant dans un univers étrangement semblable au leur, mais tournant en rond, au ralenti, (sur) vivant au-delà de la fin : « La simulation est maîtresse, et nous n’avons plus droit qu’à la réhabilitation fantomatique, parodique de tous les référentiels perdus [17]. »

Au-delà de la fin

Les commencements et les fins marchent en parallèle. Cela bouleverse évidemment un peu tout le champ des causes et des effets, on est passé un peu au-delà [18]

Ce qui semble être un moment de crise ne peut plus être vu que comme un simulacre, un hypertemps de la représentation où chaque personnage est en possession de la reproduction instantanée de sa propre vie. Les dernières répliques de la pièce le confirment :

AMBROISE, paralysé. C’est notre camion !
CARL. C’est nous autres dans le truck !
VICTOR. Oui, c’est nous autres !
AMBROISE/CARL/VICTOR. La courbe !
Sons d’un camion qui dérape violemment.

CPD, 69-70

L’action de la pièce se passe effectivement au-delà de la fin, puisque la dernière didascalie rejoint la toute première : « Son d’un camion qui dérape et qui fait de nombreux tonneaux. » (CPD, 13) Les trois frères sont, à leur insu, emportés dans un dernier tourbillon, celui de leur « au-delà », auquel ils ne pourront jamais échapper, condamnés qu’ils sont à repasser éternellement, et chacun pour soi, l’impression qu’ils ont d’avoir survécu à « la catastrophe du drame de [leur] vie [19]. »

Nous avons donc eu affaire à ce qu’Ambroise qualifie d’« impressions de frères » abordant des « sujets égrenés sur le fil de l’ennui, phrases sans finale, bruits sans écho. Épuisement ! Zone où aboutissent les conversations de famille ! » (CPD, 35) Ces « impressions de frères » agissent, d’abord, comme des simulacres, des êtres qui prennent l’apparence des frères, comme cela se fait traditionnellement au théâtre, car le théâtre est, par sa nature même, simulacre. Comme l’a déjà affirmé Anne Ubersfeld, « tout ce qui se passe sur la scène […] est frappé d’irréalité […] ; même s’il y avait […] mise en scène d’un événement réel, ce réel aurait, une fois théâtralisé, un statut de non-réalité […] [20] ». Cela se complique, pourtant, dans Le chemin des Passes-dangereuses lorsque le simulacre, présenté comme effet de réel (trois acteurs jouant trois personnages), se révèle être le simulacre d’un simulacre (ce ne sont pas, dans le sens traditionnel, des personnages, mais des impressions de personnages, des fantômes de personnages). Bouchard brouille donc ainsi les frontières entre le réel et l’illusion théâtrale. La poésie, l’espace et la temporalité contribuent chacun à créer le simulacre et à mener spectateurs et personnages au moment fulgurant de l’accident. Le mécanisme de l’illusion se révèle au moment même où la machine se détraque.