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Deux livres récents, consacrés tous deux au temps et à la subjectivité, offrent des portraits contrastés de la littérature contemporaine. Madeleine Ouellette-Michalska [1] publie un essai sur l’autofiction dans les littératures québécoise et française et conclut au primat de l’immédiat, de l’image et du culte du moi, tandis que Karen McPherson [2] retient des romancières canadiennes et québécoises dont les « archéologies d’un futur incertain » revisitent le passé pour inventer un avenir plus vivable. Si les deux ouvrages emportent l’adhésion à leur manière, on a l’impression, à leur lecture, de deux mondes entièrement différents, voire contradictoires : portrait de l’artiste en Narcisse ou en inventrice d’un monde utopique et radicalement nouveau. Cette deuxième manière est aussi celle de Louky Bersianik, qui a publié récemment un petit recueil d’extraits de son oeuvre intitulé L’archéologie du futur [3]. C’est elle, comme le rappelle le titre de la présente chronique, qui parle d’opérer un petit changement de perspective pour assurer un meilleur équilibre du masculin et du féminin, projet qui anime Karen McPherson et sous-tend l’ensemble du travail d’écrivain de Madeleine Ouellette-Michalska.

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On a beaucoup écrit sur l’autobiographie, y compris au féminin, et sur l’autofiction, genre en pleine expansion. Dans Autofiction et dévoilement de soi, essai destiné aux non-spécialistes comme en témoigne la quasi-absence, regrettable, de références aux monographies et aux articles savants (l’auteure se limite, pour les études sur les oeuvres retenues, à la réception immédiate ; en revanche, Foucault, Lacan, Lejeune et Scarpetta sont bien présents), Madeleine Ouellette-Michalska propose un panorama des écrits autobiographiques contemporains, qu’elle a soin de situer dans un cadre historique qui en relativise la nouveauté. Ainsi, elle rappelle, après d’autres, que la littérature française porte depuis ses débuts un désir d’analyse et d’introspection et que « le double culte de l’intériorité et de la sincérité » remonte au moins jusqu’à Rousseau. Après le structuralisme et l’austérité formaliste, le retour de formes plus personnelles (signées parfois par les praticiens mêmes du Nouveau Roman, dont Sarraute, Duras et Robbe-Grillet) marquait une revalorisation de la subjectivité. Retour en force aussi du quotidien, du référentiel et du « je », fragiles bouées dans un monde postmoderne où les repères vacillent, où le sentiment d’appartenance s’effrite en même temps que l’identité personnelle, désormais fragmentée, incertaine. La psychanalyse, la cyberculture et, plus généralement, les médias modernes ont encore transformé notre idée du moi, si bien que l’autofiction paraît avoir été inventée moins par les écrivains que « par les caméras et les micros ». Les écrivains connus d’avance, jeunes et séduisants ou encore doués pour la polémique et l’autopromotion — bref ceux dont l’image correspond aux canons actuels —, se disputent désormais le temps d’écran et donc les ventes.

À l’instar de nombreux prédécesseurs, Madeleine Ouellette-Michalska en conclut à l’impossibilité de définir avec précision l’autofiction (elle étudie par ailleurs L’ingratitude de Ying Chen, à mon avis très éloigné du genre). Elle propose néanmoins quelques pistes : la nature hybride de l’autofiction, entre autobiographie et roman (mais alors le problème de dessiner les frontières reste entier), sa prédilection pour les « territoires clos » tels que les chambres et les cabinets de psychanalyste (mais on pourrait en dire autant de bien des romans), et peut-être son caractère formel plus achevé que dans l’autographie ainsi que sa manière particulière de brouiller les pistes en proposant une double lecture. Autrement dit, là où en principe l’autobiographe dit « c’est moi » et le romancier « ce n’est pas moi », l’auteur d’autofiction joue avec nos attentes et parfois avec nos nerfs : « c’est moi et ce n’est pas moi ».

Parmi les nombreuses questions que pose Madeleine Ouellette-Michalska, je retiens celle de la prédominance des femmes dans le genre. Pourquoi l’autofiction leur convient-elle ? À cause d’une expérience séculaire du « je » et des formes intimes, d’un intérêt confirmé pour les questionnements identitaires ? Parce que leur long confinement dans le privé et leur conscience aiguë de l’écart entre leur être et l’image qu’on leur imposait de projeter les rendaient familières « du mi-vrai mi-faux dans lequel s’enracine l’autofiction » ? S’il est vrai que nombre d’hommes pratiquent aussi le genre, Madeleine Ouellette-Michalska s’attarde aux textes de femmes où le corps et la sexualité se disent de manière crue et généralement douloureuse, comme si la pression intime et médiatique — être belle et jeune, plaire — poussait certaines femmes à l’angoisse délirante, voire à la folie. Mais, comme elle le montre avec brio, ces motifs — abandon à l’autre, attente et désespoir, « attrait de certaines formes de servitude » — caractérisent de longue date l’écriture des femmes, d’Héloïse et la religieuse portugaise à Annie Ernaux et à Nelly Arcan, à qui elle consacre un long développement. Jubilatoire chez nombre d’hommes, l’autofiction des femmes « paraît rarement heureuse, rarement sereine ». Madeleine Ouellette-Michalska parle peu, toutefois, d’une autre fonction de l’autofiction féminine : accuser, dévoiler, dénoncer les abus familiaux et amoureux, en somme laver le linge sale en public.

S’exposer, se mettre à nu : le premier chapitre de l’étude s’ouvre sur l’image des nus collectifs du photographe américain Spencer Tunick, « photos de masses inertes et passives [qui] évoquent davantage les condamnés aux chambres à gaz de la Deuxième Guerre mondiale que l’expérimentation artistique » en ce qu’elles écartent tout érotisme, dépersonnalisent les corps et exacerbent le pouvoir du metteur en scène. Parallèment, la « confusion entre intimité et sexualité » envahit aujourd’hui toute la sphère culturelle. La vision de l’essayiste est donc pour l’essentiel pessimiste à l’égard des formes qui mélangent confession (mise à nu psychique) et pornographie, notamment. Le passage du confessionnal au divan, puis à Tout le monde en parle et autres Oprah dit pour elle une détérioration de la vie privée et une exploitation marchande de l’intime et du sexuel.

Mais si elle se montre sévère envers le triomphe du « culte de l’image et du babil narcissique », Madeleine Ouellette-Michalska montre en même temps que l’autofiction est l’un des lieux où, malgré tout, se réitère la valeur de la voix personnelle ; elle est donc un rempart potentiel contre la disparition du « je » et traduit le désir de préserver une subjectivité menacée par l’anonymat et l’indistinction. Si elle ne retrouve pas toute la liberté d’écriture qui séduisait dans ses autres essais, L’échappée du discours de l’oeil (1981) et L’amour de la carte postale (1987), l’essayiste n’en offre pas moins une réflexion percutante.

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Alors que le présent dont parle Madeleine Ouellette-Michalska est celui du spectacle, du simulacre et du cyberespace, celui qu’évoque Karen McPherson dans Archaeologies of an Uncertain Future correspond bien au patriarcat contemporain selon la vision féministe : violent, technocratique, marqué par les inégalités les plus criantes, à la fois menacé d’effondrement et désespérément immuable. La douzaine de romancières canadiennes et québécoises dont elle traite posent toutes, dit-elle, la question de la survie de façon propre aux femmes : écrire à la fin du vingtième siècle, pour elles, c’est écrire l’avenir.

Mais l’avenir, c’est dans le passé qu’il se trouve, notamment du côté de la mère : « l’archéologie du futur », comme le précisait Bersianik, c’est précisément un retour vers le passé, un travail de mémoire et d’écriture dont on ne peut faire l’économie quand on cherche à inventer du neuf. Ce travail prend des formes très diverses, analysées avec finesse par Karen McPherson. Son étude commence par des métafictions historiographiques féministes de Margaret Atwood, Daphne Marlatt et Madeleine Ouellette-Michalska, dans lesquelles se raconte une histoire autre grâce à ce « déplacement de quelques millimètres » dont parlait Bersianik. Mais le terme « archéologie » revêt ici un sens beaucoup plus large. Il englobe ensuite les fictions autobiographiques de Madeleine Gagnon, Diane-Monique Daviau, Betsy Warland et Geneviève Amyot, dans lesquelles écrire la mort de la mère, c’est évoquer une perte inimaginable et enfin « trouver sa place et sa voix dans une communauté d’endeuillés », puis retourner parmi les vivants. Après le travail du deuil, c’est celui de la mémoire intime et historique qui est à l’avant-plan chez Louise Dupré, Joy Kogawa et Anne Michaels. Ici, le travail de deuil et celui de l’écriture débouchent sur une « traduction de ce qui fut en ce qui pourrait être ». Un long chapitre porte ensuite sur l’oeuvre de Marie-Claire Blais et fait ressortir les liens entre un présent apocalyptique et un avenir possible, qui naît peut-être dans l’acte même d’écrire, de témoigner. Le reste du livre est consacré à Nicole Brossard, emblématique selon McPherson de cette conscience aiguë des origines des femmes qui permettra d’inventer l’avenir. Elle évoque bellement une scène de Baroque d’aube où le cimetière sert ainsi de charnière entre le passé et la perte, la vie actuelle et l’invention d’un avenir encore indéterminé : « Il y a beaucoup de mots pour survivre », affirme sa protagoniste Cybil.

L’étude de McPherson allie rigueur, intelligence et souplesse et on prend beaucoup de plaisir à lire ces analyses scrupuleuses, menées avec un soin patient. On pourrait critiquer certains aplatissements des différences parfois importantes entre les auteures étudiées par série, mais la lecture comparative a ses propres forces. De même, la bibliographie critique, très fouillée pour les textes anglo-saxons, a quelques trous du côté québécois (reproche qu’on se lance depuis des années de part et d’autre de la frontière, mais enfin…). Mais pour l’essentiel, les liens que fait l’auteure entre tous ces textes — l’ancrage dans le corps et la vie des femmes, la fascination pour la mère et le maternel, les liens entre deuil, mémoire et écriture, puis entre passé, présent et avenir — convainquent.

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Le premier chapitre de Karen McPherson s’ouvre sur une citation de Louky Bersianik : « Écrire c’est enjamber des murs, enjamber des morts, des mers, des siècles, c’est écraser le marbre statuaire, c’est faucher l’avenir, engendrer du futur archéologique ». Il convient donc de signaler du même coup la parution, aux Éditions Sisyphe, d’une toute petite anthologie de sa production intitulée précisément L’archéologie du futur (terme qu’utilise Bersianik dès 1984 — elle avait parlé aussi de « mémoire archéologique » — et qui était aussi employé par Madeleine Ouellette-Michalska dans L’échappée du discours de l’oeil). On y trouve des extraits brefs tirés de Permafrost et des « Agénésies du vieux monde » et d’autres, plus considérables, de L’Euguélionne, du Pique-nique sur l’Acropole et de La main tranchante du symbole. Les thèmes de prédilection : la mainmise masculine sur le corps des femmes (notamment sur leur fécondité) et sur les systèmes symboliques, dont le langage, d’où la nécessité d’inventer des manières de penser et de vivre qui ne soient pas fondées sur l’exclusion et la domination. À un moment où il est de bon ton de proclamer que les femmes « sont allées trop loin » et qu’elles dominent maintenant les hommes, il importe de rappeler que Bersianik en appelle plutôt à la création d’« un autre monde où on ne ferait pas que renverser la vapeur, mais où il y aurait de nouveaux rapports de réciprocité et de nouvelles valeurs », à l’invention d’« une langue au féminin et au masculin, de même poids, de même mesure ». Bref, le féminisme n’a rien à voir avec la domination féminine.

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Ce qui relie les ouvrages de Madeleine Ouellette-Michalska et de Karen McPherson, outre leur comparatisme (France-Québec ou Canada-Québec), c’est donc un intérêt commun pour l’immédiatement contemporain. Mais là où l’une voit dans la postmodernité surtout la perte des repères, l’effritement des certitudes et l’impossibilité de tout projet commun, l’autre croit, suivant Seyla Benhabib, qu’une version « faible » de la posture postmoderne peut à la fois ébranler le métarécit patriarcal et permettre la conceptualisation d’un sujet-femme capable de penser le collectif et l’utopie. Si les deux s’intéressent aux blessures et aux traumatismes traduits par le récit personnel, la première traite davantage de complaisance ou de repli sur sa douleur, la seconde du travail de deuil et de la transcendance. Il s’agit d’inventer alors non seulement une forme inédite pour parler de soi, mais un monde qu’on veut nouveau. Dans l’autofiction, le présent est souvent étouffant, le passé indépassable, l’avenir à peine évoqué ; l’autocontemplation tend à concentrer l’attention sur le moment, la gratification ou la frustration immédiates, sans dimension collective. Les fictions utopiques au féminin portent sur un présent de quête et d’écriture qui permet de traverser le passé pour en arriver à un futur habitable.