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À 34 ans, Louise Dupré publie son premier recueil de poésie, La peau familière, qui est d’emblée une oeuvre de pleine maturité. Les tâtonnements, les impétuosités caractéristiques des débutants sont absents de ce discours certes passionné, mais très maîtrisé. Sans doute y voit-on la mise en place de ce qui, dans les recueils ou mieux, dans l’oeuvre qui suivra (car oeuvre il y a), s’affirmera avec une aisance toujours plus grande. Toute poésie trace ses voies sur la base des créations antérieures, elle ajoute à ce qui déjà existe et — dans le cas présent — excelle. La franchise du verbe, donnée d’entrée de jeu, doit s’accommoder d’une inévitable habileté, d’un métier que chaque nouvelle publication renforce sans qu’il se substitue, autant que possible, à l’inspiration.

Depuis cet impressionnant premier recueil jusqu’au dernier paru, le neuvième, nous étudierons la trajectoire d’une parole aussi sincère que fondatrice. Je signalerai l’évolution des dispositifs formels [1] en relation, autant que possible, avec les significations, cette poésie n’en étant pas une essentiellement d’idées (malgré leur profuse présence en filigrane) mais de recherche : recherche de la vérité de soi et du monde à travers la mise en oeuvre du langage.

Le familier sans majuscules

La peau familière. Premier recueil, donc. On y trouve une grande homogénéité de la formule discursive, tout au long des sept parties constitutives. Le discours est fait de plages [2] ou fragments de prose qui comptent de deux à quatorze lignes. Il y a de deux à quatre plages par page, parfois une seule, tout dépendant de leur longueur.

Autre trait caractéristique : les majuscules sont bannies [3]. On n’en trouve ni au début des textes (correspondant aux plages), ni au début des phrases, même si le reste de la ponctuation traditionnelle est respecté — de brefs passages, toutefois, la suppriment pour souligner le choc des mots. Les capitales d’imprimerie (majuscules dont l’emploi est étendu à un ou plusieurs mots), par ailleurs, mettent en relief les énoncés importants :

cela, bien sûr, EN GROS PLAN, comme un sursaut d’images cette chair répandue toute SABRA CHATILA […].

PF, 9

Le lecteur éprouve un certain étonnement devant, d’une part, le recours à la ponctuation normale auquel s’ajoute la fonction expressive des capitales et, d’autre part, l’absence de majuscules qui désacralise en quelque sorte le texte en diminuant sa dignité assertive. La parole de l’auteure, capable de se hausser jusqu’à la perspective de l’absolu, inscrivant celui-ci en lettres que je qualifierai de MAJEURES, appartient plutôt d’emblée à la parole commune, celle de l’existence quotidienne. On peut penser ainsi que la généralisation des minuscules met en évidence la dimension d’immanence du texte, met donc l’accent sur sa chair, dans une perspective qui exalte la féminité de la parole et de la thématique.

Enfin, avant d’aborder le contenu, il nous faut tenir compte d’un effet d’illisibilité [4] voulu, sans doute plus ou moins présent dans toute poésie qui cherche à dire le mystère des choses et cela, pour une raison que Louise Dupré a bien mise en lumière dans l’allocution qu’elle a présentée en 2002 devant l’Académie des lettres et des sciences humaines :

Écrire, c’est accepter de suivre les méandres d’un désir aveugle qui déconstruit la belle identité qu’on a mis tant de temps à se construire, qui conduit en deçà de toute position subjective fixe. Sinon, l’on reste dans une écriture prévisible, qui n’offre pas réellement de risques. Ne se renouvelle pas [5].

Le souci de refaire, sur la base du désir, le discours du moi (en l’occurrence, féminin) et du monde est particulièrement actif dans le groupe des formalistes et post-formalistes auquel appartient Louise Dupré. La sensibilité au quotidien et aux relations immédiates entre les êtres, si présente chez Dupré, rend sans doute la tonalité de sa poésie attachante et accessible, mais des problèmes de lecture au plan du détail n’en existent pas moins, en particulier dans les premiers recueils. Par l’usage qui est fait du langage, les sens connotés, mobiles et indéfinis, tendent à se substituer aux dénotés — façon imagée de parler, sans doute, mais qui rend compte de l’effet d’hermétisme. Or, qu’en est-il des significations principales ?

Chez Dupré, l’absolu se manifeste aux hommes surtout à travers les grandes horreurs de l’Histoire, notamment de l’histoire contemporaine dont le journal télévisé procure à heure fixe le spectacle. Tel est l’un des motifs frappants de La peau familière, et surtout de la première section (qui porte le même titre) : les poèmes disent, pêle-mêle et de façon très contrastée, les atrocités de la guerre au Liban et la vie ménagère, humble, tranquille de la poète qui, à 18 heures, accueille sa fille pour le repas ; et cette fille fait partie d’une lignée, d’une famille, d’une existence qui pourrait, elle aussi, sécréter l’horreur, la douce horreur des foyers, entre « le cil si pâle d’un père et les spasmes de la tante » (PF, 90). Mais le quotidien et ses routines sont plutôt un refuge contre l’âpreté de l’existence. La mère qui natte les cheveux de sa fille est une image récurrente (PF, 44, 47, 59, 63), empreinte de tendresse. La « peau familière », qui est un thème et doublement un titre, telle est la mince, fragile démarcation entre l’intériorité à préserver car elle est l’espace du coeur, et tout cet extérieur, médiatisé ou non, où sévit l’« horreur [qui] hurle par tous les pores » (PF, 87).

D’autres voix ou voies du sens s’intercalent entre le calme lyrisme ménager et le cataclysmique écho du siècle ravagé par la violence. La théorie est l’une de ces voies, en cette époque où l’écriture refuse l’innocence : « toujours la théorie trouble au moment où j’acquiesce, les rhétoriques remises causes effets de douces lenteurs qui dérogent au catalogue, les tendresses imprévues et la salive tranquille. » (PF, 97) Énoncé théorique certes, rhétorique aussi, et d’une lecture difficile, où se heurtent les contraires (sans ponctuation, cette fois) et où l’on pressent peut-être une victoire de la nature, de l’émotion sur les catalogues, modernes décalogues et livres de la loi. Ce conflit entre le système et l’émotion rappelle que la tendresse et tout le domaine du familier se heurtaient contre le discours de la guerre dans le recueil. Mais le familier est premier. Louise Dupré publie son premier recueil à une époque de remise en question du formalisme et des intempérances théoriques, et même si son discours en reste en partie imprégné, elle fait surtout accueil à ce qui, sans la discréditer, déborde l’intellectualité. Quoi de plus charnel que la peau (cf. le titre du recueil), cette surface tournée vers l’opacité organique d’une part, offerte à la caresse d’autre part ? La dernière section, « Sargasso Sea », met en scène l’amant, héros du désir, comme sommet et accomplissement du familier, exorcisme du familial aussi au terme d’une lignée qui a colligé les figures de la parenté, la fille et la mère, l’aïeule, le grand-père, le père mort, la tante schizophrène.

L’écriture est donc tantôt « familière », tantôt savante et tournée vers le monde. Un groupe de poèmes, « Les désordres du privé », intègre sans identification formelle sauf après coup, en fin de section, des citations empruntées à la génération d’écrivains à laquelle appartient Louise Dupré : Normand de Bellefeuille, François Charron, Carole Massé, Claude Beausoleil, plus quelques grandes références emblématiques : Roland Barthes, Luce Irigaray, Hélène Cixous, Peter Handke (PF, 63). De Barthes, la poète cite la phrase fameuse : « Il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne (PF, 54) », qui justifie sans doute pour elle le libre épanouissement de la veine autofictionnelle [6].

Cette dernière se nourrit de toute une inspiration féministe, la lutte pour la reconnaissance des femmes se confortant dans l’évocation des rapports familiaux, essentiellement entre les femmes de la lignée. Mais les destinées individuelles deviennent facilement le support de considérations collectives : « coupables, coupables, les mères aux prises avec d’inconciliables passions, et devant les figures du désir, d’inévitables déchirements » (PF, 57). Comment la femme peut-elle concilier ses rôles traditionnels de mère et d’épouse avec les légitimes aspirations personnelles qu’encourage en elle la modernité ?

Je signalerai un dernier trait formel : la reprise de certains énoncés, parfois en capitales mais pas toujours, qui assure, à l’intérieur d’une section, l’unité thématique, comme si tous ces fragments étaient menacés de dérive sans le pouvoir d’agglutination qu’exerce la répétition. Car cette « peau familière » qu’évoque le titre est constituée de plages discrètes, elle n’a rien d’un continuum, et sa lumière vient de ce qu’elle assume la nature tout en s’éclairant des discours politiques et intellectuels de ce temps. L’hétérogène règne donc, sous la domination de la vie immédiate, et l’auteure le réduit grâce à des reprises, qui sont indissociables de l’organisation des thèmes et des motifs en un ensemble parfaitement structuré. Les recueils de Louise Dupré ressemblent par là aux livres très « construits » d’un Normand de Bellefeuille, d’un Roger des Roches ou d’un Marcel Labine.

Parmi les thèmes qui, dans La peau familière, se rapportent à la dimension d’intimité, il y a celui du désir, dont l’affirmation se précise peu à peu jusqu’à se déployer pleinement dans la dernière section (« Sargasso Sea »). Or c’est le même thème qui sous-tend, cette fois au complet, le très bref deuxième recueil, simple plaquette intitulée . Livre aussi mince qu’élégant dans lequel s’étalent, sur les seules pages de droite, quelques lignes de prose, presque toujours en une plage seulement. La tonalité est érotique, d’un érotisme parfois très explicite (« la langue au long la langue et la bouche ta chair se gorge de sang… » [O, 13]). Le langage des corps amoureux n’y subit aucune censure, et c’est comme l’état de grâce de l’intimité la plus vive qui triomphe ici :

Il y aurait un centre démesuré et des corps qui s’entassent faire durer le moment

il y aurait des mains tout autour des courbes précises aux fracas faire durer les marques sur l’épaule où je te trouve entre deux axes disponibles et tarde encore l’instant du chaos.

O, 7

Le centre envahissant (« démesuré ») est celui de l’extase sensible, à la fois sensuelle et affective, qu’alimentent les corps pressés l’un contre l’autre, agrippés aux épaules, les bras sont les « axes » du rapprochement amoureux, tout agit en direction du chaos souhaité et retardé qui matérialisera la démesure du centre. Ainsi se peuvent lire les allusions physiologiques du texte, encore plus transparentes en d’autres fragments (sans que la beauté de la passion dite en soit altérée).

L’enfermement

Le troisième recueil, Chambres, rappelle le premier par ses dimensions et son côté structuré. Toutefois, la thématique est plus homogène et le langage, en conséquence, est moins heurté. On n’y trouve plus d’énoncés contraires, relevant par exemple des atrocités de la guerre et du tranquille quotidien, et s’entrechoquant inopinément. Comme dans mais de façon beaucoup plus développée, c’est l’amour qui sert de fil conducteur, d’un bout à l’autre. Certes, l’amour peut accueillir en lui d’autres significations, retrouver la diversité du monde et de la vie, et c’est ce qui advient dans Chambres, le lieu associé à la relation amoureuse pouvant, grâce aux fenêtres, ouvrir sur l’extérieur.

Il y a quatre sections principales constituées, chacune, de douze « pages » (ou textes numérotés). Ces pages sont d’abord remplies par un seul ou, plus rarement, deux longs paragraphes (« Camera »), ce qui donne beaucoup de compacité au texte. La deuxième section, « Tourist Room », accueille, sur autant de pages, douze plages (ou paragraphes) qui font au plus une demi-page ; la troisième, « Obliques », réunit douze textes de deux plages relativement courtes chacun, et la quatrième, « Chambre en couleurs », accueille douze textes de trois plages chacun. On assiste donc à un morcellement progressif du discours. Entre les quatre sections, des sections intercalaires, « Première antichambre », « Seconde antichambre » et « Dernière antichambre », proposent chacune trois pages où s’alignent quatre, quatre et trois plages, plus une page noire où s’inscrit un texte en blanc écrit en vers libres. Le côté très méthodique de la composition n’empêche pas, fort heureusement, le déploiement de l’inspiration. Au contraire, il la sert, et la fragmentation progressive du texte atteste la promotion contrôlée d’une discontinuité formelle, synonyme d’ouverture à la vie.

Car la chambre, au départ, est un lieu d’enfermement, que signale bien la compacité de l’écriture. On y trouve (« Camera ») la poète et son amant « tassés » (C, 15 et passim) dans un étroit face à face amoureux. Ce dialogue toutefois fait bientôt appel à l’autre : à la mère de l’amant qu’une photographie jaunie représente en compagnie de son enfant, et au père de la poète que le souvenir représente immobilisé dans la mort. Ainsi, les « histoires de famille » (C, 17) s’insinuent jusqu’au plus intime de l’étreinte. La « caméra » (ou appareil photo et, par analogie, la mythique chambre noire), qui a capté le passé, en sature la chambre présente.

« Tourist Room », la section suivante, nous présente l’amante dans l’attente de son amoureux, puis va plutôt montrer l’invasion de la chambre par la ville grâce à la fenêtre ouverte, où ne s’annonce pas l’être aimé. La femme s’offre alors toute nue à cette ville qui, tant bien que mal, compense l’absence de l’autre. « Obliques », plus loin, nous ramène à la rencontre des corps, mais l’étreinte de l’aimé se prolonge par le souvenir du contact avec l’aïeul autrefois, juste avant sa mort. « Chambre en couleurs », enfin, réunit les amants dans la pièce envahie par la splendeur de l’automne prodiguant ses couleurs, et les corps intériorisent « les images, rouges et lisses, dans les muscles, cette fascination : l’indécence et l’ascèse » (C, 85). Écho de La peau familière où il donnait le ton à tout, le choc des extrêmes, de l’austérité et du sexuel, continue de régler les rapports entre les êtres, de façon toutefois plus tempérée. À travers la nature chargée de splendeur et de mort, c’est l’Amérique nomade (C, 89) qui confère à la chambre son ouverture à la vie plénière.

Notons le côté très physique de l’amour et l’absence de lyrisme sentimental. Les mots je t’aime tiennent plus du constat que de la déclaration enflammée — « une si petite formule […] si près encore des histoires de famille » (C, 17). L’accès à l’autre passe par le détour de morts très insistants.

L’air de Rome

« Quand on a une langue on peut aller à Rome », quatrième oeuvre poétique de Louise Dupré, est écrite en collaboration, ce qui complique un peu la tâche du commentaire. Le coauteur est Normand de Bellefeuille, alors compagnon de la poète et, comme on sait, remarquable poète lui-même. Sans doute discernons-nous deux voix distinctes dans les quatre paires de « Lettres », qui sont signées (des initiales N. et L.), mais les trois sections composées de dix plages (une par page), sans nom d’auteur, ont sans doute été écrites par les deux poètes à parts égales, sans qu’il soit possible d’isoler la contribution de chacun.

Un voyage de Normand de Bellefeuille à Rome est à l’origine de l’échange qui deviendra fusion des voix. Le thème de la langue (l’usage de l’italien s’imposant au voyageur), avec ses connotations multiples, en particulier intellectuelles dans une époque encore hantée par le formalisme, mais aussi physiologiques, prend beaucoup de place. Le titre du recueil, qui est une citation, est la réponse que fit une analphabète à Marguerite Duras qui l’interrogeait sur la difficulté pour elle de vivre à Paris et de s’y déplacer (QOAL, 25). La langue permet tout, elle donne accès à Rome, Babylone, Babel, tous lieux que la fantaisie des deux poètes évoque avec un ludisme vertigineux. Tous lieux, et tous mots. À propos d’une lettre reçue de L., N. se réjouit de n’y avoir pas « retrouvé (ses mots à lui) : ni grotte [7], ni mort, ni bête, ni danse. Que [ceux de Louise], noirs et chantants […] : chaleur, mémoire, folie et, bien sûr, fenêtre » (QOAL, 44). On retrouve là, en effet, les mot(if)s favoris de Dupré, qui ne se prêtent sans doute pas autant que ceux de son compagnon à l’élucubration verbale. La poésie de Dupré est à la fois moins cérébrale et moins fantaisiste que celle de son interlocuteur, et plus accordée aux modalités de l’intime. Une tonalité désenchantée perce fréquemment chez la poète, qui perçoit la langue comme « le lieu exact de notre dépossession » (QOAL, 46), quelque chose de vide mais pourtant de très concret, une « machine qui se passe très bien de nous » (QOAL, 44). Y a-t-il là le souvenir de la conception lacanienne de l’inconscient comme batterie de signifiants [8] ? La dépossession de soi dans la langue et dans l’existence même, le fait d’être parlé sans être le sujet de son propre discours, voilà le fondement de la modernité de Dupré et d’une bonne partie de sa génération. En revanche, ce sentiment de vacuité existentielle n’abolit pas chez elle la mémoire de soi et le réseau des réalités humaines, la lignée familiale, les lenteurs chaleureuses qui tissent le quotidien et la fenêtre ouverte sur la ville et sur le monde.

Le bonheur

Le bonheur est sans doute un des thèmes les plus éculés qui soient, donc l’un des plus contraires à la modernité, et pourtant, depuis quelques années, il fait un retour remarqué dans l’actualité littéraire et philosophique [9]. La chute des idéologies, marxistes notamment, et le triomphe de la modernité individualiste y sont sans doute pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, dès 1988, Louise Dupré fait du bonheur le titre d’un de ses plus beaux recueils, et le mot y brille d’autant plus que les suites de textes sont loin de célébrer une facile euphorie. On croirait presque à une antiphrase, à lire les âpres poèmes de la séparation (« Comme on le dit d’un paysage ») ou ceux qui disent une présence de l’autre toute mêlée d’absence (« Voix off »).

Les sept sections rappellent, par leur nombre, celles de Chambres et de La peau familière [10]. On dirait que l’auteure ne peut concevoir un livre de poèmes que sous la forme d’une entité close, parfaite, le chiffre sept symbolisant « les sept degrés de la perfection » ou « un cycle complet [11] ». Effectivement, une démarche s’accomplit au cours de chaque livre, qui tente la difficile conciliation d’états du vécu contradictoires. Les termes de cette démarche, qui aboutit à un relatif apaisement — le « Sargasso Sea », modestement édénique ; la « Chambre en couleurs » qui contraste avec les autres chambres, sévères ou anonymes ; la « Voix off » qui s’achève sur l’évocation, quelque peu édénique encore, « [du] jardin, [de] la végétation, [de] la moitié blanche du mot bonheur » (B, 101) —, ont de moins en moins de rapports avec la famille, de plus en plus avec l’amoureux, mais c’est toujours, ou en tout cas souvent, la difficulté de vivre qui s’énonce à travers les motifs abordés.

Sur le plan formel, on remarque le retour des majuscules, donc l’adoption d’une formule traditionnelle où tous les signes de ponctuation sont également valorisés. Et puis, et surtout, dans les sections intercalaires, le recours au vers libre, en de brefs poèmes où la suggestion accompagne un discours à la fois clair et sibyllin :

[…] Une étoile ou deux

et c’est la nuit,

trop de silence

sur le bleu opaque.

B, 57

Le spectacle du ciel reflète ici l’état d’âme des amants qui dirigent leur regard vers le haut, cherchant en vain à « endormir/la détresse » ; leurs doigts durs qui martèlent les vitres ressemblent aux mots dont le poème « ne recueille […] que leurs fibres/perdues » (B, 57). Il y a une déperdition entre les sens et les mots, les regards et le corps, ou entre l’étoile et ce « bleu opaque » que le silence pétrifie. C’est pourquoi le poème, d’une grande sobriété, est réduit à ses tendons et n’offre à la lecture que ses « fibres/perdues », à partir desquelles le lecteur peut imaginer un état originel ou édénique, un « bonheur » qui, dans le détail du dire, se dérobe.

Des proses qui respectent les conventions typographiques, entrecoupées de poèmes également orthodoxes sur le plan formel, confèrent une allure relativement classique à ce cinquième recueil dont la dimension narrative est plus appuyée que dans les recueils antérieurs, même si le récit reste délibérément morcelé et allusif. Des motifs comme « le concret des choses, le premier café du matin » (B, 87) rappellent La peau familière ; celui de la chambre (dans la première section, « Invariables », ou dans « Comme on le dit d’un paysage ») évoque délibérément le troisième recueil (Chambres), mais thèmes et motifs se fondent davantage dans le discours d’ensemble, ne produisent plus de choc sémantique avec les thèmes ou motifs contraires, car un assouplissement du discours s’installe, dégageant la possibilité d’un certain bonheur.

Face à la nuit

Formant un fort contraste avec le titre du recueil précédent, Noir déjà suggère l’accès prématuré à une étape irréversible de la vie, marquée par la dévastation :

Sauvagement le crépuscule

agite une fin du monde

on se met à trembler

peur et blessure

et haine

le coeur jeté comme une vieille viande

à la voracité des oiseaux… »

ND, 38

On lit encore : « Voici l’obscurité/et quelque chose en nous/renonce/à la douceur de mai […] » (ND, 39) La raison de ce désenchantement tient peut-être à l’absence de l’autre amoureux, qui constitue une première dans l’oeuvre. Sans doute trouve-t-on des traces du bonheur passé, mais elles se résument à un « visage fermement/appuyé sur le silence/de la paume » (ND, 29).

L’inspiration sombre est d’une grande homogénéité, d’un bout à l’autre du recueil, malgré la division en sept parties qui est maintenue et qui le sera encore dans deux des trois recueils suivants. L’homogénéité tient en partie à l’utilisation d’une seule formule métrique, tant dans les quatre sections principales (« Terre d’ombre », « Au fond de la lumière », « Certains novembres » et « Trou de silence ») que dans les « Instantanés, I, II et III » qui s’insèrent entre elles. Les poèmes sont de même dimension. On note toutefois que ceux des sections principales sont dépourvus de titre et de ponctuation, contrairement aux « Instantanés ». La tonalité est cependant à peu près la même, à ceci près que la formule des « Instantanés », avec ponctuation et titre, favorise davantage le réalisme et la narration (embryonnaire). L’homogénéité est aussi celle du contenu. Dans la veine sombre du recueil, on peut rencontrer des accents d’horreur ou de cruauté — ils sont assez fréquents chez Louise Dupré — mais pas de ces heurts de thèmes opposés comme en présentaient les recueils antérieurs — surtout les tout premiers. La continuité thématique se manifeste, notamment, par la reprise d’énoncés qui correspondent à des vers complets (je souligne) : « tout est seul/l’âme s’arrête… » (ND, 65) — « Tout est seul/on se prend à citer […] » (ND, 66). Ou encore : « des tristesses presque légères/quand la lumière vient voler… » (ND, 67) — « Des tristesses presque légères/le ventre s’étourdit […] » (ND, 68).

Notons aussi que l’omniprésence (ou presque) de la tonalité sombre, du « noir déjà », s’accommode très bien de la formule métrique du court poème en vers libres, alors que la prose (surtout sans majuscules) accompagnait une inspiration plus contrastée, où se bousculaient les significations contraires. Or le mètre bref, même s’il est employé pour dire le négatif de l’existence, n’est guère ici le véhicule du lyrisme, c’est-à-dire du sentiment ; il scande plutôt le froid constat d’un accablement, comme si l’intelligence récupérait immédiatement le choc de la douleur et le transformait en morose méditation. L’articulation du recueil en sept parties va dans le sens de ce primat de l’intelligence en poésie. Cette intelligence, précisons-le, ne fait pas du poème un discours d’idées mais un discours d’émotion et de vérité intime distanciées.

Tout près du jour

Tout près nous ramène… tout près des origines de l’oeuvre, de cette Peau familière qui mettait l’accent sur l’intimité de soi et de son rapport au passé, aux figures familiales, à une mémoire chargée du meilleur et du pire. Sept parties, bien entendu, dont trois intercalaires qui, ici, portent le titre de « Fenêtres ». Et l’on peut voir, dans l’élection de ce motif cher à l’auteure, un souci d’ouverture plus poussé que d’habitude, ce qui permet de mesurer le chemin parcouru. Car, entre l’intimité à la fois provocante et un peu peureuse, un peu tremblante du début et celle, plus généreusement affichée, d’aujourd’hui, même si les thèmes restent sensiblement les mêmes, il y a la distance d’une assurance, d’une maîtrise de soi maintenant acquises. Une section complète, « Le jour dans son éternité », est composée de poèmes lumineux, qui commencent par l’évocation d’« une fenêtre ouverte sur l’inconnu du soir, des mers de ciels qui avalent le regard jusqu’au sombre des images » (TP, 33). La poète se décrit comme « une femme encombrée de cadavres, avec ses seules mains pour palper la lumière » (TP, 33), et c’est cette charge de morts et de passé, père et mère par-dessus tout, qui fonde « l’humanité d’un regard désormais tourné vers le gris-bleu de la lumière » (TP, 37).

Certes, les retours au « noir » ne manquent pas, et l’on retrouve les accents habituels de l’angoisse, de la familiarité avec la mort, de cette « désolation […] plus forte que toi, [qui] s’enroule le soir autour de ton sac de peau » (TP, 58). On reconnaît le réalisme cru, violent dont la poète est capable — et qui, si j’ose dire, jure si étrangement avec la personnalité de cette femme douce, délicate et attentionnée, dans sa vie de tous les jours [12] !

Mais le jour et la nuit sont désormais davantage séparés, font l’objet d’une expression plus nette et, par conséquent, plus simple. Un thème jusque-là discret s’affiche maintenant de façon presque éclatante : la religion, en particulier dans la dernière section (« Poème, liberté »). L’auteure invoque « la nostalgie des incroyants », formule remarquable, pour ramener à la mémoire un certain folklore catholique ancré dans « nos enfances si souvent agenouillées sur des parquets pleins de noeuds » (TP, 88).

L’alternance des proses (« Au centre du visage », « Le jour dans son éternité », « Les mains des gisants » et « Poème, liberté ») et des poèmes proprement dits (les trois sections de « Fenêtres ») reprend la composition de Bonheur, où les textes étaient également dépourvus de titres. Les sections intercalaires, en revanche, portaient des titres différents et non un seul titre, comme ici, ce qui assure une plus grande continuité. Celle-ci est bien en harmonie avec les développements thématiques, moins heurtés que dans les recueils antérieurs.

La chair sucrée

regroupait quelques proses sans titre et abordait hardiment une thématique « adulte ». Les mots secrets est, lui aussi, un recueil relativement court (moins, toutefois, que ) qui échappe à la fameuse composition en sept parties. Les poèmes, en vers libres, sans titre, se suivent d’un seul tenant. Et, chose fort remarquable, ils s’adressent aux jeunes (de 11 à 14 ans, prétend un peu rapidement la note du site Internet « L’Île », consacrée à l’ouvrage), ce qui requiert de l’auteure un effort d’adaptation considérable. Il s’agit, en particulier, d’éviter certains thèmes qui pourraient susciter le malaise ou favoriser quelque démoralisation du jeune lecteur, la crudité du regard adulte, face aux réalités, pouvant comporter une certaine violence morale ; et de mettre l’accent, au contraire, sur les perspectives génératrices d’espoir. Il faut aussi éviter l’hermétisme, pratiquer un discours accessible, susceptible de mobiliser la jeune conscience et de lui inculquer des notions claires. Certes, l’auteure trouvera dans ses propres souvenirs les vestiges d’un état propre à nourrir l’échange avec son jeune public. C’est un peu à l’enfant ou à l’adolescente qu’elle a été que la poète s’adresse, mais il y a là une médiation nécessaire pour rejoindre l’autre.

Ce qui fait en bonne partie l’intérêt des Mots secrets, malgré la « vulgarisation » parfois un peu forcée du discours, c’est qu’on y retrouve toute une thématique du mot, de la phrase, de la lettre (voyelles, consonnes) qui était présente dans les recueils antérieurs, et surtout dans les premiers où elle avait une coloration essentiellement formaliste ; et voilà que, dans le contexte de cette adresse aux jeunes, tous ces motifs deviennent choses très concrètes, mêlées à la vie quotidienne et dénuées de charge théorique. Ils ne se présentent plus comme un code abstrait dans lequel il faudrait traduire toute réalité mais, au contraire, comme la réalité quotidienne où s’inventent nos vies. Fini, l’intellectualisme ; place à la liberté d’aimer et de rêver :

Mes plus beaux rêves

je les fais

les paupières grandes ouvertes

pour laisser les oiseaux

s’envoler

dans la poussière insolente

du soleil […]

Et mon image dans ma tête

finit par ressembler

à mes mots secrets.

MS, 38

La poète trouve ici une occasion particulière de renouer avec son enfance, grâce à ces « mots de lait/lentement appris » (MS, 9) qui appartiennent à son passé le plus lumineux et le mieux préservé — « et je les garde dans le sucré/de ma chair, là où personne/ne peut me les arracher » (MS, 9). On constate que le poème en vers libres qui, dans Noir déjà, servait si bien l’expression de la désolation et de la dépossession peut maintenant célébrer une disposition à la joie qui a ses racines dans tout l’être et dans l’histoire du corps le plus intime, d’une chair sucrée dont on n’avait guère rencontré l’affirmation jusqu’ici, même dans les évocations amoureuses.

Les temps mêlés

La dernière publication en poésie, à ce jour, s’intitule Une écharde sous ton ongle. Le titre suggère une douleur à la fois sans gravité et pourtant intense, logée dans l’intimité de la chair ; dans un recoin très périphérique mais qui affecte un organe moteur, la main, laquelle est vouée à la communication avec le monde et avec autrui. Cette douleur symbolise bien ce qui, au coeur de la vie la plus concrète, constitue l’annonce de la mort inévitable. Cette mort est évoquée, dans l’une des sept sections, à travers la figure de la mère (ESTO, 37-48), mais aussi celle de l’homme aimé, que la maladie tient allongé sur son lit d’hôpital (ESTO, 65-76).

Les sections portent toutes des noms de mois, mais ceux-ci ne se suivent pas dans l’ordre, peut-être parce qu’ils appartiennent à des années différentes. « Mai », « Septembre », « Juillet », « Octobre », « Août », « Mars » et « Novembre » composent une suite où s’entremêlent l’automne, le printemps et l’été, au gré des saisons intérieures. Pas d’hiver : décembre, janvier et février sont absents. La mort, toutefois, comme je l’ai dit, est présente, mais c’est celle qui est nouée à la vie et que la vie, parfois, peut racheter, malgré cette désolation, ou plutôt ce risque de désolation, qui revient dans les jours et les nuits de la poète.

Tout le recueil est en vers libres. Une nouveauté : les majuscules ont disparu, ce qui donne un air de déjà commencé et de jamais fini au texte. Chose nouvelle aussi, les poèmes, qui tiennent tous en une seule page, sont constitués de plusieurs strophes très brèves, et les phrases souvent se déploient, par rejets, sur plusieurs strophes, comme dans certains recueils de Gilles Cyr. Enfin, les sections deuxième (« Septembre ») et sixième (« Mars ») sont en italique, mais non celle du centre, comme on s’y serait attendu : on aurait ainsi retrouvé la formule des intercalaires de plusieurs recueils précédents.

La poésie d’Une écharde sous ton ongle est certainement d’un abord plus facile que celle de La peau familière ou de Chambres, même si elle ne s’adresse pas au jeune destinataire des Mots secrets. Pourtant, elle n’a pas sacrifié l’inspiration linguistique des premiers recueils (les mots, l’écriture, la théorie, la phrase, la langue, le poème, les signes, le nom, le verbe, les voyelles, les livres). Dans le registre sensible, les thèmes ou, si l’on préfère, les mots favoris, y sont également repris (je signale par l’italique les motifs les plus importants) : les mers, le ventre, la danse, l’ombre, la nostalgie, l’enfance, la lumière, la chambre, la maison, la fenêtre, la ville, la mère, la femme, le soleil, les arbres, les fleurs, les ruisseaux, la vie, les tremblements, le matin, les tombeaux, les corps, le sang, l’aube, la terre, la solitude, le ciel, les étoiles, les silences, l’amour, les mains, la peau, le noir, le père, l’image, le souvenir, la mémoire, le bleu… La religion aussi, malgré le peu de foi : foi justement, prière, l’âne et le boeuf, la cène… Tous ces mots existent pour eux-mêmes, en quelque sorte, et empêchent que le poème verse, longuement du moins, dans la joie pure ou le désespoir complet. D’abord parce que ces mots sont des mots, justement, et non la chose même ; et parce qu’ils font partie du lexique même de la vie, qui est aussi la mort, et qui se moque des systèmes, qui fait même fi des convenances :

le boulevard la fontaine

qui ne se lasse pas de pisser

son eau fade.

ESTO, 37

Pas question d’enjoliver le réel, la vie organique existe, Louise Dupré l’a rencontrée. Elle écrit comme « une femme/de peu de chose » (ESTO, 15), qui ne se fait pas une image idéale d’elle-même plus qu’elle ne s’en fait accroire sur la beauté du monde : « tu as traversé des mers/aussi noires que ton ventre » (ESTO, 15). C’est dans une telle humilité peut-être un peu masochiste que cette femme douce (mais énergique), généreuse, dévouée, trouve des images toujours neuves et surprenantes, parfois dérangeantes, pour dire le refus de la mort et un espoir dur et têtu comme la rage.

Tendances

Si l’on cherche à marquer les grandes orientations de la poésie de Louise Dupré au fil des années, on retiendra certes une tendance à la simplification du langage et à l’aplanissement des aspérités sémantiques, entendues comme la bousculade des thèmes contraires, très marquée dans les premiers recueils. Les antithèses subsisteront tout de même, mais elles seront plus développées et plus harmonieuses. Des poèmes accueilleront, à l’occasion, des expressions de joie ou de mélancolie soutenues, même si l’expression contraire subsiste comme son horizon toujours possible. Par ailleurs, le désir occupe surtout l’espace des premiers recueils, et s’accompagne souvent de la difficile réalisation du projet amoureux. La problématique familiale, jointe à celle de l’enfance, tend à s’estomper au fil des oeuvres ou, du moins, à trouver une expression épurée. Sur le plan formel, on observe le maintien de la structure du recueil en sept parties, mais cette structure devient de plus en plus fluide, les intercalaires tendant à se modeler sur les sections fondamentales. On observe aussi une présence de plus en plus grande de la forme « poème », et le recul concomitant de la forme « prose » qui favorisait le dialogue des contraires.

Tout en fuyant les sérénités faciles, Louise Dupré fait une place de plus en plus grande à un bonheur trempé dans le quotidien et les rêves qu’il autorise. La thématique de la langue, du mot, survit à la récusation de l’idéologie formaliste et acquiert une limpidité, une simplicité qui est celle de la vie. Les accents âpres d’une lucidité angoissée ne sont pas pour autant proscrits et contribuent au côté saisissant de cette poésie intime et ouverte sur tout le champ de la vie.