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un à un les détails, un à un [1]

Il serait insensé de démentir ce que la critique littéraire n’a de cesse de souligner tant il s’agit d’une évidence : la banalité exerce une fascination de plus en plus prégnante sur la littérature contemporaine qui, comme le note Frances Fortier, est « aimantée par l’aventure minuscule [2] ». Or s’il est vrai que les écrivains sont de plus en plus nombreux à cultiver un intérêt grandissant pour le presque rien, s’il est également vrai que les récits actuels taisent de plus en plus fréquemment l’événement au bénéfice de l’ordinaire, il n’en est pas moins juste d’affirmer que, depuis longtemps déjà, la littérature des femmes travaille à faire valoir le minime et le familier. Longtemps tenues à l’écart de la vie publique et de ses conjonctures, celles qui ont pratiqué l’écriture se sont par la force des choses penchées sur ce qu’elles connaissaient mieux qu’elles-mêmes : le quotidien, l’intime, les arcanes de la vie domestique, l’humilité des objets usuels, la vulnérabilité de l’instant présent. Geneviève Brisac le relève par ailleurs en évoquant, à titre d’exemple, la romancière Jane Austen :

Pourquoi […] a-t-elle choisi de décrire la banalité de la vie de tous les jours, les pique-niques derrière le manoir et la vie dans un escalier d’une maison de campagne ? […] Dans ce décor familier, elle se sentait sûre de savoir transmettre ce qu’est la vie, une illusion à décrire, derrière l’animation superficielle qu’est toute histoire [3].

C’est dans cette foulée que certaines écrivaines contemporaines ont à leur tour choisi d’élaborer une littérarité du vécu, perpétuant cette leçon qui, aujourd’hui discernable tant dans des textes de femmes que d’hommes, est devenue l’apanage du roman actuel que Jacques Poirier pense en ces termes : « Le pas grand-chose donne […] l’impression qu’il détient le secret du monde ; ou plutôt, maintenant que les dieux se sont retirés, c’est dans le minuscule que l’homme se voit contraint de rechercher la solution de l’énigme [4]. »

Sonder le secret du monde pour trouver une réponse dans ses détails, aussi négligeables, aussi fugaces soient-ils : voilà qui résume assez convenablement la tâche que se sont donnée Emma et Anne, les narratrices respectives des deux romans de Louise Dupré, La memoria et La Voie lactée. Féministe et poète, c’est aux confins de ces deux avenues que Dupré semble interroger l’écriture romanesque, de sorte que la voix féminine qui émerge de ces deux oeuvres est à n’en pas douter lyrique ; en parlant de La memoria — bien que ses propos éclairent La Voie lactée —, Francine Bordeleau avance à cet effet que « la narratrice donne à lire “ce frémissement à l’intérieur de soi, cette présence au monde qui procèdent d’une attitude poétique [5] ” ». Cette attitude poétique rend par conséquent les héroïnes de Dupré attentives aux vétilles qui organisent leur monde, craintives mais déterminées à résoudre son mystère petit à petit, dans les moindres détails. C’est donc dire que le processus d’Emma et d’Anne reproduit fidèlement la démarche de la romancière qui avoue écrire de la même manière qu’elle appréhende le monde, avec minutie :

Écrire et vivre, d’un même mouvement, celui de la marche, tranquille, posée, quand il s’agit de parcourir la ville, d’est en ouest, avec ses arbres, ses parterres fleuris, ses boulevards peuplés de flâneurs, de gens affairés, de vieillards, de chats, d’amoureux, de mendiants. Écrire, comme entrer dans le grand battement du monde [6].

Il s’agit manifestement pour Dupré de se pencher sur diverses parcelles de l’existence de ses narratrices pour que, fortes de leur détermination, elles parviennent à leur tour à « entrer dans le grand battement du monde » pour mieux l’habiter. Car cette délicate prospection, cette « marche, tranquille, posée » de la romancière qui réduit le monde à sa plus simple expression est entreprise par ses héroïnes qui, à la suite d’une perte considérable, choisissent de s’inventer une nouvelle histoire en se détournant de l’événement au profit du minuscule de façon à se reconstruire une vie à une échelle humaine. Elles fouillent de la sorte le quotidien et l’intime — l’espace — ainsi que la mémoire et l’instant présent — le temps — afin de recommencer leur vie, toutes deux décidées à faire le deuil de ceux qu’elles ont perdus sans pour autant oublier, déterminées à devenir heureuses. Aussi le détail règne-t-il en maître dans l’univers romanesque de Louise Dupré.

L’intime, un espace habité

Emma et Anne sont sans contredit des femmes meurtries. Avant que l’histoire ne commence, avant même l’incipit des deux romans de Dupré, quelque chose de terrible s’est produit qui a fait date dans leur vie. Alors qu’Emma a perdu sa soeur Noëlle, mystérieusement disparue à l’adolescence, Anne a perdu son père qui, s’il est toujours vivant, a un jour quitté sa femme et sa fille pour définitivement s’établir à Toronto où l’attendait la famille qu’il avait fondée, en secret, avec une autre femme. À ces disparitions insensées s’ajoute un second événement, beaucoup plus récent. Confrontée, dès les premières pages de La memoria, à l’absence de son amoureux qui l’a quittée pour partir à l’étranger en la laissant sans nouvelles, Emma a tôt fait d’avouer qu’elle est désorientée, sens dessus dessous, à l’image de la maison dans laquelle elle vient tout juste d’emménager : « Ce matin, la journée débute où la nuit l’a laissée. Tout à son chaos. J’espérais, je crois, un miracle. À mon réveil, les livres, les boîtes de vaisselle, les vêtements, la literie, tout aurait trouvé sa place. » (M, 14) Pour Anne, témoin du suicide d’une voisine qui a sauté du balcon de son appartement, c’est l’impossibilité d’oublier la brève apparition de la suicidée qui la hante :

Ce cauchemar encore. Combien de nuits, de semaines, de mois faudrait-il pour que s’effacent les lèvres de la femme ? Elle souriait, elle m’a souri, j’en suis sûre, elle souriait, légère dans sa chute, peut-être souriait-elle quand elle s’est écrasée sur le trottoir au milieu des passants.

VL, 25

Chez Dupré, la brutalité de l’événement ne vient toutefois pas uniquement du choc qu’il provoque : elle s’explique également par sa capacité à s’insinuer dans l’intimité des héroïnes, à surgir dans l’espace domestique pour inquiéter, voire tourmenter celle qui se croyait à l’abri dans le refuge qu’est sa maison. N’est-ce pas justement de son balcon, de son chez-soi, de ce qui lui est familier que la narratrice de La Voie lactée voit émerger l’étranger, le drame ? C’est en effet la routine parfaitement réglée d’Anne, son décor depuis longtemps apprivoisé — qu’il s’agisse de son appartement ou de sa ville — que le suicide de la femme fait voler en éclats :

Je rentre du travail avec un sac de provisions. Dans l’ascenseur, la femme me parle, elle qui ne m’adresse jamais la parole, elle semble sereine, presque joyeuse, c’est le premier beau soir de mai. Je la quitte au seizième, Bonne soirée. Puis ce sont les gestes du soir. Placer une symphonie dans le lecteur de disques, me verser une bière, arranger les légumes pour la salade, passer un chiffon humide sur la table du balcon. M’asseoir dans la lumière orangée du crépuscule et regarder la ville, ralentie. Les piétons, gros comme des têtes d’épingles, qui conversent en traversant le boulevard, les mouettes qui planent doucement vers les flots. Et puis l’apparition. La femme, le sourire de la femme, les bras ouverts de la femme, les yeux souriants de la femme quand elle croise mon regard, je le jurerais.

VL, 26

Il est difficile de ne pas noter la banalité de la formule Bonne soirée, cet énoncé de politesse convenu qui émerge de circonstances exceptionnelles : la parole de la femme qui annonce, comme un signal ou une prophétie, l’événement à venir. La conversation avec France, l’inconnue, rompt effectivement le déroulement habituel de la journée d’Anne à l’instar de « l’apparition » qui interrompt soudainement l’exécution chorégraphiée de ses « gestes du soir » qu’elle détaille avec minutie. Le geste définitif de la suicidée — l’événement — se substitue aux gestes répétés de la narratrice — au quotidien —, l’étranger réclamant sa place dans le familier qui, par définition, exclut le drame : « Le domestique est l’envers du sauvage […], il perpétue l’idée d’un apprivoisement de la vie dans un lieu clos, par des gestes et des pratiques. Chacun possède sa façon d’effectuer ces tâches qui très vite se transforment en rituels [7]. » La répétition du mot femme envahit en conséquence la narration d’Anne à la façon de la femme qui a investi son espace privé pour ensuite assiéger sa mémoire.

Il n’est pas anodin que Dupré ait choisi de reléguer le second événement (la rupture amoureuse et le suicide), presque contemporain de la narration, dans le passé d’Emma et d’Anne plutôt que d’amorcer ses romans — narrés au présent — avec celui-ci : ce n’est pas tant l’événement qui intéresse la romancière que le désordre qu’il laisse dans son sillage, la béance qu’il ouvre dans l’existence de ces femmes depuis longtemps rompues au chagrin engendré par la perte. Si l’événement appartient d’emblée à la mémoire dans les romans de Louise Dupré, si ses héroïnes sont jour après jour hantées par le souvenir de quelqu’un qui était déjà absent au moment où commence le récit, c’est que le véritable enjeu de la disparition se situe après le choc, lorsque la routine reprend ses droits : dans le quotidien. Non satisfait de surgir dans le décor rassurant qu’est l’espace domestique, d’enfanter de l’étranger dans le familier qu’est le chez-soi, l’événement pénètre insidieusement le quotidien des héroïnes pour y élire domicile après le drame. Parce qu’elle prévoit loger pendant quelque temps son frère François, Emma est forcée de constater l’emprise que le souvenir de Jérôme, l’homme qui l’a quittée, exerce toujours. Ce sont les objets abandonnés par Jérôme à son départ et que l’héroïne entrepose dans sa nouvelle maison qui perpétuent sa mémoire, sa présence dans l’espace domestique d’Emma incapable de chasser l’absent qu’elle interroge : « Pourquoi est-ce que je ne l’installe pas [François] dans la pièce où sont entassées tes affaires ? Voilà la vraie question, la question du deuil. » (M, 115) Il semblerait que la réponse au deuil soit à trouver dans l’invention d’un nouveau quotidien, d’une nouvelle intimité, d’une nouvelle façon d’habiter son logis.

L’angoisse des héroïnes de Dupré, cette grande béance ouverte par ceux qu’elles ont vus disparaître, est tranquillement apaisée par un nouvel amour : un homme qui, armé de patience, choisit de faire sa place dans leur vie, dans la maison d’Emma ou dans l’appartement d’Anne. En commençant La memoria et La Voie lactée après le second événement, une fois la disparition survenue, la romancière a en quelque sorte pris le risque de commencer ses histoires au moment où elles recommencent, où Emma s’éveille dans sa nouvelle maison sans savoir que Vincent — une vieille connaissance — réapparaîtra bientôt dans sa vie pour la changer, où Anne revient à Montréal après avoir rencontré, à Tunis et par hasard, un Italien nommé Alessandro dont elle est amoureuse. C’est la présence de celui-ci dans le décor d’Anne lors de sa première visite qui remplace le souvenir de la suicidée en substituant au cauchemar récurrent de la narratrice un rêve aussi réconfortant que son espace domestique réinventé par la présence rassurante de l’homme aimé :

Le café frais moulu, le tabac qui grille dans le fourneau d’une pipe, une bûche d’érable, et l’odeur du sommeil d’Alessandro entre les draps, j’ouvre les yeux dans un espace habité. Cette année, je passerai le jour de Noël dans un espace habité. Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps Alessandro est-il levé ? Ces questions qui flottent. Je les laisse flotter, encore engourdie de sommeil, accrochée à un rêve dont je garde une sensation de douceur, comme si on pouvait marcher dans le vide sans risquer de se fracasser les os.

VL, 60

Alessandro invente de nouveaux gestes, un nouveau quotidien qui permet à Anne de se soustraire à l’emprise de l’angoisse provoquée par l’événement. Les gestes du matin détaillés par la narratrice remplacent ici l’énumération des « gestes du soir » (VL, 26) posés au moment du suicide, la matinée évoquant un nouveau commencement au contraire de la tombée du jour qui annonçait la chute, la fin de l’inconnue. C’est en somme parce qu’il est là, qu’il investit l’espace domestique d’Anne, qu’Alessandro parvient à évincer la disparue, à chasser son spectre pour que l’appartement soit à nouveau « un espace habité » par les vivants.

Une fois levée, la narratrice pose, à l’instar de son amoureux, des gestes qui conjurent le mauvais sort et la mémoire en calquant, dans les moindres détails, ceux qui ont précédé l’événement :

J’ai patiemment fait le menu, j’ai le goût des gestes sans conséquence. Laver des champignons pour la salade, essuyer une larme qui risque de tomber sur l’oignon frais coupé, puis calculer, non pas les dimensions d’un immeuble, mais le temps de cuisson de l’oie ou l’heure à laquelle il faudra prendre l’entrée.

Penché au-dessus de la ville, Alessandro mâche paresseusement sa pipe, il essaie de reconnaître les masses verticales qui s’étirent dans la lumière neigeuse du matin. Une église, repérable à son clocher, les édifices, les tours au loin, les silos du port. Je m’approche doucement […]

VL, 60-61

C’est en vérité la scène de l’événement qu’Anne rejoue en posant des gestes qui reproduisent ceux d’avant le suicide : préparer les légumes pour une salade, essuyer une larme au lieu d’une table, sortir sur le balcon d’où Alessandro observe la ville à l’image d’Anne quelques mois plus tôt. Or l’apparition de la suicidée n’a jamais lieu. La réécriture minutieuse de l’événement demeure inachevée puisque les gestes et les tracas demeurent minimes ici. Comme c’était le cas avant le drame, l’espace domestique d’Anne — architecte de profession — garde le monde extérieur à distance dans la mesure où elle doit « calculer, non pas les dimensions d’un immeuble, mais le temps de cuisson de l’oie ou l’heure à laquelle il faudra prendre l’entrée ». Dans son intimité et son quotidien enfin reconquis, les actions se mesurent de nouveau à une échelle humaine. Ce recommencement, ce « goût des gestes sans conséquence » rappelle ainsi à Anne la nécessité de survivre, de durer. Bruce Bégout définit d’ailleurs en des termes analogues le fonctionnement du quotidien : « Conserver et durer, tel est le principe qui régit toute vie quotidienne [8] », un principe que les héroïnes de Dupré cherchent à réinstaurer dans leur existence afin d’élaborer une nouvelle routine qui se porterait garante de leur tranquillité, voire de leur bonheur. Pour ce faire, il leur faut répéter jour après jour et consciencieusement des gestes ordinaires qui sauront probablement maintenir le malheur à distance. « [L]’habitude est la volonté de commencer à se répéter soi-même [9] » dans la mesure où, comme l’écrit encore Gaston Bachelard, « [c]e qui persiste, c’est toujours ce qui se régénère [10] », de sorte que la routine a encore plus à offrir que la survivance. Dans ses largesses, elle donne à Emma et à Anne la possibilité de recommencer leur histoire grâce à ce précieux savoir : le minuscule peut être un remède au désastre.

Mieux encore, chez le lecteur de Louise Dupré, le minuscule participe à la création d’une impression de familier ou de déjà-vu par le biais de laquelle le monde de ses héroïnes devient intelligible. Dominique Viart insiste sur le fait que « [l]e petit n’est donc pas anodin. Au contraire : il est l’élément même par lequel se révèle le sens le plus âpre et le plus fort [11] », puisque c’est le propre de l’ordinaire que d’être un bien partagé par une collectivité donnée. La banalité des vies quotidiennes ourdies par la romancière rend subséquemment l’intime lisible tout en rendant Emma et Anne vulnérables. La narration à la première personne y contribue du reste en grande partie. Portés par une voix qui parfois vacille et hésite, qui souvent cherche et flanche, les romans de Dupré racontent des histoires fragiles. Pour Karen McPherson qui s’intéresse à La memoria — quoique sa remarque pourrait porter sur La Voie lactée —, « Dupré’s novel might most accurately be called a “roman intime” […], its first person narration of a woman’s story of loss and recovery incorporating characteristics of both the letter and the journal intime [12] ». Car l’écriture épistolaire et l’écriture du journal appartiennent toutes deux à l’univers de l’intime et du domestique, d’abord parce que la lettre et le journal sont généralement caractérisés par une rédaction et une lecture privées, ensuite parce qu’ils retracent plus souvent qu’autrement les broutilles de la vie quotidienne, ces petits riens qui jalonnent l’existence de celui ou de celle qui se raconte. De fait, s’« il n’est pas de texte plus vulnérable que le journal intime [13] », alors le ton intimiste qui caractérise la narration à la première personne d’Emma et d’Anne joue un rôle capital dans l’accomplissement de cette fragilité caractéristique des romans de Dupré.

À l’emploi de la première personne qui métamorphose La memoria et La Voie lactée en de véritables journaux intimes s’ajoute un second procédé énonciatif : le recours aux pronoms de la deuxième personne, à un allocutaire que les héroïnes interpellent à répétition au fil de leur narration. Alors qu’Emma adresse son récit à Jérôme, Anne utilise la deuxième personne pour solliciter Alessandro dans les chapitres où il se trouve chez lui à Rome plutôt qu’à Montréal à ses côtés [14]. C’est que l’usage de la deuxième personne leur procure quelque chose qui s’apparente à une illusion de proximité grâce à laquelle l’homme aimé et absent n’est jamais vraiment bien loin d’elles : il hante de la sorte le récit des amoureuses comme il hante leur quotidien, se tapissant dans les recoins de leur narration comme de leur mémoire. En évoquant le genre épistolaire pour qualifier La memoria de « roman intime », Karen McPherson fait de toute évidence allusion à la place centrale qu’y occupe la deuxième personne en ce qu’elle contribue au ton tout à fait intimiste des romans de Louise Dupré. Le lecteur s’introduit conséquemment dans un monde très privé qui lui donne à voir les détails de la vie des narratrices, les faits, les pensées et les objets qui, négligeables à première vue, recèlent pourtant la clé de leur existence. Chez Dupré, le détail « joue en effet le rôle d’atome de la réalité sensible [15] » en ce que l’intime qu’il met en scène « recouvre, à la fois, l’insignifiant et l’anecdotique des petits riens quotidiens — un dicible dérisoire —, et les profondeurs secrètes de l’être – un indicible inaccessible [16] ». La memoria et La Voie lactée sont donc bel et bien des espaces habités : par les narratrices, bien entendu, et par leurs absents, mais aussi, en dernière instance, par le lecteur qui infiltre leur intimité et leur quotidien par la médiation du tout petit.

Les romans de Dupré se concluent néanmoins sur un troisième événement qui, à l’instar des précédents, trouble la vie quotidienne que ses héroïnes viennent à peine de conquérir. Or celui-ci s’inscrit dans le prolongement de leur nouvelle vie au lieu de la fragmenter, adoucissant la douleur causée par les événements passés pour qu’elles regardent avec résolution vers l’avenir. Lorsqu’Anne, qui a décidé de s’installer à Rome pour refaire sa vie avec Alessandro, annonce la nouvelle de son départ à sa mère, ce n’est pas de l’angoisse qu’elle éprouve, mais du bonheur : « On pouvait partir et revenir sans que la catastrophe vienne chaque fois se mirer dans le tain des mots. […] J’ai dit les choses comme on le fait quand une fenêtre s’ouvre, que tout à coup on peut voir jusqu’à l’amour heureux, celui qui nous tire du côté de la lumière » (VL, 192) et de l’avenir. Il faut dire qu’à la grande différence du départ de son père et du suicide de sa voisine, c’est Anne qui a oeuvré à l’engendrement de cet événement-ci, à la fabrication d’un nouveau quotidien qu’elle apportera avec elle à Rome. Pour qu’il s’y conserve et qu’il y dure, elle ira s’installer dans l’appartement d’Alessandro désormais vidé du spectre de Jasmina, sa femme défunte qu’il a évincée à la suite du fantôme de la suicidée dans l’appartement d’Anne : « À Rome, l’appartement était maintenant repeint. Sur les murs, les photos de la vieille vie avaient été décrochées, Jasmina ne serait pas là quand nous serions blottis l’un contre l’autre dans le grand lit. » (VL, 199) À Rome, l’appartement deviendra à son tour « un espace habité » (VL, 60) par les vivants, un lieu où Anne pourra devenir heureuse.

À la différence d’Anne cependant, Emma subit pour sa part le troisième événement plutôt que d’y avoir travaillé avec précaution. Tandis qu’avec Vincent, son nouvel amoureux, elle recommence tranquillement sa vie, une femme l’appelle pour lui apprendre le décès de sa soeur Noëlle — enfuie depuis longtemps aux États-Unis pour y faire sa vie avec l’homme qu’elle aimait — et l’existence de sa fille Emmanuelle. À sa soeur par deux fois disparue — autrefois fugueuse, maintenant morte — succède ainsi une enfant de quatre ans qui surgit inopinément dans la vie d’Emma et que celle-ci accepte d’élever avec Vincent. D’une part, l’événement plus grand que nature qui clôt La memoria dépasse Emma qui a soudain l’impression d’habiter un monde de géants à la veille de son départ pour Los Angeles : « Ce qui m’attend est démesuré. Un cottage que je fouillerai dans ses moindres recoins, des indices qui me permettront de donner à Noëlle un visage réel. » (M, 207) D’autre part, contre toute attente, la mort de sa soeur ramène Emma aux détails, au minuscule, aux petits riens de la vie quotidienne qu’il faudra ajuster à la présence de l’enfant : « Ce qui m’attend est minuscule. Une fillette qui vient à peine de faire ses premiers pas et qui se retrouve face à la solitude infinie de sa naissance. » (M, 208) Tout le labeur d’Emma consistera à ramener la démesure de l’événement à des proportions humaines, à convertir l’étranger en familier :

Bientôt, je partirai. Puis je reviendrai avec Emmanuelle. Vincent aura aménagé ici. Je ne pense plus, quelle folie !, je regarde autour de moi, l’érable du parterre, la lumière, et les paysages invisibles derrière les fenêtres, je dis oui comme pour m’accrocher à l’idée du bonheur, un bonheur assez petit pour tenir entre les quatre murs d’une maison. Dans ce petit bonheur, j’imagine aussi des peines, des inquiétudes, mais tout restera à une échelle humaine, nous ne deviendrons pas des géants, nous n’aurons pas peur.

M, 196

Si la narratrice prend soin de répéter l’adjectif petit pour tenir le malheur à distance, si elle éprouve le besoin de travailler à l’élaboration d’une intimité qui, loin d’être une « folie », « restera à une échelle humaine », si elle aspire à « un bonheur assez petit pour tenir entre les quatre murs d’une maison », c’est que le quotidien se porte garant de son bien-être. C’est en quelque sorte une prière que récite Emma, peut-être même un acte de foi par lequel elle s’engage à conserver et durer. Il lui faut finalement chasser une fois pour toutes le fantôme de Jérôme, vider la chambre qu’il hante par le biais des objets qu’il a abandonnés à son départ, évincer son spectre pour qu’une enfant prenne enfin sa place : « je devais me débarrasser de tes affaires, […] la petite Emma […], il lui faut une chambre, voilà. La réalité pousse les souvenirs sur le pas des portes, elle les déplace dans d’autres maisons, là où doucement quelqu’un les tirera vers une autre vie. » (M, 189)

L’avenir, ce n’est pas de l’oubli

La vie a néanmoins besoin de temps, de beaucoup de temps avant que la réalité ne parvienne à « pousse[r] les souvenirs sur le pas des portes » parce que la mémoire pèse lourd sur les héroïnes de Louise Dupré. Elles ont beau être décidées à durer malgré les événements qui ont jalonné leur vie, elles n’en sont pas moins aux prises avec un passé irréparable qui contrarie pendant longtemps leur désir de s’inventer une nouvelle histoire, ce dont témoigne Emma qui est déterminée à survivre aux désastres de son existence : « Dans ma vie, le passé dessine de petits îlots autour desquels je nage, parfois jusqu’à l’épuisement. Mais je nage, sans me noyer. » (M, 64) Car au contraire du quotidien qui uniformise le temps — à la manière d’une étendue d’eau calme, sans remous — de façon à ce que rien de mémorable n’ait lieu, l’événement est précisément ce que la mémoire préserve, ce qui, loin d’être fugace ou prévisible, laisse sa marque en interrompant brutalement le passage du temps. À l’image des petits îlots formés par le passé d’Emma, les souvenirs aménagent un véritable territoire que les narratrices de La memoria et de La Voie lactée ont cartographié et qu’elles parcourent jusqu’à la lassitude, jusqu’à ce que le présent et avec lui l’avenir reprennent leurs droits.

Dans l’univers romanesque de Dupré, ce territoire mémoriel est en effet presque entièrement occupé par des fantômes, puisque les disparitions y sont fort nombreuses de sorte que ceux qui se sont éclipsés ne cessent de faire des apparitions dans le monde, dans le présent des héroïnes pour les forcer à se retourner continuellement vers le passé. Il suffit de penser au père d’Anne, parti faire sa vie ailleurs sans jamais rebrousser chemin, ou à France, l’inconnue qui s’est suicidée faute de mieux, ou bien à Anna, la tante d’Anne, depuis longtemps sous l’emprise de la folie, lorsqu’elle meurt de vieillesse. Il suffit également de mentionner Noëlle, la soeur fugueuse d’Emma morte dans un accident de voiture, ou Jérôme parti du jour au lendemain et pour de bon, ou encore Monsieur Girard dont la veuve vend leur maison à Emma en gardant le secret de son suicide dans la cave : « Je pouvais lui confier que je connaissais la vérité. Elle a paru soulagée. Tant que je ne comprendrai pas, je serai tenue au secret. J’ai presque crié. Est-ce qu’on comprend jamais l’abandon ? » (M, 66) Aussi ces disparitions racontent-elles, chacune à sa façon, l’histoire du deuil sans offrir de réponse à la question d’Emma : comment se faire à l’idée de l’absence ? Qu’importe si cette dernière prend la forme de la folie, de la fugue, d’un accident ou d’un suicide ; la mémoire a l’étonnante capacité de faire des absents une présence lancinante, spectrale dans l’espace domestique des héroïnes où ils s’établissent pour mieux les hanter.

Voilà qui explique sans doute l’attention particulière que la romancière porte aux objets dérisoires que les disparus laissent derrière eux une fois partis ou morts, ces choses qui, malgré leur insignifiance, ont le pouvoir démesuré d’invoquer les absents. Dans le monde feutré que Dupré fabrique en s’attardant aux détails parfois menus des lieux — espace domestique ou territoire mémoriel — qu’habitent ses héroïnes, elle parvient à rendre intelligible le vide laissé par les morts grâce à des objets négligeables, sans valeur, qui sont pourtant encore là alors que les disparus, ceux que l’on a aimés, n’y sont plus. Le pèlerinage d’Emma, qui descend dans la cave à la recherche de traces laissées par l’époux suicidé de Madame Girard, rend justement perceptible le travail de la mémoire :

Je suis descendue dans la cave. J’ai cherché la blessure de Monsieur Girard dans ses objets à lui, l’établi, les vieux outils, un coffre de pêche. Je n’avais pas compris chez le notaire pourquoi son fils ne voulait rien conserver. Partout, j’ai cherché Monsieur Girard, mais je n’ai trouvé que papa.

M, 63-64

Aux yeux d’Emma, qui cherche des traces de Monsieur Girard dans son établi, ses outils ou son coffre de pêche, les objets de l’absent ne peuvent que demeurer insignifiants en ce qu’ils sont impuissants à donner un sens à la vie et à la mort de cet homme qui n’a jamais existé pour elle. Il en va tout autrement pour « son fils [qui] ne voulait rien conserver » parce que, à ses yeux, les possessions de son père perpétuent au contraire son existence par-delà la mort et l’abandon.

Isabelle Daunais, pour qui l’objet dérisoire joue « un rôle de passeur […] entre […] des espaces et des moments différents », avance à cet effet que « [l]a permanence des choses les plus petites détermine leur paradoxale mobilité : parce qu’elles échappent aux transformations du monde, elles ont la possibilité d’être de tous les lieux et de tous les temps [17] ». Dans l’univers romanesque de Dupré, les choses négligeables ont cette faculté de faire surgir le passé dans le présent, d’entretenir le souvenir de la disparition, d’engendrer des spectres. Daunais en vient d’ailleurs à conclure que « l’objet dérisoire est indissociable de la mémoire individuelle. Étant lui-même particulier, c’est-à-dire précis et distinct, il ne peut être reconnu et “manipulé” qu’à l’échelle des consciences particulières, là où s’effectuent les opérations sur le “plus petit” [18] ». Par la force des choses, il est impossible pour Emma de trouver l’empreinte de Monsieur Girard sur les objets de la cave puisqu’elle ne possède aucun souvenir de son existence ; ce sont de fait les traces de son propre père, mort brisé par la disparition insensée de sa fille Noëlle, qu’elle recouvre. Si le négligeable sait exacerber la douleur enfantée par l’événement, si certains objets familiers deviennent étrangers soudainement et pour de bon, c’est que, comme le constate Emma, « [o] n ne s’habitue pas à l’idée de la disparition, on ne s’y habitue pas » (M, 39). On ne s’habitue pas non plus aux objets abandonnés par les fantômes, à la présence des absents.

À l’instar des objets dérisoires, les mères de La memoria et de La Voie lactée sont des passeuses qui maintiennent avec acharnement les attaches reliant le passé — les disparus — au présent — les vivants. C’est en effet souvent par leurs soins que le souvenir des absents résiste au passage du temps, ce que confirme la mère d’Emma qui s’empresse d’évoquer le fantôme de sa fille disparue alors que sa belle-fille annonce qu’elle attend une enfant : « Pourquoi ne pas l’appeler Noëlle ?, a suggéré maman. Mais nous avons tous fait non de la tête en même temps. Pas Noëlle, plutôt un prénom qui appartient au présent. » (M, 145) Loin de contempler le présent, le regard des mères est chez Dupré pieusement braqué sur le passé parce qu’elles sont habitées, si ce n’est aveuglées, par l’espoir de voir un jour revenir les disparus ; la narratrice de La Voie lactée ne manque pas de rappeler cette foi maternelle irréductible : « Elle est croyante, ma mère. Elle ne croit qu’au passé, mais elle croit. » (VL, 192) Depuis longtemps abandonnée par son époux, la mère d’Anne entretient le souvenir à la manière d’un enfant : elle s’assure que le temps le fortifie, l’alimente consciencieusement pour qu’il ne perde rien de sa vigueur, lui apprend à survivre à sa mort, à elle. Incapable de se libérer des entraves du passé, de se faire à l’idée de l’abandon de son époux, la mère d’Anne est par conséquent en proie à un deuil impossible que sa fille commente en ces termes : « Ce n’est pas le deuil. Plutôt une vieille espérance dont elle n’a pas guéri. Un jour, la vie retrouverait le cercle des heures qui suivent le sens convenu de ses aiguilles, un jour, peut-être papa se rendrait-il compte qu’il n’a pas oublié. » (VL, 166)

Parce que les mères de Dupré, elles, n’oublient pas. Elles ne croient pas à la possibilité de devenir une autre, mais à la nécessité de maintenir la présence de l’absent, décidées à rester les mêmes de peur de changer, ou d’oublier. Dans La memoria et La Voie lactée, le présent des mères n’est en somme qu’un passé jamais révolu, un temps qui, suspendu par l’événement, n’a jamais vraiment su reprendre sa course de sorte que, pour ces femmes abandonnées, « [l] e monde ordinaire semble donc être en dehors du devenir […], puisque les éléments essentiels qui le composent se répètent de jour en jour dans des boucles mimétiques d’actes, sans montrer l’ombre d’une progression [19] » ou d’un changement. L’habitude devient ainsi pour elles un mode de préservation, une cloche de verre sous laquelle elles conservent, intacte, la mémoire des disparus en posant fidèlement les gestes qu’elles avaient coutume d’exécuter avant le drame. C’est à tout le moins le cas de la mère d’Anne que celle-ci se surprend à imiter lorsque, angoissée par l’avenir que lui réserve son déménagement à Rome, elle est à son tour mue par le besoin pressant de poser les gestes familiers du passé : « J’ai retrouvé mes vieux gestes, ceux que maman n’avait jamais trahis, même l’automne qui avait suivi le départ de papa. Elle était forte, maman. » (VL, 158) Fortifiée par l’habitude, la mère de la narratrice tourne le dos à l’avenir, choisissant de demeurer la même plutôt que de travailler à une nouvelle vie, à de nouvelles habitudes grâce auxquelles elle regarderait droit devant elle à la manière d’Anne qui, envers et contre le suicide de sa voisine, fonde un nouveau quotidien avec Alessandro. Malgré l’amour qu’elles éprouvent l’une et l’autre pour leur mère, Emma et Anne entreprennent leur marche vers l’avant en sachant fort bien qu’en faisant le deuil de leurs absents, qu’en trahissant leur mémoire, c’est aussi un peu leur mère qu’il leur faut trahir.

C’est en définitive Madame Girard, cette figure maternelle qu’Emma prendra pour modèle, qui saura la première résoudre le conflit douloureux opposant le passé à l’avenir. Confrontée au suicide incompréhensible de son époux, elle choisit de partir en voyage sans savoir quand elle sera de retour, décidée comme elle l’est à ne revenir qu’une fois le deuil fait : « Quand je reviendrai de voyage, je serai capable de retourner dans la cave. […] Madame Girard essayait de se projeter dans le futur. Peut-être l’avenir fait-il aussi partie de la mémoire. De la memoria. » (M, 78) Karen McPherson note à ce sujet que « [t]he “memoria” of the book’s title is precisely summed up by Madame Girard’s two statements to Emma : memoria is both the acceptance of loss in all of its incomprehensibility and the belief in a future still connected to that loss, to that past [20] ». Prise entre le passé et l’avenir, Madame Girard prend ainsi le parti du présent dans toutes ses conjonctures, réduisant de cette façon le temps à sa plus simple expression, au moment présent. Elle se plaît d’ailleurs à adresser à Emma des cartes postales qui illustrent à merveille la brièveté et la fragilité de l’instant ; au moment où Emma les reçoit enfin, Madame Girard est déjà ailleurs, jamais arrivée à destination, toujours à la poursuite du moment qui passe, projetée vers l’avant, vers l’avenir qui ne peut qu’advenir par la médiation du passé :

« Je lui ai écrit une longue lettre à Hérakleion […], mais elle ne la recevra pas. Le facteur m’a apporté ce matin une carte postale, avec une fresque, la plus belle de Knossos, celle de l’oiseau bleu. Elle a quitté la Crète pour l’Orient, elle veut poursuivre son odyssée. »

M, 202

N’est-ce pas précisément un détail de la fresque qu’admire Emma, cet oiseau bleu qu’arbore la carte postale et qui, malgré sa splendeur, n’en demeure pas moins un détail ? Pour alléger le poids écrasant de la mémoire et de l’avenir, Madame Girard signale à la narratrice la beauté du minime et de l’instant, la nécessité de les attraper au vol avant qu’ils ne disparaissent.

Tout bien considéré, le temps de la memoria serait le présent, ce temps qui, sans être ni le passé ni l’avenir, est tout de même fait d’un peu des deux. Il annonce en conséquence la possibilité du devenir puisque « ce n’est pas l’être qui est nouveau dans un temps uniforme, c’est l’instant qui en se renouvelant reporte l’être à la liberté ou à la chance initiale du devenir [21] ». Appréhender l’instant pour devenir une autre, une femme libre et heureuse d’avoir fait ses deuils sans avoir rien oublié : ce serait là le projet peu à peu entrepris par Emma et Anne. Amoureuse d’Alessandro, réconciliée avec la seconde famille de son père, les yeux fixés sur Rome par-delà l’océan, la narratrice de La Voie lactée ne peut que proclamer « le triomphe du présent, la joie du présent souverain » (VL, 76). Le présent est sans doute précaire, fragile, passager, mais il suffit de le saisir pour le faire durer dans le souvenir à la façon d’Emma :

J’ai pensé, tout ne s’en va pas comme dans la chanson de Ferré. Avec le temps, il y a des douleurs qui s’apaisent, des ruines qui peuvent accueillir la lumière, des histoires qui n’ont pas le même dénouement. Ce n’est pas de l’oubli pourtant, une tache jaune balaie la fenêtre, mais on ne voit pas venir l’automne comme auparavant.

M, 153

Désormais capable de capturer les détails fugaces du monde, ce dont témoigne l’image de cette « tache jaune [qui] balaie la fenêtre » pour tout aussitôt disparaître, Emma se surprend à voir venir l’automne comme s’il s’agissait de l’avenir, pleine d’espoir. « Ce n’est pas de l’oubli », seulement une nouvelle croyance qui se substitue à celle des mères. Car les héroïnes de Dupré ne croient pas tant à l’événement qu’à l’ordinaire qui constitue leur existence et grâce auquel elles parviennent à envisager la possibilité du bonheur.

Voilà en somme le secret que le monde recèle sous le couvert du minuscule et que nombre de femmes écrivains ont depuis longtemps oeuvré à mettre au jour. Aussi est-ce dans cette longue tradition de la littérature au féminin que s’inscrit Louise Dupré ; en pratiquant à son tour une écriture caractérisée par un recours aux genres de l’intime — le journal et la lettre — et un intérêt marqué pour les petits riens de la vie quotidienne, elle s’emploie à illustrer une autre manière d’habiter le monde et de penser le dérisoire. Cette attention que la romancière porte au banal tient toutefois à bonne distance la pauvreté du poncif comme le note elle-même Dupré en affirmant que « [l]e rôle de l’écrivain est de lutter contre les lieux communs, de leur opposer une parole juste [22] ». Cette parole juste, c’est celle que font entendre, chacune à sa façon, Emma et Anne. Toutes deux décidées à durer, à survivre à l’événement, à faire leurs deuils sans jamais oublier, elles travaillent minutieusement à l’élaboration d’un quotidien et d’un présent habités par les vivants pour réclamer leur place dans le monde. Leurs ambitions, qui se résument au devenir et au bonheur, s’avèrent tout compte fait modestes. C’est parce qu’elles se mesurent à une échelle humaine.