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Parmi l’ensemble des littératures issues de l’immigration au Québec, la littérature yiddish représente un cas singulier. L’oubli généralisé dans lequel elle a sombré est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de l’un des corpus les plus imposants, en termes d’auteurs et de textes produits, qui sont associés au phénomène de l’immigration littéraire en Amérique du Nord. Comme le souligne Pierre Anctil,

les yiddishophones, parmi toutes les communautés immigrantes, ont créé au xxe siècle la seule littérature de langue non officielle digne de ce nom au Canada et au Québec, et […] ils ont suscité l’apparition d’une presse de langue yiddish dans tous les grands centres industriels et commerciaux du pays [1].

Même s’ils disposaient de ressources limitées, ces auteurs ont développé des moyens de production et de diffusion élaborés, qui les distinguent des auteurs issus des autres communautés immigrantes. Toutefois, c’est seulement depuis les deux dernières décennies que cette littérature a commencé à sortir de l’ombre : on assiste en effet à sa découverte dans la sphère littéraire francophone grâce à la traduction de certains ouvrages [2] ; à cela s’ajoute l’intérêt récent que lui porte l’institution universitaire [3].

S’il n’existe pas de liens directs entre les littératures yiddish montréalaise et québécoise — leurs auteurs respectifs, de langue et de culture divergentes, n’ont pas entretenu de rapports, à notre connaissance —, l’on sait pourtant que ceux-ci cohabitaient dans la métropole sur le Plateau-Mont-Royal et dans le quartier du Mile End. Or, tant les écrivains francophones que les immigrants est-européens ont dépeint leur ville. Mais au-delà de l’espace urbain, ils évoluaient dans des univers culturels séparés dont les trames historiques différaient largement. Par ce fait, la question à laquelle ce corpus confronte les spécialistes de la littérature québécoise concerne la transmission d’une mémoire, celle du patrimoine yiddish, dans l’espace littéraire montréalais.

À l’heure actuelle, nous disposons d’importantes connaissances relatives à la littérature yiddish montréalaise grâce aux travaux d’un seul chercheur oeuvrant dans la sphère francophone ; néanmoins, celles-ci demeurent parcellaires en raison de l’abondance de ce corpus. En outre, son étude pose d’importantes difficultés linguistiques, socioculturelles et historiques aux chercheurs, ce qui rend complexe la compréhension de ce patrimoine exceptionnel. Ainsi que l’exposait Anctil,

[i]l reste encore beaucoup de travail à effectuer pour rendre à la littérature yiddish québécoise son lustre d’antan. Le principal obstacle en ce sens reste toutefois que le nombre de personnes pouvant lire ces textes dans leur version originale a connu au cours des vingt-cinq dernières années une baisse dramatique. La documentation en langue yiddish est trop précieuse, comme outil de compréhension de l’histoire juive montréalaise, pour que les chercheurs puissent se permettre de l’ignorer plus longtemps. Cela signifie sans doute que les efforts de traduction autant en langue française qu’en langue anglaise, vont devoir se poursuivre pour un bon moment encore. […] Il existe à Montréal, dans ce qui s’annonce comme un immense champ en friche, une littérature yiddish rédigée par des poètes, des dramaturges et des romanciers, sans compter une masse encore peu connue de textes journalistiques et d’essais à saveur historique [4].

En ce sens, les nombreuses traductions du yiddish vers le français qui ont été publiées au cours des dernières années revêtent une importance de taille, comme l’explique Sherry Simon à propos des travaux d’Anctil :

Il est rare qu’un projet de traduction soit aussi chargé de significations historiques que celui-ci. Le yiddish était la langue vernaculaire des immigrants juifs du début du xxe siècle. Dans la ville, la langue dominante était l’anglais — et les Juifs et les Canadiens français ont développé peu de contacts significatifs. Même si le français était la langue de la majorité à Montréal, son statut culturel plus faible face à l’anglais en faisait une langue mineure. Pendant la majeure partie du xxe siècle, le passage du yiddish au français québécois semblait impensable. Or, ce qui paraît intraduisible, opaque ou trop chargé sur le plan culturel à une certaine époque, peut être admis à une autre. La traduction s’avère souvent liée de près à un contexte historique, et les traducteurs réagissent aux intérêts et aux sensibilités de leurs contemporains. Écrire au sujet du Montréal juif en français, lancer un nouveau lieu de discussion et de débat au sein du milieu des sciences sociales québécois, voilà qui représente un nouveau point tournant dans la vie culturelle montréalaise [5].

Afin de contribuer à l’avancement des connaissances dans ce domaine, il m’apparaît indispensable de fournir au lecteur certains repères essentiels concernant la littérature yiddish montréalaise. Ceux-ci se rapportent à trois événements précis : la langue yiddish et son émergence dans l’Europe médiévale, la naissance de la littérature yiddish moderne durant la Haskalah (Les Lumières juives) au xixe siècle et les débuts de l’immigration juive est-européenne en Amérique du Nord durant les premières années du xxe siècle. Après avoir abordé chacun de ces événements, j’examinerai le développement de cette littérature à Montréal, deuxième ville nord-américaine où elle a connu un essor prodigieux, en rappelant ses principaux moyens de production et de diffusion d’une part et, d’autre part, en faisant découvrir quelques-unes de ses figures majeures.

Le yiddish. Quelques repères

Le premier élément qu’il importe de considérer lorsqu’on s’intéresse à la littérature yiddish est sa dimension linguistique. La plus grande partie de cette littérature n’ayant pas été traduite, le lecteur québécois francophone fait face, ici, à une langue qui lui est profondément étrangère : texte écrit en caractères hébraïques qui se lit de droite à gauche, par exemple, et dont on retrouve des inscriptions, aujourd’hui encore, dans certains quartiers de Montréal. À elle seule, cette illisibilité du texte exerce une certaine fascination, mais elle est aussi le signe d’une barrière linguistique et culturelle qui, tout en étant difficile à franchir, est chargée de sens [6]. Comme l’écrit Pierre Nepveu, « [l]e yiddish n’est jamais neutre : tantôt, il est […] l’indice d’une aliénation, d’une inaptitude à lire la ville ; à un autre moment, il est porteur de tensions et de conflits, ou il se charge de mémoire et d’émotion sur un fond d’existence communautaire [7]

Mais hormis le fait qu’il s’agit d’une langue juive, qu’est-ce que le yiddish ? Ce terme, qui signifie « juif » dans sa forme adjectivale, désigne la langue vernaculaire des Juifs ashkénazes. Dans sa forme écrite, celle-ci requiert l’usage de l’alphabet hébraïque, mais elle existe aussi en translittération dans l’alphabet romain. Mélangeant le moyen haut allemand, l’hébreu et l’araméen, elle possède une grammaire reposant sur des bases de la grammaire allemande. Son vocabulaire est, lui aussi, diversifié : il se compose d’éléments germaniques (80 %), sémitiques (10 %), slaves (5 %) et autres (italiens et français surtout, 5 %). Ses accents et ses formes dialectales étant multiples, il existe d’importantes différences entre les locuteurs selon les zones linguistiques dont ils sont originaires.

Pour donner une idée globale de cette langue, il faut rappeler le contexte socio-historique dont elle est issue. L’émergence du yiddish dans le monde germanophone remonte au Moyen Âge, plus précisément autour de l’an 1000. Durant une longue période qui s’est étendue jusqu’au xviiie siècle, il était parlé par plusieurs communautés juives d’Europe établies en Allemagne, en Bohême, en Moravie, en Pologne, en Lituanie, en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, tout en étant présent en Alsace, en Hollande et en Italie du Nord. Puis, dès le commencement du xixe siècle, il s’est répandu dans diverses régions du monde, selon les mouvements migratoires des Juifs qui se sont installés, notamment, en Israël, aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, au Birobidjan et en Australie. Ainsi, il a progressivement intégré les grands centres urbains que sont Amsterdam, Venise, Strasbourg, Jérusalem, Moscou, Melbourne, New York, Los Angeles, Montréal et Buenos Aires. Au cours de son histoire, le yiddish a connu diverses appellations, telles que « lashon ashkenaz » (langue ashkénaze) ou « lashonu » (notre langue) et « mame loshn » (langue maternelle). Désigné « patois des Juifs ashkénazes », il a été associé à des clichés péjoratifs qui lui ont valu les qualificatifs de « zhargon » (jargon), « langue corrompue » et « dialecte bâtard ». Ces appellations négatives se sont multipliées à l’époque moderne, lorsque la « sortie du ghetto » a donné lieu au délaissement des parlers juifs et à l’adoption des langues majoritaires. Envisagé jusqu’au xixe siècle comme une « langue mixte », c’est-à-dire une langue hétéroclite dont les divers éléments, une fois mélangés, formaient une langue, le yiddish a ensuite été défini comme une « langue de fusion » grâce à la révolution épistémologique engendrée par Max Weinreich [8]. Cette dernière notion, davantage précise que la précédente, a permis de tenir compte de ses complexités et de comprendre son évolution. Après avoir été longtemps perçu comme un amas de composantes diversifiées peu cohérent, le yiddish a donc été considéré comme une langue découlant de la fusion de différents éléments issus des langues premières, dont la structure se révèle à la fois riche et subtile.

L’émergence de la littérature yiddish européenne

Il nous faut maintenant examiner, de façon rapide, un deuxième élément qui se révèle décisif pour l’étude de la littérature yiddish montréalaise, à savoir l’émergence de la littérature yiddish en Europe. La littérature qui s’est développée dans la métropole québécoise étant récente — ses débuts remontent à un siècle exactement —, il n’est pas possible d’en avoir une idée juste tout en l’isolant du vaste contexte socio-historique et culturel dont elle tire ses origines. En effet, bien qu’elle soit le produit de l’immigration juive est-européenne remontant aux premières années du xxe siècle, prendre en compte exclusivement ce contexte représenterait un écueil redoutable, dans la mesure où l’étendue de sa perspective historique serait évacuée.

Sur le plan historique, il existe deux types de littérature yiddish européenne : la première, ancienne, est apparue dans la vallée du Rhin à partir de l’an 1000 et s’est répandue jusqu’au xviiie siècle dans les pays d’Europe de l’Ouest ; la deuxième, dite moderne, est apparue dans les grands centres culturels juifs d’Europe de l’Est durant la deuxième moitié du xviiie siècle. Cette dernière a d’abord été vivement rejetée par les maskilim (les intellectuels juifs « éclairés »), pour qui elle illustrait le monde archaïque du ghetto et brimait, de ce fait, le passage vers la modernité. En contrepartie, elle a soulevé l’intérêt croissant de certains auteurs qui y voyaient un outil efficace pour lutter contre l’assimilation culturelle et, surtout, pour diffuser des idées progressistes auprès des masses juives. Il a fallu cependant attendre l’apparition des grands auteurs que sont Mendele Mokher Sforim, Sholem Aleichem et I. L. Peretz pour que le yiddish obtienne ses lettres de noblesse. En plus de continuer à utiliser les autres langues juives (l’hébreu et l’araméen) et majoritaires (l’allemand, le russe ou le polonais), ceux-ci ont fait du yiddish une véritable langue littéraire, ce qui a engendré à la fois sa renaissance et sa libération. Ceux qu’on considère aujourd’hui comme les trois pères fondateurs de la littérature yiddish moderne l’ont menée aux hauts rangs de la littérature mondiale, en donnant le coup d’envoi d’une première expansion colossale (fin du xixe siècle) qui sera suivie, quelques décennies plus tard, d’une véritable explosion (1919-1938) donnant lieu à son développement exceptionnel dans les sphères diversifiées que sont le théâtre, la presse, la prose, la poésie et le roman. Le théoricien David E. Fishman souligne à cet égard que

[l]e demi-siècle ayant précédé la Première Guerre mondiale était une période de dynamisme marqué en ce qui concerne la place et les rôles du yiddish dans la vie juive. Alors qu’il semble exagéré de parler d’une culture yiddish distincte avant 1860, à partir de 1914, non seulement une telle culture était en pleine expansion, mais elle semblait être le point de mire du futur pour la vie juive est-européenne [9].

Un autre trait de cette littérature, qui a grandement contribué à son expansion soudaine, est son pouvoir catalyseur grâce auquel elle englobe de multiples influences. Empreinte de conservatisme et d’idées nationalistes, elle est tout autant marquée par l’avant-garde et l’intégration des cultures environnantes. La variété des styles qu’elle embrasse (naturalisme, symbolisme, expressionnisme, surréalisme) et des orientations politiques qu’elle reflète (bundisme, sionisme, communisme), la pluralité des mondes sociaux qu’elle dépeint (de la bourgeoisie au prolétariat) et la diversité des thèmes qu’elle aborde [10] lui confèrent une richesse de taille. Porteuse de grandes mutations, de ruptures et de souffrances, elle se caractérise par un double processus de renaissance révélant les tensions créatrices entre la tradition juive et la modernité. En ce sens, elle exprime les contradictions de l’identité juive à l’époque contemporaine : « Écrire en yiddish aide à transmettre les convulsions du monde, les mutations de la société, mais aussi les espérances messianiques ou révolutionnaires de changement social, de fin de l’exil et des souffrances terrestres [11]. »

En dépit du fait qu’elle a longtemps été reléguée au rang de « littérature de la marge », la littérature yiddish ne peut être perçue, désormais, comme une littérature de moindre importance. Comme l’explique Jean Baumgarten,

[l]a littérature yiddish, depuis Élie Bahur Lévita (1468/9-1549) jusqu’à Isaac Bashevis Singer, ne peut être considérée comme une littérature « mineure » ou « régionale », au sens restrictif du terme, destinée à exprimer, d’une manière réaliste, naturaliste ou folklorisante, les aspirations populaires ou l’univers d’une frange minoritaire de la société ; elle accompagne les grands bouleversements de l’histoire intellectuelle juive, mais aussi la plupart des courants d’avant-garde les plus novateurs [12].

Sur ce point, il convient de souligner que l’attribution du prix Nobel de littérature à l’écrivain Isaac Bashevis Singer en 1978, soit quelque trente ans après le déclin soudain de cette littérature à travers le monde, a donné lieu à la consécration officielle du yiddish en tant que langue littéraire de haute qualité par la communauté internationale [13].

À la fin du xixe siècle européen, un véritable tournant s’est donc produit dans le monde juif est-européen : en l’espace de quelques décennies, une littérature yiddish a émergé, dont la diversité et la qualité se sont révélées extraordinaires. En 1908, un événement international a contribué à son expansion : au cours de la conférence de Czernovitz, le yiddish a obtenu pour la première fois de manière officielle le statut d’une des langues nationales des Juifs est-européens. Mais au moment même où le yiddish connaissait ses heures de gloire, le début du deuxième conflit mondial amorçait son déclin tragique. Cette culture resplendissante, qui connaissait alors sa plus vaste expansion, a brutalement été attaquée, au point où elle n’a pu s’en relever par la suite [14]. Pour cette raison, la langue a davantage été respectée après la Deuxième Guerre mondiale par l’ensemble de la population et par les hébraïstes eux-mêmes, qui l’ont perçue alors comme la langue des victimes du nazisme.

Durant la deuxième moitié du xxe siècle, le déclin du yiddish a également été renforcé par le processus d’assimilation aux langues dominantes qui s’est installé au sein des populations juives établies en Amérique du Nord, comme l’écrit Sherry Simon à propos des écrivains de Montréal :

À la fin des années 1950, […] le yiddish commençait déjà à perdre ses lecteurs. […] À l’instar des autres langues immigrantes en Amérique du Nord, le yiddish n’a pas survécu à l’acculturation de la génération née sur le continent. Les enfants des immigrants, qui cherchaient à devenir des écrivains canadiens, n’adoptèrent pas le yiddish en tant que moyen d’expression et, vers les années 1950, la relation étroite que les écrivains yiddishophones avaient nouée avec leur public s’effritait considérablement [15].

L’apparition de la littérature yiddish en Amérique du Nord

Si le deuxième conflit mondial a été la cause d’une forte immigration juive en Amérique du Nord, les survivants de l’Holocauste décidant en grand nombre de reconstruire leur avenir dans le Nouveau Monde, il serait faux de croire que les débuts de la littérature yiddish sur le continent datent de cette période. En réalité, ils remontent au tout début du xxe siècle, moment où se développe une importante vague migratoire vers le Canada et les États-Unis. La cause principale de ce phénomène réside dans le climat de violence généralisé à l’endroit des Juifs qui régnait alors en Europe de l’Est, comme l’attestent les événements dramatiques que sont les pogroms d’Ukraine et de Russie (1903-1905) et l’insurrection russe (1905). Face à un tel contexte d’hostilité, l’Amérique est rapidement devenue le symbole d’une vie meilleure aux yeux des opprimés, en raison de ses valeurs démocratiques et de sa prospérité économique. À cela s’ajoute le fait que les populations juives ashkénazes avaient commencé à émigrer aux États-Unis sur une petite échelle quelques décennies plus tôt. Au début des années 1880, en effet, l’assassinat du tsar Alexandre II avait conduit à une répression très féroce contre la gauche en Russie, et ce contexte troublé avait incité les Juifs ashkénazes à quitter le pays pour s’établir à New York, où ils avaient implanté rapidement leur culture. Pour ces communautés, le passage vers l’Amérique représentait un point tournant, car il s’agissait d’émigrer dans « un continent vierge de toute influence judaïque », ainsi que l’a mentionné Anctil [16]. Même si elle avait ses inconvénients, une telle situation présentait des avantages certains :

Ce fait inédit dans l’histoire juive à une telle échelle laissait ainsi une marge de manoeuvre très grande aux fondateurs de ces communautés en émergence. L’occasion qui était donnée à certains immigrants de construire une identité juive en Amérique doit ainsi être vue comme une expérimentation radicale [17].

Il convient de souligner la place importante qu’occupait la métropole québécoise dans l’espace culturel yiddish en Amérique : « [N]ommée la Jérusalem du Nord, Montréal venait en deuxième place après New York en tant que centre de création et d’activités intellectuelles yiddish, milieu favorable à une éducation yiddish séculière et centre d’activisme ouvrier [18]. » Ville d’immigration de première importance durant la première moitié du siècle dernier, la métropole québécoise a accueilli le plus grand nombre de Juifs est-européens au Canada [19]. Sa proximité géographique avec New York, où les infrastructures de la vie communautaire se sont mises en place rapidement, est un des facteurs expliquant sa grande popularité auprès des immigrants. Il faut rappeler qu’à cette époque, où la croissance démographique de cette population atteint un sommet, le yiddish est la troisième langue parlée dans la ville après le français et l’anglais ; c’était aussi la langue maternelle de 99 % des Juifs âgés de plus de 15 ans [20] Parmi les immigrants juifs, les écrivains yiddish sont arrivés, pour la plupart, durant l’une ou l’autre des deux grandes vagues migratoires de leur communauté, ainsi que l’indique l’ouvrage de Haïm-Leib Fuks intitulé Hundert yor Yidishe un Hebreyshe literatur in Kanade (Cent ans de littérature yiddish et hébraïque au Canada). Au cours de la première, qui va de 1905 à 1918, 171 écrivains s’installent à Montréal, ce qui représente 42 % de leur groupe ; durant la seconde, qui s’étend de 1919 à 1939, 142 écrivains s’y établissent, c’est-à-dire 35 % d’entre eux. La première moitié du xxe siècle a fourni historiquement les conditions d’émergence de la littérature yiddish au Canada.

Née au coeur de la métropole, la littérature yiddish forme à la fois le corpus le plus important en langue minoritaire au Canada [21]et l’un des corpus majeurs de l’immigration littéraire au Québec [22]. Composée de quatre générations principales d’écrivains, elle regroupe plus de 200 auteurs qui ont publié un nombre équivalent de livres (des essais et des recueils poétiques pour la plupart), en plus de nombreux articles dans la presse yiddish locale et internationale, et dans des revues littéraires. Cette production atteste que, dès leur arrivée, les auteurs se sont distingués par leur intense activité littéraire, qui a pris forme grâce au développement d’un réseau de diffusion très étendu dans la communauté yiddish, d’une part et, d’autre part, en raison des nombreux échanges qui avaient lieu entre les écrivains de Montréal et d’ailleurs. À cela s’ajoutent les rencontres littéraires qui se déroulaient à la Bibliothèque publique juive, lieu d’effervescence intellectuelle primordial, et les réunions qui se tenaient dans des maisons privées telles que le salon de la poète Ida Maze  [23], véritable mentor de sa propre communauté. Une telle démarche apparaît pour le moins exemplaire, si l’on tient compte du fait que ces auteurs, tout en évoluant dans le difficile contexte de l’immigration, occupaient de petits métiers (souvent dans des usines et des commerces), de sorte qu’ils se situaient au niveau le plus bas de la hiérarchie sociale.

Le fait que la métropole américaine se soit imposée d’entrée de jeu comme le centre de la vie juive en Amérique du Nord a créé des liens étroits entre les yiddishophones qui s’y étaient établis et ceux de Montréal. Un excellent exemple de cette situation est la presse yiddish : inexistante au Canada avant 1907, elle était déjà bien développée à New York, de sorte que les yiddishophones d’ici étaient de fervents lecteurs des quotidiens Forverts et Tageblat. Dans son livre Le Montréal juif d’autrefois, le journaliste Israël Medresh relate cette situation ainsi :

Jusqu’à la parution de l’Odler, les Juifs immigrants ne lisaient que des journaux publiés à New York. Ils demeuraient ainsi parfaitement renseignés sur ce qui se passait dans la métropole américaine. Ils connaissaient le nom de toutes les rues du East Side, celles où se tenaient les pushcart peddlers et celles qui étaient continuellement dans l’obscurité du fait du passage du métro aérien. Ils savaient aussi très bien où se trouvaient les tenement houses (logements ouvriers). Par contre, les rues de leur propre ville leur restaient relativement inconnues [24].

Faute de pouvoir lire l’anglais ou le français, ils n’étaient donc pas en mesure de se familiariser avec leur ville. Mais cette situation a duré quelques années seulement. En 1907, le lancement du quotidien Der Keneder Odler par Hirsch Wolofsky a créé un renversement de taille, car il a procuré aux immigrants un organe de presse qui allait favoriser leur connaissance de l’actualité locale et régionale, en plus de se révéler propice au développement de la vie communautaire et de la culture yiddish. De la sorte, Wolofsky a mis Montréal au diapason de New York : « La ville était pour eux un livre fermé que le Keneder Odler leur ouvrit. Grâce à lui, ils ont ainsi pu découvrir qu’ils habitaient une ville d’importance où se côtoyaient des gens de toutes origines culturelles, religieuses et linguistiques [25]. » Deux figures importantes ont contribué de façon magistrale à développer la presse yiddish dans la métropole québécoise : Hirsch Wolofsky et Israël Medresh. Leader communautaire de premier plan, Wolofsky a été le rédacteur en chef du journal qu’il a fondé durant la période où il paraissait de façon hebdomadaire ; il y a ensuite assuré une présence constante, à travers la signature d’articles, de chroniques politiques et de traductions de la nouvelle littérature hébraïque [26]. En 1922, Medresh se joint à l’équipe du Keneder Odler dans lequel il a publié des textes journalistiques, des articles politiques et des chroniques sur la vie des premiers immigrants juifs au pays, souvent dans un style à la fois léger et comique [27]. En somme, pour les Juifs est-européens dont les droits avaient été durement spoliés dans un passé européen récent, l’immigration en Amérique du Nord, et en particulier à Montréal, offrait la possibilité de construire une identité juive qui allait constituer une « expérimentation radicale », pour reprendre la formule d’Anctil. Vécue dans un esprit de liberté nouveau, une telle expérimentation allait permettre l’organisation d’une vie communautaire désormais soustraite aux pressions de l’État et renforcée par l’usage de la presse, l’émergence des syndicats et l’absence de censure au théâtre [28] ou dans la littérature yiddish.

L’apparition de l’Odler a donné lieu à la naissance de la littérature yiddish montréalaise. À partir du moment où les écrivains et les poètes ont eu accès à cette nouvelle tribune, ils ont eu la possibilité de publier régulièrement, tout en étant assurés d’un lectorat soutenu. La présence d’écrivains de haute volée à la tête de ce journal, tels que Leiser-Mendl Benjamin, Reuben Brainin, Benjamin Sack, Mordecai Ginzburg, Noah-Isaac Gotlib, H. M. Caiserman, Jacob-Isaac Segal, Melekh Ravitch et Rokhl Korn, a contribué de manière très positive à son développement, tant sur le plan littéraire que sur le plan social et éducatif. Aujourd’hui, ce journal constitue une précieuse référence sur la littérature yiddish de Montréal et l’ensemble de la vie culturelle yiddish qui s’est développée au pays. En ce sens, il est possible d’affirmer que l’Odler a constitué un véritable « agent de canadianisation [29] » dans la communauté juive montréalaise.

Signe d’un véritable sentiment d’appartenance au monde nord-américain, la démarche des poètes yiddish montréalais allait aussi être fortement marquée par la présence de leurs pairs new-yorkais, en particulier des poètes appartenant au groupe Di Yunge [les jeunes] [30], avec lesquels ils entretenaient des liens fréquents. Pierre Anctil rappelle à cet effet que

[l]es lettrés yiddishophones canadiens se nourrissaient aussi de la vitalité de la littérature yiddish américaine, toute proche physiquement et très exubérante. On ne compte plus en effet dans le quartier immigrant juif de Montréal les visites et les passages d’auteurs vivant dans la république voisine, et qui venaient prêter ici leur concours à toutes sortes d’événements culturels : inaugurations, conférences, lancements et récitals de poésie, enrichissant d’autant la scène littéraire locale [31].

À cet égard, l’ouvrage Shrayber vos ikh hob gekent (Les écrivains que j’ai connus, 1982 [32]) de Sholem Shtern constitue un document de première importance : l’écrivain y relate ses rencontres avec les écrivains new-yorkais qui étaient de passage à Montréal, le plus souvent pour donner une conférence à la Bibliothèque publique juive ou afin de participer à un lancement. Parmi ceux-ci se trouvaient Zishe Weinper, Mani Leib, Moshe-Leib Halpern, Fishl Bimko, Joseph Rolnik, Eizik Raboy, Kalman Marmor et Leiser Treiser. À travers le récit de Shtern, se déploie un autre imaginaire de Montréal, comme l’indique l’extrait suivant, qui évoque sa rencontre avec Kalman Marmor dans le parc La Fontaine :

Le parc résonnait de mille bruits, mais je n’avais pas tellement envie de quitter notre petit coin à l’abri du soleil, là où régnait une certaine fraîcheur. Des oiseaux y chuchotaient entre les branches et un ciel rempli de rayons lumineux venait recouvrir telle une vaste toile incolore les grands arbres touffus tapis dans l’ombre. Des pigeons circulaient un peu partout dans le parc inondé de lumière et le battement de leurs ailes contribuait à atténuer quelque peu le tumulte qui régnait autour de nous. J’appréciais d’autant plus la matinée et ma bonne humeur que je me trouvais en compagnie de Kalman Marmor, un écrivain pour lequel j’avais la plus haute estime. C’était un peu comme si j’avais été en présence de mon rabbin me prodiguant son enseignement (vi ikh hob gelernt Toyre [33]).

S’ajoutant aux auteurs précédents, le grand écrivain yiddish européen Sholem Asch, l’acteur yiddish russe de renommée mondiale Shlomo Mikhoels et l’éminent poète yiddish soviétique Itsik Fefer ont été de passage à Montréal au cours de l’année 1943. L’extrait suivant, dans lequel Shtern dépeint la ville enneigée, en rend compte :

L’hiver arrive tôt à Montréal et la neige ne tarde pas à recouvrir les maisons, les rues et les promontoires rocheux au sommet de la montagne, celle-là même qui s’élève au coeur de la ville. […] Sholem Asch arriva par une journée typique du début de l’hiver, le premier et le plus réputé parmi les membres de la délégation qui vint au-devant de Mikhoels et de Fefer. On installa donc Asch à l’hôtel le plus élégant et le plus réputé de la ville, le Ritz-Carlton [34].

Bref, de multiples relations entre les auteurs yiddish de diverses provenances ont contribué à enrichir la littérature yiddish nord-américaine. En particulier, elles ont donné lieu à de nombreuses correspondances, ainsi que le révèlent les archives de la Bibliothèque publique juive, et à certaines collaborations. Par exemple, Jacob-Isaac Segal a passé cinq années dans la métropole américaine (1923-1928), au cours desquelles il a fréquenté les principaux poètes yiddish new-yorkais, avant de revenir de manière définitive à Montréal.

Malgré certaines différences entre les deux groupes, les écrivains yiddish nord-américains avaient beaucoup en commun. À ce titre, la présence de deux sphères culturelles dominantes dans la métropole québécoise est un facteur particulièrement important qui se situe à l’origine de l’éclosion subite des lettres yiddish à Montréal. Les yiddishophones, conscients de former une minorité au sein d’un territoire partagé entre deux groupes qui étaient en compétition, se sont ainsi retrouvés dans une situation beaucoup plus favorable que celle de leurs pairs qui vivaient à Toronto et à New York, villes où il y avait une seule communauté dominante. Ainsi que le souligne encore Anctil,

[l]a ville […] possédait un atout non négligeable aux yeux de ces créateurs et artistes juifs arrivés après 1890, à savoir qu’elle abritait depuis plus d’un siècle deux grandes communautés linguistiques et religieuses vivant dans une harmonie toute relative. La présence à Montréal de deux univers culturels occupant des territoires séparés et reflétant des perceptions politiques souvent opposées, réconforta dès le départ les yiddishophones dans leur désir de faire émerger à leur tour un ensemble de significations distinctes. […] En réalité, les deux communautés dominantes semblaient si occupées à se positionner l’une face à l’autre, que l’efflorescence littéraire yiddish surgie dans l’axe du boulevard Saint-Laurent passa totalement inaperçue dans les cercles francophones ou anglophones, et ne souleva aucune réaction négative notable [35].

Dans ce contexte, les auteurs ont développé très tôt un attachement à cette ville, qu’ils ont exprimé dans plusieurs oeuvres. Les poèmes que Jacob-Isaac Segal, Noah-Isaac Gotlib et Sholem Shtern ont écrit sur Montréal, les mémoires de ce dernier rapportant ses déambulations sur le Plateau, ainsi que certains poèmes d’Esther Segal et Ida Maze, l’illustrent de manière convaincante.

Qui étaient-ils, ces pionniers juifs qui firent de Montréal un point de mire de la culture yiddish en Amérique du Nord ? Parmi ceux qui sont arrivés durant la première vague d’immigration importante, il importe de signaler la présence du poète Jacob-Isaac Segal et celle du critique littéraire Hannaniah-Meir Caiserman. L’oeuvre de Segal, qui est arrivé d’Ukraine en 1911, à l’âge de 15 ans, a connu un rayonnement considérable sur la scène internationale. En 1918, celui-ci publie le premier recueil poétique en langue yiddish au Québec, Foun mayn velt (De mon univers), auquel succéderont une dizaine d’autres, dont Bazunder (Différent, 1921), Lirik (Lyrique, 1930) et Dos hoyz foun die poshete (La maison des gens simples, 1940). Auteur de divers essais, Segal a été l’un des collaborateurs les plus en vue du Keneder Odler, dont il a codirigé les pages littéraires à partir de 1941 avec Melekh Ravitch. En outre, il a contribué aux publications du groupe des écrivains de Lodz en Pologne (Shveln, S’feld et Vegn) de 1919 à 1923 et, en collaboration avec d’autres écrivains, il a fondé la plupart des revues littéraires yiddish de Montréal qui sont apparues durant l’entre-deux-guerres : Nyuansn (Nuance), Royerd (Terre vierge), Kanade (Canada), Epokhe (Époque) et Montreal (Montréal). Considéré aujourd’hui comme le plus éminent des poètes yiddish canadiens, Segal a hissé la littérature yiddish montréalaise sur la scène internationale, grâce à son activité littéraire très intense.

Auteur d’origine roumaine qui est arrivé à Montréal en 1910, à l’âge de 26 ans, Caiserman a contribué de manière décisive à l’établissement de la communauté juive canadienne. L’un des fondateurs, en 1919, du Congrès juif canadien et son secrétaire général pendant plusieurs décennies, il a participé, entre autres, à la création du système scolaire juif séculier, des syndicats juifs et de la Bibliothèque publique juive. Outre son engagement important dans plusieurs secteurs de l’activisme culturel, il est reconnu pour avoir été l’un des collaborateurs de premier plan du Keneder Odler et un brillant critique littéraire. Son unique ouvrage, Yidishe Dikhter in Kanade (Les poètes yiddish au Canada), publié en 1934, constitue la première somme réunissant les oeuvres de 42 écrivains yiddishophones dont les textes avaient paru de manière éparse jusqu’alors.

En 1927, Sholem Shtern arrive au Canada, où il se consacre avec un certain succès à la poésie. L’année suivante, il fait paraître des poèmes dans la revue Baginen éditée à Toronto, dans laquelle publient de jeunes poètes immigrants et prolétaristes ; en 1929, paraît Noentkayt (Proximité), un recueil de poèmes sur l’amour et la nature qui lui vaut une critique positive de Caiserman. Tout en collaborant au Keneder Odler et à d’autres quotidiens, il publie en 1945 le recueil Inderfri (Tôt le matin) dans lequel il signe des textes imprégnés de la tradition juive. Entre 1960 et 1963 paraît son ouvrage en deux volumes (715 p.) intitulé In Kanade (Au Canada), qui est un exemple significatif des formes littéraires novatrices qui caractérisent la littérature yiddish contemporaine : dans une sorte de poème épique enrichi de thèmes prolétaristes et de gauche issus de la littérature russe, l’auteur décrit la vie des fermiers canadiens vivant dans les Laurentides. Publiée à une période de l’histoire où les thèmes ruraux ne retiennent plus l’attention des auteurs québécois francophones, cette oeuvre constitue la réponse de Shtern à l’Holocauste. Après la destruction de la culture yiddish est-européenne, celui-ci se tourne désormais vers le Canada, qui devient un thème dominant de son écriture.

Durant la troisième grande vague migratoire, qui débute aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (1948-1960), plusieurs écrivains ayant survécu à l’Holocauste s’installent dans la ville. Attirés par la vie yiddish qui y est déjà établie, ces écrivains trouvent à Montréal un public qui va devenir un lectorat important, et qui va de surcroît les aider à publier. Comme leur carrière était déjà lancée en Europe depuis plusieurs années dans la majorité des cas, ils introduisent un certain professionnalisme dans les lettres yiddish canadiennes, mais aussi une certaine gravité. C’est le cas, notamment, de quatre grandes figures : Rokhl Korn, Chava Rosenfarb, Melekh Ravitch et Yehuda Elberg. Korn est reconnue comme une poète et écrivaine accomplie dès 1923, période où elle écrit à la fois en yiddish et en polonais, et son activité littéraire est déjà effervescente lors de son arrivée à Montréal en 1948, lorsqu’elle atteint 50 ans. Elle décide alors de se consacrer exclusivement au yiddish, et collabore à de nombreux journaux et revues littéraires internationaux, en plus de continuer de produire des recueils poétiques de haute qualité, dont Bashertkayt, lider, 1928-1948 (Prédestination, poèmes, 1928-1948, 1949), 9 Dertsaylungen (9 récits, 1957) et Di gnod foun vort (La grâce des mots, 1968). Son oeuvre, qui a remporté de nombreux prix littéraires, a été traduite dans plusieurs langues [36]. Une autre auteure qui inscrit l’expérience de la Deuxième Guerre au coeur de sa production littéraire est Chava Rosenfarb. Arrivée à Montréal en 1950, à l’âge de 28 ans, Rosenfarb poursuit une production littéraire (poésie et prose) qu’elle avait entreprise dès son enfance en Pologne ; Der boym foun lebn (L’arbre de vie, trois volumes, 1972) représente le couronnement de son oeuvre de prose. S’inspirant de sa propre expérience de déportée, l’auteure y décrit la vie dans le ghetto de Lodz et dans le camp d’Auschwitz [37].

S’ils ont fait le récit de leur propre expérience de l’Holocauste, les deux derniers auteurs que nous abordons ici sont aussi reconnus pour la diversité de leurs oeuvres. Figure célèbre de la littérature yiddish européenne, puis nord-américaine, Melekh Ravitch s’installe à Montréal en 1941, où il travaille à la Bibliothèque publique juive pendant quatorze ans. Auteur de recueils poétiques et, surtout, de nombreux récits de voyages et d’essais, il a collaboré très activement à la presse yiddish internationale ainsi qu’à la plupart des anthologies et des ouvrages collectifs portant sur le yiddish au Canada, à New York et ailleurs dans le monde. Enfin, Yehuda Elberg arrive à Montréal après 1948 (à une date qui demeure inconnue), moment où il collabore à la presse yiddish canadienne et sud-américaine. Il publie des oeuvres comme Unter kuperne himlen, dertsaylungen (Sous des cieux cuivrés, récits littéraires, 1951) et Oyfn shpits foun a mast (Au sommet d’un mât, 1974), pour laquelle il obtient, en 1975, le prix Jacob-Isaac Segal qui est décerné par la Bibliothèque publique juive. En 1976, il fait paraître Tsevorfene zangen (Épis dispersés), recueil de nouvelles rédigé durant l’Holocauste qui lui vaut le prix Itzik Manger en Israël. Son dernier roman, Kalman kalikes imperye (1983), qui a été traduit en français sous le titre L’empire de Kalman l’infirme, retrace le destin de quatre générations de Juifs en Pologne, jusqu’à la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne en 1933 [38].

Une littérature montréalaise

Ces exemples démontrent que la littérature yiddish d’ici occupe une position singulière dans le champ montréalais, qui la situe au confluent des grands courants politiques, idéologiques et littéraires est-européens du tournant du xxe siècle, d’une part, et d’une réalité nord-américaine en pleine industrialisation et empreinte de libéralisme, d’autre part. Ainsi, cette littérature reflète bien l’âme de la vie juive dans le Nouveau Monde. En même temps, elle révèle, sous un jour nouveau et de manière très sensible, les richissimes couleurs que revêtait Montréal lors du siècle dernier, surtout durant l’entre-deux-guerres. Ces couleurs sont celles d’un pluralisme méconnu, qui existait bien avant que ce terme n’apparaisse dans le discours de la politique étrangère du Canada, tel qu’il a été redéfini à la fin des années 1960 [39]. En rend compte un extrait du poème de Segal intitulé « Vieux-Montréal » :

Sur les marges grises d’une telle ville

comme notre Montréal

s’ouvre à moi un petit Chinatown,

superbe ornement

détaché d’une vieille culture,

d’une Chine mirifique.

Le pur reflet de l’onde

contre le cendré d’un noir grisâtre [40].

Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le corpus des écrivains yiddish révèle une dimension cachée de la vie littéraire montréalaise, qui est perceptible à travers les multiples influences qui ont marqué le parcours de ces auteurs, de même que leur pensée et leurs aspirations. À cet égard, leur éducation qui puise ses racines dans le judaïsme traditionnel, leur culture yiddish est-européenne, les courants idéologiques et politiques en vogue dans l’Europe de l’Est réprimée du siècle dernier, les formes littéraires modernes d’inspiration russe, l’influence de l’histoire et le processus d’américanisation sont autant de facteurs qui ont contribué à forger une littérature yiddish spécifiquement nord-américaine à laquelle Montréal allait ajouter une signature particulière. Un poème de Segal intitulé « Montréal » l’illustre avec force (voir l’annexe).

L’importance de la littérature yiddish dans le champ littéraire montréalais, et plus largement québécois, exige désormais une attention particulière de la part des chercheurs en études québécoises. Si l’on ne peut s’attendre à ce qu’un nombre imposant d’entre eux développent des connaissances minimales sur ce corpus, il est toutefois nécessaire qu’il soit intégré au sein des travaux à venir portant sur l’histoire de la littérature québécoise au xxe siècle et sur les littératures issues du phénomène migratoire qui ont émergé au Québec [41]. Certes, il faut admettre qu’il est difficile de considérer un corpus dont les contours sont encore imprécis et dont l’accès demeure difficile. Néanmoins, les travaux menés depuis une vingtaine d’années sur cette littérature montrent que celle-ci approfondit notre perception de la montréalité.

Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la littérature juive du Québec et du Canada, dont la littérature yiddish montréalaise constitue une vaste portion, a été reconnue par la critique à partir des années 1960. La Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1969 stipulait justement que « les littératures canadiennes écrites en yiddish et en hébreu [sont] les plus importantes au sein du corpus littéraire de langue non officielle [42] ». Vingt ans plus tard, Michael Greenstein faisait remarquer l’existence d’un corpus spécifiquement juif, qui s’était développé en parallèle aux corpus francophone et anglophone dans son ouvrage Third Solitudes