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Depuis la Seconde Guerre mondiale et le développement de la cybernétique qui a permis le déploiement rapide d’un réseau de communication dense et complexe, le pouvoir a largement changé de visage et la perte de repères est devenue un élément récurrent de la fiction. On se souviendra que dans son texte « Engagement », en réponse à Qu’est-ce que la littérature ?, Theodor Adorno relevait la naïveté de Sartre dans sa manière de concevoir la fiction, en utilisant la propre pièce de l’auteur, Les mains sales, pour sa démonstration : « Remettre la décision à des hommes qui disposent du pouvoir et non à la machine anonyme, affirmer qu’il y a encore de la vie dans les hautes sphères sociales du commandement, c’est apporter sa pierre à l’édifice mystificateur de la personnalisation [1]. » Ce qu’on a nommé « l’ère du soupçon » aura aussi été une manifestation de ce temps, le nôtre, où le pouvoir perd un visage reconnaissable pour disparaître dans l’ombre. Au coeur de la virtualité, les réseaux du pouvoir s’emmêlent de manière inextricable, et la notion même de culpabilité devient évanescente quand il suffit que quelqu’un (qui, dans la pyramide des puissants ?) appuie sur un bouton pour délocaliser une usine.

Dans la littérature de l’époque postindustrielle (postmoderne, si on préfère), cet anonymat impitoyable est un phénomène courant, et le succès des romans d’un Don DeLillo ou d’un Thomas Pynchon tient sans doute au fait qu’ils apparaissent comme une manifestation idoine d’un monde où les hiérarchies se brouillent, le pouvoir se délite, les balises se perdent, provoquant des angoisses qui viennent fondre le privé et le public. Les individus sont souvent en quête d’une identité perdue qui s’efface dans un univers social instable, où ils se sentent toujours sur la corde raide. En ce sens, on pourrait dire, de manière générale (sans doute trop générale), que les fictions qui rendent compte d’une pareille perspective ne peuvent échapper à une dimension politique. Le politique s’inscrit dans cette absence d’ancrage du réel. Les deux romans dont il sera question ici, bien que très différents, répondent à cette hypothèse.

Se dérober à soi-même

Le moins qu’on puisse dire est que le parcours de Louis-Philippe Hébert est atypique. Il a d’abord publié dix titres entre 1967 et 1979, dix livres étranges dont la détermination générique pouvait sembler floue au lecteur : poésie, proses ou récits, pouvait-on lire sur les couvertures, ce qui ne suffisait pas toujours à clarifier les choses. Ces titres se signalaient surtout par l’originalité de la poétique d’un auteur dont on ne trouvait pas d’équivalent au Québec… et peu ailleurs. On pouvait tout de même, parfois, voir apparaître entre les lignes Lewis Carroll, Raymond Roussel, Borges, certains surréalistes peut-être, mais sans pour autant bien définir une écriture qui se refusait à tout classement. Voix et Images proposera d’ailleurs rapidement un dossier sur l’auteur [2]. Puis, après la publication de Manuscrit trouvé dans une valise en 1979, un silence de… presque de trente ans. Cependant, depuis 2006, quatre nouveaux titres sont parus. Les frontières génériques sont plus claires et variées : roman, poésie, nouvelles. Le contenu semble correspondre à ces dénominations. Il aurait été surprenant qu’un hiatus aussi long ne provoque pas de changements. Et pourtant il y a, comme dans les années 1970, des effets de lecture déstabilisants, même (sans doute : surtout) s’ils diffèrent de ceux des productions précédentes. Ainsi en est-il de cet étonnant roman qu’est La séparation [3].

Contrairement aux précédents textes en prose, pour la première fois le lecteur a droit à un cadre mimétique où il peut trouver, justement, des repères : nous sommes dans une ville, cette ville est Montréal, le personnage central se déplace entre l’avenue du Parc et le boulevard Saint-Laurent, l’ouest et l’est de la ville. Des lieux sont reconnaissables, comme la librairie Gallimard. Et pourtant, certains événements ne concordent pas avec la réalité, comme cet immense incendie qui ravage l’est de la ville vers la fin du roman, et qui surgit comme une image apocalyptique à laquelle le personnage central semble tellement s’identifier qu’on peut y voir une projection : « Tout cela s’était déroulé comme dans un rêve. » (267) La comparaison serait-elle de trop, ce « comme » bien inutile ? Peut-être est-ce bel et bien un rêve. D’ailleurs, quand il ouvre le journal le lendemain, le personnage ne trouve aucune trace de cette catastrophe. Peut-être que cette ville ravagée ne se trouve que dans sa tête. À moins qu’il ne faille dire… dans leurs têtes ? Décor identifiable dans une certaine mesure, certes, mais ce qu’on y rapporte, ce qui s’y déroule, ne va pas de soi dans cette narration, qui se déconstruit à mesure, apparaît friable ou fort mouvante, c’est selon.

La séparation est un ouvrage exigeant et on peut comprendre qu’il soit passé aussi inaperçu à sa sortie (on peut le comprendre, hélas, car cela signifie que la critique n’a pas toujours une exigence à la hauteur des textes qui paraissent). Il raconte l’histoire de la séparation entre Claire (30 ans) et Jacques (50 ans). Est-ce le choc causé par cette séparation ? Quand le roman s’ouvre, Jacques a perdu la mémoire. Il ne sait plus rien de lui, ni du lieu où il se trouve, qu’il suppose son appartement sans en être assuré. Il sort de l’immeuble sans se rendre compte qu’il est complètement nu. Cette scène originelle est celle d’une nouvelle naissance, à tout le moins d’une naissance narrative. Propulsé hors d’un lieu clos comme d’une matrice maternelle, il a tôt fait d’être embarqué par des policiers au poste où Claire viendra le chercher. Mais est-ce vraiment elle ? Il la voit partout et, rapidement, on ne sait plus ce qui relève d’une présence réelle ou d’une pure hantise. Mais Jacques recommence à zéro chaque jour, sans souvenir — ou du moins est-ce bien l’impression qu’il donne ! Le lecteur se trouve dans la même situation que lui et reprend à chaque chapitre la lecture à zéro. Ou plutôt pas tout à fait, puisqu’il a, lui, le souvenir des chapitres précédents. Cependant, sa difficulté s’exprime différemment, puisque des éléments s’ajoutent, des pièces d’un puzzle qu’il ne sait pas toujours comment ajuster à l’ensemble. Les premières lignes, déjà, avaient distillé un doute provoqué par le personnage lui-même : « Ce matin, Jacques s’est réveillé sans mémoire. Ou était-ce Paul ? Lui-même n’aurait pas su le dire. » (9) Ce dédoublement, ou cette autre séparation au-delà de celle de son couple, est au fondement de la perte des repères dans le roman. Non seulement Jacques n’aide pas le lecteur à s’y retrouver aisément, mais il multiplie les embûches en énonçant pour lui-même la confusion : « Comme s’il avait deux vies. Une vie qui a commencé ce matin et que rien ne rattache à une autre vie, beaucoup plus ancienne celle-là, qui s’est détachée de lui. Qui l’a largué. Ou est-ce l’inverse ? C’est lui qui aurait tout laissé tomber. » (67) Entre Jacques et Paul, les traits se distinguent, puis se confondent (« Il s’énerve autant que son double » [183]), comme entre le rêve et la réalité : « Ce qu’il désirait, plus que tout au monde, c’était de “ne pas se réveiller”. Il avait appris à aimer l’état ambigu dans lequel il baignait. » (30). Et Claire, est-ce la « vraie », celle que Jacques a connue et aimée, ou est-ce une comédienne ayant accepté de jouer ce rôle pour des raisons obscures, comme le laisse entendre une conversation engagée dans un ascenseur avec un homme à la « voix métallique » (175) qui semble être un contact travaillant pour une autorité mystérieuse ? Mais encore là, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un double de Jacques dont on dit, plus loin, qu’il avait une « voix métallique à l’intérieur de lui » (288).

Il résulte de cette narration une paranoïa d’autant plus grande que rien n’est sûr. Ainsi, pendant longtemps, le lecteur se demande qui est ce narrateur qui intervient régulièrement : « Elle lui avait apporté des vêtements. Je l’ai déjà dit » (21) ; « Il ne s’agissait pas d’un soliloque comme en pratiquent bien des égarés dans notre ville » (46) ; « J’ai déjà vu ça, je sais ce que c’est » (92) ; « Dans cette confusion, Jacques et Paul ne faisaient plus qu’un. Je vous expliquerai » (119), etc. Sa présence est suffisamment fréquente pour qu’on le remarque, mais il reste en retrait, laissant croire qu’il tire les ficelles de cette histoire. Puis, exactement au milieu du roman, de façon trop naturelle pour être honnête, il apprend au lecteur qu’il a fait ses études à l’école des HEC comme Jacques, qu’il est un ami proche, à tel point qu’on peut parler d’un… double. Par la suite, dans la deuxième partie, il s’efface. Serait-il lui aussi manipulé ? Éliminé ? On souligne d’ailleurs souvent la présence d’un meurtrier sanguinaire, cannibale (qui semble se rapprocher à mesure que le lecteur lui-même approche de la fin du livre). Cet individu, cependant, ne tuerait que des femmes. La première indication des meurtres a lieu dès la troisième page, de manière alors fort allusive. Ou ne serait-ce toujours que le même meurtre répété sous des formes différentes, la mémoire de Jacques recommençant à zéro à chaque nouvelle journée ? Et la victime, ou une des victimes, serait-elle Claire, ou ne s’agit-il que d’un fantasme (ou d’une crainte) de Jacques ?

On notera ironiquement qu’il est très souvent question, dans ce roman, de portes qu’on ouvre, qu’on ferme, ou tout simplement qui se trouvent là. L’ironie tient à ce qu’on peut y voir un clin d’oeil métatextuel. La porte qui s’ouvre pour laisser entrer quelqu’un est souvent considérée comme un stéréotype de l’ouverture du texte. On y entre avec le personnage (« Nous étions à l’étude quand le Proviseur entra », écrivait Flaubert !). Ici, la multiplication des portes qui s’ouvrent et se ferment montre à l’envi que nous nous trouvons dans un espace où la linéarité et les rapports de causalité sont perturbés : on chercherait en vain une entrée et une sortie précises dans le dédale de cette narration ouverte aux interprétations.

Faute d’espace, je me contenterai de noter brièvement deux pistes qui indiquent tout ce que La séparation propose aux lecteurs. La première concerne l’importance des transports, à la fois d’individus et d’informations. La circulation dense est une représentation traditionnelle de la ville. Le spectre en est ici très large : auto, métro, bus, vélo, train de banlieue, taxi, marche à pied, tout y passe. Mais les sens uniques, les intersections, les déviations deviennent vite une métaphore de la poétique romanesque. Plus encore, dans cette histoire où le désastre semble imminent et où affleure toujours un imaginaire de la fin, certains trains de banlieue rappellent les trains de la mort qui conduisaient les prisonniers dans les camps. Il ne faut pas s’en étonner, alors que le personnage central voit la vie « comme une accumulation de désastres » (40) : « Tout ce qu’il savait maintenant, c’est qu’il avait échappé à cet amoncellement de dégâts que constitue le passé. » (40) L’Histoire, affirmait un narrateur dans Ulysse de Joyce, est un cauchemar auquel je tente d’échapper. En perdant la mémoire, Jacques a le bonheur d’y échapper.

À cette circulation dans la ville se superpose une circulation au-dessus de la ville, en quelque sorte. Tout un réseau de fils invisibles transite dans ce roman où la téléphonie se décline sous toutes sortes de formes. Chacun parle, les conversations se croisent, mais il en résulte une cacophonie qui relève plutôt d’une sorte d’autisme social dont on peut voir en Jacques le symptôme. Il est intéressant d’apprendre au coeur de La séparation, par le biais du narrateur, que Jacques, pour arrondir les fins de mois, troquait le soir son emploi de comptable pour un emploi dans un centre d’appel. Dans ce lieu où le « client » est aussi bien un « patient », le préposé est le contact et, en même temps, il reste inaccessible : « Si vous lui demandez son nom, il vous apprendra qu’il sera impossible de lui parler à nouveau, qu’il n’y a aucun accès direct à son poste téléphonique, qu’il est le numéro 2324 » (166), etc. Il devient le symbole d’une communication qui paraît d’autant plus libre qu’elle est en réalité contrôlée et que l’information s’en trouve filtrée et orientée.

À cette lecture politique et sociale qu’il est possible de proposer, il y en aurait une autre, qui rapproche le discours narratif de la science. La perte de mémoire, qu’on peut voir comme un symptôme d’une atomisation de l’individu et d’une perte des repères aussi bien que de l’absence d’une filiation, est aussi une réflexion sur le temps : « Le temps ne passe pas. C’est nous qui passons, pensait Jacques. » (314) Il semble reprendre ici les propos du physicien Étienne Klein [4] qui rappelait qu’on dit souvent que le temps passe, mais c’est un abus de langage ; il produit de la durée, pas la durée elle-même. Quand on dit : le temps passe, on confond l’objet et sa fonction. Pour reprendre encore une image d’Étienne Klein, c’est comme dire que le chemin chemine ou que le cahier à musique chante. Si le temps passait, il finirait par s’user et la réalité par se bloquer. Il vieillirait. Mais le temps ne bouge pas, reste toujours là et se contente de faire passer le monde. Mais nous, nous sommes dans la subjectivité du temps. Or, dans l’articulation qui existe entre le rapport subjectif au temps et l’absence de linéarité (du moins, au sens traditionnel d’un récit), il y aurait lieu d’étudier attentivement la manière dont s’exprime la spatiotemporalité par rapport à la relativité einsteinienne. Comme on le voit, les pistes d’interprétation sont multiples et ma lecture n’a pu que les effleurer.

Agent double

C’est dans un tout autre cadre que se situe le premier roman de Georges Desmeules, Le projet Syracuse [5], qui exprime toutefois, autant que La séparation, une crise d’identité et une disparition des repères stables.

Le roman se présente comme l’histoire reconstituée (dans la mesure du possible) du mathématicien allemand Wolf Habermann, « l’une des figures les plus énigmatiques de la Seconde Guerre mondiale » (9), selon le narrateur. Immigré aux États-Unis quelques années avant la guerre, il s’y trouve en tant qu’espion du régime hitlérien. Il travaille pour les nazis, au début des années 1940, avec l’objectif de freiner le plus possible l’effort de guerre du côté des Alliés. Dans ce but, il conçoit un système mathématique (à double équation, précise-t-on) qui doit permettre de détourner l’attention des scientifiques américains et, ainsi, de retarder d’autant la recherche. Il s’agit du « projet Syracuse » qui donne son titre au roman.

La guerre perdue, Habermann se remet en question, en même temps qu’il repense sa conception des États-Unis. Devenu professeur de littérature sous une fausse identité (Thomas Lewis, abréviation de Thadeus Lowestein ; on appréciera le cynisme qui lui fait prendre l’identité d’un Juif ayant échappé à l’Europe en 1945), il continue à être fasciné par les chiffres. Rapidement, il en vient à considérer le baseball comme l’essence même du pays, le ciment de cette nation hétérogène. On ne peut s’empêcher de penser au roman de Philip Roth The Great American Novel, histoire d’espionnage (entre autres !) où les communistes comprennent qu’en détruisant la confiance du peuple envers le baseball, ils pourront détruire le pays. Mais dans le cas de Lewis/Habermann, c’est en mathématicien qu’il s’intéresse au National Pastime ; fasciné par l’armada des statistiques que ce sport génère il voit le baseball apparaître en palimpseste du pays lui-même.

Son intérêt le pousse jusqu’à sa mort (en 1979, croit-on) à parcourir les stades de baseball, à s’intéresser à son histoire, en particulier à celle d’un nain, le seul à avoir joué dans les majeures. Le scientifique tend à verser plutôt dans la kabbale : il s’infiltre dans différentes sociétés secrètes, cherche à comprendre les tenants et les aboutissants d’un assassinat. Les règles du baseball en viennent à prendre les allures d’un rituel laïque, d’une liturgie à l’image de celle d’une franc-maçonnerie propre aux États-Unis.

Le projet Syracuse est sous-titré « Vie et mort de Wolf Habermann (1895 ?-1979 ?), mathématicien, philologue, amateur de baseball et soi-disant conspirateur ». Peut-on imaginer pire conspirateur qu’un « soi-disant conspirateur » ? Une figure plus apte à jouer double jeu, sinon triple jeu (et pas au sens où ces expressions sont utilisées au baseball) ? Dans la dernière partie, on regrette un peu la propension de l’auteur à exploiter des statistiques et des événements historiques reliés au baseball en les détachant un peu de la narration, comme si cette dernière passait à l’arrière-plan. Il n’empêche qu’il faut saluer cet ouvrage aux accents parfois borgésiens, qui crée un univers délirant et jouissif, où la frontière entre le réel et la fiction en vient à s’effacer. C’est aussi un roman sur l’Amérique, sur les États-Unis en particulier, qui rappelle, à sa manière, que depuis les premiers puritains, la paranoïa et le complot sont au coeur de l’imaginaire de ce pays.