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L’édition du texte dramatique se caractérise le plus souvent par l’économie de sa présentation. À la suite du titre, il est habituellement fait mention du lieu et de la distribution de la création. Après quoi apparaît immédiatement l’alternance des didascalies et des dialogues. Depuis une cinquantaine d’années, il est indiscutable que le mode de présentation de ces deux éléments a beaucoup changé. Il s’est particularisé dans plusieurs oeuvres sous l’influence du roman, voire d’autres arts. On a traité ailleurs de cette intéressante question [2], mais revenons à la présentation du texte dramatique pour noter qu’à l’instar des autres genres littéraires, préface ou postface l’accompagnent à l’occasion. Ces paratextes, pour reprendre l’expression de Gérard Genette [3], et bien d’autres documents (des photographies de l’auteur et de la représentation, entre autres) y figurent aussi fréquemment et attestent alors de l’appartenance scénique du texte dramatique. Or, ces additions aux didascalies et aux dialogues semblent ne plus suffire à bien des textes dramatiques québécois actuels, et compliquer le passage de la scène à l’édition pour nombre d’entre eux. Nous nous proposons donc d’examiner les difficultés que présente la publication du texte dramatique de quatre spectacles récents : En français comme en anglais, it’s easy to criticize (1999), Hippocampe (2002), La noirceur (2003) et Norman (2007 [4]). Cependant, abordons d’abord un contre-exemple.

Rarement l’appareil paratextuel d’une pièce a-t-il l’ampleur, l’étendue et la variété que l’on retrouve dans Seuls. Chemin, texte et peintures de Wajdi Mouawad [5]. En effet, la facture de Seuls — sa présentation matérielle, pour être plus précis — ne ressemble ni à celle d’Alphonse (1996), ni à celle de Littoral (1999), ni à celle d’Incendies (2003), ni à celle de Forêts (2006), ni même à celle d’Assoiffés (2007), titre qui pourtant précède directement l’ouvrage en question [6]. De 1996 à 2007, l’édition de toutes les pièces de Mouawad, qu’elles soient destinées au jeune public ou au grand public, se coule dans le modèle traditionnel de présentation du texte dramatique adopté par la plupart des maisons d’édition de langue française, lequel, en la matière, diffère très peu de ce qui se fait ailleurs en Occident. Tel n’est pas le cas de Seuls qui s’éloigne grandement de ce modèle. À titre d’exemple, des 192 pages que compte l’ouvrage, 62 à peine sont consacrées à la reproduction du texte dramatique per se. Là-dessus, il faut encore distinguer ou soustraire, comme on voudra, 25 pages illustrant divers moments du spectacle solo. Les pages 18 à 121 portent, quant à elles, sur le processus créateur ayant conduit au spectacle [7]. En outre, aux pages 11 à 16, Wajdi Mouawad explique dans « Un oiseau polyphonique », qui en constitue la préface sans en porter le nom, pourquoi, à l’occasion de Seuls, il s’est tourné vers une publication qui, sous plusieurs aspects, tient davantage de l’album que de la pièce éditée.

Les observations de l’auteur de Littoral sont instructives quant aux raisons qui l’ont motivé à publier ce texte sous une autre forme que les précédents : « Ce qui est beau avec le théâtre, c’est que parfois il n’existe pas. En ce sens, si Seuls est du théâtre, Seuls n’est pas forcément une “pièce de théâtre”. Tout au plus peut-on dire que Seuls est le titre d’un “spectacle de théâtre” » ; Mouawad ajoute : « Cette différence, qui n’a aucune importance tant que l’on est debout sur un plateau, dans une salle de répétition ou plus tard en représentation, prend tout son sens lorsque se pose l’édition du texte [8]. » L’auteur dramatique québécois affirme ensuite que jusqu’ici la question ne s’était jamais posée à lui, comme elle s’était posée à bien des artistes de la scène avant lui. Mais pourquoi a-t-elle surgi cette fois-ci ? « Avec Seuls, quelque chose s’est enrayé car ce spectacle ne s’est pas écrit de la même manière [9]. » Il qualifie plus loin d’« oiseau polyphonique » le type d’écriture qui s’est imposé à lui pour ce spectacle.

La situation évoquée par cet écrivain de théâtre, qui n’avait jamais ressenti auparavant le besoin de pratiquer cette écriture « polyphonique », ainsi que l’ouvrage qui reflète ce tournant dans ses écrits illustrent certains problèmes qu’un nombre grandissant de textes dramatiques posent aujourd’hui à l’édition. En 2000, dans De l’écriture à la scène, Michel Simonot, faisant rapport au ministère français de la Culture, écrit au sujet de la diffusion des écritures contemporaines :

On peut également formuler l’hypothèse que l’importance qualitative du texte serait, aujourd’hui, relativisée (ou mise en question) par son immersion dans un ensemble plus large : celui des « écritures », c’est-à-dire des expressions artistiques en général : musique, danse, arts plastiques, vidéo [10]

En d’autres mots, l’écriture théâtrale est de plus en plus liée au système de signes généré par le spectacle. Pour désigner ces éléments non textuels, la France a adopté la notion d’écritures scéniques, afin de les distinguer du texte dramatique comme tel [11]. Cette nouvelle dénomination tend à démontrer que l’écriture dramatique peut de moins en moins être coupée de la scène et qu’elle gagne à être mise en rapport avec les diverses composantes de la représentation. Il semble en outre que l’édition du texte dramatique sous une forme traditionnelle, même lorsque la publication est agrémentée de quelques photos, ne suffit plus, dans bien des cas, à rendre compte adéquatement d’une fraction de la production théâtrale. Le phénomène, pour être encore marginal, n’en est pas moins révélateur des mutations qui touchent le texte dramatique.

De l’écriture multipiste

Wajdi Mouawad en convient qui use du terme imagé d’« oiseau polyphonique » pour distinguer Seuls des pièces de théâtre qui l’ont précédé. La métaphore désigne, à ses yeux, tout « spectacle qui repose sur une polyphonie d’écriture [12] ». Il entend par là que, contrairement aux spectacles fondés avant tout sur le texte, quelques-uns résultent du tressage simultané de plusieurs fils. L’un de ces fils est tissé à l’aide de mots et constitue un texte, pendant que d’autres fils assemblent une variété de matériaux possibles (photographie, peinture, environnement sonore, etc.). L’oiseau polyphonique ressemble en quelque sorte à une oeuvre musicale enregistrée sur plusieurs pistes. Le texte devient, dans ce contexte, une piste parmi d’autres — pas toujours la plus importante. La fable y perd par moments son caractère central au profit d’autres aspects de la représentation. Le texte est appelé, dans les circonstances, à entrer activement en dialogue avec les autres composantes du spectacle. En 1988, Bernard Dort voyait déjà dans « le dialogue (ou l’affrontement), à parts égales, de ses différentes composantes » l’un des traits marquants du spectacle affichant ce qu’il appelait une « représentation émancipée [13] ».

Certains accolent l’épithète de théâtre non texto-centrique à cet objet au fonctionnement particulier pour le différencier du théâtre basé sur le texte [14], tandis que Hans-Thies Lehmann préfère plutôt parler de « théâtre postdramatique [15] » et que je propose « dialogisme hétéromorphe [16] » pour désigner la fraction de la production théâtrale qui adopte un tel mode de fonctionnement. Cet emprunt à Bakhtine [17], relu par Carlson [18], décrit adéquatement la nature des échanges qui ont lieu dans ces spectacles dont le centre de gravité s’est déplacé du texte à la représentation, cette évolution menant à un renouvellement du dialogisme scénique. Ici, le rôle traditionnellement joué par les dialogues entre personnages est remplacé en tout ou en partie par une conjugaison de voix relativement autonomes des collaborateurs du spectacle (polyphonie) dialoguant entre eux et cherchant la complicité du public [19]. Ces sujets expriment leur propre subjectivité par le truchement de divers langages esthétiques et para-esthétiques (hétéromorphie) qui engendrent du même coup une réception non exclusivement logocentrique (multisensorialité [20]). De par la polyphonie, l’hétéromorphie et la multisensorialité qui les caractérisent, ces objets posent des problèmes particuliers à l’édition théâtrale, sans compter que l’argument écrit devient ici un élément parmi d’autres plutôt que d’être le point de départ du spectacle. De plus, un tel dialogisme fait presque nécessairement sortir le théâtre du régime de l’auteur unique. La représentation devient plutôt un carrefour de discours contradictoires tenus à travers des langages différents de nature textuelle, visuelle, sonore, tactile, olfactive où de multiples points de vue et diverses subjectivités s’expriment. Cette pluralité de voix amène l’événement théâtral à renouer avec sa dimension collective : les échanges entre coénonciateurs y recréent ainsi une manière de microcosme du monde.

Polyphonie, hétérométrie et multisensorialité

Quatre spectacles québécois récents, dont le fonctionnement s’inscrit dans cette mouvance, font place à une polyphonie avérée, produisent de l’hétéromorphie et tendent à immerger le public dans la multisensorialité. La polyphonie naît, dans En français comme en anglais, it’s easy to criticize, de la réunion d’artistes venus de diverses disciplines (théâtre, performance, danse) et d’horizons culturels distincts (Québec et Canada anglais). Une bonne partie du texte joue sur l’aspect biculturel de la distribution, puisqu’on y discute de traduction et des altérations que celle-ci fait subir au discours original, de la même manière que la critique, annoncée dans le titre, transforme l’objet dont elle s’empare. Ici, pas de personnages ni de fable au sens traditionnel, mais des échanges ludiques entre performeurs autour de fragments de texte, ponctués de duos dansés, de courts extraits tirés du théâtre de Beckett et de clins d’oeil aux conventions théâtrales créant une complicité avec le public. La subjectivité des interprètes transparaît tant dans les commentaires qu’ils formulent à l’égard des traductions et du fonctionnement du spectacle lui-même que dans l’humour et la singularité de leur présence par lesquels ils contribuent à donner à la représentation un caractère à la fois spontané et réflexif. Qu’à tout moment chacun puisse ajouter aux échanges dans le langage esthétique de son choix garantit une grande hétéromorphie à la représentation qui en appelle tour à tour à l’intelligence et aux sens du public.

La nature polyphonique d’Hippocampe est autre. Elle vient de la participation des comédiens au texte par le truchement des improvisations à l’origine du spectacle. Confrontés au lieu scénique décidé d’avance par la scénographe Magalie Amyot (un demi-sous-sol montréalais autrefois cabaret clandestin) et guidés par le metteur en scène Éric Jean, les comédiens ont élaboré une fiction qui met en avant non seulement certaines de leurs préoccupations, mais aussi leurs possibilités comme interprètes. L’étendue de leur registre confère une partie de son hétéromorphie à la représentation (stand-up comique, danse, musique) déjà présente grâce à l’aura poétique du lieu, source de la fiction, à laquelle concourent également un environnement sonore d’une grande richesse et des tableaux visuels envoûtants. L’ensemble suscite une réception constamment multisensorielle au cours de laquelle se relaient ou se chevauchent le textuel, le visuel et le sonore. La volonté de s’adresser aux multiples sens des spectateurs est d’ailleurs inscrite dans le titre du spectacle. En effet, Hippocampe renvoie moins au pittoresque cheval de mer qu’à la partie du cerveau jouant un rôle primordial dans la mémorisation, dont on sait qu’elle est liée aux émotions [21]. La visite de Suzanne à l’appartement où vient d’emménager son fils éveille justement chez l’héroïne, par des stimuli variés, des souvenirs enfouis. La fiction, loin d’être absente du projet, se trouve irriguée, à divers niveaux, par l’imaginaire des multiples créateurs. L’auteur dramatique Pascal Brullemans tire des improvisations des comédiens une pièce qui ne renonce pas à l’usage des dialogues de type traditionnel. Toutefois, la fonction auctoriale de Brullemans consiste surtout, dans ce contexte, à agir comme agent de l’uniformisation esthétique du texte dramatique, ce qui relègue sa présence d’auteur, son ethos, à l’arrière-plan [22].

La noirceur de Marie Brassard est un spectacle à deux interprètes : l’auteure et Guy Trifiro. L’une parle, l’autre, très peu. En fait, la présence de Trifiro est davantage liée au mouvement : il danse ou reste immobile. Ce dernier n’en demeure pas moins présent aux côtés de Marie Brassard du début à la fin de la représentation. Un troisième personnage, la ville de Montréal, sert de cadre à l’action. Des plans-séquences du centre-ville sont projetés sur un grand écran qui couvre l’essentiel du fond de scène, ce qui confère à l’espace scénique un caractère anonyme, mystérieux et englobant. Espace parfait pour accueillir les mouvements singuliers de cet étrange duo de performeurs (lenteur pour elle, immobilité ou danse frénétique pour lui), mais également la fable sinueuse construite par l’actrice — la dénomination l’actrice renvoie aussi à l’un des personnages du texte. Cette fable oscille entre fiction et autofiction, intimité et collectivité. Il y est question d’un projet immobilier en train de chasser un groupe d’artistes du centre-ville et d’une auteure qui tente laborieusement d’écrire à propos de la perte : à la fois celle d’un espace et d’un ami. Marie Brassard prête vie aux multiples personnages évoqués dans La noirceur. Pendant ce temps, le musicien Alexander MacSween transforme et modifie sa voix en direct à l’aide de la technologie. Colin Thomas, critique d’un hebdo culturel de Vancouver (Georgia Straight), estime que la qualité formelle du travail sonore de MacSween et des images de Cécile Babiole est impressionnante, mais il ajoute : « But the pieces don’t add up [23]. » Effectivement, la voix des divers collaborateurs de Brassard — leur subjectivité — ne s’efface pas pour lui laisser toute la place. Son spectacle demeure résolument polyphonique. Les langages esthétiques des collaborateurs conservent leur singularité et assurent l’hétéromorphie de l’ensemble. En outre, le spectateur ne manque pas d’être sollicité sur plusieurs plans par les arts convoqués (vidéo, danse, technologie sonore, conte) ainsi que par le brouillage délibérément opéré entre la fiction et la réalité.

Pour Norman, le tandem formé de Michel Lemieux et de Victor Pilon s’est notamment adjoint la collaboration des chorégraphes Peter Trosztmer et Thea Patterson, de l’éclairagiste Alain Lortie, du compositeur Michel Smith et de la scénographe Anne-Séguin Poirier. À ces voix s’ajoutent naturellement celle du cinéaste d’animation Norman McLaren, auquel rend hommage le spectacle [24], ainsi que des témoignages filmés de gens qui l’ont connu. De la sorte, Norman se présente comme un concert de voix qui auront toutes l’occasion de se faire entendre. L’hétéromorphie de l’ensemble est, entre autres, assurée par les images d’animation de McLaren avec lesquelles danse, bouge et dialogue l’unique interprète du spectacle via la technologie employée par Lemieux et Pilon pour les rendre présentes dans l’espace scénique. Le spectacle en entier repose sur le contraste qui se crée entre le corps du danseur et des images d’une vivacité stupéfiante. Sur scène, les images souvent abstraites et géométriques de McLaren atteignent, en se déployant dans un espace tridimensionnel, une qualité plastique et une légèreté qui dépassent de beaucoup celles qu’elles avaient au grand ou au petit écran. Cette dimension esthétique se surimpose au fil conducteur de Norman dont le texte met en abyme le processus de création du spectacle. En effet, il montre Peter, le protagoniste, fasciné par les recherches qu’il mène sur le cinéaste d’animation, sa vie et sa relation à la création. Le tout s’inscrit dans une certaine quotidienneté [25]. Par exemple, au début de la représentation, le danseur se présente au spectateur, puis échange avec un proche à l’aide de son téléphone portable in media res. La réception de Norman joue ainsi sur de nombreux tableaux. De plus, le spectateur est allègrement transporté d’un espace théâtral à un espace filmique, chorégraphique, documentaire, technologique, lumineux ou musical. Bien souvent, plusieurs de ces aspects sont convoqués à la fois, immergeant le spectateur dans « une épaisseur de signes et de sensations [26] ».

Le fonctionnement des quatre spectacles étudiés illustre bien la part dévolue au texte dans certaines pratiques scéniques actuelles. Bien que le texte ne constitue plus le socle de ces productions, toutes continuent cependant d’en être dotées et celui-ci y occupe un espace relativement important au plan quantitatif ou qualitatif. Ainsi, la parole proférée par les acteurs sur scène [27] (parole performative), que ce soit sous forme de monologue, de dialogue ou de récit, constitue environ 15 % de la durée de Norman, 70 % de celle d’En français comme en anglais…, 80 % de celle d’Hippocampe et près de 85 % de celle de La noirceur. Même le texte dramatique le plus court, celui de Norman, joue un rôle déterminant dans la réception du spectacle, auquel il donne un cadre interprétatif aisément compréhensible. La fiction proposée permet par exemple aux scènes d’interaction danse/film de s’enchaîner avec fluidité et trouve son prolongement dans les surtitres qui situent les extraits des films de McLaren. Le texte dramatique de ces quatre spectacles suscite en somme bien des questions relativement à son statut et à sa fonction à l’intérieur de la représentation, mais aussi quant à son autonomie comme discours à l’extérieur de la scène. À la lumière de ces textes dramatiques, on peut aussi examiner quelle figure de l’auteur en ressort et estimer dans quelle mesure celle-ci est la représentation de son rôle d’auteur dans une partie du théâtre actuel.

Ainsi, le programme d’En français comme en anglais… n’indique pas de nom d’auteur et nul n’y est spécifiquement crédité du texte. À y regarder de plus près, cependant, la responsabilité textuelle semble partagée. Les mentions « création et jeu », « conception et mise en scène » ainsi que « contribution artistique » font croire à une collaboration au texte d’une manière ou d’une autre. Huit personnes sont inscrites dans les trois catégories. En revanche, Jacob Wren est le seul à être isolé du reste de l’équipe et à figurer dans la catégorie « conception et mise en scène ». Cette reconnaissance d’un auteur unique, tout au moins du spectacle, s’avère cependant contestée par la position qu’occupent ces fonctions dans les documents promotionnels. La création et le jeu viennent en premier lieu, tandis que la conception et la mise en scène figurent seulement sur la deuxième ligne des « crédits ». De son côté, la codirectrice artistique de PME-ART, Sylvie Lachance, signale qu’elle n’a vraiment reconstitué le texte qu’après la création du spectacle, moins pour des raisons artistiques que financières. Cette version était avant tout destinée aux responsables des organismes subventionnaires qui, selon elle, étaient « mal à l’aise à l’idée d’évaluer un projet dépourvu de texte écrit [28] ». Un avertissement en caractères gras prévient le lecteur : « Ce texte n’a été réalisé que pour les demandes de subvention et ne doit en aucun cas être lu comme un texte de théâtre, ni même comme un premier jet [29]. » On précise ensuite que les « textes » ne seront jamais définitifs, afin que le spectacle demeure vivant et dans la mesure où « ils servent simplement de tremplin aux créateurs-interprètes pour faire leur travail [30] ». En ce qui a trait à l’énonciation, les didascalies sont de nature descriptive et épousent le point de vue des interprètes, tandis que les dialogues s’adressent explicitement au public et sont clairement attribués aux interprètes, leur prénom précédant leurs propos et leurs mouvements — et non pas celui d’un quelconque personnage. Le texte original a visiblement été écrit à plusieurs mains. Il est souvent inséparable, par les idiosyncrasies qu’il convoque ainsi qu’à cause de la langue dans laquelle il est rédigé, de la personne qui le dit.

Le texte d’Hippocampe, on le sait, est fondé sur des improvisations des comédiens mises en forme en plusieurs étapes par Pascal Brullemans. Dans le programme, ce dernier se voit donc attribuer la paternité de la « pièce ». Son statut d’auteur demeure tout de même ambigu, car il est redevable aux comédiens de certaines dimensions décisives du texte. Le metteur en scène Éric Jean y a aussi collaboré à titre de guide pour les acteurs dans leurs improvisations. Même la scénographe en est partiellement responsable, ainsi que le reconnaît explicitement l’auteur dans son manuscrit. Tout de suite après avoir renseigné le lecteur sur l’endroit où se déroule l’action, Brullemans écrit : « La description du lieu est issue d’une scénographie créée par Magalie Amyot [31]. » La responsabilité du texte n’incombe donc pas seulement à l’auteur, mais également à l’équipe de création ; il en va de même du spectacle que la critique présente souvent comme l’oeuvre d’un tandem (auteur et metteur en scène). Il est vrai que ces derniers ont travaillé ensemble auparavant [32]. Pour ce qui est de l’écriture, Brullemans signale qu’à la création, en 2002, « le texte fut travaillé jusqu’à l’extrême limite du possible (soit cinq jours avant la représentation [33]) » et que la création ne fut jamais arrêtée de façon définitive. Il en va autrement de la reprise de 2007, dont le texte a beaucoup été retravaillé. Au chapitre de l’énonciation, Hippocampe se présente comme une pièce traditionnelle, dont les répliques sont réparties entre les divers personnages, à deux exceptions près. Les didascalies décrivent avec précision les déplacements et les motivations sensorielles des acteurs, deux aspects intimement liés à l’interprétation. En outre, la consonance du prénom d’un personnage (Adam Caspariev) renvoie au comédien d’origine slave qui l’incarne : Sasha Samar. Autre signe d’une incidence des interprètes sur l’écriture dramatique.

Il n’y a pas d’ambiguïté concernant l’auteure de La noirceur. Marie Brassard en signe le texte, comme en atteste le programme. Tout porte à croire qu’elle est également l’auteure du spectacle. Mais en est-elle l’unique auteure pour autant ? Dès la deuxième page, le manuscrit annonce une alternance de texte et d’images. Plusieurs sont d’ailleurs insérées plus loin dans le document. Dans des notes destinées au lecteur, Brassard précise : « Les images tournées en accéléré nous laissent voir le trajet de la lumière au fil des heures [34]. » (f. 1) La numérotation des images donne à penser que non seulement elles rythment la représentation et sont essentielles à son déroulement, mais aussi qu’elles n’ont pas été choisies au hasard. Autre indication scénique singulière, l’auteure et interprète souligne qu’elle « travaille souvent avec des processeurs de son qui permettent de transformer la voix des acteurs » (f. 2). Ailleurs, les didascalies spécifient qu’un homme « chante et danse » au son d’une « musique très forte et violente » (f. 10). Le texte s’inscrit de la sorte dans un système de signes tout aussi importants que lui. Cette interdépendance corroborée dans le manuscrit par les précisions relatives aux interactions des interprètes avec certains créateurs issus d’autres domaines artistiques ou technologiques (cinéma, musique, danse). Naturellement, cette interaction est plus marquée encore dans la représentation qui superpose à la voix de Brassard altérée par des procédés de microdiffusion particulièrement sophistiqués des images, de la musique et de la danse. En somme, si Marie Brassard assume l’écriture textuelle de La noirceur, elle montre celle-ci comme tout à fait interdépendante des écritures non textuelles qu’elle confie à des collaborateurs qui paraissent jouir d’une grande autonomie en la matière. Ce partage des responsabilités est confirmé dans l’énonciation du texte par une particularité. L’un des personnages de La noirceur est uniquement désigné par sa fonction : l’actrice. Et c’est elle qui prend en charge la mise en abyme de l’écriture dramatique, non sans lui conférer une réelle dimension autofictionnelle : « J’essaie d’imaginer l’histoire de quelqu’un qui est privé de quelqu’un… J’essaie d’imaginer l’histoire de quelqu’un qui est privé d’espace… » (f. 11) À quoi s’ajoute l’introduction de la pièce qui n’est attribuée à aucun personnage et où une personne non identifiée (Brassard en son propre nom ?) affirme :

J’aimerais être une activiste politique. J’aimerais m’appeler Jaggi Singh, Susan Sarandon, Aung San Suu Kyi, Nelson Mandela, Gandhi ou Michael Moore. Je n’ai pas pour cela le talent qu’il faut. Mais, témoin direct d’un de ces saccages urbains, je ne peux pas faire silence.

Alors ici, je propose de la musique, des images, du bruit, de la poésie.

f. 1

L’écriture et la parole sont donc associées à l’actrice, tandis que les dimensions sonores et visuelles inhérentes au texte supposent une collaboration extérieure.

Le dossier promotionnel de Norman, composé d’un boîtier cartonné renfermant deux cédéroms et de multiples renseignements imprimés sur papier cartonné destinés aux diffuseurs susceptibles de faire circuler le spectacle, ne fait état ni d’un texte ni d’un auteur. Toutefois, le programme en désigne quatre, et cette catégorie n’apparaît qu’au cinquième rang dans les « crédits » du spectacle. Dans les deux documents, le spectacle est clairement attribué à Michel Lemieux, Victor Pilon et Peter Trosztmer. Il est à noter que les trois créateurs ont aussi participé à l’écriture, mais que c’est Thea Patterson qui en est créditée en tout premier lieu. La responsabilité du « texte de fiction [35] » est donc éminemment partagée, et ce, même s’il ne fait que dix pages. En ce qui concerne sa disposition, celui-ci propose des séquences plutôt que des scènes ou des tableaux, qui sont numérotées de manière à pouvoir être subdivisées (9.1, 9.2, 9.3, etc.) et à permettre l’insertion de citations de McLaren, d’extraits de ses films d’animation avec leur titre et l’année de leur création, d’entrevues réalisées avec des gens qui l’ont connu ou encore d’effets visuels et sonores. Les aspects documentaires et fictionnels du spectacle cohabitent sans le moindre heurt. Au plan énonciatif, le texte mentionne non seulement qui parle — le plus souvent, Peter, prénom de l’interprète, danseur et chorégraphe du spectacle —, mais également si ce dernier le fait au cellulaire ou d’une voix normale. Le destinataire est aussi précisé : soit le public ou un proche à qui il confie ses pensées. Bien que d’une facture très fragmentaire et peu éloignée de la langue parlée, ce texte parvient à lier très adroitement les multiples aspects du spectacle tout en intégrant une mise en abyme de sa propre fabrication par le biais de ce danseur en train de faire des recherches sur un cinéaste d’animation qui le fascine. Dans le mot du metteur en scène, Lemieux et Pilon écrivent : « Son personnage va danser pour Norman. Il va apprendre grâce aux témoignages de gens qui ont connu Norman ou ont été influencés par lui. Il va partager avec nous l’inestimable trésor qu’est l’oeuvre de McLaren [36]. » Le spectateur n’est pas dupe du procédé, mais il se laisse prendre au jeu, d’autant que la relation de « Peter » avec le cinéaste est loin d’être dépourvue d’ambiguïté : d’un côté, il connaît ses images par coeur (« it’s as though they’ve inhabited my body, scratched themselves into my flesh [37] » [f. 1]) ; de l’autre, il part à sa découverte. En d’autres mots, le procédé met moins en relief ce que Peter est en train de vivre que ce qu’il a vécu au moment de la création du spectacle et, du même coup, ce que le spectateur est invité à expérimenter au cours de la représentation.

Mutations de l’écriture médiatique

Ainsi, dans ces productions, l’auteur dramatique est loin de demeurer à l’écart du plateau [38]. S’il y en a un, l’auteur pressenti accepte volontiers de partager la responsabilité de l’écriture avec d’autres, même si ce n’est pas leur spécialité. Il est de plus appelé à prendre en considération des contraintes préalables à l’écriture qui influenceront sa forme, comme la scénographie (Hippocampe), la technologie employée (La noirceur), des images virtuelles (Norman) ou encore la danse (En anglais comme en français…). Son texte doit subir rapidement l’épreuve de la scène et s’ajuster aux interprètes qui s’en emparent, le commentent et, immanquablement, le transforment. Reste à énumérer quelques-unes des mutations que le dialogisme propre à ces spectacles fait subir au travail de l’auteur dramatique qui, dorénavant, s’apparente à un scripteur ou à un scénariste [39].

En perdant son caractère sacré et inviolable [40], le texte dramatique gagne en souplesse et en instabilité, ce qui lui permet de proposer au public une rencontre axée sur la présence et la spontanéité au détriment de la répétition et de l’illusion. Les interprètes y apportent, au besoin, des modifications, même en cours de représentation — ce dont ne se privaient nullement les performeurs d’En français comme en anglais… Les commentaires des acteurs et concepteurs peuvent en améliorer la performativité et garder la représentation « vivante » plus longtemps, le processus d’écriture dramatique prenant fin plus tardivement que par le passé. Pour certains spectacles, elle n’est même jamais considérée comme terminée. Par contre, on pourrait aussi soutenir que cette adaptation infinie du texte cause en définitive sa perte ; souvent, il ne survit pas à la première production dont il fait l’objet.

En devenant art collectif, l’écriture réussit également à faire entendre une multiplicité de voix. On peut penser à la subjectivité des acteurs d’Hippocampe qui trouve un espace de liberté supplémentaire (débit, rythme, accent, tonalité, registre de la voix ou de l’interprète), ne serait-ce que parce que le jeu est moins surdéterminé par le metteur en scène. Cependant, même assumée par une seule personne, l’écriture s’élabore aussi selon un principe d’ouverture aux écritures scéniques qui alternent avec elle. Il en va ainsi des images de Montréal et de la danse dans La noirceur. En se faisant collective, l’écriture se montre en outre plus solidaire du système de signes dans laquelle elle s’inscrit et auquel elle contribue.

Par ailleurs, si le texte dramatique est de moins en moins vu et lu comme un objet autonome, c’est qu’il entre dorénavant plus aisément en dialogue avec les autres aspects de la représentation, qu’il s’agisse de la technologie, des autres arts de la scène, tout particulièrement de la danse, voire de disciplines variées, tel le cinéma [41]. La réalité peut de même y faire irruption et prendre une forme esthétisée, telle la dimension biculturelle dans En anglais comme en français… ou le projet immobilier au sein de La noirceur. Cette interaction s’articule parfois autrement : par exemple, sous la forme d’une inscription de la fabrication du spectacle au sein même de la représentation comme c’est le cas dans Norman. D’autres types de métathéâtralité sont aussi exploitées. Le jeu avec les conventions théâtrales maintes fois remises en question dans En français comme en anglais… en propose une variante ; le stand-up comique dans Hippocampe en est un autre exemple. Ainsi conçue, l’écriture construit une véritable complicité avec le public avec qui elle ne cesse d’interagir. Ce ludisme incite à considérer le spectacle — et par extension, le réel qu’il redouble — comme une expérience multisensorielle et non pas seulement logocentrique.

L’instabilité du texte dramatique, son interdépendance avec les écritures non textuelles et la nécessité de faire état du type d’interaction et de sensorialité proposé au public pour en comprendre le fonctionnement ne sont pas sans incidence sur le modèle éditorial à privilégier pour publier, voire archiver, de tels spectacles. C’est pourquoi, de nos jours, éditer sous une forme traditionnelle la plupart des oeuvres qui adoptent un dialogisme hétéromorphe ne semble pas très adapté à ces objets complexes, à moins d’accepter le caractère lacunaire d’une telle publication [42]. Une option plus prometteuse paraît être d’accompagner le matériau textuel du processus créateur du spectacle et des divers documents qui ont mené à sa genèse, autrement dit, d’en faire un album à géométrie variable [43]. La forme de l’objet théâtral déterminera ultimement celle du mode de publication à privilégier [44]. Les avant-gardes théâtrales, qui se sont constamment définies en opposition au texte et à la mimesis, ont donné lieu, selon Erika Fischer-Lichte, à un nouveau genre d’écrit : le livret ou le cahier de mise en scène [45]. Il n’est donc pas étonnant que le dialogisme hétéromorphe, courant esthétique qui en est issu, favorise à son tour la naissance de nouveaux modes de publication susceptibles de refléter autrement une expérience théâtrale qui ne se fonde pas entièrement sur le texte.