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Faire bref, en littérature, n’est pas un geste universellement et uniformément pratiqué. On évoquera la fortune de la short story américaine, côtoyant sans discrédit la fiction (entendre : le roman) dans le champ général de la littérature d’imagination. Dans le domaine francophone, les réalités sont étonnamment disparates, principalement dans le dernier demi-siècle. Alors que le genre connaissait en France son âge d’or dans la deuxième moitié du xixe siècle (plus souvent sous l’étiquette de conte), il tombe relativement en désuétude au siècle suivant, jusqu’à aujourd’hui. Tout autre est la situation de la nouvelle québécoise. Suivant un historique quelque peu différent de celui de la littérature française (enté tant sur le mouvement de littérarisation du conte folklorique que sur des influences extérieures), la pratique de la nouvelle connaît au Québec un important mouvement d’accélération à partir des années 1960, à travers le foisonnement des littératures fantastiques et de science-fiction, d’abord, et ensuite par l’institutionnalisation insidieusement massive du genre : création de revues spécialisées, de prix littéraires consacrés à cette pratique, d’éditeurs favorisant le genre ou lui donnant totale préséance sur tout autre [1]. Dans le discours s’est imposée cette présence singulière, un peu à l’étonnement du monde littéraire, cette présence venant bousculer le quasi monopole narratif associé au roman qui se cherche pourtant dans les années 1980. Mais cet étonnement n’est pas acceptation, d’où le sarcastique « Nous aurions un petit genre » de Gilles Pellerin [2], intitulé d’un essai visant à interroger cette présence, les modalités de l’existence du genre et ses difficultés éditoriales, économiques, culturelles.

Contrainte par l’hégémonie romanesque québécoise des années 1980 et 1990, la nouvelle connaît néanmoins un essor impressionnant. Rappelons d’entrée de jeu la difficulté associée à son format : texte bref, ne pouvant de toute évidence composer à lui seul un livre, la nouvelle s’inscrit nécessairement dans un régime de publication polytextuel [3], où elle doit côtoyer d’autres textes (nouvelles ou autres) pour constituer une masse suffisamment importante pour couvrir les pages d’un ouvrage, qu’il soit livre, journal ou revue (conformément à nos usages éditoriaux, de quelques dizaines à quelques centaines de pages). L’essor d’une pratique pourtant si peu en phase avec le modèle fort du livre unitaire et cohérent a de quoi étonner. Si les revues littéraires jouent dans cette période un rôle de relais considérable (en faisant connaître des auteurs, en donnant à lire certains textes), la vitalité du genre repose de façon déterminante sur le créneau du livre, et plus singulièrement sur celui des recueils de nouvelles. Forme la plus rapprochée de l’image tutélaire du roman, le recueil de nouvelles permet à son auteur de prétendre au statut d’écrivain, faisant ainsi une oeuvre de ses paperoles éparses, et de gagner une visibilité publique par l’obtention de prix littéraires, mais surtout dans la presse et sur les tablettes de librairies. Le recueil, un succédané romanesque au point de vue éditorial, assure à la fin du xxe siècle une large diffusion de la nouvelle au Québec.

Petit genre, la nouvelle passe malheureusement souvent sous les radars. Plusieurs travaux [4] ont contribué à compenser cette visibilité restreinte, étudiant notamment la poétique de la nouvelle et celle du recueil. L’examen d’entreprises de catalogage des publications nouvellières [5] révèle toutefois un oublié de taille, à savoir les ouvrages rassemblant des nouvelles qui ne sont pas le produit d’une intentionnalité créatrice unique. La publication d’ouvrages rassemblant des nouvelles sur la base d’un critère autre que celui de l’identité de leur auteur (un auteur unique) constitue en effet au Québec un phénomène éditorial important du point de vue quantitatif — et autant d’un point de vue qualitatif, c’est là un des objectifs de notre démonstration. Ce phénomène regroupe tant des ouvrages republiant les nouvelles d’un auteur ancien (le meilleur exemple étant Albert Laberge par Gérard Bessette), des collectifs de nouvelles écrites autour d’un même thème, des anthologies de contes et nouvelles à strictement parler, que des ouvrages reprenant des nouvelles publiées dans des revues spécialisées (comme Solaris). Lié de façon étroite à la pratique anthologique (par ce geste de rassemblement d’écrits qui ne sont pas ceux de l’anthologiste), ce corpus pose l’épineuse question de sa saisie et de sa diversité (quelles en sont les limites ?), tout autant que la question de son rôle dans l’institution littéraire. Il apparaît que la brièveté constitutive de la nouvelle n’est pas sans venir compliquer l’examen de ce phénomène, notamment par son rapport avec les supports de publication (l’obligation de polytextualité) et avec la notion d’oeuvre. Dans ce contexte, en raison même de cette brièveté et de sa volatilité éditoriale, la nouvelle déjouerait la fonction première de l’anthologie et déstabiliserait les rouages habituels de la reconnaissance institutionnelle. En effet, des années 1960 à aujourd’hui, on observerait un déplacement de la fonction anthologique depuis une mission plus spécifiquement institutionnelle recherchant l’établissement d’un canon vers une mission implicite de promotion de la nouvelle. Afin d’envisager les mécanismes de cette transformation historique, un état des lieux sera proposé, à la lumière duquel sera interrogée la pratique de l’anthologie de nouvelles au Québec. C’est donc à la jonction de considérations historiques et éditoriales que se situe cette réflexion visant à mieux saisir les fonctions et usages de l’anthologie en marge du genre singulier de la nouvelle.

État des lieux : quelle existence de la nouvelle en dehors du recueil ?

Afin de saisir la dynamique singulière qui anime la pratique de la nouvelle au Québec dans le dernier demi-siècle, nous avons retenu les ouvrages se présentant comme des recueils, des anthologies, des collectifs, n’excluant que les recueils de nouvelles monoauctoriaux. Notre corpus étant de telle façon balisé, ce ne sont pas seulement les livres s’affichant comme des anthologies qui ont retenu notre attention. Au total, nous avons analysé quarante-quatre ouvrages depuis Conteurs canadiens-français d’Adrien Thério (1965) jusqu’à Nouvelles à chute réunies par Philippe Mottet [6]. Cette large traversée avait pour objectifs d’étudier les modes de collection et de diffusion du genre nouvellistique et d’examiner les usages des rassemblements de nouvelles opérés à travers le temps, non par leur auteur mais par un tiers.

Notre étude s’est rapidement butée à deux réalités liées aux pratiques éditoriales. Placé dans le cadre général du geste anthologique, cet exercice préliminaire de sélection nous a conduits à relativiser notre conception de ce qui peut être considéré comme une anthologie, l’examen large des ouvrages collectifs venant profondément la bouleverser. L’état des lieux qui suit, fondé sur des cas exemplaires, illustrera la difficulté à déterminer l’orientation dominante des ouvrages et leur performativité. Par ailleurs, et corollairement, cet intérêt pour l’anthologie de nouvelles a fait surgir avec force le statut éditorial trouble du genre de la nouvelle. Celle-ci peut en effet connaître différentes « vies » éditoriales : parfois publiée en revue (publication unique ou multiple), elle peut trouver son lieu « définitif » de publication lors de son inclusion dans un recueil (monoauctorial) — la publication en revue apparaissant rétrospectivement comme une pré-publication. Comme dans le cas du poème, la nouvelle n’est pas limitée à un seul lieu de publication et de reconnaissance. Son statut n’est donc pas définitif et sa volatilité en rend l’examen complexe. L’inclusion de nouvelles dans des anthologies (ou des ouvrages collectifs) accentue cette mouvance, caractéristique parfois amplifiée par l’absence de la mention de publications antérieures.

Prenant acte de ces premières observations, nous avons établi les principaux traits du corpus afin de dresser un portrait de l’évolution de la pratique. Sans grande surprise, nous avons constaté que les cas les plus anciens se démarquent par leur vocation pédagogique. Ils s’adressent généralement aux étudiants des collèges et visent à faire connaître des auteurs, un genre et, plus largement, la littérature nationale. Les premiers ouvrages de ce type que nous avons retracés sont ceux d’Adrien Thério et de Gérard Bessette.

Conteurs canadiens-français (époque contemporaine) d’Adrien Thério mise d’emblée sur l’absence d’anthologies consacrées à la prose canadienne-française ; son travail permet de combler une lacune sur le plan institutionnel. Conscient qu’il s’agit là d’une vaste entreprise, Thério se tourne vers les textes brefs contemporains en raison de leur format propice à une reprise en recueil : « On pourra me reprocher de ne pas toujours avoir choisi les textes les plus représentatifs des conteurs inclus dans ce recueil. C’est que pour y arriver, il eût fallu publier un volume de six cents pages. J’ai voulu m’en tenir à des récits assez courts [7]. » Il insiste sur l’importance du conte depuis les vingt-cinq dernières années (du milieu des années 1930 à la moitié des années 1960), définit en opposition la nouvelle et le conte, tenant de la sorte un propos à visée classificatoire, et précise les critères qui ont balisé le processus de sélection, soit la représentativité de l’auteur et la brièveté des textes. La diversité est également un enjeu important pour l’anthologiste, ce qui explique que les nouvelles choisies empruntent à plusieurs sous-genres : naturalisme, réalisme, fantastique, poésie, fantaisie, humour. L’ensemble qui en résulte est éloquent, selon lui, quant à la « mentalité » canadienne-française. Son objectif est, ultimement, de consolider des oeuvres et des auteurs afin d’établir le canon littéraire et, ainsi, d’inscrire ces textes dans le champ de la littérature nationale. Son entreprise découle d’une motivation patriotique qui est de servir la nation, mais plus spécialement les étudiants des collèges, et ainsi de répondre à une visée pédagogique :

L’un des premiers buts de cette anthologie, c’est de mieux faire connaître nos écrivains, nos conteurs, le Canada français, à l’étranger sûrement, mais d’abord chez nous. Ce livre a été conçu pour le grand public, mais il devrait rendre service, par la même occasion, aux étudiants de nos collèges. S’ils apprennent ici à aimer quelques-uns de nos écrivains, ils voudront certainement en savoir davantage à leur sujet. Non seulement pourront-ils recourir aux livres que ces auteurs ont déjà publiés, mais ils pourront encore suivre leur carrière [8].

Fondé sur une évaluation et orienté vers une performance (visées pédagogique et canonisante), l’ouvrage de Thério, publié pour la première fois en 1965, affirme sa vocation nationaliste et s’inscrit tout naturellement dans le sillage de la pratique anthologique. En comparaison, les ouvrages de Gérard Bessette, tout juste contemporains de celui de Thério, brouillent déjà cette conception commune de l’anthologie.

Sa plus récente anthologie, De Québec à Saint-Boniface. Récits et nouvelles du Canada français (1968), ne se démarque guère de celle de Thério : elle affiche tout autant son patriotisme, mais elle s’adresse à un autre lectorat, celui des universitaires canadiens-anglais. L’objectif ici est de faire connaître la culture canadienne-française et d’offrir des textes francophones qui reflètent les particularités de la nation. Le résultat souhaité est le rapprochement entre les deux cultures, grâce à un outil pédagogique qui se veut une invitation à la découverte, à la lecture. Bessette n’exclut pas pour autant la possibilité que des lecteurs canadiens-français s’intéressent à son ouvrage. La singularité du projet de Bessette réside toutefois dans la cohabitation tendue entre des visées nationalistes et la perception de l’anthologie comme exercice littéraire :

Mais ce ne sont pas seulement des raisons « patriotiques » qui m’ont incité à préparer cette anthologie. Si je n’avais pas été convaincu qu’elle ne le cède en rien sur le plan littéraire aux autres ouvrages de même nature, je ne l’aurais pas publiée. C’est dire que ce sont, en premier lieu, des considérations littéraires qui ont présidé à mon choix de textes [9].

La teneur littéraire de l’ouvrage est le premier critère qui aurait motivé l’élaboration de l’anthologie ; la représentativité serait de la sorte délaissée au profit de « considérations littéraires ». Cependant, Bessette se garde d’expliquer ce critère de littérarité de même que de déterminer des points de recoupement entre les textes sélectionnés. Tout au plus se risque-t-il à formuler des hypothèses floues à propos de la tendance à la réflexion et à l’ironie décelée dans les oeuvres :

Il serait hasardeux de vouloir dégager les caractéristiques générales de cette anthologie. Disons seulement que les seize écrivains qui y figurent, en plus de conter une histoire, semblent éprouver le besoin de réfléchir sur les événements qu’ils racontent, de porter souvent un jugement sur leur signification ou de s’en dissocier par une attitude ironique ou satirique. Ce désir de dresser un bilan à la fois affectif et idéologique pour mieux se situer par rapport à des expériences passées, donc historiques, et par rapport à un milieu en révolution tranquille caractérise bien le peuple canadien-français des dernières années. Les écrivains, qui sont souvent des précurseurs sans le savoir, lui avaient déjà ouvert la voie [10].

Cette tentative de définir la littérature canadienne-française par des orientations idéologiques et un souci littéraire maintient néanmoins l’ouvrage de Bessette dans la conception commune de l’anthologie en privilégiant un lectorat universitaire et en cernant un certain nombre de nouvelles incarnant le canon littéraire.

C’est plutôt par son anthologie publiée en 1963, consacrée au travail d’Albert Laberge, que Bessette s’éloigne davantage du travail de nationalisation de la littérature au sens strict. Il y rassemble des extraits de chapitres de La Scouine, des nouvelles et des textes en prose. La préface est entièrement consacrée à la défense de l’auteur et à la démonstration de la valeur littéraire de ses écrits. Cette anthologie, bien qu’elle mette de l’avant des textes brefs et qu’en cela elle respecte les balises de notre étude, représente un cas de figure intéressant du fait qu’elle se concentre sur un seul auteur [11]. Ce n’est donc pas tant la littérature en général qui est ciblée dans ce cas-ci, mais plutôt un auteur en particulier, ce qui déplace la posture conventionnelle de l’anthologie plus institutionnelle vers une célébration d’un écrivain « quasi inconnu [12] ». En comparant Laberge à Zola et à Maupassant dans sa préface, Bessette montre clairement son intention : valoriser un auteur peu reconnu dans le champ littéraire à une époque où la littérature canadienne-française tente de se donner des assises en établissant des auteurs phares et des textes déterminants. Selon lui, nier le fait qu’il s’agit d’un de nos grands auteurs relève d’une machination :

Sans doute l’habitude de juger la valeur d’un écrivain selon des critères étrangers à la littérature était tellement répandue autrefois chez nous (où ailleurs le mal sévit encore) que, devant « l’affaire Laberge », on serait tenté par inertie de hausser simplement les épaules. En dépit de son injustice, cette « ignorance » resterait sans importance sur le développement de nos lettres si l’on avait affaire à un écrivain de deuxième ordre. La conspiration du silence devient au contraire tragique quand elle s’exerce à l’égard d’un grand artiste. Dans le cas de Laberge, elle a retardé d’un bon quart de siècle l’évolution de notre littérature romanesque [13].

L’oubli dans lequel est tombé Albert Laberge serait le signe non pas d’un jugement de valeur posé sur son oeuvre, mais plutôt de la mauvaise foi des critiques et des historiens de la littérature qui se sont appliqués, « à cause de son naturalisme, de la brutalité de certains passages, de son intransigeance vis-à-vis de la morale officielle [à le persécuter] […] puis [à le tenir] délibérément dans l’ombre [14] ». L’entreprise de Bessette partage donc, même s’il centre son attention sur un seul auteur, des objectifs similaires à ceux des anthologies institutionnelles, soit de consolider un corpus ou plus spécifiquement un auteur et ainsi de légitimer la littérature nationale.

Les cas de Thério et de Bessette sont à la fois indicatifs et singuliers : s’inscrivant dans une démarche de constitution de la littérature canadienne-française (que cette démarche soit rétrospective ou contemporaine), ils appellent par leurs ouvrages une reconnaissance de la pratique narrative brève au Québec. En recourant à la pratique de l’anthologie qui permet de réunir des textes brefs disséminés dans divers lieux, ils contribuent à consolider le genre de la nouvelle en montrant sa vivacité et sa cohérence au sein d’une littérature nationale. Néanmoins, Thério et Bessette demeurent relativement isolés dans leur geste, leur initiative n’ayant guère été renouvelée dans les années subséquentes, et marginaux dans leur visée. Par ce type d’ouvrages, ils se trouvent à mi-chemin entre, d’une part, les travaux d’histoire littéraire de l’abbé Camille Roy et du père Samuel Baillargeon (ce dernier n’évoquant même pas, dans son histoire de la Littérature canadienne-française de 1957, les oeuvres d’Albert Laberge) et d’autre part, les recueils d’écrivains et de chroniqueurs publiés depuis le début du siècle, tentatives souvent tardives dans leur carrière visant à constituer une oeuvre sous forme livresque afin d’accéder à la reconnaissance institutionnelle. L’anthologie de Thério, qui sera d’ailleurs la seule sur le marché pendant des années, connaîtra trois éditions (1965, 1970 et 1995)[15].

Dès les années 1980, l’intérêt éditorial des formes anthologiques semble se déplacer. Celles-ci passent d’enjeux proprement nationalistes et canoniques à des enjeux d’ordre générique. Cette période se caractérise par l’effervescence de la nouvelle au Québec, notamment en raison d’une structuration du milieu littéraire : publication de revues, création de maisons d’édition et de prix littéraires. Au même moment, une vingtaine de collectifs paraissent et nombre d’entre eux sont issus de la maison d’édition Les Quinze. Vincent Nadeau et Stanley Péan ont également remarqué ce dynamisme éditorial :

On ne saurait trop insister sur le rôle des recueils collectifs dans le développement de l’écriture nouvellière québécoise, notamment ceux publiés au début des années quatre-vingt par les éditions Quinze. Fort de son expérience de co-direction du numéro spécial de la nbj portant sur la littérature fantastique (1980), le nouvelliste André Carpentier succède à André Major, qui avait piloté Fuites et poursuites (1982), recueil de nouvelles policières réunissant une dizaine d’auteurs connus et moins connus intéressés à ce sous-genre, si peu pratiqué au Québec. Au cours des quatre années suivantes, la collection dirigée par Carpentier proposera autant de collectifs thématiques portant sur le fantastique (1983), l’humour (1984), la science-fiction (1985), l’amour (1986) et le cinéma (1986), l’aventure et la mésaventure (1987)[16].

Ce qui est marquant dans les ouvrages parus dans les années 1980, toutes maisons d’édition confondues, est leur spécialisation générique. À cette époque, les sous-genres du fantastique et de la science-fiction connaissent un essor considérable chez les nouvellistes québécois [17]. Cette tendance se reflète dans les ouvrages collectifs, qui contribuent de la sorte à diffuser ces textes de sous-genres paralittéraires et à les légitimer. Dans certains cas, il s’agit littéralement de faire l’apologie d’un sous-genre et de la nouvelle, comme c’est le cas pour le collectif Dix contes et nouvelles fantastiques par dix auteurs québécois pour lequel André Carpentier signe un avant-propos sans équivoque :

Le projet de ce livre est fort simple : dans la foulée d’un collectif paru en 1983 et consacré à la littérature policière, nous avons voulu faire en sorte qu’encore une fois dix auteurs du Québec participent à une sorte de défense et illustration du conte et/ou de la nouvelle par la pratique d’un genre qui nous semblait leur être familier : le fantastique [18].

Un ton un peu plus amer est adopté par Jean-Marc Gouanvic dans son texte « La science-fiction : une littérature à surveiller », placé en ouverture du collectif Les années-lumière (1983), dans lequel il cerne d’emblée les préjugés défavorables circulant au sujet de la science-fiction :

Selon certains, ce serait une littérature pour analphabètes, une évasion pour adolescents attardés, un divertissement anodin, et même une « machine à décerveler »… Ceux qui s’expriment ainsi connaissent-ils la science-fiction ? […] Pourtant, il ne viendrait à l’esprit de personne de porter un jugement sur la poésie ou sur le roman réaliste dans leur ensemble à la seule lecture d’un poème d’écolier ou d’un roman à l’eau de rose. La science-fiction exige qu’on la traite avec le même sérieux [19].

Ce n’est donc plus tant la littérature dans son acception la plus large que l’on tente de légitimer, encore moins un corpus national, mais plutôt certains sous-genres à travers la pratique nouvellistique comme pratique singulière et indépendante de celle du roman. La nouvelle représente pour un large lectorat une interface permettant, grâce à sa forme brève favorable à une appropriation rapide, d’apprivoiser des genres en marge de l’institution considérés comme mineurs ou étiquetés comme paralittéraires. Le mode de diffusion joue un rôle capital ici : le rassemblement de textes brefs facilite la mise en contact avec ces sous-genres en jouant le rôle de défense et illustration du fantastique et de la science-fiction. Nulle surprise, dans ce contexte, de constater l’ambiguïté la plus totale quant au statut éditorial des textes : sources non précisées, cohabitation de textes inédits et de textes publiés ici en revue, là dans des recueils monoauctoriaux. La visée n’est pas de rendre compte d’un état de la littérature, mais de donner à lire, quels que soient les paramètres historiques associés aux textes colligés. Dans cet esprit, le collectif est un support déterminant par sa fonction de relais conduisant le lecteur à poursuivre ses lectures dans d’autres types de publication. La revue Solaris, par exemple, fait paraître deux ouvrages anthologiques sous le titre d’Aurores boréales 1 et 2 dans une volonté de diffusion élargie et diversifiée :

La science-fiction québécoise n’a plus besoin de démontrer son existence : deux revues qui sont devenues des institutions, une collection, cinq anthologies publiées en l’espace de deux ans, plusieurs recueils et romans… Elle doit toutefois continuer de se manifester, tant en livres que dans des supports périodiques. Aurores boréales 2 ne vise que cela, en rassemblant sous une même couverture auteurs chevronnés et débutants talentueux. En faisant part égale aux nouvelles déjà publiées en revues et aux inédits, nous voulons porter des textes remarquables à l’attention de cette tranche du public qui n’est pas abonnée aux magazines, et offrir du neuf aux lecteurs plus assidus de la science-fiction québécoise [20].

Les revues s’adressent aux initiés et l’anthologie, quant à elle, rejoint un autre public, plus vaste. Ce dernier, si l’entreprise de séduction réussit, redirige ensuite son attention vers la revue dont elle est une extension, et plus largement vers le milieu nouvellistique dans son ensemble (maisons d’édition, revues, recueils, etc.). L’anthologie, du fait qu’elle offre un rapide coup d’oeil sur le paysage littéraire et qu’elle constitue une palette contrastée de textes, est donc animée par une volonté de diffuser la pratique nouvellistique à une époque où celle-ci bat son plein et tend à se développer. Les manifestations les plus tardives de cet usage de l’anthologie émanent de L’instant même, éditeur spécialisé dans le genre de la nouvelle, qui propose trois panoramas du genre : Dix ans de nouvelles, en 1996, centré sur la production de L’instant même ; Le fantastique même, en 1997, offrant une traversée du sous-genre fantastique chez ce même éditeur ; enfin, une Anthologie de la nouvelle québécoise actuelle, en 2003 [21], qui renoue avec le principe d’une « anthologie à dimension nationale [22] », mais en l’absence d’une dimension historique.

L’engagement militant des premières heures s’atténuant, l’anthologie délaisse peu à peu l’exigence singularisante de la nouvelle et envisage davantage celle-ci dans une perspective littéraire plurielle et diversifiée. Les décennies 1990 et 2000 ne sont plus autant portées par l’ambition d’élever la nouvelle au statut de genre au même titre que le roman. L’intérêt porté à la paralittérature diminue également. Moins axée sur la défense d’un sous-genre, l’anthologie mise plutôt sur la promotion de la nouvelle dans un sens large. Ce ne sont plus tant les genres paralittéraires qui sont mis de l’avant dans les anthologies que des thématiques [23] ou des motifs leur servant de contrainte commune (lieux géographiques, moments historiques, etc. [24]).

Les textes liminaires se dégagent donc de préoccupations proprement génériques (et à plus forte raison de visées nationalistes) pour adopter une vision plus inclusive de l’exercice anthologique. Ils traitent du plaisir d’écrire sous la contrainte de la brièveté ; ils militent également en faveur d’une occasion donnée aux amateurs de faire leurs premiers pas dans le domaine de l’édition, conjointement avec l’objectif de faire connaître les auteurs québécois. C’est d’ailleurs ce que Pascale Navarro souhaite réaliser avec le collectif Circonstances particulières qui résulte d’un concours d’écriture organisé par l’hebdomadaire Voir :

Par le biais d’un concours de nouvelles nous avons publié, à ce jour, huit nouveaux auteurs (si l’on tient compte de l’édition 1998), qui continueront peut-être à écrire et à se faire connaître. […] Par la participation et l’implication de figures littéraires importantes, ces concours de nouvelles constituent une bonne rampe de lancement pour les écrivains en herbe. Nous comptons continuer à stimuler la vie littéraire montréalaise et québécoise à travers ce genre d’initiative ; la publication de Circonstances particulières témoigne de notre désir de donner plus de visibilité à la jeune littérature [25].

Le paratexte de ces ouvrages contribue à promouvoir la nouvelle dans ce qu’elle a d’universel, d’inclusif, de multiple. Dans un tel contexte, le lecteur est davantage sollicité, comme si ce n’était plus le rôle de l’anthologiste de définir la cohérence de l’ensemble. S’efforçant de tenir un discours plutôt neutre par rapport aux textes sélectionnés, Lise Gauvin, dans sa présentation de l’ouvrage Nouvelles d’Amérique, s’en remet aux compétences du lecteur pour analyser l’ensemble :

La nouvelle suggère plus qu’elle ne dit, tait ce qu’elle laisse entendre et s’abîme, en décrivant la surface des choses, dans la contemplation de mondes inénarrables. Au lecteur le soin d’en déchiffrer le sens. Mais quel sens ? N’y a-t-il pas autant de sens que de lecteurs, que de lectures ? Chaque lecture n’apporte-t-elle pas un nouvel éclairage à des récits dont l’apparente simplicité ne cache que mieux la savante ordonnance [26] ?

De plus en plus axées sur l’universalité, les anthologies ne sont plus autant préoccupées, au fil des années, par la consolidation de la littérature nationale et par leur rôle pédagogique [27]. C’est davantage la volonté de « recruter » des lecteurs qui transparaît à l’analyse des différents paratextes de ces anthologies qui, tout en s’inscrivant dans la continuité de la mission que se donnaient les anthologies génériques des années 1980, s’intéressent globalement au genre de la nouvelle dans sa singularité et sa diversité. Dans l’Anthologie de la nouvelle au Québec, François Gallays exprime clairement qu’il cherche à élargir le lectorat :

Car s’il est vrai que se manifeste aujourd’hui au Québec une activité accrue dans le domaine de la nouvelle, il est non moins évident que celle-ci s’enregistre bien davantage dans la production (création et édition) que dans la réception. Dès lors, on peut craindre que la nouvelle n’emprunte une voie analogue à celle qu’a suivie la poésie : une augmentation des recueils publiés sans aucun effet d’entraînement chez les lecteurs. […] L’anthologie que voici contribuera quelque peu, nous l’espérons, au recrutement et à la formation de ce public lecteur [28].

Même si l’on observe un déplacement de la fonction institutionnelle vers une fonction de légitimation et finalement de promotion, il semble que l’anthologie au Québec soit demeurée un espace éditorial déterminant pour valoriser la nouvelle québécoise en rejoignant un public plus vaste que celui, assez restreint, des recueils et des revues.

L’anthologie de nouvelles : ses visages, ses fonctions, sa déroute

L’exploration des pratiques de rassemblement de nouvelles opéré par un tiers a permis de mettre en lumière la diversité des cas de figure représentés dans le genre de la nouvelle au Québec depuis un demi-siècle. Depuis l’anthologie, au sens strict du terme, jusqu’aux ouvrages colligeant des textes au statut éditorial varié, l’ouvrage collectif de nouvelles accompagne avec force la pratique de la nouvelle, tout en demeurant un acteur parfois jugé périphérique. La deuxième partie de cette étude, à visée réflexive, permettra d’envisager les incidences de ce déplacement sur la conception même de l’anthologie, sur ses fonctions, mais aussi d’interroger le rapport entre la nouvelle et son mode de diffusion.

L’anthologie se caractérise triplement : l’anthologiste est un tiers, l’anthologie est rétrospective et elle se construit à partir des catégories de l’histoire littéraire [29]. En étudiant sciemment, comme nous l’avons fait plus haut, les rassemblements de nouvelles produits par un tiers, nous contribuons à valider ces paramètres (seule la dimension rétrospective est inégalement représentée). C’est davantage à l’esprit même de l’anthologie que nous nous butons, le produit et le producteur étant, à peu de choses près, conformes à la caractérisation générale de l’objet. Emmanuel Fraisse souligne avec justesse que l’anthologie est au confluent de forces tangentielles, qui en constituent les fonctions primaires : conservation, préservation (fonction muséale, en quelque sorte) et tendance au manifeste [30]. Le point de rencontre de ces forces, c’est le patrimoine, le canon : en rassemblant [31] des textes, l’anthologiste opère des choix, assure la visibilité et la pérennité des oeuvres sélectionnées (musée), et contribue tout autant à caractériser ce canon au sein d’une catégorie de l’histoire littéraire (un genre ou une littérature nationale). Cette glose institutionnelle n’est pas un discours implicite que sous-tendrait l’anthologie comme objet ; François Dumont rappelle que celle-ci « est une construction à peu près toujours supportée par l’argumentation d’un texte liminaire. Celui-ci est plus ou moins développé, mais il s’attache toujours à la définition de l’objet [32] ». Lieu d’affirmation et d’explication du projet sous-jacent au rassemblement de textes, cette préface (ou introduction) balise fortement, avec le titre de l’anthologie, l’orientation retenue et répond aux questions associées à cette pratique : quels objets sont ici recueillis ? en fonction de quels paramètres [33] ? quelle valeur attribuer aux objets et en fonction de quelle conception du genre ou de la littérature ? C’est dans ce texte liminaire que la voix de l’anthologiste trouve à s’exprimer le plus clairement : à quoi bon procéder à cette sélection et à ce rassemblement ? De la sorte se dessinent en creux les interlocuteurs de l’anthologiste, qui lecteurs, qui étudiants, qui spécialistes littéraires reçoivent par cet ouvrage une proposition de lecture, d’interprétation de la littérature. Outil de dialogue, signale François Dumont, « sa nécessité ne fait aucun doute, que ce soit à l’école, où l’anthologie peut être à la fois voie d’entrée et objet d’interrogation, ou chez certaines communautés, pour qui le bilan est un signe d’existence [34] ». L’argumentaire accompagnant l’anthologie joue un rôle capital dans son abord.

L’examen d’ouvrages collectifs et anthologiques du dernier demi-siècle au Québec a révélé la place déterminante de cet argumentaire dans leur constitution. Thério et Bessette s’en servaient comme fer de lance d’un discours sur la valeur, le patrimoine littéraire et la nation (même à travers le cas singulier d’Albert Laberge). Conséquents avec les mouvements idéologiques propres à cette période d’établissement du corpus national, ces deux anthologistes rappelaient, dans les textes liminaires, leur définition de la littérature (bien que parfois selon un argumentaire — à dessein ? — peu développé). De façon analogue, les responsables d’ouvrages collectifs consacrés à des sous-genres paralittéraires (que les ouvrages soient explicitement ou non anthologiques) ont poursuivi cette tradition de l’argumentaire exprimé avec force. Par la promotion d’une catégorie de l’histoire littéraire, par une sélection avisée de textes permettant de soutenir cette conception de la littérature, les Carpentier, Gouanvic et Sernine renouvellent la dimension manifestaire associée à l’anthologie par leur discours engagé ; de même, ils travaillent à construire un exemplier de leur vue sur ce que peut être une oeuvre littéraire. S’il y a là un déplacement par rapport aux repères conventionnellement associés à la pratique anthologique, on l’observera dans le statut des textes retenus. Comme nous l’avons vu d’entrée de jeu, les ouvrages parus dans les années 1980 éludent le critère de la publication préalable d’un texte, c’est-à-dire de l’existence éditioriale et institutionnelle avant son inclusion dans l’ouvrage collectif. Rassemblement des meilleurs textes d’une revue ou encore conglomérat de textes publiés en revue ou inédits (textes non encore publiés ou textes sur commande), les collectifs anthologisants dissolvent l’historicité de la littérature habituellement reflétée dans de telles entreprises au profit d’une exploration non d’un état du sous-genre mais de ses possibles, de ses avenues de développement. Il ne s’agit pas tant ici de « maintenir la tradition d’un canon littéraire [35] » que de le fonder, voire de l’extrapoler dans un ouvrage à vocation manifestaire, certes, mais aussi didactique.

Donner à lire la nouvelle : tel semble être l’objectif que poursuivent les ouvrages collectifs plus récents, souvent construits autour de thématiques récurrentes. Pourtant, la distance avec les ouvrages anthologiques consacrés au fantastique et à la science-fiction est infime : rassemblement de textes prépubliés et inédits appartenant à un même genre, caution donnée à l’ensemble sur la base d’une thématique ou d’une contrainte d’écriture, explication d’un projet dans un texte liminaire à valeur argumentative. La ressemblance entre ces deux groupes d’ouvrages est évidente si on considère leurs caractéristiques formelles ; est-ce uniquement dans leur rapport avec le discours manifestaire que se situerait leur singularité ? De ce point de vue, les ouvrages collectifs thématiques se trouvent dans une position intermédiaire, en ce qu’ils tendent d’une part vers l’anthologie, défendant souvent le genre de la nouvelle, sa diversité, sa polyvalence, son approche aisée, et d’autre part vers le pur ensemble thématique tel qu’on le retrouve dans des revues littéraires (par des dossiers comme ceux qu’élaborent XYZ ou Moebius). Le cadre interprétatif proposé tend de plus en plus à disparaître, la fonction de manifeste s’estompant, alors même que la fonction plus typiquement muséale (préservation, conservation) n’est plus tant liée aux vertus du geste anthologique (qui sauverait des textes de l’oubli en leur donnant une nouvelle vie) qu’aux caractéristiques et enjeux habituels du livre — une stabilité éditoriale et institutionnelle plus grande que celle des publications périodiques. Si les collectifs récents perpétuent les traits physiques de l’anthologie, ils en évacuent apparemment la performance par un déplacement manifeste de la visée mémorielle et patrimoniale associée au rassemblement de textes.

Le conflit entre la parenté formelle du collectif avec l’anthologie et sa déroute performative nous enjoint d’interroger le mode de lecture de ces ouvrages. En raison de l’usage scolaire de l’anthologie, Nicolas Dickner et Patrick Guay résument (avec ironie) l’appréhension commune dont elle est l’objet : « l’anthologie n’est pas faite pour être lue [36] ». Rarement lue en tant qu’anthologie, elle n’est pour ainsi dire jamais traversée d’une couverture à l’autre, suscitant davantage une lecture de l’ordre du grappillage qu’une lecture dense. Il faut comprendre de la sorte (c’est la position stimulante de Dickner et Guay) que l’anthologie n’est pas perçue en tant que recueil, même si elle en a tous les attributs, et qu’elle n’est pas reconnue comme assemblage de textes qui en tireraient ainsi un surplus de sens. Ce que l’examen des pratiques anthologiques et collectives du dernier demi-siècle révèle toutefois, c’est une lente transformation de la forme elle-même, qui tend à problématiser la nature anthologique des ouvrages et par conséquent le mode de lecture qui leur est conventionnellement associé. Certes, l’usage scolaire des ouvrages examinés dans le cadre de cette étude persiste au Québec et constitue même un vecteur de diffusion important du genre nouvellistique [37]. Ce contexte de lecture s’impose, mais il cohabite avec des avenues interprétatives non spécifiquement académiques ; plus encore, il se trouve contré par diverses stratégies en place dans les collectifs.

Il est patent, à la lecture des textes liminaires des ouvrages collectifs examinés, que s’y trouve exprimée une volonté de donner à lire. Si l’argumentaire en faveur d’un corpus ou d’une littérature nationale a disparu, le propos reste néanmoins engagé dans une volonté de décrire l’ensemble et d’orienter la lecture. Outre les nombreux cas de thématiques récurrentes, plusieurs anthologistes utilisent des paramètres anthropologiques ou sociologiques comme fil conducteur des textes rassemblés : offrir une vision nouvelle de la masculinité [38], profiter du format de la nouvelle qui serait plus ajusté au manque de temps des lecteurs [39], témoigner de la petite histoire derrière l’Histoire, de l’histoire officieuse du Québec [40], etc. D’autres argumentaires révèlent des jeux ou des contraintes (les textes sont-ils liés à l’aventure ou à la mésaventure [41] ?) ou encore ils expliquent la genèse du projet à l’intérieur même de fictions : l’avant-propos de Gilles Pellerin, « La confession d’un enfant du siècle qui n’aime pas le jazz [42] », introduit le collectif Jazz et blues magiques sous la forme d’une fiction, située dans un club, dans le cadre de laquelle sont présentés les auteurs des textes rassemblés ; on rencontre une pareille mise en scène de la présentation des nouvelles dans « Un bottin de téléphone sur la conscience », texte de Richard Poulin qui sert de préface au collectif Criss d’octobre. Dans une telle justification de la cohérence transversale des ouvrages repose la croyance en une expérience unique de leur lecture, qui ne soit pas la conséquence de la juxtaposition d’une diversité d’éléments inconciliables, mais qui soit plutôt inspirée par une parenté certaine entre les textes.

Il s’impose à l’esprit, à la suite de ce constat d’une recherche d’unité, que les ouvrages collectifs s’apparentent pour une large part aux recueils de nouvelles monoauctoriaux [43]. En favorisant la lecture conjuguée des nouvelles rassemblées, les responsables des collectifs adhèrent à l’idée qu’un texte puisse « tirer une part de sa signification de sa présence dans l’ensemble [44] », refusant de la sorte l’effet produit par le geste anthologique qui, le rappellent Dickner et Guay, déplace la question de l’incidence réciproque des fragments (en raison de la non-lecture de l’ensemble que susciterait l’anthologie). Le collectif se construit autour d’un projet littéraire et esthétique, à la façon d’un recueil, en raison du péritexte qui sert à enserrer les nouvelles. Toutefois, d’autres signaux de cette cohésion recherchée, communs dans la pratique recueillistique, manquent à l’appel dans les collectifs. Parmi ceux-ci, notons particulièrement la composition de l’ouvrage (l’ordonnancement des textes) : si la répartition des nouvelles en sections (souvent en triptyques) est commune dans les recueils, ce type d’organisation est rarissime dans les collectifs. Aucun effet de série ou de structuration n’est perceptible ni suggéré, si ce n’est (cas marginal) le recours à l’ordre alphabétique dans la disposition des textes d’un recueil anthologique [45]. Évidemment, les éléments péritextuels sont les seuls outils accessibles au responsable d’un collectif, puisque les procédés comme le style, le partage d’univers fictionnel, le retour de personnages ou le recours à des motifs récurrents supposent que l’écriture soit prise en charge par un seul auteur [46]. La similarité entre l’ouvrage collectif et le recueil de nouvelles monoauctorial se limite ainsi à une projection ou à une suggestion d’unité qui permettrait au lecteur de lire l’ensemble des textes en dépassant la singularité de chacune des écritures.

Plus encore, les textes liminaires misent étonnamment sur la diversité, la rupture, le pluriel : les styles s’entrechoquent, les manières de raconter se multiplient. C’est également ainsi que se trouve fréquemment définie la nouvelle, qui est non pas balisée par une définition stricte mais dépliée dans son extension : « montrer que le genre couvre large [47] », propose Gilles Pellerin. Refus de cerner cette pratique, mais volonté d’en ouvrir les horizons : au coeur de la réflexion, la nouvelle se trouve promue dans ses possibilités d’expression et de représentation du monde. Ce recadrage sur le genre lui-même, d’emblée rhétorique, s’observe également dans le rapport qui est établi avec les textes. Les nouvelles sont pour une part publiées dans des revues, car il s’agit d’un mode de diffusion courant ; néanmoins, c’est généralement par leur insertion dans un recueil, dans un type de publication pouvant obtenir une reconnaissance institutionnelle, qu’elles sont réputées trouver leur stabilité maximale. Dans ce type d’ouvrages, le projet littéraire de l’auteur s’exprime tant dans l’écriture des nouvelles que dans celle du recueil, problématisant ainsi le statut d’oeuvre, que l’on associe ici à la nouvelle, là au recueil entier, voire aux deux. Pourtant, mobilisées dans des ouvrages collectifs, explicitement anthologiques ou non, les nouvelles se trouvent dissociées d’un contexte antérieur de publication. Il est alors fréquent d’observer que les publications préalables ne sont pas du tout mentionnées ; tout au mieux ce lieu éditorial sera-t-il nommé. Étrangement, alors que les ouvrages collectifs tendent à s’inscrire dans un rapport de similitude avec les recueils monoauctoriaux (dans leur tendance à l’unité thématique), ils se placent en situation de déni par rapport au recueil comme lieu d’inscription, comme contexte de mise en place du sens et par conséquent du projet littéraire associé à l’écriture du recueil. Cet implicite rejet du recueil comme oeuvre se fait au profit d’une réaffirmation de l’autonomie sémantique de la nouvelle, laquelle se trouve promue et mise en valeur dans ses qualités intrinsèques de fulgurance et de brièveté. Indirectement, la nouvelle est reconnue comme oeuvre à part entière. L’ouvrage collectif de nouvelles est déchiré entre sa proximité avec le projet du recueil, défini par son équilibre entre l’éclatement des textes et leur communication, et sa dimension manifestaire héritée de ses origines anthologiques. Cette tension, orientant sa discursivité et contaminant son mode de lecture, constitue néanmoins le terreau d’une ferveur à l’endroit du genre de la nouvelle, qui trouve ainsi à réaffirmer sa volatilité éditoriale et à dévoiler l’incidence profonde de sa brièveté sur les modalités de publication des oeuvres littéraires.