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L’élément déclencheur des événements principaux du roman de Monique LaRue, L’oeil de Marquise [1], est le référendum sur la souveraineté du Québec de 1995 et plus particulièrement la tristement célèbre déclaration de Jacques Parizeau qui imputait la défaite du Oui à l’argent et à « des votes ethniques ». Ce qu’on a tendance à oublier, c’est ce que Parizeau affirmait péremptoirement vers le début de son discours : « On va parler de nous. » C’est justement à ce nous que LaRue s’attache, celui des descendants de vieille souche française ; elle observe comment il s’est formé et transformé, comment il s’est adapté ou non aux nouvelles réalités sociodémographiques, et elle essaie de comprendre si ce nous exclusif possède encore un sens. C’est une question qu’elle avait préalablement abordée dans L’arpenteur et le navigateur, opuscule repris dans le recueil d’essais De fil en aiguille : « Le “nous” de monsieur Parizeau ne peut donc pas être exactement le même que celui de l’abbé Casgrain, et si l’identité ethnique est une identité transmise, elle est aussi une identité acquise. […] Et elle bouge [2] ! » Dans son dernier roman, LaRue revient donc sur un moment historique récent et tente de mesurer les conséquences qu’il a entraînées sur la famille Cardinal. La situation est présentée à travers le regard de Marquise, la narratrice, qui expose surtout les points de vue opposés de ses deux frères : Louis, l’aîné, farouche défenseur de la souveraineté politique du Québec, de l’histoire de ses ancêtres, et Doris, le cadet, qui s’oppose quant à lui à tout ce que représentent son frère et son père et les accuse de racisme. La romancière ne se contente toutefois pas d’incarner des positions politiques contraires — Doris a-t-il « annulé » le vote de son frère ? — ; elle s’interroge beaucoup plus sur la relation de chacun des frères avec la tradition et l’altérité. La partie initiale du roman explore la « chicane » entre les deux frères, qui perdurera. Les quatre autres parties suivent chronologiquement la première, à l’exception de la très courte troisième partie, principalement réflexive, qui correspond au moment du début de la dernière. L’ensemble couvre une période d’un peu moins de quinze ans, soit de 1995 à 2008, mais plusieurs retours en arrière nous permettent de connaître l’histoire familiale des Cardinal et celle de leur locataire à une certaine époque, Rainier-Léopold Osler, un Belge au passé complexe qui a épousé la cause de la libération du Québec dans les années 1960 et qui a exercé une influence réelle mais variable sur toute la famille.

Dans ce roman social et familial, LaRue n’hésite pas à reprendre un ensemble de procédés conventionnels : plusieurs personnages, nombreuses situations, intrigues tarabiscotées, rencontres intempestives, histoires d’amour passionnées, sans compter une certaine irrévérence à l’égard de la vraisemblance. Marquise et ses frères se retrouvent au centre d’une galerie de personnages dont l’interaction finit par mettre en place un portrait original de la société actuelle. Bref, LaRue a composé ce qu’elle appelle un « roman-roman […], sans guillemets et sans bémols [3] », misant moins sur la recherche d’une forme nouvelle que sur l’inventivité. Un deuxième événement à caractère politique marque le récit raconté par Marquise et c’est Osler qui en est à l’origine : en 1966, il pose une bombe devant un édifice fédéral qui cause la mort du concierge, Peter Graham ; Louis Cardinal conduisait la voiture volée qui transportait Osler ce jour-là. Purement romanesque, cet épisode n’est pas sans rappeler l’attentat du FLQ qui a tué Wilfred O’Neill en 1963. Quant à l’énigmatique Osler, ce personnage évoque la trajectoire inusitée du felquiste d’origine belge Georges Schoeters, dont on aurait aujourd’hui perdu la trace. Deux des enfants de Peter Graham, Jimmy et Cynthia, devenus respectivement artiste et historienne, profitent de toutes les tribunes pour rappeler l’injustice qui entoure la mort de leur père ; leur présence et leur pertinence hantent Marquise durant toutes ces années.

Cependant, face au chaos des relations amoureuses tumultueuses qui l’entoure, Marquise incarne une certaine stabilité, notamment par sa longue histoire d’amour avec Salomon Simon, personnage presque sans faille. D’ailleurs, les conséquences inattendues des événements de 1995 donnent lieu à beaucoup d’intrigues amoureuses très romanesques : Victoria, la femme anglophone de Louis, le quitte, tandis que Doris — à la recherche de l’altérité à tout prix — s’entiche de Carmen Perez Garcia, mais la laisse tomber quand il apprend que celle-ci est enceinte. Victoria sera brièvement la maîtresse de Jimmy Graham, avant que celui-ci ne devienne l’amant de Doris. Quelques années plus tard, Louis tombe amoureux de Carmen et accepte de devenir le père du fils biologique de son frère ennemi. Après la mort de Victoria, sa fille Rosa-Lou tombe amoureuse de Marco Tremblay, un jeune homme qui, au moment de leur rencontre, vient d’apprendre que son père biologique n’est nul autre que Jimmy Graham. En 2008, la naissance de leur fille Louise-Aurore scelle donc le lien — même s’il est ténu — entre les Graham et les Cardinal. N’est-ce pas un peu tiré par les cheveux ? La réponse de la narratrice consiste à ironiser sur la « loi des probabilités » afin d’expliquer toutes ces rencontres, tous ces dénouements « sans guillemets et sans bémols ».

Ce qui distingue Marquise, c’est son rôle d’observatrice, celle qui sait écouter son entourage et s’effacer ; elle relate davantage ce qui est arrivé aux autres, souvent sans qu’elle ait assisté aux événements. Ces entorses à la narration se justifient — quelquefois tardivement — par un énoncé tel : « c’est ainsi que j’appris ce qui s’est passé ». Cette narratrice dont on peut alors contester la fiabilité admet que le récit qu’elle construit lui vient de ce qu’on lui a raconté, mais aussi de ce qu’elle a imaginé. Elle croit même que son frère Doris n’accepterait pas sa version des faits quand elle narre son voyage au Japon : « Un frère est-il autre chose que le produit de notre imagination ? De quelle autre manière aurait-on accès à ses frères ? S’il lisait ce que je viens d’écrire, il s’exclamerait que je suis menteuse […]. » (146-147) Si on accepte le procédé et le seul point de vue choisi par la narratrice, on constate aussi rapidement que la première force du roman réside dans les observations de Marquise, même si elle doit adapter le réel à sa façon. L’art romanesque de LaRue excelle quand les personnages sont mis en conflit avec les autres ou alors face à leurs propres contradictions. Son autre grande force se trouve dans la mise en place de situations dont les enjeux complexes donnent aux événements une plus grande portée. Autrement dit, les questions d’ordre politique ou éthique soulevées par les situations, explicitement soulignées ou non, s’avèrent très riches et sont développées dans la durée avec un sens aigu du romanesque. Les exemples les plus éloquents relèvent peut-être des « deux refus » de Doris : la paternité et le don de soi. Refuser la responsabilité de la paternité et ce qui lui échoit reste assez classique, comme l’est l’accusation qu’il fait à Carmen de s’être servie de lui pour tomber enceinte. Cependant, la décision de Doris se révèle plus complexe, car il rejette en réalité la tradition patrilinéaire ; il se lance dans un long processus pour faire changer son nom, témoigne un grand mépris envers son père (qui était arpenteur) et son attachement aux traditions, mais lors de son voyage au Japon, il « s’identifie au drame de M. Yamakasi […]. Un “bon père” traité avec ingratitude » (138) ; sa fille est tombée amoureuse d’un Québécois qu’elle veut épouser. LaRue réussit à pointer subtilement les contradictions de ce personnage qui voit de l’intolérance partout autour de lui, mais semble incapable de bien comprendre sa propre condition. L’autre refus, le premier dans le récit, est plus inhabituel, et donne lieu à toute une série de réflexions sur les limites de l’obligation familiale. Atteint d’un lymphome non hodgkinien, Louis a désespérément besoin d’une transplantation de moelle de l’os iliaque ; Doris, frère de sang, est le seul à pouvoir le sauver. Le refus de Doris, au nom d’une position éthique molle, soit « qu’un don doit être libre, qu’un don ne peut jamais être obligatoire » (157), n’est pas qu’anecdotique, puisqu’il s’inscrit au coeur de cette relation fraternelle conflictuelle et permet un approfondissement de l’interrogation plus fondamentale sur la famille. Face à cette situation délicate, Marquise s’interroge beaucoup, mais s’assure de montrer la complexité des nouveaux enjeux qui touchent les familles depuis qu’on connaît l’ADN, les cellules souches et autres découvertes récentes en biologie ou en génétique. Un homme qui refuse de donner même une infime partie de son corps à son frère devient-il un meurtrier si celui-ci décède ? Malgré la rebuffade de Doris, Louis s’en sort grâce à un traitement expérimental, ce qui laisse la question de Marquise en suspens.

Si toutes les situations romanesques sont développées habilement, on peut s’interroger sur la pertinence d’un assez long passage sur Caïn et Abel, comme si le recours au mythe biblique s’avérait indispensable et pouvait assurément expliquer tout conflit fraternel. D’ailleurs, la narratrice s’empêtre parfois dans les justifications futiles : « Je ne connais rien à Dieu, mais je respecte les religions humaines. […] Je respecte donc “Dieu”. Malgré l’athéisme qui nous est tombé dessus […], je revendique le droit, en tant qu’être humain qui sait lire, d’interpréter respectueusement cette histoire biblique. » (160) On peut se demander en quoi l’ensemble de cette partie devient nécessaire, d’autant plus que l’interprétation n’ajoute rien de très nouveau à cette ancienne histoire. Alerte, l’oeil de Marquise lui permet de procéder à des observations lucides sur elle-même et les personnages qui l’entourent, mais ce qu’on pourrait appeler sa voix (ses réflexions ou ses commentaires) est timide, tiède — comme le montre bien son approche du mythe de Caïn et Abel —, quand elle ne cède pas à la défense d’une noble cause. En ce sens, les pensées de Marquise peuvent être exprimées avec candeur et empreintes de plusieurs émotions morales : honte, remords, regret, culpabilité. On voit un traitement analogue autour d’un troisième élément marquant, présenté au départ de façon anodine, mais qui finit par occuper une place centrale dans le roman, soit une allégation de la part de Doris que leur grand-père aurait posé une pancarte antisémite devant sa maison des Laurentides. Les enfants connaissent bien la maison grâce à une photo conservée par leur père, mais ce n’est que plus tard que Doris réussit à prouver ce qu’il avance. C’est au moment où Marquise retrouve une photo presque identique, mais avec l’infamante pancarte, au Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal, que les choses sont bouleversées vraiment. Ce chapitre place Marquise (la protagoniste) devant une situation difficile fort bien analysée. En revanche, la narratrice effectue par la suite une sorte d’échappée étonnante hors du roman ; après son constat, elle délaisse la réflexion romanesque et tombe dans le plaidoyer :

Tous les citoyens non-juifs devraient aller là-bas au minimum une fois dans leur vie, et particulièrement les francophones dont les ancêtres ont tenu à contribuer à la souricière mondiale. […] Et si nous tirions la leçon de la pancarte, nous pouvions conclure qu’il n’était pas du tout nécessaire […] de dire des choses désagréables et malsaines à propos de leur conduite automobile, de leur manière d’acheter […]. Mieux vaut être trop sympathique que pas assez.

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Marquise, la subtile observatrice, n’a pas le même ascendant en donneuse de leçon quand sa compassion tombe dans le moralisme bien-pensant. Plusieurs idées développées dans le recueil d’essais De fil en aiguille (sur le « nous » québécois, la laïcité, la société japonaise, l’amitié, la Shoah) se retrouvent aussi — de façon modifiée, il va sans dire — dans L’oeil de Marquise. Essayiste perspicace, Monique LaRue déploie une pensée rationnelle, précise et forte. En revanche, la pensée qu’elle délègue à Marquise est plus intuitive, plus molle, voire mièvre et sermonneuse à l’occasion. Ce qui étonne, c’est que de tels passages ne soient jamais relativisés ; ils manquent (selon le contexte) d’ambiguïté, d’ironie, d’humour ou d’imagination, caractéristiques qui empreignent toutefois le reste du roman. Pourquoi LaRue n’a-t-elle pas accordé un peu plus de son discernement d’essayiste à sa narratrice lorsque celle-ci s’éloigne du discours narratif pour aller vers celui des idées ?

Dans De fil en aiguille, lors d’une réflexion sur l’universel et le particulier, LaRue ajoute une proposition surprenante et drôle : « En tant que lectrice, je serais l’ennemie de la romancière que je suis. Si je ne me connaissais pas, je ne me lirais probablement pas [4]. » Si tel était le cas, ce serait bien dommage, car malgré les réserves évoquées à l’égard du discours idéel, L’oeil de Marquise se lit comme un portrait intelligent et nuancé du Québec d’aujourd’hui, mais surtout comme un roman qui croit en ses propres moyens de donner à ce portrait une beauté, une complexité et une fantaisie salutaires.

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L’hiver retrouvé [5], le premier roman de Marie-Noëlle Gagnon, est constitué de deux parties relativement distinctes — « La mer disparue » et « La mer retrouvée » — et il mise sur une exploration des relations amoureuses. Il s’éloigne pourtant de tout univers réaliste et emprunte beaucoup à l’imaginaire du conte ou au merveilleux ; ainsi, la vraisemblance importe peu et le rapport au réel ne reste qu’un élément diffus. Dans la première partie, le narrateur, un jeune homme anonyme, quitte son univers familial et se retrouve, après des jours de marche, à Sili a lira-nayano, nom qui signifierait « là où les arbres pleurent la fuite de la mer » (15). Village étrange qui semble presque complètement isolé du reste du monde, là où « il n’y a aucune archive historique [où] tout semble baigner dans une béatitude éternelle » (16), Sili ne vit plus qu’en été ; le cycle des saisons s’y est arrêté et en plus, la mer a disparu. Le narrateur se retrouve par hasard chez un groupe original : Dave, Prile, Emmanuelle, dite « la fille laide », Cerise et Betie ; il s’y installe et tombe amoureux de Cerise, qui possède de très petites mains et souffre de « manoproxitaphilie » : quelqu’un doit toujours lui tenir la main hors de la maison ! Dans ce monde un peu hors du temps, le narrateur n’aura plus qu’une obsession : retrouver la mer. Ce premier récit ne manque pas d’humour ; la romancière multiplie les situations cocasses ou loufoques, mais glisse aussi du côté de l’humour noir. Ainsi, en plus d’avoir décidé de s’inventer un nouveau passé où le malheur a disparu, Betie — qui est un peu la grand-mère du groupe — a non seulement tranché la tête d’un chiot qu’elle a cuisiné en ragoût et servi aux autres, mais elle a surtout brûlé toute trace ancienne, avant d’assassiner « des dizaines de vieux » puis de s’immoler. Dans cet univers atypique, sans police ni justice, le crime prend une valeur essentiellement symbolique. Il s’agit bien d’une réflexion fantaisiste sur les relations amoureuses, le poids du passé, la lourdeur des souvenirs et sur l’impossible continuité de l’amour. La belle histoire entre le narrateur et Cerise ne durera pas, comme s’il fallait absolument qu’il reparte, comme si, dès le départ, le caractère irrémédiable de la fin était déjà inscrit quelque part.

La seconde partie investit aussi le territoire amoureux et suggère une fable sur la solitude ou l’esseulement. Elle se déroule dans une atmosphère plus lourde, le ton devient plus sobre, l’humour disparaît et la narration crée un sentiment d’isolement, voire d’enfermement. On retrouve le même jeune homme anonyme qui, après avoir quitté Sili, est sur une île où n’habite plus qu’une singulière ogresse : « S’il n’y a plus personne sur cette île, c’est que je les ai tous mangés » (103), avoue-t-elle. Deux personnages étrangers l’un à l’autre, seuls sur une île où il n’y a que l’hiver, racontent leur hantise du passé et évoquent leur rapprochement difficile. Lui cherche à se délester de souvenirs trop encombrants : « malgré le grand carnage de mémoire auquel je viens de me livrer, je t’ai épargnée » (105) ; elle affirme : « je suis plus forte que mon passé, plus forte que les regrets que je pourrais avoir » (120). Gagnon fait alors preuve d’un travail énonciatif judicieux. Après qu’elle a établi une alternance entre les deux voix, où chaque personnage s’adresse à l’autre autant qu’à lui-même, les deux acceptent de fusionner et de parler au nous. Cette narration à une voix et deux personnages sera néanmoins très brève, car elle ranime les souvenirs amoureux : deux autres personnages (des spectres ?) apparaissent, d’abord le Pire, puis le Début de la Fin, figures amoureuses du passé de l’une et de l’autre qui viennent empêcher la suite de ce rapport amoureux. La présence du passé entre eux ne peut conduire qu’à une (autre) inévitable rupture.

L’hiver retrouvé propose, modestement, une voie possible pour le roman, sans chercher à s’installer dans les sillons laissés par les principaux courants romanesques d’aujourd’hui. Ce que Monique LaRue appelle « la chance de l’amour » dans L’oeil de Marquise ne se produit pas dans le roman de Marie-Noëlle Gagnon. Son traitement formel original de la plus vieille thématique romanesque, il est vrai, trahit parfois une forme d’immaturité et n’évite pas certains clichés, en cédant çà et là au sentimentalisme. Mais dans l’ensemble, L’hiver retrouvé reste d’une grande cohérence, avec un style clair, précis, sans afféteries ni scories.