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Vouloir saisir la complexité

La prose narrative contemporaine ne laisse pas d’étonner, tant sa pluralité, sa complexité, déplace les attentes, bouleverse la compréhension de ce qui était par l’usage nommé « roman », oblige à une lecture abordant des formes peu communes ou traditionnellement jugées mineures. L’effet peut évidemment être causé par la myopie des contemporanéistes, qu’ils soient Français ou Québécois, par leur posture à tout le moins : le manque de distance empêche le repérage des lignes de force, des récurrences et des constantes dans le corpus [1]. À cette situation s’ajoute le fait que le travail de l’histoire littéraire n’a pas encore eu lieu : reste encore à venir la chute dans l’oubli de plusieurs oeuvres, jugées de moindre valeur ou moins représentatives (donc peu conformes à des tendances ou effets de mode). À certains égards un lieu commun du discours critique, l’éparpillement formel et taxinomique du corpus récent constitue paradoxalement un de ses vecteurs d’appropriation privilégiés, permettant de révéler la pluralité des manifestations littéraires d’une période ou d’un ensemble national donnés. En témoignent différentes histoires littéraires rendant compte de la production romanesque des trente dernières années : la structuration de ces ouvrages, bien balisée sur les plans générique et thématique jusqu’aux années 1960 et 1970, devient soudain erratique, portée par des intuitions critiques qui, si elles restent souvent utiles pour saisir les oeuvres récentes, délaissent la cohérence de l’entreprise historiographique au profit d’un regard autrement organisé — généralement, le principe de l’accumulation prévaut [2].

De façon quasi spéculaire, un des traits du contemporain couramment signalés consiste en un éclatement des oeuvres. Devant la pratique romanesque, nombre de critiques mettent en lumière le caractère bigarré, voire cacophonique de ses incarnations actuelles, tant au Québec qu’en France. Multiplication des histoires et des points de vue, chute de l’intrigue, perte de repères pour appréhender les univers représentés, constructions complexes… Ces traits sont mentionnés par plusieurs ouvrages panoramiques sur le roman contemporain. Dans la récente Histoire de la littérature québécoise, Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge consacrent un chapitre de la partie sur la période post-1980 aux « romans baroques et [à l’]hyperréalisme ». À la « quantité de fictions à l’architecture complexe, marquées […] par le goût des jeux formels », est associé le motif du protagoniste en quête d’identité, s’inscrivant dans une « réalité quotidienne […] pleine d’énigmes » ; « ce roman “postmoderne”, prétendent les auteurs, cherche[rait] moins à rompre avec des modèles anciens qu’à s’ouvrir aux formes narratives les plus diverses [3] ». Ce caractère baroque annoncé par l’intertitre, auparavant associé à l’oeuvre d’Hubert Aquin, est ainsi étendu à une certaine pratique romanesque contemporaine, renvoyant de la sorte à des expérimentations diverses où l’organisation des textes est définie non pas selon des principes déterminés par le genre, l’esthétique ou l’idéologie, mais plutôt en fonction d’un état d’éclatement du texte et d’une confrontation entre procédés discursifs dont le maillage était jusque-là peu usité. Sous l’étiquette d’hyperréalisme et de baroque sont ainsi placés La vie en prose de Yolande Villemaire, les romans de Suzanne Jacob ou encore ceux de Monique LaRue. À une telle dimension plurielle s’ajoute également l’idée d’un effritement du texte narratif contemporain. L’effritement est souvent celui de son unité classique, illustré par nombre d’ouvrages composés de courts récits (plusieurs ouvrages récents de Pierre Michon, de Pascal Quignard) ou encore par une esthétique dite « ruiniforme », selon l’expression de Bruno Blanckeman qui caractérise ainsi le cas exemplaire qu’est l’oeuvre d’Antoine Volodine [4]. Au bigarré du discours critique sur le contemporain correspond, sans relation causale stricte, un caractère épars des oeuvres narratives actuelles — c’est néanmoins le double paradigme sous lequel on accepte de recevoir la production narrative récente et qui contribue fortement à modeler notre regard sur le corpus contemporain.

Modeler notre regard : c’est certainement là l’effet de ces discours, qui accompagnent notre saisie du contemporain. La lecture des oeuvres narratives d’aujourd’hui exige de prendre en considération, de façon explicite et structurée, ces signaux d’une textualité plurielle et souvent éclatée, tant les exemples sont légion — outre les titres et auteurs déjà cités, signalons pêle-mêle Nicolas Dickner [5], Philippe Delerm, Pierre Yergeau [6], les derniers opuscules de Nathalie Sarraute [7], Dany Laferrière [8], Sylvain Trudel, Caroline Lamarche, Éric Chevillard… Néanmoins, force est de constater que ce balisage reste évasif, tant il est faiblement cadré (complexité, poétique de la ruine, ouverture à de nouvelles formes). Les énoncés critiques, souvent à portée transversale (non spécifiquement rattachés au roman ou à la pratique d’un seul auteur), simplifient un phénomène littéraire aux manifestations multiples mais aussi aux usages divers dans l’économie des oeuvres. Il importe en effet de ne pas liquider l’entremaillement profond des enjeux formels et sémantiques de ces oeuvres éclatées — non pas que la gratuité d’un procédé ne soit pas envisageable, mais elle demeure anecdotique en regard de propositions narratives récentes fondées sur une interaction fine entre éclatement textuel et narrativité, entre éclatement et représentation du monde.

Le corpus qu’on isole ainsi tant bien que mal pose donc des questions lourdes d’enjeux quant à la posture du critique en littérature contemporaine. D’emblée, l’établissement de ce corpus repose sur une différenciation négative : il y avait l’oeuvre unitaire (ou son fantasme), il y avait une idée forte du roman (à un certain moment au xixe siècle), il y avait une idée forte du livre (dont parle Roland Barthes dans « Littérature et discontinu [9] »). C’est en réaction à cet horizon que se définit le corpus retenu ici, comme si ce modèle unitaire n’était plus valide ou plus possible. Cette approche définit donc un ensemble de textes par les caractéristiques qu’il ne possède pas : unité textuelle, cohérence narrative, linéarité diégétique. Si la compréhension des traits poétiques de ces oeuvres pose un défi important au critique, comment envisager de traverser les frontières à l’intérieur desquelles les paramètres contextuels des oeuvres sont jugés peu significatifs dans leur lecture ? La proposition de confronter ici des textes français et québécois ajoute un degré de complexité à la réflexion poétique sur les oeuvres narratives éclatées en littérature contemporaine. Quelle est la légitimité de ce corpus et de son analyse lorsqu’on porte un regard transversal sur différentes littératures nationales ? Une telle lecture des pratiques littéraires peut-elle être justifiée dans une complexité de paramètres socio-historiques, éditoriaux et idéologiques qui déterminent le milieu d’émergence des oeuvres étudiées ? Plus encore, quelles sont les avenues d’explication et de saisie de ce corpus proposées, dans un milieu critique national comme dans l’autre ? Cet article vise à explorer les fondements de ce questionnement, à la lumière d’un cas singulier, celui des oeuvres narratives éclatées, présentes dans la production récente tant en France qu’au Québec. Forme de prolégomènes à une recherche, la présente réflexion ouvre davantage un chantier qu’elle le traverse ; à cet égard, le discours interrogatif aura la part belle dans cet aperçu méthodologique d’une recherche en acte.

Balises et écueils

Dans l’exercice de travaux qui se consacrent à la période contemporaine, on l’a évoqué, la capacité de saisir et d’aborder les oeuvres est lourdement entravée par la proximité temporelle, par l’absence d’un premier modelage du discours par l’histoire littéraire et, en raison de ce classement non encore opéré, par un foisonnement apparent des formes et des avenues thématiques explorées. Vouloir établir les bases méthodologiques d’une telle recherche, c’est donc se confronter aux écueils propres à ce champ ; il importe dans un premier temps de les identifier. Ils paraissent être de deux ordres : l’établissement de l’objet (ainsi que les enjeux corrélatifs à son examen) et les conséquences de l’ampleur du corpus considéré. Envisager la manière de résoudre ces noeuds conduira à baliser la recherche sur les oeuvres narratives éclatées, mais aussi (et surtout ?) révélera les singularités de l’examen d’un corpus contemporain.

La recherche en cours porte sur des oeuvres que l’on réunit par des caractéristiques jugées ressemblantes (trame textuelle fragmentée, multiplication des fils narratifs, linéarité empêchée…). Son objet n’est donc pas précisément déterminé : il n’y a pas d’étiquette qui puisse le désigner avec précision et satisfaction, et qui soit le garant de la cohérence de la recherche. À l’évidence, ce qui est considéré ici, ce sont des traits d’écriture du narratif contemporain, dont la saisie première passe par le repérage des ouvrages qui les exemplifient. En ce sens, la démarche s’apparente fortement à l’établissement d’une classe analogique, pour reprendre la terminologie de Jean-Marie Schaeffer. Catégorie générique fondée sur une perception surimposée au corpus, la classe analogique existe uniquement en fonction du regard du lecteur ou du critique, qui repère une ressemblance entre des oeuvres, laquelle s’avère de fait « causalement indéterminée [10] ». Y a-t-il pourtant un intérêt à établir une telle classe ? La légitimité en est faible et l’utilité, limitée. Considérer un ensemble d’oeuvres en fonction du fait qu’elles comportent un élément de ressemblance n’est pas a priori un exercice de théorie des genres ; ce territoire, pas tant miné que contraignant, conduirait à confronter diverses dénominations génériques dont l’examen des déterminants multiples (historiques, idéologiques, éditoriaux) révélerait vite un capharnaüm rhétorique. La proposition actuelle est bien plutôt d’étudier des traits, d’en sérier les manifestations, d’analyser la pragmatique de procédés formels dans l’économie des oeuvres. De cette façon, l’étude des oeuvres narratives éclatées appelle une approche non pas générique mais poétique. La visée de la recherche n’est pas de cerner l’amplitude d’une pratique ni d’en établir les paramètres de définition (et donc d’inclusion ou d’exclusion). Comme théorie générale des formes littéraires, la poétique propose un regard qui peut se trouver en deçà des typologies génériques, pour se concentrer sur des caractéristiques scripturales qui ne sont pas pour autant élues comme fondement d’un genre.

Cette approche s’avère précieuse dans l’examen du corpus contemporain, où l’effacement du genre est particulièrement perceptible [11]. En réalité, il s’agit plutôt d’une dilution du caractère prescriptif du genre (entendu au sens large et non pas dans la continuité d’une conception normative des genres telle que connue au xviie siècle). Lors de l’écriture autant qu’à la lecture, le genre ne constitue plus aussi fortement un déterminant, une structuration, voire une contrainte. N’étant plus au centre du mode de construction des catégories de l’histoire littéraire, il demeure néanmoins significatif en littérature. Son hybridité [12] devient matériau pour le geste créateur et source de polysémie pour la réception de l’oeuvre. C’est dans le sillage de cette conception ouverte que se situe un examen poétique des romans éclatés, avec les impacts argumentatifs que l’on pressent déjà — pour les cerner très rapidement : considérer ces oeuvres non pas comme des formes dégradées du grand genre romanesque mais comme des explorations narratives traversant la zone conventionnellement réservée au roman.

Une poétique ouverte comme celle à laquelle on se propose de recourir ne se referme tout de même pas sur des considérations formelles. L’étude de l’écriture des oeuvres actuelles ne peut faire l’économie des modalités de sa contamination. La production contemporaine est souvent saisie en regard de ses zones de contact — influences ou mélanges génériques, d’emblée [13] ; utilisation ou problématisation de certaines conceptions littéraires (minimalisme [14], fictionnalisation du réel [15]), d’esthétiques (réalisme magique, lyrisme [16]) ou, plus largement, d’idéologies (place du social dans la littérature [17], devoir de mémoire). Ces pistes se révèlent généralement riches dans l’analyse des oeuvres, tant l’intrication fine de ces paramètres semble se situer au fondement de la littérature contemporaine. Une autre modalité de contact, plus fuyante, est celle des rapports entre corpus nationaux. La littérature québécoise, à titre de petite littérature, est constamment placée en situation de perception comparée. Longtemps étudiée en fonction de ses influences américaines (son territoire, sa culture ou sa littérature), elle multiplie les emprunts et les conformations à ce modèle [18] ; plus sporadiquement, le caractère panaméricain de la culture trouve des résonances au Québec [19]. Néanmoins, son principal ascendant demeure traditionnellement celui de la France — il se justifie de multiples façons, et le présent dossier contribue à articuler ce rapport fondé sur la généalogie, le capital symbolique et la langue commune. Nul doute, sur ce point, que des influences sont perceptibles et identifiables — en témoignent les bagages respectifs et les conditions d’exercice de ces littératures : une culture générale et académique partagée ; des critiques ouverts aux deux territoires ; des institutions qui les surplombent ou qui les reconnaissent l’une et l’autre ; un lectorat qui s’alimente volontiers à diverses littératures, parmi celles-ci la littérature québécoise et la littérature française… Au delà de cette observation fondamentale, des problèmes émergent au moment de l’application de cette grille de lecture sur les oeuvres ; signalons l’asymétrie, l’amplitude des corpus et le déterminant national à l’époque contemporaine.

Il est difficile en effet de faire abstraction d’une certaine asymétrie, l’ouverture à l’autre littérature, dans ce rapport binaire entre France et Québec, étant davantage le fait des Québécois que des Français. Alors que cette situation peut s’expliquer par des antécédents coloniaux ou par une forme d’impérialisme culturel, l’expérience de l’analyse comparée peut prendre en charge, ou pas, cette donnée contextuelle. Les deux positions présentent des difficultés. S’engager dans une étude prenant en charge les paramètres socio-historiques de deux cultures, c’est risquer d’une part de s’y noyer en nuances et en négociations rhétoriques (pour éviter de trop simplifier une réalité culturelle complexe), d’autre part de radicaliser l’état de relations culturelles qui n’ont peut-être pas de liens aussi forts avec l’histoire même des deux nations que ce que le contexte pourrait laisser entendre — à titre d’exemple (fictif), les échanges entre deux éditeurs français et québécois pourraient être à l’origine d’une nouvelle pratique littéraire, venant contredire le rapport asymétrique habituellement reconnu entre la France et le Québec. Serait-il possible de mettre au jour les conditions d’écriture, d’édition et de publication propres à un large ensemble d’oeuvres narratives éclatées, de même que les réseaux souterrains entre écrivains tant français que québécois, afin de proposer une analyse des textes qui soit ancrée dans la réalité socio-littéraire des deux pays ? Si cette avenue est concevable, elle apparaît difficilement réalisable. Le risque est tout aussi grand pour une initiative comparatiste évacuant toute considération contextuelle et tentant un aplatissement des déterminants extérieurs aux oeuvres convoquées : quelle pertinence reconnaître au geste même de comparer ? Quelle est la pertinence de procéder à une pure comparaison formelle, en dehors de toute portée symbolique ou sémantique de ces formes ? Pour mémoire, les fondements mêmes de la littérature comparée résident dans ce regard depuis soi vers l’autre, vers l’étranger [20]. Cette approche, parfois bercée par la soif d’exotisme, cherche à remonter aux sources d’inspiration (Barthes inspiré par Rilke, Kafka et Blanchot [21]) et à étudier des cas de transferts culturels. L’évacuation du contexte est en soi une chimère méthodologique. Il apparaît de la sorte difficile de soutenir l’une ou l’autre position radicale quant à ce défi de la contextualisation.

Ces hésitations méthodologiques trouvent à se développer dans l’établissement du corpus pour une étude comparée. Un reproche fréquent à l’endroit du comparatisme a été résumé par Pierre Brunel comme étant « l’étroitesse de la formule “X et Y” [22] ». Nombre de travaux en littérature comparée se limitent en effet à une confrontation de deux ouvrages, au mieux de la production de deux auteurs. Aussi intéressantes que soient les lectures l’une en regard de l’autre, quelles conclusions tirer, du point de vue culturel, d’un échantillon aussi restreint ? Si la visée de l’étude est de réfléchir aux déterminants culturels rattachés à des pratiques littéraires, il semble nécessaire de recourir à un ensemble d’exemples diversifiés qui puissent appuyer solidement la démonstration. Par ailleurs, il importe de placer cette réflexion dans le cadre précis de la littérature contemporaine, dont l’inscription nationale peut autrement complexifier la démarche comparatiste. La tension inhérente à cette démarche s’explique par l’opposition entre exotisme et universalité [23] — établir ce qui marque l’étrangeté et ce qui circule sans obstacle. Qu’advient-il de cette tension lorsqu’on parle plutôt d’une République mondiale des lettres [24] ou, encore plus efficacement, de littérature mondiale [25] ? De l’universalité à l’universalisme, il n’y a qu’un pas que la transversalité des échanges culturels du tournant du xxie siècle tend à favoriser. Loin de prétendre à un total effacement des singularités nationales, l’idée de littérature mondiale modifie les échelles et ouvre, de façon explicite, à une (macro-)lecture détachée du contexte de production, comme le rappelle Tiphaine Samoyault, à partir des thèses de David Damrosch. Dans cet esprit, le refus d’un échantillon étroit pour une étude comparatiste est conforté par cet appel à la lecture d’échelle plus grande que paraît suggérer la littérature contemporaine. Réfléchir aux enjeux méthodologiques de la littérature comparée appliquée à un corpus actuel engage à prendre acte de la reconfiguration des valeurs associées aux espaces nationaux et à la puissance relative de leur détermination sur les produits culturels.

Déblayage d’un phénomène

Malgré ce portrait mitigé des possibilités offertes par la littérature comparée aujourd’hui, l’expérience de la lecture croisée des corpus français et québécois incite néanmoins à se laisser prendre au jeu et à tenter de saisir un phénomène littéraire récent. C’est tout le champ, large et hétérogène, des textes romanesques limitrophes des recueils qui est ici retenu : romans fragmentés, recueils de récits ou recueils homogènes, oeuvres narratives marquées par un éparpillement textuel… On aura déjà noté, de part et d’autre, une présence notable de cette « pratique » (si l’on peut la désigner au singulier) en France [26] et au Québec [27]. Ainsi, dans les deux littératures nationales, le discours narratif semble se développer sous une forme distincte, d’abord marginale mais à fort potentiel contaminant. Sont souvent évoqués, d’une part, les oeuvres de Régis Jauffret, Pierre Michon, Pascal Quignard, Antoine Volodine, Éric Chevillard et Jean-Marie Gustave Le Clézio ; d’autre part, les recueils ou romans éclatés de René Lapierre, Pierre Yergeau, Élise Turcotte, Diane-Monique Daviau, Nicolas Dickner et Pierre Morency, pour n’en nommer que quelques-uns. D’un regard extérieur, fondé sur les propositions littéraires et esthétiques de ces écrivains, rien ne semble favoriser le rapprochement de leurs oeuvres. Pourtant, une économie interne des textes exploitant la tension entre l’un et le multiple, entre le continu et le discontinu attire d’emblée celui qui les approche d’un point de vue poétique. Comment réconcilier alors cette parenté avec l’ensemble des paramètres qui mettent les oeuvres contextualisées en situation de répulsion réciproque ? À titre d’exploration, quelques pistes de réflexion sont avancées, afin de commencer à déblayer les enjeux de ces oeuvres éclatées.

Du point de vue socio-éditorial, les contextes français et québécois des pratiques narratives se distinguent très nettement. Le récit bref en France au xxe siècle, souvent jugé en déshérence après son âge d’or du siècle précédent, connaît une réduction presque à néant de sa pratique. Le discours narratif est dominé pendant cette période par la forme impériale du roman, aussi éclatée et manipulée soit-elle (du roman psychologique au nouveau roman, de Camus à Houellebecq). Aussi est-il étonnant de voir poindre, particulièrement depuis le début des années 1990, nombre d’oeuvres faisant appel à la forme du recueil de récits. Vies minuscules de Michon, Les jeux de plage de Jauffret, les Petits traités de Quignard… Ces oeuvres bousculent l’horizon unitaire du roman. Leur réception critique témoigne d’un inconfort, comme le rappelle Bedrane :

Les recueils de Pascal Quignard (derniers Royaumes ou premiers Traités) « coulent » et « brillent » en une poétique spasmodique (« Qu’on pardonne ces fragments, ces spasmes que je soude »), mais ils sont rejetés, par une certaine critique, en tant que livres, c’est-à-dire, ce qui revient au même aujourd’hui, en tant que romans ; Dominique Rabaté l’a bien montré en reprenant, pour stigmatiser leur nullité, certaines critiques adressées au Goncourt attribué à P. Quignard ; il rappelle que la même critique est tombée encore plus violemment sur les recueils de Pierre Michon [28].

Les critiques sont acerbes, mais surtout déstabilisés, toujours en quête d’une voix romanesque à longue portée — ce à quoi Dominique Viart prétend que le xxie siècle fait un retour, les écrivains étant apparemment « lassés des formes brèves, fragmentées, et des courts récits qui ont paru relativement dominer la scène littéraire depuis deux décennies [29] ». L’intérêt pour les « vies [30] », pour le minuscule, pour la fragmentation marque ainsi la fin du xxe siècle narratif français, dans une conception émiettée du récit qui ne semble pas recevoir l’assentiment généralisé du lectorat. Phénomène effervescent malgré cet accueil plutôt mitigé, les recueils de récits brefs se démarquent néanmoins par une dynamique d’auto-nomination générique fort inventive : vidas, scalps, narrats, murmurats, fictions, récits, romances… Bedrane fait un travail fondateur sur cette question, montrant bien comment les noms endogènes refusent la filiation générique au profit de l’établissement d’une singularité du projet, ou plutôt de son étrangeté, qui rendrait toute transmission, tout héritage impossible [31]. Le comparant romanesque paraît avoir été déclassé, n’étant plus l’étalon auquel se mesurer [32]. Sur le plan contextuel, une telle miniaturisation du récit jaillit de façon spontanée, pourrait-on croire, car elle semble ne pas reposer sur un discours ou un cadre institutionnel.

La littérature québécoise est, quant à elle, un terreau autrement plus dynamique du point de vue du genre bref. Héritière indirecte d’une pratique très active pendant les quatre premières décennies du xxe siècle, alors sous l’égide du régionalisme, la nouvelle contemporaine se développe avec vigueur dès les années 1970 et bénéficie d’une institutionnalisation forte dans les années 1980 [33]. La montée de ce genre en fin de xxe siècle joue un rôle primordial dans la visibilité et la valeur associées aux textes brefs, cette institutionnalisation et des facteurs connexes (son étude en contexte scolaire et son usage comme exercice académique de création littéraire [34]) ayant contribué massivement à sa présence auprès d’un large public de lecteurs. Il n’est pas étonnant, dans ces circonstances, de voir le rôle significatif que joue la nouvelle dans l’économie des pratiques narratives contemporaines. Après une décennie de travail sur les possibilités de la nouvelle (1985-1995), c’est sa mise en recueil qui devient plus clairement un enjeu d’écriture. Dépassant la composition stricte du livre à partir de différents textes, l’écriture des ouvrages devient un véritable travail de tissage, d’où la fréquente désignation d’oeuvres, comme Récits de Médilhault d’Anne Legault, Les aurores montréales de Monique Proulx ou Du virtuel à la romance de Pierre Yergeau, sous l’étiquette de « recueils homogènes » ou de « quasi-romans [35] ». Le tournant du siècle voit d’ailleurs la production d’un éditeur spécialisé comme L’instant même profondément contaminée par un tel effet de mode : les oeuvres entretiennent la confusion entre le recueil de nouvelles et le roman, jouant intensivement des effets de continuité dans une textualité discontinue.

La dérive de la nouvelle vers le roman joue un rôle déterminant, sur le plan poétique, dans l’éclosion de la pratique des oeuvres narratives éclatées au Québec. Toutefois, il serait hasardeux de voir là la seule origine de cette recherche d’un éclatement de la représentation narrative. L’air du temps, en quelque sorte, paraissait favorable à la fin du xxe siècle à l’émergence de récits moins linéaires et structurés. Une piste d’explication fréquemment parcourue est celle de la postmodernité — les propositions de Janet M. Paterson sont à cet égard représentatives. Soutenant avec hésitation le caractère postmoderne de la culture québécoise [36], celle-ci déploie la problématique en montrant comment plusieurs oeuvres répondent à la conception du roman soumis aux pressions postmodernes, préférant aux délibérations sur l’adhésion du Québec à cette idéologie et à cette esthétique l’étude même des stratégies d’écriture littéraire. Si pour Paterson le roman postmoderne se caractérise fondamentalement par une pulsion autoreprésentative forte, c’est néanmoins dans son travail sur la textualité qu’on retrouve des signaux forts de ce bouleversement esthétique. Ils sont de différents ordres : énonciation (pluralité de voix narratives, sinon une voix narrative « plurielle, diffuse et contradictoire [37] »), énoncé (déchirement, rupture, dans une opposition à l’ordre et à l’harmonie[38]) ; code (intertextualité et croisements génériques). Cette poétique postmoderne, plaçant au premier plan l’hétéromorphie des jeux de langage, n’est pas sans jeter un éclairage pertinent, à tout le moins stimulant, sur des pratiques éclatées [39]. L’étiquette est toutefois maniée avec prudence, au profit d’un intérêt porté à la pratique romanesque :

Si, au bout du compte, le mot postmoderne demeure flottant, ambigu, souvent problématique, la littérature qu’il désigne au Québec correspond incontestablement à un moment d’épanouissement dans l’évolution du roman. Moment de dynamisme et d’innovations formelles, d’interrogations multiples et de remises en question fondamentales [40].

L’examen des oeuvres narratives éclatées au Québec s’inscrit naturellement dans le sillage de ces travaux.

On pourrait également, dans un ancrage culturel plus spécifique, opérer un rapprochement avec le décentrement propre aux oeuvres québécoises actuelles que définit Pierre Nepveu dans L’écologie du réel. Dès 1988, il propose trois temps de la constitution de la littérature québécoise contemporaine, dont le troisième se caractérise par une esthétique de la ritualisation. Cette dernière, selon Nepveu,

[…] implique un rapport à l’être, au lieu et à la mémoire qui ne relève pas d’une métaphysique de l’origine et de l’identité. Ce qui est premier ici, et qui s’avoue comme tel, c’est le désordre comme expérience déclenchant un processus de mise en forme. Tout se joue dès lors selon des parcours, des échanges, des recueillements de traces, des tentatives de classification [41].

S’intéressant au tissage intime de la mémoire, des formes et de la recherche de sens, il note une ouverture se situant « du côté d’un formalisme qui ne soit plus simplement celui de la transgression et de la déconstruction [42] », un formalisme apte à un renouvellement, qu’il associe alors au foisonnement observable dans les écritures migrantes. La recherche formelle perceptible dans le roman québécois contemporain n’est pas étrangère à cette sensibilité à la mémoire ; le récit souvent diffracté contribue à recueillir des perspectives multiples et à tenter une représentation de la complexité du réel. Une tripartition narrative comme celle de Nikolski de Nicolas Dickner ou la parcellisation du propos dans À l’heure du loup de Pierre Morency sont tout à fait saisissables selon le regard postmoderne ou en fonction des propositions de Pierre Nepveu, dans l’esprit d’une transformation du pouvoir de raconter du roman.

Ces deux mises en contexte montrent bien les considérations éditoriales et culturelles largement distinctes entre la France et le Québec. Les parcours génériques et institutionnels peuvent difficilement se ressembler, tant les histoires littéraires respectives ont connu leur cheminement propre. Néanmoins, certains éléments d’arrière-plan communs peuvent expliquer une part de territoire partagé. Un premier concerne le discours même du récit. Pratique en soi faiblement déterminée par l’aspect national, ce dernier répond davantage à des considérations idéologiques, voire anthropologiques. Réfléchissant à ses mutations au xxe siècle, Vincent Jouve rappelle un enjeu épistémologique qui expliquerait les motivations des écrivains à renouveler les formes narratives :

La conviction, caractéristique de la modernité, qu’il n’y a plus de vérité indiscutable ne pouvait manquer d’avoir des incidences sur la croyance aux récits. Comment accepter la structure rassurante du roman classique, une fois perdue l’illusion que nos actes s’inscrivent dans une finalité [43] ?

Façon moins forte de présenter la fin des grands récits (associée à la postmodernité), cette lecture de la désaffection pour le récit classique la confirme pourtant. La multiplication des trames narratives ou des récits brefs à l’intérieur des oeuvres éclatées peut se trouver à incarner cette idée, non pas littéralement (il ne s’agit pas de la même idée du récit), mais par une forme de mise en oeuvre : ces recueils, ces romans effrités refusent un discours, une représentation uniques ; ils en proposent plutôt une myriade, pour que le lecteur reconstruise une vision du monde depuis ces tesselles étalées devant lui. Il paraît important de ne pas céder à la tentation de croire à une fuite du sens, comme le rappelle Bruno Blanckeman en conclusion des Récits indécidables :

Dans la littérature classique, la fixité du signe garantissait la certitude du sens, sa consécration fréquente en discours de vérité. Nulle limpidité benoîte dans ce statut : le sens est pluriel et profus, mais généralement concentrique et unitaire ; feuilleter le livre revient à effeuiller les pétales de son sens. Dans la littérature de la modernité, le signe s’opacifie, le sens bouge, mais, de Proust à Camus par exemple, s’édifie volontiers en système clos. À une position de sens dominant, régissant la polysémie du texte, les récits littéraires de la fin du vingtième siècle préfèrent une proposition de sens contingents, et le décentrement de pistes dispersées à la concentration autour de foyers centraux. […] Si le récit produit du sens en articulant des informations, en structurant des idées, en instillant du symbolique, il refuse d’en hiérarchiser les réseaux. Son sens se détermine dans cette indétermination même. Le récit offre ainsi une stratégie de sémantisation préventive : il saisit les opportunités d’« injecter du sens », linguistique, référentiel, idéel, mais en interdit la cristallisation [44].

L’éclatement de certaines oeuvres narratives s’inscrit nettement dans cette dynamique de gestion du sens : mettre en place les grandes articulations, mais laisser la « cristallisation » suivre son cours sous la gouverne du lecteur. La conception contemporaine de la transmission du sens, valide pour la littérature dans son ensemble, trouve un écho singulier dans le corpus à l’examen ici.

Ces larges mouvements évolutifs de la littérature et du récit embrassent à l’évidence tant la production française que québécoise, et peuvent contribuer à une étude transversale des oeuvres narratives éclatées. On peut déjà voir leur incidence sur une approche qui, elle, serait d’allégeance poétique. C’est d’ailleurs dans cette perspective que se dessinent les bases les plus productives d’une analyse comparée des productions éclatées en France et au Québec. Les travaux récents tendent en effet à adopter une posture poétique qui ne soit pas tant descriptive (rendant compte de l’état scriptural/discursif des oeuvres) que processuelle. Dans les romans éclatés, dans les recueils à forte homogénéité, le résultat du travail d’écriture et de composition demeure toujours difficile à saisir, à décrire, en raison même de cet inachèvement du récit et du sens qui les caractérise. Cette difficulté explique, en creux, que ces dispositifs narratifs aient suscité des travaux où émergent non pas une nomenclature de traits, mais des dynamiques. Sabrinelle Bedrane parle de la tension singulier/pluriel de ces formes [45] ; Richard Saint-Gelais décrit un processus, celui de la fragmentation romanesque [46] ; d’autres encore convoquent les logiques du tout et du disparate, en amont, ou en aval la dimension performative d’oeuvres éclatées, où la fiction devient le gage du sens qu’elles développent [47]. Une pensée poétique de ces pratiques, orientée non sur les résultats d’une écriture éclatée mais sur le processus qui la génère, paraît une piste féconde pour mieux saisir les enjeux qui leur sont propres. En ce sens, il serait plus juste de ne pas désigner comme objet de cette recherche les oeuvres narratives éclatées ; l’identification d’un processus général impliqué dans ces oeuvres pourrait constituer une avenue heuristique. Proposons ici de le nommer « diffraction », que celle-ci soit textuelle ou narrative. Le récit contemporain se caractériserait ainsi par diverses opérations de diffraction, qui fragmenteraient le texte, le récit et le sens, au profit d’une saisie du monde qui refuse un discours unique et simplificateur.

L’étude des processus de diffraction permet de réduire certains problèmes liés à l’analyse poétique d’oeuvres actuelles. Elle relativise fortement le déterminant générique (l’appartenance à un genre ou les modalités d’hybridation générique) ; elle place l’examen des composantes narratives dans un rapport qui est non pas celui d’une conformité au modèle canonique, mais plutôt de l’ordre de l’expérimentation. Dans un tel contexte, l’analyse d’oeuvres exploratoires ou peu prises en charge par une catégorisation générique paraît plus aisée. Pensons à un roman récent de Mylène Bouchard, La garçonnière [48], où l’éclatement tant textuel que narratif est palpable, ou encore à des oeuvres publiées en ligne, jouant de la fragmentation et de l’accumulation, comme Le livre des peurs primaires [49] de Guillaume Vissac. Pareille approche est envisageable pour des blogs littéraires ou des oeuvres hypermédiatiques (le site Désordre.net [50] de Philippe De Jonckheere ou Ruptures [51] de Sébastien Cliche), dont les jeux de (dé-)structuration et la dimension performative compliquent l’étiquetage générique et la caractérisation discursive. La flexibilité de cet angle d’analyse du corpus narratif contemporain contribuerait nettement à sa saisie plus active, moins marquée par la description et l’identité générique.

Étudier la littérature narrative contemporaine en fonction de sa diffraction, c’est également prendre position sur la question de l’origine, si chère à la littérature comparée. On l’a vu, l’appartenance à une histoire nationale de la littérature n’est pas indifférente aux conditions d’émergence des pratiques narratives qui nous intéressent. Toutefois, il paraît nécessaire, en fin de parcours, d’affirmer la distinction qui existe entre les déterminants génériques et culturels propres à une nation et les déterminants discursifs et épistémologiques, qui souvent dépassent les paramètres « locaux ». Tout est question de lecture, pour rappeler la perspective de Tiphaine Samoyault dans son exposé sur la littérature mondiale. On peut certes étudier l’amont immédiat d’une oeuvre, son origine culturelle et nationale : c’est là rendre justice aux horizons de lecture, aux influences quotidiennes de l’écrivain, au milieu d’émergence d’une écriture. Mais il serait malhonnête de taire ce mode de lecture qu’est l’inscription de l’oeuvre dans la mouvance contemporaine, transnationale et ouverte, où se modèlent une poétique du récit, une poétique du littéraire en fonction de circulations inattendues, à l’échelle restreinte, et de conceptions plus extensives de ce que peut dire aujourd’hui la littérature — l’origine, alors, c’est celle du sens, d’un réel (aussi virtuel soit-il) à représenter.