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Bruno Roy, in memoriam

Alors qu’à la radio et sur la scène, les Cowboys fringants et Mes Aïeux jouent des rigodons et tapent du pied, que sur les écrans, Saint-Élie-de-Caxton (Babine) et Sainte-Marie-la-Mauderne (La grande séduction[2] atteignent le rang de villages quasi mythiques, de jeunes auteurs québécois rénovent de manière stylisée un régionalisme volontiers truculent, magique, allégorique. En effet, sont parus à quelques mois d’intervalle un certain nombre de romans campés dans des contrées imaginées : Sainte-Souffrance (Sébastien Chabot, L’angoisse des poulets sans plumes et Le chant des mouches), Notre-Dame-du-Cachalot (Éric Dupont, La logeuse) et Rivière-aux-Oies (Christine Eddie, Les carnets de Douglas[3] formeraient, avec Sainte-Virginie, comté de Mauvouloir (Patrick Brisebois, Catéchèse [4]), une cartographie fantaisiste du Québec. À côté de Grand-Mère (François Blais, Iphigénie en Haute-Ville [5]) et d’Arvida (Hervé Bouchard, Mailloux [6]), toponymes réels à partir desquels s’écrit aussi le Québec chez les auteurs qui forment la relève littéraire actuelle, ces lieux semblent s’éloigner des centres. En mettant en scène les régions du Québec, ces romans laissent entendre qu’ils vont entrer en dialogue direct avec un héritage discursif « régional » ou folklorique, à moins qu’ils se donnent pour mission de décrire une réalité actuelle sociale ou individuelle.

Ce dossier consacré à une lecture croisée du roman contemporain au Québec et en France offre l’occasion d’interroger les visées de quatre romans québécois récents qui racontent un Québec inventé, en particulier régional. Parce que ces romans semblent jouer avec les motifs régionalistes, j’identifierai dans un premier temps les valeurs associées à ces motifs dans la littérature québécoise. À ma connaissance, il n’y a pas d’équivalent français à ces romans marqués par l’invention du lieu périphérique. J’ai donc choisi, dans un second temps, d’installer en toile de fond de la lecture de ces quatre romans une nébuleuse d’écrivains français dont les oeuvres sont associées par le discours critique à la ruralité, à la « régionalité » ou à la « provincialité ». Il s’agit de mettre en lumière les disparités qui existent entre des romans contemporains en interrogeant l’héritage dans lequel ils souhaitent s’inscrire. Cela permettra de voir selon quelles modalités le régionalisme qu’ils inventent se situe dans le discours littéraire, quelle place tient la « région » dans leur économie narrative et à quoi ressortit cette invention géographique à la limite de l’allégorie.

Régionalisme et régionalité

Le choix des romans québécois ici étudiés est motivé d’abord par la représentation d’un Québec allégorique, qui plus est d’un territoire extra-métropolitain. C’est dans son rapport au régionalisme (historique) que ce corpus doit d’abord être lu. Lire le régionalisme exige de recourir à un cadre interprétatif qui permet d’envisager une configuration narrative et stylistique, et d’analyser, à partir de figures qui sont autant de topoï, ses stratégies de représentation là où le régionalisme n’est pas une fin, mais un moyen de représentation de la vie « en région » qui pourrait être renommé la régionalité afin d’éviter la confusion avec les mouvements littéraires historiques revendiqués. Les régionalismes présentent un mode rhétorique spécifique, un mode relativement partagé dont les valeurs ne lui sont pas exclusives :

I, too, believe that regionalism is a rhetorical figure of difference and opposition. Yet, I think that this figure is only at a superficial level pointing to the « margin ». Rather, regionalism remains primarily the metaphor of a desire for an original and free literariness that has survived instrumental impositions of nationalism and politics alike [7].

Le recours au genius loci du terroir — « province », en France ; Heimat en allemand ; Hinterland, « arrière-pays », chez les anglo-saxons (même si le terme lui-même est allemand) ; Motherland aux États-Unis, etc. — apparaît comme une stratégie rhétorique (les termes sont hautement connotés) et interprétative (il faut savoir lire la connotation) qui fait du territoire, du lieu, l’origine « naturelle » (et non « rationnelle ») de l’identité, comme l’écrit Frank Davey à propos des régionalismes (contemporains) au Canada :

The reliance of regionalist ideology on environmental determinism, on a belief that the landscape has — or should have — effects on the personalities and perspectives of its inhabitants, leads to the assumption that these effects should have greater importance to the individual than do other possible grounds for identity [8].

Dans le discours littéraire québécois, le régionalisme est historiquement étroitement associé au roman du terroir, un genre dont la syntaxe narrative est bien connue : la chaîne de la donation rompue par la désertion du fils, l’exil en ville, espace de corruption, l’échec de la vie libérale et individualiste et, finalement, le retour heureux à la terre, qui répare les déceptions et referme la boucle de la dépossession — selon un modèle dont La terre paternelle de Patrice Lacombe est sans doute représentatif [9].

Le roman du terroir et les régionalismes en France et au Québec

Du roman du terroir aux régionalismes, il y a des parentés idéologiques, sinon éthiques, qui méritent ici d’être précisées. D’abord, on ne saurait parler du roman du terroir comme d’une arme téléguidée du régionalisme idéologique ; il s’agit bien plutôt de régimes de valeurs négociés, le régionalisme valorisant un certain nombre de figures et de schèmes qui ont guidé l’interprétation du roman dit du terroir, à un moment où une partie de l’intelligentsia canadienne-française souhaitait donner à la littérature, au début du xxe siècle, une dimension identitaire, ce qui veut dire, à l’époque, aussi bien patriotique que nationale. On veut ainsi procurer au Canada français sa littérature, la littérature étant alors pensée comme un moyen de promouvoir une différence, une certaine autonomie par rapport à la littérature française. Et c’est en cela, tel que le précise justement Annette Hayward [10], que les mouvements régionalistes entendent bien participer à l’autonomisation de la littérature canadienne-française comme de la nation canadienne-française, et non pas à l’autonomisation du champ littéraire qu’appellent pour leur part ceux que pour faire court on désignera comme les « exotiques ». Au-delà des partis pris politiques, moraux et religieux qui caractérisent les régionalistes — « [r]égionalisme, décentralisation, nationalisme, ces mots sont synonymes », écrit le comité du Bulletin du parler français au Canada en 1904 [11] —, le terroir reste le thème de prédilection pour procurer une autonomie à la littérature canadienne. La récente Histoire de la littérature québécoise amalgame les deux « appellations » en résumant l’enjeu éthique auquel sera associée une certaine forme de roman :

En ce sens, le roman régionaliste est le roman du salut national et il s’inscrit parfaitement dans le projet de « nationalisation de la littérature canadienne » de Camille Roy. C’est rarement la vie concrète de la terre qui est représentée dans ce type de roman, lequel cherche plutôt à mettre en garde contre les charmes factices de la ville [12].

Quoi qu’il en soit, on le voit bien, la vocation morale acquise du roman du terroir se confirme dans l’attribution des valeurs qu’on lui prête [13]. À preuve, le nationalisme n’a pas eu la même vertu autonomisante pour la littérature française. Même si, bien entendu, les enjeux nationalistes ne sont pas les mêmes en France et au Québec [14], Anne-Marie Thiesse et Annette Hayward s’accordent pour dire que les manifestations littéraires du régionalisme, en France comme au Québec, ont été habilement récupérées à diverses fins par le discours politique [15]. Dans une large mesure, les écritures d’aujourd’hui s’inscrivent dans un discours beaucoup plus autonome qu’à l’entre-deux-guerres, période où la littérature apparaît comme un réservoir idéologique à exploiter :

La France du xxe siècle n’est plus la première des nations, celle qui pouvait proposer (imposer) au monde ses valeurs et s’ériger en modèle universel. Une autre définition de la « francéité » se constitue, plus modeste assurément, mais apparemment moins fragile puisqu’elle entend se fonder sur la France profonde. Il est inutile de rappeler qu’à l’heure où le territoire national était dépecé le chef de l’État invoquait « la terre [qui] ne ment pas ». Il est sans doute plus instructif de signaler qu’au sortir de la Grande Crise, en 1935, il avait décidé que l’Exposition internationale des Arts et Techniques serait placée, pour la France, sous les auspices du régionalisme ; le gouvernement du Front populaire, qui organisa l’Exposition de 1937, garda et magnifia cette référence [16].

Quand on parle de régionalisme, en France comme au Québec d’ailleurs, le nationalisme est souvent convoqué car, comme l’écrit encore Anne-Marie Thiesse, « le régionalisme est l’une de ces concrétions symboliques par lesquelles s’effectuent les déports du politique sur le culturel et du culturel sur le politique [17]». La dynamique décentralisatrice et autonomisante du régionalisme politique rejoint les ambitions du littéraire qui, comme institution discursive, cherche aussi à consolider son autonomie [18]. Mais le régionalisme littéraire n’est pas un « nationalisme » à proprement parler, car il n’a pas pour objectif ultime la fondation — ou la consolidation — d’un État-nation [19]. Se trouvent confondus, à un moment ou à un autre — et c’est l’accusation qui échoit le plus souvent au régionalisme littéraire —, les volontés de singularisation esthétique, linguistique et identitaire des projets politiques et le rôle que devraient y jouer les productions culturelles. En somme, les productions culturelles témoigneraient d’une identité collective en en représentant les « causes naturelles » — historiques, généalogiques [20]. Comme l’écrit Herman Lebovics : « “Heritage”, or in French patrimoine, is a fighting word, and the most commonly used weapon — for all sides — in such historical struggles has been to naturalize their certain idea of the past. Heritage is national identity claims read back into history [21]. »

La région et le roman contemporain en France

En France, Sylviane Coyault a envisagé le roman contemporain selon l’axe « régionaliste » dans une étude portant sur Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Richard Millet [22], tous trois originaires du Limousin. Dominique Viart dessinait déjà en pointillé un axe transversal régionaliste dans sa description d’une remise au goût du jour de l’histoire, comme thème et enjeu privilégiés des écritures de ces mêmes trois auteurs, symptôme concomitant du paradigme d’une « mémoire du récit [23] ». Les écrivains qui comptent parmi cette expression des terroirs de France partagent un certain nombre de traits sociologiques. Ce sont des hommes nés tout juste après la Deuxième Guerre mondiale et qui ont suivi un parcours qui les mène d’une vie campagnarde ou villageoise vers la préfecture, sinon vers la capitale :

Tous [les écrivains abordés dans ce numéro de L’esprit créateur] se reconnaissant donc dans ce parcours qui mène, au cours du 20e siècle, de la terre vers la ville et le secteur tertiaire, en l’espace d’une ou deux générations : du maniement de la pioche, à l’usage des outils intellectuels. Tous cherchent également dans le paysage originel les contours de leur identité, un site ou un gîte, une topologie constitutive de l’être [24].

Il se dégage également des lectures du roman contemporain « de la province » un certain nombre de traits communs. D’abord, les romanciers considérés accordent une grande attention au sol, au paysage et à la toponymie, consignant dans des descriptions minutieuses un investissement thymique et perceptif qui contamine le style du récit, caractérisé par un souci de la langue particulièrement saillant. Le pays natal est encore un ancrage familial marqué, qui donne lieu à une exploration analytique ou spéculative des origines — en quoi on doit remarquer deux lignes de force en agonie : le passé comme appropriation de soi et le présent comme dépossession du passé. Il s’agit, pour employer l’expression de Michon, de « s’engendrer du passé » :

Mais n’aurais-je pu, sautant d’une génération en arrière et me faisant fils de l’autre siècle, du passé, reporter l’image paternelle sur l’échelon antérieur, grand-paternel ? Sans doute l’ai-je fait, et je n’en veux d’autre preuve que ces pages, qui l’une après l’autre tentent de s’engendrer du passé, sans doute l’ai-je voulu, mais sans pour autant avoir lieu de me féliciter de ce vieillissement fictif […] [25].

Le retour au pays natal, motif privilégié de la quête du sujet, se fait selon un esprit nourri aux sciences humaines (sociologie, histoire, littérature), un savoir souvent érudit et en contraste — par acculturation — avec le « naturel » et la « simplicité brute » du terroir, de ses habitants et, finalement, des origines [26]. La quête existentielle se heurte au déterminisme obscur et à l’intransigeante stabilité muette des paysages originels. Sans être totalement admiratif de ce passé, le discours n’en est pas moins nostalgique. Quelque chose a été perdu, fût-ce la fatalité elle-même, comme celle qu’admire et souffre à la fois Pierre Bergounioux dans son portrait de Miette : « Les choses l’avaient déterminée au rebours de ce qu’elle avait pu imaginer, vouloir en ce qui la concernait, aimer, toute sa vie durant, sans doute, et c’est à ce titre qu’elle fut exemplaire, l’âme d’un monde millénaire sur le point d’en finir [27]. »

Les correspondances entre une forme d’atavisme du paysage chez les habitants (une annexe aux motifs privilégiés du roman réaliste du xixe siècle : le déterminisme que fuit celui qui « monte à Paris ») et les rémanences puissantes de l’enfance, monde du sensible qui s’oppose à la cérébralité de la vie d’adulte, abondent. C’est dire de quelle ambivalence est faite cette nostalgie quand le terroir, l’origine, est déserté, se délite ou s’efface au gré de diverses modernisations, pour ne plus exister qu’à travers les gens qui l’ont habité, leur langue, leurs souvenirs, de minuscules existences appelées à disparaître, n’était l’intervention d’un écrivain.

Ces écrits de l’origine s’attachent ainsi à (re)construire une communauté sociale cachée ou « enfuie » dans les êtres ; le geste du récit convoque auprès de soi une « foule intime » — selon le mot de Laurent Demanze. S’élabore alors dans ce sillage, au fil du récit, une identité individuelle dans une collectivité intérieure, une filiation [28]. Ce portrait brossé à grands traits nous mène vers le rôle déterminant que jouent l’écriture et la lecture, sinon la littérature elle-même, celui de médiateur privilégié appelé paradoxalement à nourrir et à apaiser la tension suscitée par cette recherche des origines. C’est par l’écrivain sorti de la région que la région peut exister en mots ; c’est par la région sortie de l’écrivain que l’écrivain peut aussi trouver une motivation à prendre la parole.

Outre cet appel à l’historicité et à la mémoire, ces oeuvres jouent aussi des frontières poreuses entre écritures autobiographiques et autofiction. Sous forme de biographie (Pierre Michon, Vies minuscules), d’essai-fiction (Pierre Bergounioux, Miette), de saga (Richard Millet : La gloire des Pythre, L’amour des trois soeurs Piale et Lauve le pur [29]), ces romans de l’origine s’accompagnent nécessairement, dirait-on, d’une réflexion identitaire intime (le plus souvent familiale) qui ne s’étend pas que dans l’espace purement fictionnel, et contamine dès lors l’ethos extra-fictionnel qui se dessine de l’auteur. La perméabilité du texte au hors-texte et le caractère métanarratif de ces écritures qui regardent leur propre geste scripturaire, l’analysent et le commentent, font en sorte que la voix narrative est largement attribuée à une parole d’écrivain, que ce dernier s’en accommode ou non [30]. Conscientes d’elles-mêmes, ces démarches littéraires produisent, à côté du monde représenté et de la fiction, des figures d’écrivain, des postures qui mériteraient à elles seules une analyse approfondie. On pourrait poser l’hypothèse que ces postures conditionnent un (et se conditionnent au contact d’un) horizon d’attente caractérisé par une forte croyance en la littérature [31]. Elles revendiqueraient par conséquent leur appartenance entière au « littéraire » sérieux.

Toutefois, même si, sur le plan critique, le regroupement autour d’affinités esthétiques et éthiques donne lieu à la constitution d’une étiquette sur laquelle on semble s’entendre, il n’y a pas à proprement parler de « phénomène » ni de « mouvement » régionaliste qui se soit constitué autour de l’oeuvre de ces écrivains. Un rapide examen des étagères des librairies françaises montrerait que l’on place en effet le « roman régional » dans une section imprécise, située quelque part entre les cartes postales et les livres de voyage, tout près des livres de recettes. N’appartenant ni au « vrai » roman français, ni au roman historique populaire, ni au récit de voyage, ni aux mémoires de personnages (connus ou inconnus) de province, il relève pourtant d’un genre éditorial qui possède ses auteurs prototypiques, ses collections et ses éditeurs : Claude Michelet et sa saga Les gens de Saint-Libéral (Albin Michel), la collection « Document » chez Fayard et la fameuse collection « Terres de France » des Presses de la Cité — reconnaissable à ses chromos de forêt landaise au crépuscule ou de glaneuse près du moulin banal —, de gros livres dont on n’entend jamais parler dans les anthologies et panoramas de la littérature contemporaine et qui, pourtant, comme le thriller et la science-fiction, se taillent une place de choix au palmarès des ventes.

Hormis donc cette tradition éditoriale, on ne doit compter, en domaine contemporain, que sur trois auteurs qui cristallisent en quelque sorte, dans les écrits, les études et les esprits, la question de la représentation de la province dans le roman d’aujourd’hui : Richard Millet, Pierre Michon et Pierre Bergounioux [32]. Certes, des démarches analogues seraient à souligner, qui prennent pour pivot la région — en un mot, qui problématisent la régionalité. On pense bien sûr à la Lozère des carnets et anti-guides de voyage de Renaud Camus [33], au pays nantais de Jean Rouaud [34] et, dans un ton plus impassible, qui fait place aux urbanités de province, à la Lorraine des usines délocalisées de Daewoo de François Bon [35], etc. Le registre autobiographique amène Annie Ernaux à redessiner avec une émotion mesurée un portrait sociologique de la Normandie et de ses parents [36]. Plus récemment, et toujours sur le mode analytique plutôt que résolument romanesque, on a pu lire Tanguy Viel [37] qui raconte un Brest natal, ville défigurée par la Guerre que toute la famille du narrateur a cherché à fuir, ou encore Mathieu Riboulet qui, dans le puissant roman L’amant des morts  [38], situe dans la Creuse, avec ses bûcherons, l’enfance et les incestes de Jérôme. Et l’on pourrait allonger la liste indéfiniment tant la « province » est représentée — fictionnalisée, mise en scène — avec régularité dans les écritures contemporaines. Notons tout de même que cette inscription se fait sur le mode sérieux, « authentique », parfois grave, souvent savant. Elle est l’occasion de raconter une vie, des vies, mais aussi le paysage, le détail du paysage, les outils, les moeurs, le tout investi d’affects qui prennent le pas sur la péripétie, mettant de côté le romanesque, celui qu’emprunte justement le roman historique « régional » des Presses de la Cité. Il en émerge plutôt une sensibilité individuelle, qu’il s’agisse du regard porté sur le personnage ou de la langue et des images qui alimentent comme autant de madeleines un narrateur affairé à organiser la mémoire. Ainsi la voix narrative est-elle souvent associée à la figure de l’écrivain [39] : prospection et recherche, mise en ordre, sémiotisation du parcours mémoriel, etc. Cela donne lieu à des tonalités qui ont moins à voir avec le roman « romanesque », avec ses péripéties, son intrigue, qu’avec une démarche de biographe, d’historien, de sociologue ou d’anthropologue. Dominique Viart regroupe sous l’étiquette de « fictions critiques » ces écritures motivées par une quête épistémologique :

la fiction ne se résout plus à prendre ces disciplines [des sciences humaines] comme « modèles » pour son propre déploiement. Elle entre en dialogue avec elles, elle les ausculte au lieu de les illustrer ou de s’en servir. Aussi la fiction devient-elle non seulement un lieu où les sciences humaines sont interrogées, mais également un espace où se pose la problématique question de leurs liens. Nombreux sont ainsi les textes qui, explicitement ou non, choisissent pour intercesseurs, voire pour interlocuteurs, des ouvrages majeurs dans le domaine des sciences humaines et croisent ces références avec un grand usage critique de l’héritage littéraire. Délaissant son ancrage fictif sans l’abandonner pour autant, l’écriture propose alors des « fictions critiques », d’où le titre de mon propos, où s’élaborent de véritables renouvellements épistémologiques [40].

Sainte-Souffrance, Notre-Dame-du-Cachalot et Rivière-aux-Oies

Nous en arrivons donc à ces lieux imaginés par Sébastien Chabot, Éric Dupont et Christine Eddie, qui deviennent presque des personnages de leurs romans. Si Chabot adopte d’emblée un héritage littéraire prestigieux en revisitant l’imaginaire des Marie-Claire Blais et Réjean Ducharme de 1960 — Jean le Maigre et Bérénice Einberg —, en empruntant aussi à l’imaginaire religieux et monstrueux du Gaétan Soucy des années 1990, l’enjeu critique des deux autres auteurs, Eddie et Dupont, semble se manifester selon des codes moins nettement signalés. L’héritage, enjeu majeur du prisme régionaliste, ne se présente pas sous les dehors d’une tentative de filiation littéraire ou historique. Le décalage tonal invite à utiliser différemment le cadre interprétatif choisi. La chaîne d’inférence et de connotation région rurale mémoire → héritage → identité présente en effet des maillons qui ne se laissent pas décrire aisément. L’interprétation est d’abord empêchée par un brouillage parodique. On pourrait le penser du roman de Dupont, car les nombreuses pointes qu’il décoche invitent à une lecture qui joue aussi des codes littéraires, non pas cette fois comme d’une chambre d’échos ou d’une communauté littéraire, mais bien pour s’en distancer. Lorsqu’une mémoire littéraire est évoquée, c’est bien souvent pour en montrer l’interprétation figée, cristallisée, d’où cette impression que se joue là une certaine parodie nourrie des lieux communs et clichés qui sont le lot des ouvrages pédagogiques.

Éric Dupont, La logeuse

Dans un style potache mâtiné d’autodérision, Éric Dupont propose un roman « romanesque » qui intègre de très nombreuses petites histoires en chemins de traverse. Rosa Ost (Ost pour Est ?), née dans une portion oubliée du Québec, sorte de Gaspésie exagérément isolée, se rend à Montréal dans le but de trouver une solution à une menace improbable : le vent ne souffle plus à Notre-Dame-du-Cachalot, et les vapeurs qui s’échappent de l’ancienne mine d’Ennui rampent dans le village — le village, enclave communiste préservée par le MERDIQ (« ministère de l’épanouissement des régions désolées et isolées du Québec »), procure à Rosa une enfance à l’eau de Marx. C’est un bigorneau surdimensionné qui lui transmet, tel un oracle, la mission qui l’occupera. Accueillie à Montréal chez une logeuse, Jeanne Joyal, enquêtrice zélée de l’Office québécois de la langue française, Rosa trouve du travail dans un hôtel de passe du red light (le « Butler ») et se lie d’amitié avec une troupe d’effeuilleuses (« Les arrière-petites-filles de Lénine »), quelques prostituées, clientes de l’hôtel, de même qu’avec les autres pensionnaires de la maison de chambres sise « rue Saint-Ciboire ». Tout le roman est construit en hyperboles et en exagérations. Rosa se retrouve au milieu de toute une panoplie d’exilées des plus truculentes. La troupe de danseuses menée par une Septilienne est formée de deux Russes, deux Allemandes de l’Est, une Chinoise, une Angolaise, une Mozambiquienne (sic) et deux Cubaines. Le contraste ne saurait être plus net : à la probité candide de Notre-Dame-du-Cachalot, où les villageois vivent dans de petites maisons de bois, s’opposent les activités lubriques (et réprouvées) de toutes les personnes que Rosa rencontre. Est aussi grossie, dans un effort de diglossie, une différence linguistique marquée, car sont reproduits les parlers gaspésien (Rosa, le maire de son village natal, etc.), acadien (un agent de police avec qui Rosa vit un amour déçu) et montréalais (la logeuse). Prise dans ce tourbillon de galimatias, la jeune femme oublie — et nous aussi… — ce qui l’amenait à Montréal. Résultat des courses, quelque 200 pages plus loin : Jeanne Joyal est en fait un homme, une sorte de fantôme né d’un pacte de Jeanne d’Arc avec le Diable il y a 600 ans, et qui cherche à mettre fin à son immortalité. Par ce revirement saugrenu, Rosa, qui se croyait orpheline de père, apprend qu’elle est la fille même de ce Jeanne/Jean, qui lui demande de le tuer. Le parricide accompli, le vent revient à Notre-Dame-du-Cachalot. On comprend alors que toute cette histoire était orchestrée afin de ramener la fille vers son père.

Après bon nombre de récits allographes enchâssés, de brèves prolepses et des digressions nombreuses et stériles, le roman s’achève abruptement, en une sorte de tragédie oedipienne parodiée. En effet, si l’on superpose les schémas narratifs de Hamlet ou d’Oedipe roi à la trajectoire de l’héroïne (tragique !) Rosa Ost, la stratégie parodique apparaît clairement. On reconnaît le schéma de la tragédie, annoncé dans le sous-titre du livre : « roman tragique ». Le récit est malgré tout tendu, on l’aura compris, vers la péripétie ; on mettra au compte du picaresque le rocambolesque des intrigues qui s’interrompent inopinément ou se perdent en chemin. Un certain réalisme magique vient encore démonter le paradigme régionaliste. À cet égard, l’épisode du retour des oies blanches au centre-ville de Montréal, la mine d’Ennui, le bigorneau et le fantôme de Jeanne d’Arc, tout comme l’improbable enclave communiste de Notre-Dame-du-Cachalot, sont autant de marques qui invitent à une lecture décalée des symboles et des icônes — et où en définitive les comparés de l’équation reçoivent une évaluation plus ludique qu’idéologique. Une lecture allégorique et palimpseste s’impose donc, alors que le topos du roman de la terre a du mal à passer pour sérieux. La migration de la région vers la ville est mandatée par une force surnaturelle, et la suite se joue dans cette ville où tout est en désordre. C’est grâce à ce désordre que la « reconnaissance » tragique peut avoir lieu. Mais cette lecture « savante » — caricature du formalisme — est compromise par la position surplombante du narrateur par rapport au personnage, qui surdétermine les valeurs associées à la ruralité et à la vie citadine, devançant avec cynisme les idées reçues sur toutes les Gaspésie :

Nous les connaissons ces enfants des régions, nous voyons leurs gestes ruraux, leur manière de vous dévisager, leur manie de s’adresser à des étrangers comme à un frère. Ils envahissent nos villes. Ils parlent le sépia et suivent des yeux les ambulances que nous n’entendons même plus. Rosa est leur reine.

L, 50

On le voit, cette représentation caricaturale, dévoilée sur le mode de la connivence avec le Montréalais, empêche qu’on y lise sérieusement une critique de la ville ou de la région — et achève de décourager une lecture régionaliste, en sabotant, par sa tonalité moqueuse, tout verdict catégorique. L’allégorie s’étiole, le cadre de référence est discrédité, les positions d’ironiste et d’ironisé sont renversées, comme si on allait au-devant des rieurs.

Sébastien Chabot, L’angoisse des poulets sans plumes et Le chant des mouches

Quelque peu anachroniques, les deux plus récents romans de Sébastien Chabot se présentent pour leur part comme des anti-romans de la terre. Ils mobilisent un imaginaire fait de curés et de pensionnats en inventant un comté régi par un nébuleux État totalitaire. L’enthousiasme pour le régionalisme dans le roman québécois est depuis longtemps consommé, et a déjà donné lieu à de nombreuses contestations parodiques. Publié par la maison d’édition de Victor-Lévy Beaulieu (Éditions Trois-Pistoles), L’angoisse des poulets sans plumes est anachronique en ce qu’il dépeint un univers porté par un imaginaire singulier de la « régionalité », et c’est par l’intertextualité que se déploie le paradigme régionaliste. En témoigne un bel assortiment d’épigraphes, tirées des textes de Marie-Claire Blais et de Günter Grass. Le ton est donné, la filiation est pour ainsi dire assumée.

Plus bref que La logeuse (160 pages), le roman présente une voix de narrateur distinctive, celle d’un enfant illuminé ou, disons-le, fou, et propose le récit d’un monde inventé si bizarre qu’il devient véritablement le centre d’intérêt du roman. Le petit dernier de la famille Marchaterre prend la parole pour dire sa manière de penser, de percevoir et de parler, dans ce qui a toutes les apparences d’une confession. On doit comprendre qu’il écrit ces confessions dans le « cahier de toux » de son camarade de l’orphelinat du Précieux-Sang-Versé, une institution qui soulage de ses orphelins le village de Sainte-Souffrance (comté de Matalik), situé à quelques kilomètres de Crépuscal. Mélange de Jean le Maigre et son frère Emmanuel [41], pour l’enfance à l’eau froide et aux miettes de ferme, et de Bérénice Einberg [42] ou Oskar Matzerath [43], selon une motivation scripturaire aussi fiable que le grimoire d’Alice, le « secrétarien » de La petite fille qui aimait trop les allumettes [44], Perceval Marchaterre naît et vit sous la table de la cuisine, parmi les épluchures, les rats, les ongles d’orteils et les mouches. Ses parents et ses douze frères vivent d’une affaire qui donne son titre au roman : on y fabrique des oreillers avec les plumes prélevées sur le dos des poulets qu’on garde vivants. Cette histoire d’êtres étranges et sales prend place dans une époque méconnaissable, caricature d’une Grande Noirceur pleine de curés, de fous et d’idiots, de promiscuité, du Démon. La première partie du roman raconte la vie familiale jusqu’à la mort du père, moment que choisissent ses frères pour envoyer Perceval à l’orphelinat, alors que la deuxième partie est consacrée à la vie à l’orphelinat. La situation finale, qui procure au narrateur sa raison de « raconter », décrit notre Perceval en assassin fou qu’on accuse d’avoir pendu tous ses congénères, ainsi que le curé Théodule (rappel du frère Théodule d’Une saison…), sculpteur émérite de crucifix d’après modèles vivants.

C’est dans cette même atmosphère d’église, et au sein du même village de Sainte-Souffrance, sous le « ciel matalien », que se déroulera Le chant des mouches, publié, comme Les carnets de Douglas, aux éditions Alto (Québec). Déconstruit en labyrinthiques embranchements, le roman multiplie les personnages et les préhistoires, poursuivant, dans l’esprit de Music-Hall ! [45], l’élaboration d’une Matapédia imaginée, isolée, désolée, et dessinée en brun, noir et rouge. Les Souffretins sont séparés par un trou béant rempli d’ordures et qui s’agrandit par « l’érosion des sols mataliens ». S’y affrontent depuis toujours Flotteurs (partisans de la théorie du vieux Marmotte qui affirme que c’est la crue des eaux qui a emporté l’église) et Torpilleurs (partisans du père Rebut, pour qui l’église aurait été torpillée par un U-Boot). Au moment où se forme cet antagonisme sur l’origine du trou s’unissent Patron et Petite-Mouche. La jeune femme mourra plus tard en accouchant de jumeaux. L’un (Tête-Triste) sera adopté par une famille (les Gamme), l’autre (Statue) aboutira bien entendu à l’orphelinat Arthur-Buies, géré par la congrégation du Précieux-Sang-Versé. Alors qu’à Notre-Dame-du-Cachalot, la Boston Boredom inc. ne fabriquait plus le parfum Pur Ennui (L, 32-34), c’est la Holy Grail Incorporated, « spécialisée dans la confection de calices » (CM, 38), qui avait fourni à Sainte-Souffrance la majorité de ses emplois. La manufacture fermée, le canton de Matalik peut néanmoins compter sur les diverses subventions du « Ministère », appareil étatique omnipotent armé de fonctionnaires dispensateurs de politiques, de brochures informatives et de programmes, comme l’orphelinothérapie, « qui consistait à jumeler un vieillard d’un hôpital à un enfant d’un orphelinat » (CM, 75), un service de « pendaison homologuée » assuré par des agents de suicide (« ADS ») et de cordes approuvées (CM, 51-55) et, finalement, un projet de réunification des Torpilleurs et des Flotteurs au moyen d’un « pont de la Réconciliation » construit au-dessus du Trou. À cela s’ajoute une sorte de secte, les Zeureux, menée par madame Lamproie, et qui va causer l’échec de la réunification. Au moment où un orchestre médiocre entonne le « Chant des mouches », écrit par Tête-Triste, et après le discours vibrant du curé Statue, la Lamproie va dévoiler la gémellité de l’officiant et du musicien, nés du mariage maudit entre une Flotteuse et un Torpilleur tandis que se formait le Trou. Alors que le lecteur crie « Pouce ! », le village a repris les hostilités à la découverte d’une torpille dans les glaises du trou, et les Zeureux s’en retournent heureux de voir régner la bisbille grâce à laquelle ils remplissent leurs coffres.

Les lieux communs régionalistes sont recyclés, chez Éric Dupont, avec un enthousiasme tongue in cheek. Chez Sébastien Chabot, la distance critique prend plutôt la forme d’un investissement franchement métalittéraire : le roman reprend à son compte la désillusion de la terre déjà mise à mal par les romans anti-idylliques de Marie-Claire Blais (Une saison…) et d’Albert Laberge (La scouine [46]). La forme de naturalisme noir et sardonique ainsi réactualisée se dresse cependant contre un discours qu’on croyait mort et enterré, celui du roman de la terre notamment. Mais on peut aussi penser que cette grande dysphorie matapédienne/matalienne s’inscrit en faux contre le discours vague sur les régions, souvent un enjeu politique et partisan de la capitale, et dont le « ministère » serait une cruelle hyperbole : une entité centralisée qui invente des programmes à distance, formule des idéologies qui ne se rendent jamais au fin fond des vallées obscures et oubliées de tous.

Christine Eddie, Les carnets de Douglas [47]

À l’inventivité débridée des romans de Dupont et Chabot, celui de Christine Eddie oppose un registre du mignon, annoncé par l’épigraphe qu’on doit à Christian Bobin : « J’ai dans le coeur un arbre [48]. » Gentille fiction bucolique à côté des monstruosités déployées par Chabot, le roman adopte une étonnante structure en parties placées sous le signe du cinéma : « Repérage », « Gros plan (et fondu au blanc) », « Plan d’ensemble », « Plongée », etc., jusqu’à un « Générique » qui raconte ce qu’il advient des personnages après le mot « Fin ». Cette fois, le paratexte et l’organisation narrative, faite de multiples incursions agencées en fin bricolage, nous guident d’emblée vers un autre cadre interprétatif familier, celui du postmodernisme esthétique québécois. On pense surtout aux démarches textualistes de Nicole Brossard (Un livre, Le désert mauve et Hier [49]), où les cadres paratextuels sont surdéterminés à la manière du nouveau roman français. Voyons si ce cadre résiste à l’analyse.

Comme chez Chabot, l’espace et le temps demeureront assez flous tout au long du roman. Quelques indications pourraient toutefois trahir la fin des années 1950. Romain Brady est né à Sainte-Palmyre au sein d’une famille de riches propriétaires terriens au patrimoine acquis au prix d’un capitalisme éhonté. Au moment de choisir « un établissement collégial » (CD, 26), Romain quitte le « manoir » familial, marche « durant soixante-seize jours vers le nord » (CD, 28) et s’installe au milieu d’une forêt dans une cabane en rondins. Née pour sa part à Saint-Lupien, Éléna quitte sa famille quand son père lui annonce qu’il l’a « promise au fils de l’épicier contre une caisse de scotch » (CD, 24). Elle met alors le feu à la maison et s’enfuit, avant d’être recueillie par « les petites Soeurs du Mont-Carmel », puis par une apothicaire nommée Mercedes qui tient officine à Rivière-aux-Oies. Romain et Éléna, qui se rencontrent à l’orée de la forêt, vont s’échanger un instrument de musique et des poèmes d’Alain Grandbois avant de s’installer à deux dans la cabane. Elle baptisera Romain « Douglas » (comme le sapin…), et ils partageront cette devise des chemins les moins fréquentés : « Ose ta vie » (CD, 50).

Éléna révélait le mystère des plantes à Romain. Elle lui apprenait que les renards roux naissent aveugles et sourds. Elle racontait la curieuse légende qui avait donné son nom à la Rivière-aux-Oies et comment les Amérindiens se servaient des piquants du porc-épic pour décorer leurs ustensiles, ou du cuir d’orignal pour fabriquer des raquettes.

CD, 51

Cette robinsonnade champêtre où se multiplient mots doux et pensées positives s’achève quand Éléna meurt en couches. Douglas, paniqué, se rend chez le docteur du village, Patenaude, qui accepte de prendre soin du bébé, Rose. Mais le village ne compte pas qu’un docteur, il y a aussi une institutrice célibataire, Gabrielle Schmulewitz, survivante de la Shoah, qui emménage chez le docteur afin de l’épauler dans l’éducation de Rose. Rose grandit donc au sein de ce trio familial rapiécé, et dans un Rivière-aux-Oies qui se modernise. Le jour où Brady senior envisage de construire un centre commercial, Douglas s’évade et part découvrir le monde. Il envoie de temps à autre des missives à sa fille. La famille reconstituée ne supporte bientôt plus cette industrialisation du village et choisit d’accompagner Rose vers « la grande ville », où elle pourra entrer au conservatoire. Quand Douglas revient de son exil, Rose lui remet fièrement un livre réalisé à partir du mélèze qui avait poussé sur la dépouille d’Éléna, replanté au village et abattu lors du déménagement. « Les carnets de Douglas », on y arrive, réunissent les lettres du père.

Ainsi résumée, l’intrigue du roman laisse voir qu’on est loin des tragédies de Chabot et Dupont, et remarquablement loin aussi de l’autoréflexivité que laissait entrevoir la structure paratextuelle du roman. En fait, tout est bien qui finit bien : il règne en fin de parcours une harmonie qui honore tellement la persévérance et la droiture du docteur et de l’institutrice, une réussite familiale qui ennoblit tellement le caractère « sauvage », c’est-à-dire « bon de nature » de Douglas, qu’on est forcé de se rendre à toute cette cohérence sémiotique. Il est ainsi plus aisé, dans le cas des Carnets de Douglas, de récupérer les registres allégoriques et de les relier à la syntaxe événementielle en une sorte de corrélation pseudo-objective typique du roman à thèse. L’onomastique est transparente, car tous les « baptêmes » apparaissent motivés : Éléna Tavernier est fille d’ivrogne, Douglas Létourneau reçoit d’Éléna le nom « du plus grand, du plus solide et du plus spectaculaire des arbres » (CD, 55), etc. Les regroupements analogiques sont sans indécidabilité, car les lieux sont fortement axiologisés : la forêt tranquille et rassurante des émotions et de la croyance ; le village chaleureux et communautaire, lieu de repli ou d’exil ; la grande ville faite de savoirs, d’ouverture et de découvertes : « Protégé par sa forêt, nourri par la rivière, le village se laissait bercer par des saisons qui manifestaient au moins autant de tempérament que ses habitants. » (CD, 79) Ici, l’invention du Québec rural est asservie à la visée idéologique dont la vertu s’apparente à la croissance personnelle que soutient le motto d’Éléna et qui devient celui de tous les personnages : « deviens qui tu es [50] ».

Cependant, on s’aperçoit ici aussi que les orphelins abondent — et c’est même, dans chacun des quatre romans envisagés, une fonction cardinale de la fiction. Le rapport à la famille « naturelle » est chaque fois problématisé : à la famille tragique et romanesque, puis révélée de La logeuse, aux familles violentes, laides et crasseuses remplacées par une institutionnalisation exacerbée des liens sociaux chez Chabot (« ministère », orphelinat, secte, clans, etc.), répond une famille d’accommodement, chaleureuse et généreuse, tolérante et en quelque sorte sauvée par la culture, les livres, la musique, le respect de la nature et des différences. La culture et la ville, chez Dupont et Chabot, ne résolvaient pas les tensions intimes, familiales ou sociales. Au contraire, l’acculturation donnait lieu, dans La logeuse, à une exacerbation loufoque de la différence régionale, alors que dans Le chant des mouches, le pouvoir étatique du centre ne cessait d’alimenter les guerres intestines de Sainte-Souffrance. Enfin, dans L’angoisse des poulets sans plumes, l’entité civilisatrice, l’orphelinat et les bons frères chargés de l’éducation, à en croire les confessions de Perceval Marchaterre, n’avaient rien non plus d’un baume émancipateur. On reste, dans ce dernier cas, sous le joug de la croyance païenne, ce qui permet de démasquer la supposée bonne nature (L’angoisse…), laissant la raison et l’ordre social impuissants à réduire l’atavisme régional (Le chant des mouches).

À l’abri de la réalité

Ainsi, les romans à l’étude semblent jouer l’allégorie contre le réalisme, en présentant — et c’est la raison de leur regroupement ici — non seulement des localités périphériques, reculées, isolées, mais également des localités décalées. Qu’elles relèvent de la pure invention (Notre-Dame-du-Cachalot dans La logeuse) ou qu’elles déforment un matériau géographique reconnaissable (Sainte-Souffrance et Crépuscal, dans L’angoisse des poulets sans plumes et Le chant des mouches, dérivés de Sainte-Florence et Causapscal dans la vallée de la Matapédia), ces localités imaginaires sont néanmoins situées au Québec. Malgré le miroir déformant de ces narrations, l’éloignement de ces régions peut préserver leurs habitants, et jusqu’à leur monstruosité, de tout contact avec le centre qui pourtant, de son bras gouvernemental, manifeste une présence surdéterminée. Chez Christine Eddie, le « pays » reste nébuleux, car si les toponymes religieux (Saint-Lupien, Sainte-Palmyre) et animalier (Rivière-aux-Oies) rappellent la toponymie du Québec rural (et aussi bien celle de la France), ce peut être tout autant celle de Charlevoix que celle de la Côte-Nord. Ce qu’il faut retenir, c’est la sorte de beauté préservée du développement que constituent ces enclaves reculées, protégées. Cependant, l’aréopage des notables du village dans Les carnets de Douglas (maire, curé, docteur, institutrice, etc.) et un certain nombre d’indices historiques repérables (dont la mise à l’index des livres de Zola et de Balzac, puis « [l]a levée de l’interdit sur les livres » [CD, 130 et 154]) permettent le repérage d’une période traitée à la manière d’un manuel scolaire : une Grande Noirceur où les campagnes restent coupées de l’énergie émancipatrice de « la grande ville » et sont donc assujetties aux valeurs et aux cancans des villages. C’est quand la communauté est contaminée par la consommation et l’industrie que la famille quitte le village, comme si ce dernier ne constituait plus un rempart contre l’individualisme. En fin de course, c’est dans la « grande ville » que pourra se reconstruire l’esprit communautaire qui faisait du village un lieu d’entraide et de solidarité.

Il n’y a que les Souffretins qui ne sortent pas de leur vallée (leur « trou »), et quand l’un d’entre eux s’y aventure, Tête-Triste le musicien, ce n’est que pour y trouver pauvreté (il vit dans une boîte de carton à Rimouski !) et engelures (en tournée en Europe de l’Ouest, il perd plusieurs doigts). Rosa Ost, elle, passant de l’uniformité tranquille de son village absent des cartes géographiques à un multiculturalisme fait d’immigration, vit à Montréal un dépaysement radical : sa langue (son accent), ses opinions politiques et ses valeurs sociales sont confrontées à une réalité qui lui semble appartenir à une tout autre culture, à un autre pays. Et Romain (alias Douglas), sorte de Survenant, vit plutôt pour sa part une émigration de classe en refusant le patrimoine et l’héritage familial pour se réfugier dans une autarcie de coureur des bois (un autre des motifs du roman de la terre) et fonde une autre famille qui, elle, renonce à la paix des campagnes, menacées par les centres commerciaux et l’automobile (le progrès). La « grande ville » (avec ses laboratoires, son conservatoire et son intrigant « musée de l’Holocauste ») procure au docteur Patenaude, à Gabrielle et à Rose les savoirs et la culture desquels ils étaient privés à Rivière-aux-Oies, et cela semble pouvoir remplacer la quiétude rassurante de l’arrière-pays.

Mais c’est prêter à ces romans beaucoup d’intentions que de chercher à y lire les tropes régionalistes car, après tout, on sent bien qu’ils ne les investissent que de biais. On pourrait croire, en voyant s’afficher une province aussi clairement motivée par la toponymie chargée au plan sémantique, qu’il s’agit de parler de cette province, quand en vérité cette cartographie importe peu tant elle est rendue accessoire par la péripétie. Ces régions pourraient être n’importe quelle région, car c’est l’éloignement (bizarrerie de la superstition ou écart idéologique) qui l’emporte sur la singularité, le trait typique qui pourrait tenir lieu de support à l’identité. La référentialité éventuelle de ces lieux n’est pas incarnée dans le paysage (toujours décrit sommairement), ni dans des moeurs, des outils ou des sonorités originales, ni même au contact de la petite histoire locale. Les lieux, ici, sont des signes dont le signifié ne découle que du signifiant. Pourquoi, alors, choisir ce cadre géographique, la province, traditionnellement asservi à un discours de conservation ? Pourquoi inventer ce topos du lieu, la région, que Dainotto décrit comme un pivot argumentatif, « a place for argumentation from which the discourse of regionalism — the anamenesis of a traumatic loss — can begin [51] » ? À quoi peut bien servir cette déshistoricisation à laquelle conduit le recours à des lieux imaginés sans exploration de leur épaisseur ? On aurait sans doute tort de chercher à lire dans ces romans quelque représentation de la réalité sociale québécoise. On y lit plutôt un choix d’inscription dans le discours littéraire, une façon d’embrasser le discours littéraire en affirmant son autonomie. Il en résulte une sorte d’autarcie discursive qui semble valoriser davantage le rapport au littéraire que le rapport au monde, le rapport à la textualité plutôt que le rapport à la société.

Quand on compare ces prises de position avec les postures littéraires françaises contemporaines associées aux écritures de la province, avec celles qu’exemplifient Millet, Bergounioux ou Michon, ou avec celles qui s’y consacrent de manière plus diffuse et s’ancrent hors de Paris, on s’aperçoit aussi de ce souci de « parler de (avec) la littérature ». Le contraste auquel on assiste tient plus précisément à un rapport à l’histoire, au réel certes, mais aussi aux valeurs associées aux lieux. La différence est aussi d’ordre générique et stylistique. La scène énonciative du retour au pays natal, de la biographie ou de l’enquête d’écrivain, coutumière dans les romans français considérés ici, ne correspond en rien au romanesque recherché d’un Chabot ou d’un Dupont ; quant au conte moral de Christine Eddie, il s’apparente davantage à la fable psycho-pop qu’au document patrimonial visant à rendre compte de ce qui, autrement, passerait sous les roues du progrès. La différence est ensuite qualitative, car hormis l’écriture parataxique et les métaphores rimbaldiennes de Chabot, où l’on sent une voix qui s’approprie le langage et joue avec lui et tout un répertoire imaginaire et littéraire, la langue de Dupont, toute en jeux de mots, et celle d’Eddie, un rien scolaire, ne pactisent pas avec un esprit de recherche langagière ou imaginaire. Le dire n’est pas problématisé. La différence est enfin dans le rapport d’adhésion à la représentation réaliste, à laquelle on ne confie pas le rôle de transmettre une authenticité (du dire, de la perception, de la réflexion, etc.) ; c’est bien à l’abri du réalisme, de la référentialité et de l’effet de réel que se déploient ces fables qui tendent vers l’allégorie et le légendaire. Manière peut-être de dire un scepticisme documentaire, il s’agit sans doute d’une très forte valorisation de la fabula. Si la question identitaire sociale, individuelle et collective, pourtant centrale dans le trope régionaliste — et dans l’idéologie réaliste —, était utile à faire résonner le sens des productions françaises qu’on a regroupées sous cette étiquette, elle est au contraire de peu d’efficacité interprétative pour lire ces romans québécois qui inventent une ruralité tant cette déviation est atténuée par un registre parodique (Dupont), intertextuel et littéraire (Chabot), et sentimental (Eddie) — et dans tous les cas, selon leurs différentes affinités d’élection, résolument romanesque [52].