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L’énigme du retour, l’un des romans les plus poétiques de Dany Laferrière, qui a obtenu le prix Médicis en 2009, reprend plusieurs éléments thématiques et autobiographiques présents dans Pays sans chapeau, dont la publication remonte à 1996. Dans les deux romans, il est question du retour en Haïti du narrateur, alter ego de l’écrivain, après plusieurs années passées en exil à Montréal. Tout en restant dans l’autofiction [1], ces deux romans s’éloignent sur plusieurs plans des autres romans de Dany Laferrière, notamment de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer et de sa suite, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, dont l’action se déroule au Québec puis aux États-Unis. Ils se distinguent aussi des romans nostalgiques (« textes de la mémoire [2] ») de Laferrière, comme L’odeur du café (1991), Le goût des jeunes filles (1992) et Le charme des après-midi sans fin (1997), dans lesquels le « retour » s’effectue dans la mémoire du protagoniste, qui revisite son enfance et son adolescence. Outre les différences de tons et de registres qui les distinguent de ces autres livres, L’énigme du retour et Pays sans chapeau relatent en effet un retour physique au pays natal, retour provoqué dans les deux cas par la mort d’un proche. Dans L’énigme du retour, le narrateur Windsor Laferrière fils, également nommé Dany Laferrière, revient en Haïti dans le but de permettre le retour spirituel de son père, Windsor Laferrière, mort en exil et dont le corps repose désormais dans un cimetière de Brooklyn, à New York ; tout suggère en effet que c’est pour ramener l’esprit ou l’âme de Windsor Laferrière père sur sa terre d’origine et pour faire le point sur sa propre existence que le fils entreprend ce retour au pays natal. On se souvient que, dans Pays sans chapeau, le retour du narrateur, surnommé Vieux Os, avait lui aussi été occasionné par une mort, celle de Da, sa grand-mère.

Après avoir examiné et comparé, dans un premier temps, le traitement du retour et de la mort dans ces deux romans, nous nous intéresserons aux rapports qu’entretient leur narrateur avec le pays natal, et, plus particulièrement, à la façon dont le premier retour, raconté dans Pays sans chapeau, se distingue du second, exposé dans L’énigme du retour. Dans ce contexte, nous étudierons la représentation de Windsor Laferrière, le père absent du Pays sans chapeau, et sa substitution par le fils et par le poète Aimé Césaire dans L’énigme du retour dont l’intertexte central et insistant est Cahier d’un retour au pays natal [3]. L’énigme du retour laisse par ailleurs entrevoir que Windsor Laferrière fils sera remplacé, à son tour, par son neveu Dany Laferrière, c’est-à-dire par une nouvelle génération d’Haïtiens aux prises avec le même dilemme ayant jadis déterminé le cours de la vie des Windsor père et fils : rester ou partir. Nous constaterons ainsi que le retour peut s’effectuer plus d’une fois, et que l’expérience de l’exil est, d’une génération d’Haïtiens à l’autre, à la fois semblable et différente puisqu’il s’agit toujours d’échapper à la mort, celle-ci changeant seulement de visage : répression politique, violence sociale, famine, désastre naturel. Notre objectif est de montrer que, plus que l’exil et le retour en Haïti, la mort se trouve au coeur de Pays sans chapeau et de L’énigme du retour.

La mort, la terre natale et l’écriture

C’est en effet la mort, plus précisément la nécessité de fuir le carnage ordonné par le dictateur Duvalier fils (Baby Doc) qui contraint le jeune Windsor Laferrière à partager à vingt-trois ans le destin de son père : « À dix-neuf ans, je devenais journaliste en pleine dictature des Duvalier. Mon père, lui aussi journaliste, s’était fait expulser du pays par François Duvalier. Son fils, Jean-Claude, me poussera à l’exil. Père et fils, présidents. Père et fils, exilés. Même destin. » (PSC, 129 [4]) C’est encore la mort — celle de la grand-mère aimée, Da, dans Pays sans chapeau et celle du père étranger dans L’énigme du retour — et surtout le besoin de la transcender qui oriente les deux retours à la terre natale. Si, dans Pays sans chapeau, le retour en Haïti s’explique par la fin des dictatures Duvalier et le besoin d’honorer en personne la mémoire de grand-mère Da, morte quatre ans plus tôt mais toujours présente dans les objets qui l’évoquent (le café des Palmes, sa robe grise, sa cuvette blanche [PSC, 22-24]), c’est essentiellement la mort du père Laferrière et les effets de cette disparition qui, dans L’énigme du retour, justifient le retour (physique et scriptural) du narrateur en Haïti. Dans ce roman, le narrateur ne s’adonne pas à la nostalgie. Ayant atteint à cinquante-six ans une maturité certaine (ÉR, 212) et un équilibre matériel et psychologique apparent, il commence à s’interroger sur sa vie, sur la mort, le prix de l’exil, les conséquences des catastrophes naturelles et des multiples violences dont souffre le peuple haïtien ; peuple qui, en dépit des épreuves subies au cours du temps, n’a jamais « arrêté de se battre d’abord contre l’Europe esclavagiste, puis contre l’armée américaine d’occupation (de 1915 à 1934) et toujours contre l’État haïtien » (ÉR, 257).

Dès le paratexte de Pays sans chapeau (titre, couverture du livre, etc.), la préoccupation au sujet de la mort est évidente. Comme on l’explique à l’ouverture du texte, « c’est ainsi [pays sans chapeau], qu’on appelle l’au-delà en Haïti parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau ». L’édition Lanctôt présente sur la couverture une illustration de J.-R. Chéry intitulée « Enterrement à la campagne », qui met en scène deux femmes éplorées et des villageois suivant le cercueil d’un défunt. Or la mort, dans ce premier roman centré sur le retour, ne concerne pas seulement grand-mère Da. Elle touche en effet la majeure partie sinon tous les habitants d’Haïti.

Les craintes de Marie, la mère de Vieux Os, au sujet d’une « armée de zombis », le récit du professeur J. B. Romain à propos de la révolte de paysans affamés transformés en zombis, comme les nombreux cadavres retrouvés chaque jour dans la ville de Port-au-Prince, tout semble donner raison au cireur qui conseille à Vieux Os de « quitter ce pays le plus vite possible », de partir « pendant qu’il est encore temps » (PSC, 52). L’avertissement est clair : « Tous ceux que vous voyez dans les rues en train de marcher ou de parler ; eh bien ! La plupart sont morts depuis longtemps et ils ne le savent pas. Ce pays est devenu le plus grand cimetière du monde. » (PSC, 52) Port-au-Prince sent mauvais, et ses habitants, dont la peau est recouverte de poussière, rappellent les corps de l’au-delà décrits jadis par grand-mère Da : « Décharnés, de longs doigts secs, les yeux très grands dans des visages osseux, et surtout cette fine poussière sur presque tout le corps. » (PSC, 63) À cela, Marie ajoutera un peu plus loin : « tout le monde a peur […] On a peur de ne pas exister […] On a l’impression d’être déjà mort, ici. […] Nous sommes tous déjà morts. » (PSC, 91) C’est ainsi qu’à la fin du récit, Vieux Os se souviendra de l’« unique conversation » qu’il a eue avec son père (PSC, 202), seule fois où il a entendu sa voix. De l’intérieur de son petit appartement à Brooklyn, ce père avait refusé d’ouvrir la porte à son fils en affirmant que « tous [ses] enfants [étaient] morts en Haïti » (PSC, 202) et qu’« il n’y a[vait] que des morts en Haïti, des morts ou des zombis » (PSC, 202). L’énigme du retour reviendra sur cette « conversation ».

L’exergue de l’avant-dernier chapitre de Pays sans chapeau semble cependant optimiste : « Cé quand tête coupé, ou pas mété chapeau (Tant qu’on n’a pas encore la tête tranchée, on peut garder espoir de porter un jour un chapeau) » (PSC, 203). Coiffé du titre « Pays sans chapeau », ce chapitre raconte un rêve de Vieux Os qui, guidé par le dieu vaudou Legba, franchit la barrière pour rejoindre le monde des morts. Vieux Os en ressort « déçu » par les dieux. N’ayant pu constater la différence entre le monde des vivants et celui des morts (PSC, 215), il est désormais décidé à écrire « un livre sur ce curieux pays où personne ne porte de chapeau » (PSC, 221). Ce projet semble ainsi s’accomplir dans Pays sans chapeau, texte qui parle d’Haïti et d’un peuple qui ne cesse d’espérer porter un jour un chapeau.

Rétrospectivement, ces fréquentes références au peuple de zombis apparaissent assez prophétiques : elles anticipent les conséquences de l’horrible séisme du 12 janvier 2010 qui a tué plus de deux cent mille personnes à Port-au-Prince. Dany Laferrière a voulu relater sa propre expérience de la catastrophe dans Tout bouge autour de moi (2010), puisqu’il se trouvait en Haïti pour assister au festival Étonnants Voyageurs. Dans « ce petit livre sur le séisme » (TBAM, 11), il cherche l’apaisement (« Tant que j’écris, rien ne bouge. L’écriture empêche les choses de se briser » [TBAM, 12]) et offre le moyen de « rectifier tout de suite les choses » avant que les médias ne parlent de « pays maudit », « de vaudou, de sauvagerie, de cannibalisme, de peuple buveur de sang » (TBAM, 87).

Dans L’énigme du retour, la mort s’annonce aussi dès l’incipit, c’est-à-dire dès la toute première strophe de ce roman-poème : « La nouvelle coupe la nuit en deux./L’appel téléphonique fatal/que tout homme d’âge mur/reçoit un jour./Mon père vient de mourir. » (ÉR, 13) Cette mort du père, seul « dans un lit d’hôpital d’un pays étranger » (ÉR, 14), déclenche une série de questions et des réflexions sur le nomadisme, l’identité de l’exilé et ses rapports avec le pays d’origine. Le narrateur retourne donc en Haïti après trente-trois ans d’exil à Montréal (ÉR, 162) pour annoncer cette mort à sa mère Marie, épouse de Windsor Laferrière père : « Ce qui est sûr, c’est que mon père ne sera pas mort tant que cette femme ne saura pas la nouvelle. » (ÉR, 63)

La mort de Windsor Laferrière avait déjà été évoquée rapidement dans Pays sans chapeau, mais la date de cette mort et l’âge du fils au moment du décès paternel diffèrent dans L’énigme du retour. Dans Pays sans chapeau, Vieux Os retournait au pays natal pour la première fois à l’âge de quarante-trois ans, c’est-à-dire vingt ans après avoir quitté Haïti de toute urgence et en secret pour fuir les tueries de la dictature et les tontons macoutes aux lunettes fumées qui avaient assassiné son ami Gasner Raymond. Il affirmait que la mort de son père avait eu lieu douze ans avant ce retour, c’est-à-dire alors qu’il n’avait que trente et un ans [5]. On comprend donc que L’énigme du retour effectue aussi un retour sur cette mort, et que son déplacement dans le temps permet une construction qui est sans doute une réinterprétation de la figure paternelle.

Le père et ses sosies

Pays sans chapeau décrit plusieurs similitudes entre Windsor Laferrière père et fils, qui seront reprises et développées dans L’énigme du retour. Par exemple, Vieux Os déclare à Marie avoir vu Windsor Laferrière dans son cercueil et avoir remarqué qu’ils avaient, son père et lui, « exactement les mêmes mains » (PSC, 201). Marie acquiesce et ajoute qu’ils avaient aussi « la même façon de remercier, un “merci” sec » (PSC, 201). Dans L’énigme du retour, à New York, peu après l’enterrement de Windsor Laferrière dans le cimetière de Brooklyn, le coiffeur et ami du défunt observe que le père et le fils « sont faits du même bois » car, en plus de la ressemblance physique, les deux hommes partagent certains traits de caractère apparaissant entre autres dans le fait que le fils s’assoit dans un coin, près des toilettes, à la place occupée par son père pendant quarante ans (ÉR, 67). En Haïti, Marie montre au narrateur une petite photo qui révèle que le père et le fils avaient « le même visage grave » (ÉR, 204) ; et à propos d’une autre, en noir et blanc, où elle est avec son mari, elle observe : « j’ai l’impression d’être avec mon fils et non mon mari. » Le fils lui rappelle alors que la dernière fois qu’elle a vu son mari, « il était encore dans la vingtaine » (ÉR, 205).

Cette ressemblance physique entre le père et le fils explique pourquoi les vieux amis de Windsor Laferrière père, restés en Haïti, n’ont aucun mal à reconnaître le narrateur et à saisir tout de suite la nature de sa visite. Ainsi François déclare immédiatement en le voyant : « Comme ça il est mort. […] Ton père. […] Tu es son portrait craché. Et c’était la seule raison pour venir me voir jusqu’ici. » (ÉR, 238) En plus de partager le même nom, les mêmes traits physiques et psychologiques, Windsor Laferrière père et fils ont partagé le même destin : un exil imposé par vingt-neuf ans de dictatures. C’est donc pour rendre son père à la terre de ses ancêtres que le fils effectue le voyage périlleux à Baradères, village natal du disparu :

[…] je n’ai pas de cadavre avec moi./Et presque aucun souvenir du défunt./Ce voyage, c’est pour le ramener/dans son patelin que je découvre en même temps.//Des funérailles sans cadavre./Une cérémonie si intime/qu’elle ne concerne que moi./Père et fils, pour une fois/seul à seul.

ÉR, 267-268

Un peu plus loin, le narrateur précise : « Mon père est revenu/dans son village natal./Je l’ai ramené./Pas le corps que la glace brûlera jusqu’à l’os./Mais l’esprit qui lui a permis/de faire face/à la plus haute solitude. » (ÉR, 276) Mais ce pèlerinage n’est pas la seule démarche funéraire accomplie par le fils. Dans ce récit, Windsor Laferrière n’est pas représenté seulement par son fils qui effectue à sa place un retour au pays. Il l’est aussi par les mots du poète Aimé Césaire, dont le recueil Cahier d’un retour au pays natal accompagne le narrateur dans tous ses voyages. Dès l’annonce de la mort de son père au début du livre, ce vers lui revient à la mémoire — « La mort expire dans une blanche mare de silence. » (ÉR, 14). Quarante ans après sa première lecture du Cahier, Windsor Laferrière fils redécouvre Aimé Césaire qu’il n’avait pas, jusque-là, vraiment entendu :

Je percevais ses mâchoires serrées et ses yeux voilés de larmes. Je voyais tout cela, mais pas la poésie. Ce texte me semblait trop prosaïque. Trop nu. Et là, cette nuit, que je vais enfin vers mon père, tout à coup je distingue l’ombre de Césaire derrière les mots. Et je vois bien là où il a dépassé sa colère pour découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. Les images percutantes de Césaire dansent maintenant sous mes yeux. Et cette lancinante rage tient plus du désir de vivre dans la dignité que de la volonté de dénoncer la colonisation. Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père.

ÉR, 60

L’évocation fréquente et intermittente (ÉR, 14, 21, 33, 58, 59, 62, 66, 80, 248, 252, 263, 264) du poète martiniquais et de son célèbre Cahier dans les deux parties de L’énigme du retour en fait un véritable leitmotiv qui ne fait peut-être pas qu’accompagner et reprendre le thème du retour, mais évoque aussi la mort en 2008 du poète, politicien et père fondateur de la négritude, tout juste un an avant la publication du roman (ÉR, 58). Aussi l’image que le narrateur se fait de ce grand homme « intelligent traversé par une terrible colère » (ÉR, 59-60) qui rédigea en 1938 Cahier d’un retour au pays natal alimente-t-elle la représentation de Windsor Laferrière père : « Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père. Le même sourire fané et cette façon de se croiser les jambes qui rappelle les dandys d’après-guerre. » (ÉR, 33)

Par conséquent, il semble que le narrateur entreprenne pour son père et à sa place le retour au pays natal décrit par Aimé Césaire. Windsor Laferrière fils constate que son père « avait tout perdu./Si tôt dans sa vie » (ÉR, 66) et remarque : « Mon père a passé/plus de la moitié de sa vie/hors de sa terre/de sa langue/comme de sa femme. » (ÉR, 65) Aussi, dans L’énigme du retour, le narrateur insiste-t-il sur le fait que son enfance, quoique très ensoleillée, a été marquée par l’absence d’un père exilé. Or cette absence paternelle définit non seulement l’enfance du fils mais aussi celle d’un de ses amis et, de façon générale, celle de toute une génération d’Haïtiens :

Comme nous avons le même âge les choses nous sont arrivées à peu près en même temps. Son père est mort au début de l’année, il avait dû fuir le pays à la même période que le mien. C’est une génération de fils sans père qui ont été élevés par des femmes dont les voix devenaient encore plus aiguës quand elles se sentaient dépassées par les événements.

ÉR, 59

Les funérailles à New York révèlent au narrateur le respect et l’admiration qu’éprouvaient les Haïtiens exilés aux États-Unis pour ce héros, discret et séducteur, qu’a été son père :

Pour beaucoup de ces vieux chauffeurs de taxi haïtiens, accompagnés de leurs épouses pour la plupart aide-infirmières à l’hôpital de Brooklyn, il restait le jeune homme qui s’était dressé un jour face au pouvoir abusif du général-président. La gloire de leur jeunesse.

ÉR, 62

Devant ce héros « nomade réduit à l’immobilité » (ÉR, 61) — « un astre trop aveuglant pour qu’on puisse le regarder de face » (ÉR, 63) —, le narrateur se rappelle un passage du Cahier où le poète de vingt-cinq ans réclame à la France le corps de Toussaint Louverture (ÉR, 62), héros national des Haïtiens, mort en France en 1804 après s’être battu pour la libération des esclaves et du pays. Le narrateur désire le retour de son père en Haïti autant que Césaire chante celui de Toussaint Louverture. Si Aimé Césaire et Windsor Laferrière père se superposent dans l’imagination du narrateur, c’est parce qu’à l’instar de Césaire, et à la différence du père, Windsor Laferrière fils trouve dans l’écriture la possibilité de sauvegarder l’essentiel de lui-même (et de son père) malgré la solitude et les difficultés de l’exil.

L’écriture salutaire

De retour « chez lui » en lieu et place du père, le fils ne peut que se demander quand son père a su « qu’il ne retournerait plus jamais en Haïti et [ce qu’il a] senti exactement à ce moment-là » (ÉR, 66). Ces questions jamais posées et demeurées sans réponse resteront donc ouvertes. L’écriture seule pourra les ressusciter comme elle peut ressusciter les morts et les projeter dans la postérité. Ainsi, en dépit de la mort, grand-mère Da continue de vivre dans les romans de son petit-fils qui affirme : « Elle est entrée tête haute dans la fiction. » (ÉR, 244) La présence de Da dans plusieurs romans de Laferrière crée d’ailleurs des rapports intratextuels qui recomposent un univers perdu : « Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un paysage, mais pour en faire encore partie. » (ÉR, 155-156) Depuis toujours, le narrateur semble convaincu que « la littérature [le] sauver[a] de tous les dangers » (ÉR, 180) et, effectivement, c’est l’écriture qui permet à Windsor Laferrière fils d’éviter de sombrer comme son père dans la colère et dans la folie. Elle le rapproche d’Aimé Césaire et permet peut-être de comprendre pourquoi le narrateur est finalement satisfait et se sent léger de ne pouvoir emporter la valise « des rêves avortés » (ÉR, 70) que son père avait placée à la Chase Manhattan Bank. L’héritage désiré n’est en effet pas celui-là mais un autre, qui lui vient d’un autre « père » par lequel il retrouve mieux le sien : « Ce qu’il ne savait pas […]/c’est que le destin ne se transmet pas de père en fils./Cette valise n’appartient qu’à lui./Le poids de sa vie. » (ÉR, 72) ; « Ce que j’aimerais avoir hérité de lui, ce sont ses idées de justice sociale, son intransigeance envers le pouvoir, son dédain de l’argent et sa passion des autres. » (ÉR, 191-192)

Quoique Windsor Laferrière fils partage l’écriture (une écriture salutaire) avec Aimé Césaire, c’est Windsor Laferrière père qui ressemble le plus au poète par son héroïsme et ses qualités humaines. Il est fort significatif que la dernière référence à Césaire et à son Cahier se fasse lorsque le narrateur glisse le Cahier dans la sacoche de son neveu Dany en affirmant : « C’est avant de partir qu’on en a besoin./Pas au retour. » (ÉR, 264) Il est vrai que le jeune homme est tenté de partir et veut savoir « [c]omment c’est ? […] vivre ailleurs » (ÉR, 247), ce à quoi le narrateur répond :

Oh, là-bas, c’est devenu pareil qu’ici pour moi. Pourtant ce n’est pas le même paysage. J’ai perdu la notion du territoire. Ça se fait si doucement qu’on ne s’en rend pas compte, mais au fur et à mesure que le temps passe les images qu’on a gardées dans sa mémoire sont remplacées par de nouvelles et ça n’arrête pas.

ÉR, 247

Dans L’énigme du retour, Dany est le double fictif de Dany Charles, le neveu du romancier Dany Laferrière. Ce roman lui est dédicacé : « À Dany Charles, mon neveu, qui vit à Port-au-Prince. » Dany veut devenir écrivain comme son oncle et il représente la nouvelle génération d’Haïtiens. Dans Tout bouge autour de moi, Dany Charles voudrait pouvoir écrire sur le séisme du 12 janvier 2010 ; il ne veut pas que son oncle écrive de roman sur ce sujet (TBAM, 64). En fait, il semblerait que « c’est à une nouvelle génération de rêver au voyage » (ÉR, 177). Celle-ci prépare la relève dans le domaine sociopolitique comme dans le domaine culturel. Mais il est clair pour le narrateur que ces jeunes Haïtiens « semblent encore plus désespérés que ceux de [son] époque […]. Cette amertume vient peut-être du fait qu’ils ont cru à un changement après le départ de Baby Doc. Rien de pire qu’un espoir trahi. » (ÉR, 203) Comme les générations précédentes, la nouvelle génération devra d’abord trancher entre rester ou partir.

Nomadisme et sédentarité

La comparaison du traitement de ce dilemme problématique dans Pays sans chapeau et dans L’énigme du retour s’avère donc intéressante. Dans L’énigme du retour, le narrateur fait la remarque suivante au sujet de son père : « Tous les chemins qu’il devrait emprunter plus tard étaient déjà en lui. » (ÉR, 275) Un peu plus loin, il ajoute : « Et si la lune était pleine et claire/il a dû voir ma vie aussi/en prolongement de la sienne/et si semblable à la sienne.//Nous avons chacun notre dictateur./Lui, c’est le père, Papa Doc./Moi, le fils, Baby Doc./Puis l’exil sans retour pour lui./Et ce retour énigmatique pour moi. » (ÉR, 275) Windsor Laferrière père a quitté Baradères pour se rendre d’abord à Port-au-Prince, « [e]t des années plus tard, à La Havane, Paris, Gênes, Buenos Aires, Berlin, Rome, les métropoles du monde. Enfin New York […]. » (ÉR, 274-275) Le fils a pris la route de Montréal et de Miami. Ainsi, ce n’est que dans « la mémoire de [sa] mère » qu’on peut trouver une photo du père et du fils « seuls ensemble » (ÉR, 277). Mais l’exil et le nomadisme du père et du fils s’opposent dans les deux romans à la sédentarité de leurs amis de jeunesse comme à celle des figures féminines : la mère, la soeur et la tante du narrateur.

Pays sans chapeau est ainsi dédicacé : « À ma mère qui n’a jamais quitté son pays, même pour une minute, comme elle le dit. » Marie est donc restée fidèle au pays natal : « Ma mère, elle, ne quittera jamais son pays. Et si jamais elle le quitte, j’aurai l’impression qu’il n’y a plus de pays. J’identifie totalement ma mère avec le pays […]. Le torse bombé de douleur : ma mère, mon pays. » (PSC, 129) Dans L’énigme du retour, le narrateur affirme encore : « Malgré sa folle envie de le [Windsor Laferrière père] revoir, elle n’a pas voulu que ses enfants grandissent en exil. Elle voulait nous donner le sens du pays. » (ÉR, 189) Si ce sens du pays n’a pas été reçu par le fils sur le mode souhaité par la mère, il reste que le narrateur a fusionné le corps et la terre d’origine : « On est du pays où notre mère est enterrée » (ÉR, 254) et « [s]i malgré votre âge et vos réalisations personnelles, on ne voit en vous que le fils de votre mère morte depuis longtemps, c’est signe que vous êtes revenu au village natal, le lieu de tous les commencements. » (ÉR, 255) Que le corps de la mère devienne le pays natal permet au fils de le ressusciter dans son corps propre comme un « retour » et une reconnaissance en lui de tous les rêves du commencement. Dans Pays sans chapeau, le narrateur affirme que sa mère l’a toujours considéré comme un prince, ce qui lui « a permis de survivre au début de [s]on séjour à Montréal, quand les autres ne voyaient en [lui] qu’un Nègre de plus » (PSC, 94).

L’écrivain fébrile est-il chez lui ?

L’expérience du pays natal subit-elle des modifications chez le narrateur dans le laps de temps — treize ans — qui sépare les deux retours ? Dans Pays sans chapeau, Vieux Os se félicite de pouvoir finalement se mettre à sa table de travail devant sa vieille Remington pour « parler d’Haïti, en Haïti » (PSC, 13). Son bonheur d’être finalement de retour « sur ce caillou au soleil » (PSC, 13), après vingt ans d’absence, s’exprime dans la répétition de quatre mots : « Je suis chez moi. » (PSC, 13) Pourtant, son attitude ne semble pas tout à fait familière et inquiète même les siens. Une voisine qui veut rassurer Marie avance que Vieux Os souffre non pas de folie mais d’une maladie qui « ne frappe que les gens qui ont vécu trop longtemps à l’étranger » (PSC, 14). Selon elle, Vieux Os doit « simplement réapprendre à respirer, à sentir, à voir, à toucher les choses différemment » (PSC, 15). Dans L’énigme du retour, le narrateur semble lui-même partager cet avis : « De retour dans le Sud après toutes ces années/je me retrouve dans la situation de quelqu’un/qui doit réapprendre ce qu’il sait déjà/mais dont il a dû se défaire en chemin. » (ÉR, 123) Il avait oublié les odeurs, les couleurs, « le goût de la mangue à midi » (ÉR, 147) et « ce vacarme./Cette foule hurlante./Ce trop-plein d’énergie./Ville de gueux et de riches/debout avant l’aube » (ÉR, 124). Il semble que l’exil à Montréal ait transformé le corps qui doit subir au retour un processus d’adaptation inversé :

Toutes ces choses que j’avais évacuées de mon esprit là-bas pour éviter d’être ligoté par la nostalgie ont une présence concrète ici. Elles s’étaient réfugiées dans mon corps où le froid les avait gelées. Mon corps se réchauffe petit à petit. Et ma mémoire se dégèle jusqu’à devenir cette petite flaque d’eau dans le lit.

ÉR, 145-146

Dans Pays sans chapeau, Marie observe que ce qui distingue Vieux Os de ceux qui n’ont pas quitté l’île, c’est qu’il n’est pas mort (PSC, 91-92). On l’a vu, les expériences vécues au pays pendant l’absence de Vieux Os ont fait des Haïtiens un peuple de zombis. Vieux Os, cependant, dit être « à l’affût de la moindre sensation, de la plus fine émotion, de tout ce qui pourrait [lui] donner l’impression de n’avoir jamais quitté le pays » : « Je voudrais que rien n’ait changé durant mon absence. J’aimerais reprendre fortement ma place parmi les miens, comme si de rien n’était, comme si je ne les avais jamais quittés. En même temps, je ne renie pas mon voyage. » (PSC, 93) Petit à petit et presque malgré lui, il se rend compte qu’après avoir passé vingt ans ailleurs, les choses les plus élémentaires lui échappent (PSC, 102). Ainsi, quand Lucrèce lui demande comment il peut écrire sur les morts n’étant pas mort lui-même, Vieux Os consulte le professeur J. B. Romain à la faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti pour savoir s’il est possible de rejoindre le monde des morts, « d’y aller et de revenir sain et sauf, sans que l’esprit ne soit aucunement atteint » (PSC, 137). Il accepte par la suite l’offre que Lucrèce lui fait de le conduire au royaume des morts (PSC, 119) afin de devenir « un reporter au pays sans chapeau » (PSC, 120).

Vieux Os est donc déjà conscient que son regard d’exilé est sensible aux différences, aux changements des choses, des lieux et des gens depuis son départ, même si de certains points de vue, le temps semble s’être arrêté en Haïti. Il remarque, par exemple, que le Rex-Théâtre, le Coles Market, le petit bar, son propriétaire et la boutique du cordonnier sont toujours là. Rien de ce côté-là n’a changé. Le cordonnier et sa femme « n’ont pas pris une ride. Pourtant, vingt ans ont passé. Et tant de choses sont arrivées durant ces vingt dernières années. Tant dans [sa] vie personnelle que dans l’histoire de ce pays » (PSC, 78). On trouvera sensiblement les mêmes observations dans L’énigme du retour, où le narrateur note : « Je suis donc parti puis revenu. Les choses n’ont pas bougé d’un iota » (ÉR, 140) ; « Chaque détail que je remarque/ mais que les autres ne voient pas/apporte une nouvelle preuve/que je ne suis plus de la région./Je n’aspire qu’à la fraîcheur/de l’aube primitive. » (ÉR, 262)

Si Vieux Os reconnaît qu’il n’est pas dans son caractère de ne pas bouger, de rester au même endroit pendant cinquante ans (PSC, 155), ce constat ne va pas sans un sentiment de culpabilité, perceptible lorsqu’il demande à une jeune infirmière si elle croit qu’il aurait dû « rester ici, à aider, au lieu de passer vingt ans ailleurs » (PSC, 79). Songe-t-il alors à écrire un livre qui pourrait aider le peuple de ce pays sans chapeau ? Difficile à dire. Déjà Philippe, son ami de jeunesse, pharmacien habitant Pétionville, quartier des riches, lui conseille de ne pas chercher à changer les choses, car cela peut s’avérer aussi dangereux que problématique :

Je dis ça parce que je ne veux pas te perdre. C’est ce qui arrive à tous ceux qui reviennent après vingt ans pour changer les choses, comme si les choses devaient changer seulement quand ils y pensent. […] Les choses, c’est nous. Ceux qui sont restés. Ceux qui n’ont pas quitté ce pays quand ça allait mal…

PSC, 146

Ce même Philippe se fâche cependant lorsque, dans une émission de radio, on s’interroge sur l’identité nationale des Haïtiens qui ont vécu trop longtemps à l’étranger, allant jusqu’à demander s’il faut les considérer comme des Haïtiens (PSC, 176). Philippe, qui conduit sa jeep rouge « d’une main sûre » en propriétaire de sa ville (PSC, 149), semble vouloir faire sentir au narrateur qu’il est un étranger à Haïti. C’est dans ce contexte qu’il demande à Vieux Os de nommer sur le champ ce qui lui a manqué en exil, ce qui l’a le plus frappé depuis son arrivée (PSC, 149). Vieux Os avoue que, plus que l’étroitesse des rues, la maigreur des gens, la poussière, la foule, le créole, les mangues, les cris, le soleil, ce qui l’a le plus étonné, c’est que tout cela puisse lui manquer autant : il était heureux à Montréal, mais se sentait comme « à côté de la vie. De [s]a vie » (PSC, 150). Dans L’énigme du retour, le narrateur remarque quant à lui : « Je m’étais promis de ne pas regarder la ville/avec les yeux du passé./Les images d’hier cherchent sans cesse à se superposer à celles d’aujourd’hui./Je navigue dans deux temps. » (ÉR, 175) Les deux amis se complètent et se distinguent donc surtout par leur relation à l’espace. Alors que Philippe est curieux de savoir « comment ça a été là-bas » (PSC, 169) et affirme : « je ne comprends toujours pas comment on peut vivre tout ce temps hors de son pays », car il « ne [s’est] jamais vu vivre ailleurs » (PSC, 170), et que sa femme Elsie l’approuve tout en se moquant de lui (« ton meilleur ami est un voyageur, alors que toi, tu ne bouges pas de ta ville, que dis-je, de ton quartier » [PSC, 173]), le narrateur de L’énigme du retour constate que « ceux qui n’ont jamais franchi la barrière de leur village/attendent le retour du voyageur/pour estimer si cela valait/la peine de partir » (ÉR, 228). On peut voir que dans ces deux romans, le retour provoque chez les amis laissés sur place tout un questionnement qui porte non seulement sur la capacité du « voyageur » de supporter l’exil, mais aussi sur la nécessité et la valeur même de cet exil.

Dans Pays sans chapeau, Vieux Os avoue que la solitude de l’exil lui pèse beaucoup et que le créole, ses mots, « manquent à [s]a bouche » (PSC, 171) : « On n’est chez soi que dans sa langue maternelle et dans son accent. » (PSC, 170) Cela éclaire évidemment en partie la fonction des proverbes, des dictons et des vers créoles (ainsi que leur traduction) qui servent d’épigraphes à chacun des chapitres intitulés « Pays réel » et « Pays rêvé » alternant dans Pays sans chapeau. L’éloignement s’est soldé pour Vieux Os par un manque et par la perte d’une partie fondamentale de lui-même : « C’est comme si vous n’aviez pas eu de “avant”. Vous n’avez qu’un présent. J’aime ça le présent. Je veux vivre dans le présent, mais il n’y a pas de présent sans passé. » (PSC, 170) Cela n’empêche toutefois pas son penchant pour le nomadisme de l’emporter : « Tu sais que j’ai toujours voulu partir… Même s’il n’y avait pas eu de dictature, je serais parti. » (PSC, 169) Il ajoute d’ailleurs : « L’horreur totale pour moi, ce serait d’être obligé de vivre toute ma vie dans le même pays. Naître et mourir à la même place, je n’aurais pas pu supporter un tel enfermement. » (PSC, 170) Et malgré le vieil adage selon lequel le voyage forme la jeunesse, Vieux Os explique : « je n’ai pas été là-bas pour apprendre quoi que ce soit. J’ai été là-bas pour être ailleurs qu’ici. Et maintenant, j’ai quitté là-bas pour être ailleurs que là-bas… » (PSC, 171)

Le prix de l’exil

À Carrefour — lieu sale, pollué et mal construit —, chez Manu, le troisième de ses amis de jeunesse, Vieux Os assume l’identité du « voyageur » qu’on lui impose et peut-être aussi la distance suggérée par cette désignation : « moi je suis le voyageur, ce qui veut dire dans ton langage que je ne comprends plus rien de ce qui se passe dans ce pays, que je suis complètement déconnecté après vingt ans à l’étranger, ce qui est peut-être vrai, remarque… » (PSC, 187) Il ressent au plus profond de lui le prix de sa longue absence quand il apprend que Manu, compositeur de chansons « bombes » sur la misère du peuple (PSC, 187), a épousé Antoinette, la jeune femme radieuse à la robe jaune du stade Sylvio-Cator, « ce soleil planté au milieu » (PSC, 189) du trio d’amis et dont Vieux Os fut amoureux vingt ans plus tôt.

Dans L’énigme du retour, le prix de l’exil se voit d’abord dans les soucis et les craintes de la mère du narrateur, dans son visage « des mauvais jours » loin de son mari et de son fils : « Il a fallu des décennies d’angoisse, de frustration, d’humiliations et de difficultés quotidiennes pour faire de cette femme fière et résistante le petit oiseau fragile et inquiet qu’elle est devenue. » (ÉR, 189) Ainsi, ce prix semble payé non seulement par l’exilé mais par ceux qui sont restés et qui cherchent dans le regard de celui qui revient la preuve de leur survie : « Il m’a fallu un temps pour comprendre que dans cette éventuelle reconnaissance de ma part ils cherchent surtout la confirmation qu’ils ne sont pas morts. » (ÉR, 148) Quant au narrateur, il se sent « un caillou dans le coeur » lorsque le vendeur de journaux le traite « comme n’importe quel autre étranger » (ÉR, 152), lui qui connaît « le drame de ne plus reconnaître/ même ceux qui nous furent proches » (ÉR, 41). Son effort sera donc nécessaire : « Si je ne m’éloigne pas trop du cercle doré, c’est pour ne pas me sentir étranger dans ma propre ville. Je repousse chaque fois le moment de cette confrontation. » (ÉR, 173) Et s’il souffre de la diarrhée après avoir pris un jus de fruits dans une goguette, c’est parce qu’il a voulu « [se] prouver [qu’il] étai[t] toujours l’enfant du pays » (ÉR, 178). C’est lorsque sa mère lui demande comment il a vécu l’exil, comment c’était pour lui là-bas que le narrateur admet au fond de lui-même avoir évité cette question, « un pareil gouffre », depuis longtemps : « et si je suis ici c’est en partie pour y faire face. » (ÉR, 206)

Il n’en reste pas moins, comme nous l’avons dit, que le mouvement, le nomadisme est présenté comme salutaire : « Ceux qui n’ont jamais quitté leur village/ s’installent dans un temps immobile/qui peut se révéler, à la longue,/nocif pour le caractère. » (ÉR, 42) Et le narrateur affirme un peu plus loin : « il ne suffit pas de parler créole/pour se métamorphoser en Haïtien. […] On ne peut être haïtien que hors d’Haïti. » (ÉR, 186) Les deux romans oscillent donc constamment entre l’épreuve de l’exil que fait ressentir le retour au pays et l’impossibilité de rester. Si quelque chose a changé pendant les treize ans qui séparent les deux retours, c’est surtout la conscience de la nécessité de cette oscillation.

La fin du voyage

Quelques indices dans le texte suggèrent que le narrateur n’est pas revenu au pays natal en bonne santé. Plus d’une fois il semble souffrir d’une fièvre mystérieuse, peut-être associée à la malaria (ÉR, 25). À Montréal, avant son départ, il avait même évoqué l’idée d’aller au sanatorium (ÉR, 45). Il est donc curieux qu’à Baradères, au village de son père, un ami du défunt le reconnaisse et prétende qu’il est accompagné de Legba, « le dieu qui se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible. Celui qui vous permet de passer d’un monde à l’autre » (ÉR, 279). Ainsi, vers la fin de son histoire, le narrateur se demande : « Si on revient au point de départ/cela voudra-t-il dire/que le voyage est terminé ?/On ne meurt pas tant qu’on bouge. » (ÉR, 228) Et tout à la fin du récit, alité et souffrant d’une fièvre, il affirme : « C’est la fin du voyage. » (ÉR, 286) On se demande finalement si Windsor Laferrière fils n’a pas effectué ce dernier retour à la terre natale pour y mourir à la place de son père.

On le voit, c’est bien la mort et les morts qui hantent ces deux romans à la fois très proches et différents. Et c’est surtout la mort qui demeure associée au pays natal et qui met en mouvement Vieux Os et Windsor Laferrière, les forçant tout autant à partir qu’à revenir. C’est aussi la mort qui semble être le moteur de cette écriture du retour racontant, au-delà des affirmations d’affranchissement identitaire de l’auteur, l’attachement corporel aux paroles des ancêtres.