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Renaud Longchamps appartient à cette génération de poètes québécois qui voulut, au cours de la période allant de 1970 à 1985, s’affranchir d’une poésie d’inspiration nationaliste et rompre avec l’émotion lyrique en cultivant une écriture formaliste. En 1988, il publie deux recueils de poèmes, Légendes et Sommation sur l’histoire [1]. À cette date, les débats autour du formalisme ont perdu de leur virulence, mais Longchamps se souciera toujours de la rigueur formelle de ses poèmes. Il apparaît lui-même par ailleurs, dans ces deux recueils, comme un poète de la matière, ce qu’il était déjà en 1978 : « Notre matière avant toute chose. Car la matière seule signifie. Dans l’agitation de son incertitude. Dans l’inutilité universelle de ses raffinements structurels […] [2]. » Ainsi, il n’y a pas de véritable solution de continuité chez Longchamps entre sa poésie des années 1970 et celle des années 1980. La quatrième de couverture de Légendes et Sommation sur l’histoire ne laisse pas de doute à ce sujet :

Renaud Longchamps poursuit, avec Légendes et Sommation sur l’histoire, son projet poétique de dire l’histoire et l’évolution des espèces vivantes abolissant du coup les frontières entre poésie et anthropologie. Ce qui se joue ici, c’est la survie de l’espèce et le poète rassemble toutes ses énergies pour dire l’énervement de la vie, la nécessité de penser juste parmi le concert des voix neutres.

Ce projet, nous allons voir comment il se réalise dans ces recueils à partir d’une écriture poétique qui prétend résister à la soumission du sens à des parcours interprétatifs trop bien calculés, comme si la poésie tentait d’échapper aux « géotropismes » du langage sans y parvenir tout à fait tant est forte la loi de l’attraction terrestre.

L’auteur de Légendes et Sommation sur l’histoire est resté profondément persuadé que sans la science, la poésie ne peut échapper à la poésie. D’emblée, la référence à Newton et à la loi de la gravitation s’impose au lecteur comme un fil d’Ariane pour comprendre la thématique d’ensemble des deux recueils : « Il en va du réel/qui ne cache rien/pas même une pomme à la gravité » (LS, 99). Il n’est guère de poème qui n’exploite à sa manière la polysémie du mot gravité. Tantôt la « gravité » est à penser à partir de la loi de la gravitation qui accentue le poids de la matière, tantôt la loi de la gravitation est à repenser à partir du sentiment de gravité qui saisit l’homme soumis au pourrissement de la matière. Hostile cependant à l’expression de la subjectivité en poésie, Longchamps explique comment le « je » s’efface devant le « bruit de fond de la matière » : « Je suis étrangement matériel, insignifiant dans ma complexité. L’écriture poétique n’exprime que cette insignifiante complexité, ce bruit de fond de la matière primaire qui agit en moi en mon absence [3]. » Le lecteur de Légendes et Sommation sur l’histoire devra entendre dans le poème non seulement le bruit de fond de la matière, mais plus encore « ce bruit confus d’elle-même [qui] hante la poésie [4] » depuis Mallarmé, selon le poète Michel Deguy.

Spéculations sur la gravité

Longchamps remet en cause toute forme de spéculation sur la matière qui ignorerait l’ombre portée de la mort sur le vivant. À partir de trois poèmes de Légendes, « Le ruisseau », « L’or et les graviers » et « Le ciel », nous verrons le poète soucieux, dans son projet anthropologique, de ne pas retomber dans l’idéalisme (l’inquiétude métaphysique) ni davantage dans le matérialisme (la raison économique) pour expliquer notre raison d’être ou notre vie en société. Pour cela, il imagine la vérité comme un retranchement hors de toute forme de calcul garantissant la certitude de ce qui pèse. La certitude additionne, la vérité soustrait, comme le montrera par la suite un poème extrait de Sommation sur l’histoire.

« Le ruisseau » est sans doute le poème où s’entend plus qu’ailleurs, parce que sans effort, le bruit de fond de la matière dans son agitation superficielle :

Le ruisseau
Il s’y maintient. Qui conviendra de l’agitation ?

(Éternité de l’eau, danse de l’eau, pertinence du clapotis aboli.)

Elle était la promesse de l’extinction antérieure aux reptiles. Même, elle verra à la traversée du plan galactique, où la matière précipite les choses. Dont l’inquiétude.

Malgré les critères qualitatifs du crétacé.

Regarde ensuite l’espèce qui connaît la fin, sa vraisemblance dans un gain.

LS, 15

La mise en pages du poème agit comme un protocole de lecture. Nous notons dans ce texte une justification à droite et une justification à gauche qui donnent aux séquences de phrases, séparées par des blancs, une allure de prose poétique. Une séquence peut comprendre plusieurs phrases, et celles-ci sont méticuleusement ponctuées, mais une proposition peut être découpée de manière à ce que l’un de ses composants (ou syntagmes) constitue à lui seul une séquence dans le montage du poème. Chaque séquence s’ouvre par une majuscule ; chaque phrase comprise dans une séquence commence de même par une majuscule. Longchamps a voulu caractériser ainsi ce qu’il appelle la « description du territoire », titre qu’il a donné à cette première section de Légendes dont fait partie « Le ruisseau ».

Alors que le formalisme avait l’ambition de délinéariser la lecture du texte, ce protocole de lecture valorise au contraire tout ce qui caractérise l’imprimé : « norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de cette forme typographique, unicité et limitation du texte, principe d’un bon parcours de lecture, prééminence de l’auteur [5] », par rapport à la lecture informatisée [6], par exemple, qui valorise d’autres critères : « norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible et opérable, fluidité et versatilité de la forme, texte en réseau, ouvert et illimité, multiplicité des parcours de lecture, activité et prééminence du lecteur [7] ».

La lecture d’un poème comme « Le ruisseau » paraît néanmoins déroutante, non pas tant à cause de son organisation syntaxique que de son organisation discursive (les rapports entre les représentations d’objets, de phénomènes, etc., et leur lecture). Sur le plan cognitif, l’eau est ainsi liée à la reconstitution d’un savoir géologique et biologique que souligne le choix des mots (« l’extinction antérieure aux reptiles », « plan galactique », « critères qualitatifs », « crétacé »). On trouve des connecteurs argumentatifs (« même », « malgré ») qui apparemment tissent un raisonnement qui expliquerait les transformations de la matière. Les énoncés interrogatifs ou injonctifs supposent pour leur part la présence d’un interlocuteur : « Regarde ensuite l’espèce qui connaît la fin ». Or, malgré les apparences, la démonstration ne progresse pas vers plus d’intelligibilité, mais semble aimantée par différents styles de discours. Sur le plan aisthèsique, l’agitation de l’eau est décrite dans la parenthèse en fonction de trois structures déterminatives. Dans les deux premières, l’eau ne joue pas le même rôle : dans un cas, l’éternité en est un attribut, dans l’autre, l’eau est l’agent d’un mouvement de danse. Dans la troisième (« pertinence du clapotis aboli »), la « pertinence » a à voir avec le mouvement de l’eau, mais imaginé à partir de la négation de sa saisie sensorielle. Et pourtant, sur le plan prosodique, ce clapotis persiste par la répétition des timbres a-o-i dans les mots « clapotis » et « aboli ». Faut-il entendre ici le bruit de fond du poème ?

Dans « L’or et les graviers », Longchamps stigmatise plus nettement encore la spéculation, mais envisagée cette fois sous l’aspect de l’échange marchand. La gravité dans ce texte est liée non pas seulement à la pesanteur des choses mais aussi à l’ombre de la mort :

L’or et les graviers
L’ombre ne risque pas la complète inertie du sol. Il tire son plan : l’or sous les sables, et sur terre l’appât du grain, choses qui tombèrent de l’usure, volaille. L’or et les graviers longtemps broyés, maintenant nécessité.

L’ombre ne risque pas la densité sans ivoire aux dents, sans cumul de tes os.

LS, 21

Le poème est construit autour de deux phrases qui ont grosso modo le même schéma syntaxique ; l’une ouvre, l’autre ferme le poème. Elles ont toutes deux l’ombre pour sujet, mais l’« inertie » ou la « densité » comme complément selon le cas. De cette façon, le texte privilégie des couplages paradigmatiques (inertie/densité, or/os, grain/gain, sol/l’os), en jouant tantôt sur les contenus, tantôt sur la morphologie, tantôt sur la lettre des mots, pour mettre en évidence ce que Longchamps appelle en 1978 une « économie du réel » : « Les mots reproduisent les mots, et nous sommes l’accessoire, le gadget hasardeux malgré tout nécessaire à la reproduction heureuse (oui heureuse) de nos/des sens par le jeu de l’échange, cette économie du réel [8]. »

Mais en 1988, Longchamps semble plutôt faire la critique de cette notion plus ou moins marxisante d’échange étendue à la poésie, en tirant parti de l’ambivalence sémantique du mot usure dans « L’or et les graviers ». Ainsi le « grain » d’or qui rappelle par sa couleur le grain de maïs dont on nourrit les poules suscite un « échange » dont l’économie relève de l’usure : « choses qui tombèrent de l’usure, volaille ». L’usure évoque ici le prêt avec usure que pratiquent aussi ceux qui font commerce du grain. Logiquement, ce n’est pas le sable mais le « grain » (la semence) qui peut être broyé. Mais plus nous cherchons de pertinence dans la reconstruction du sens, plus nous faisons le jeu de l’économie du réel, c’est-à-dire celui de la reproduction et du calcul. Il n’y a pas de différence à établir entre le sable et le grain (l’aliment). Ils sont interchangeables dans certains poèmes de Légendes, comme dans celui-ci où il est question de la réaction du corps malade à la nourriture ou à la perspective du repos éternel : « Révulsion du sable droit/au repos dans l’aliment//Vous échangerez l’éternelle révulsion » (LS, 66).

L’ombre n’entre dans aucun rapport marchand avec la matière. Elle ne prend pas de risque. L’ombre est plutôt associée à l’usure qui effrite les choses dans « L’or et les graviers ». Elle est du parti de l’os et de la densité contre l’inertie du sol et du gravier. On ne thésaurise pas l’os, pas plus que l’ivoire des dents, dans l’univers de Longchamps, sinon par la religion des tombeaux, lieux des pourrissements de la chair qui prétend à l’éternité en perpétuant les filiations : « L’ancêtre renâcle en ce lieu recouvert, dit-on, de quelques molécules pharaoniques » (LS, 20), écrit Longchamps dans un poème intitulé « Le marais ». Ainsi on peut dire à ce stade que Longchamps n’est pas un poète matérialiste, mais un poète de la matière. Reste la tentation idéaliste, dirait le philosophe.

Le poème intitulé « Le ciel » remet en cause l’idéalisme à sa manière :

Le ciel
La convention serait la fuite quand votre ciel cesse de quitter.

(Une anomalie pour la qualité des usures car tu n’imagines pas la constante déception derrière ce bleu, toujours fenêtre.)

Dans le bleu, dans ce bleu, quelques oiseaux parmi lesquels je chasserais les reptiles. Et l’espèce dont la paresse n’est plus l’affaire de l’extinction.

Dans cette évolution qui épuise le cerveau.

LS, 25

Dans la mesure où elle propose une lecture tabulaire du poème, la poésie moderne permet de lire le texte par la fin. La quatrième séquence en ce cas présente l’évolution de l’espèce comme un sujet « épuisant le cerveau », en même temps que, pour le lecteur, l’hypothèse évolutionniste s’oppose théoriquement à la croyance créationniste. La troisième ouvre l’espace sur le bleu, en suggérant une opposition entre le ciel et la terre, reprise par l’opposition entre l’oiseau et le reptile, illusoire dans la mesure où le reptile constitue sur le plan biologique une étape dans l’évolution des espèces, y compris celle des oiseaux. En ce sens, « vol » et « reptation » relèvent d’un même mouvement : « quelques oiseaux parmi lesquels je chasserais les reptiles », dit le « je » du poème. Le verbe « chasser » est ambigu. Si « chasser » veut dire « chercher à tuer ou à capturer un animal », le chasseur prédateur peut bien chasser « l’espèce dont la paresse n’est plus l’affaire de l’extinction ». Le lecteur voit le lien entre l’espèce et son extinction possible, mais il conçoit moins bien comment la paresse de l’espèce ne serait pas concernée par l’extinction, sauf à voir le bleu comme la métonymie d’un ciel où les espèces ne vivraient plus sous la menace de l’extinction ou sous la contrainte de la reproduction, une sorte de paradis dont on chasserait cependant les reptiles.

L’autre argumentation comprise dans la deuxième séquence du poème porte sur l’aspiration à un ailleurs symbolisée par le « bleu, toujours fenêtre » dont le lecteur doit faire le thème de la parenthèse. Cette aspiration est comme soumise à une évaluation qualitative (« pour la qualité des usures ») mais paradoxale, car l’usure n’use pas l’usure. L’aspiration persiste donc quoiqu’elle soit toujours déçue : « car tu n’imagines pas la constante déception derrière ce bleu, toujours fenêtre ». La première séquence afficherait l’attitude conventionnelle qui est de fuir devant la remise en cause du « ciel ». La phrase contenue dans cette première séquence est équivoque dans la mesure où « quitter » est employé intransitivement comme souvent au Québec. Il manque à ce verbe, pourtant transitif, un complément nécessaire pour constituer le prédicat dont il sera le pivot [9]. En voici un, la « création » : « La convention serait la fuite quand votre ciel cesse de quitter la création ». « Création » s’opposerait ainsi à « évolution » ; la boucle serait bouclée. Mais ce mot n’appartient pas au lexique de Longchamps. En voici un deuxième, l’« exactitude », mot qui au contraire du premier est suggéré par certains poèmes (« Ce qui se déduit/souvent du ciel exact/la salive au sol public » [LS, 72]). Par rapport à l’exactitude (« quand votre ciel cesse de quitter l’exactitude »), l’anomalie ou encore la déception deviendraient ainsi des éléments majeurs du poème. En voici encore un troisième, la « couleur » (« quand votre ciel cesse de quitter sa couleur »). Le poème insisterait alors sur la « dé-coloration » du ciel ou encore sur sa manière de passer de l’abstrait au particulier (« Dans le bleu, dans ce bleu »). Cette stratégie de lecture qui consiste à profiter d’une défaillance du texte pour relancer les parcours d’interprétation dans de multiples directions peut paraître déplacée, mais elle met en évidence la prééminence du lecteur sur l’intentionnalité de l’auteur.

On constate à la fin que, dans les trois poèmes que nous avons lus, un objet est posé, comme ici le ciel, le bleu (métonymie du ciel), sans que le lecteur puisse décider avec exactitude quelles actions il peut faire sur les représentations de cet objet après avoir accompli les opérations suivantes :

On pose un objet […] on lui associe une caractéristique soit sous forme de trait inhérent, soit une propriété relative donc à un certain usage ou à une certaine situation, on lui attribue un mode d’existence ou de portée […] on indexe en définitive, de la sorte, le domaine d’inscription de cet objet et son champ de réalisation [10].

Longchamps conteste ce besoin d’indexation, en tranchant l’index : « Soumis à la multitude/et au calcul du plus grand nombre//Je sais/tu reprendras toujours le doigt/retranché/de la fenêtre//Le doigt agissant/minuscule/qui ne sait compter ses os » (LS, 39).

Le doigt tranché

La vérité mutile. Dans le poème suivant, l’un des plus beaux de Sommation sur l’histoire, le corail devient l’instrument tranchant les doigts de la main, c’est-à-dire retranchant les heures de « celui qui sait » que cette vie est interminable parce qu’elle s’inscrit déjà dans le temps de la fossilisation. Nous entrons dans la dimension d’un sujet pré-réflexif qui ouvre le moi à un non-moi, dans la mesure où, selon la pensée de Jacques Derrida, « le flux pur du vécu ne s’identifie pas strictement avec le sujet qui le vit […] parce que “le dernier fondement de l’objectivité de la conscience intentionnelle n’est pas l’intimité du « je » à soi-même mais le Temps […]” [11] » :

Jusqu’ici on tranche chaque doigt

pour l’heure la plus brève

et l’espace

Pointe l’univers de ton moignon

il en sera ainsi du corail

qui porte le continent

et déchire

celui qui sait

Cette vie interminable

dont témoignent les fossiles

pour l’ombre et l’effondrement

des petites falaises

La douleur est sans trace

LS, 94

Le poème réactive le geste de trancher à partir de ses formes rhétoriques et syntaxiques, l’hyperbate d’abord. Dans les vers qui suivent, cette figure de syntaxe, en s’aidant de la coupe métrique, replace apparemment l’espace hors de la dimension du temps humain : « on tranche chaque doigt/pour l’heure la plus brève/et l’espace » (l’hyperbate est en italique). Mais si on y regarde de plus près, l’hyperbate amorce un enjambement strophique : « et l’espace//Pointe l’univers de ton moignon ». On trouve à nouveau la possibilité d’un enjambement strophique dans les vers : « celui qui sait//Cette vie interminable ». Cependant, « Cette vie interminable » peut aussi être retranchée de ce qui précède pour former une phrase substantivée : « Cette vie interminable/dont témoignent les fossiles. » À la fin du poème, le vers « La douleur est sans trace » est de toute évidence détaché de la strophe qui le précède pour mieux ponctuer le poème. Mais le lecteur peut à nouveau imaginer un enjambement strophique s’articulant ainsi : « pour l’ombre et l’effondrement/des petites falaises//La douleur est sans trace ». Le poème, et c’est caractéristique de Longchamps, parvient à recréer un imaginaire de la souffrance par sa « diction » sans qu’il y ait de bouche pour l’exprimer : « Dans la dimension inférieure/le bruit n’a pas de bouche » (LS, 109).

Le pli sous le pied

Il en va autrement dans la dimension supérieure : « Je remontais de la dimension/supérieure/cordes ouvertes sur quelques voix » (LS, 84). Paradoxalement, la souffrance est une affaire de mise en bouche : « Debout tu me presses à la parole/alors que de pelures/je m’embouche » (LS, 32). « Pelures » fait penser à « peau », mais aussi à « pleurs », à « peur ». On pèle aussi la langue. Il faut l’avoir vu faire à l’hôpital. Il existe tout un registre de la maladie chez Longchamps qui explique jusqu’à un certain point sa difficile relation au corps. Les vers que nous venons de citer sont extraits d’un long poème de Légendes qui s’intitule « Je me lève ». Le poème confronte le « je » à la nécessité de sa présence. Or, les premiers vers nous font découvrir un environnement d’abord hostile, car l’air ne garde pas de trace du mouvement : « Je me lève d’une trace/d’où la traîtrise de l’air/gravité sans tache/sans usure//Va donc pour la présence/et sa poussée/de poussière » (LS, 31). Dans l’expression « je me lève d’une traite », le mot trace a pris la place du mot traite à cause d’un lapsus linguae ; traite s’entend néanmoins dans « traîtrise de l’air ». Trace/traite/traîtrise forment ainsi un réseau sémantique soudé par la double consonne « tr » qui se résout dans la consonne simple « t » de « tache ». On peut raffiner le travail de la lettre en rapprochant « trace » et « tache » qui ont le même noyau vocalique.

Au contraire de l’air, la terre dans « Je me lève » prend la pleine mesure de l’agitation organique du « je » du poème : « Pour la vomissure ou le magma/j’irai quand même vers le ciel/d’où redescend toujours l’usure//Avec cette persistante habitude de plier/le pied/de perdre pied » (LS, 34). La double consonne « pl » peut engendrer une nouvelle série paradigmatique, comme ici la série pli/plier/pied : « Avec cette persistante habitude de plier/le pied/de perdre pied//Le pli sous le pied/avant la main/et la lettre » (LS, 34). Ailleurs, dans « Corpuscules », la double consonne « pl » associe les mots « plaies » et « plaines » (LS, 49).

Le « pli sous le pied » est la petite catastrophe qui fait de l’homme un « roseau pensant », pour paraphraser Pascal, un roseau qui « plie mais ne rompt pas », pour paraphraser cette fois La Fontaine. « Cessez de plier pour le roseau » (LS, 105), écrit Longchamps qui oppose ainsi la pensée qui plie à la matière qui résiste : « la matière résiste/à notre lucidité/rien qui décède/avant la composition » ou plutôt « rien qui cède/avant la décomposition » (LS, 105). Le pli sous le pied nous ramène à nos origines reptiliennes, tandis que la trace du pied évoque l’homo erectus : « Dans l’amas parfois se déplie/un reptile rutilant/dont la route sera/sans doute/plus primitive que la trace sous le pas » (LS, 38). Mais le lecteur est surtout sensible à la dissémination des doubles consonnes (« pl », « pr », « tr »…) dans ces vers. Celle-ci crée une continuité sémantique entre la marche et la reptation.

Dans « Je me lève », Longchamps détache la syllabe « re » présente dans « refus » et dans « retomber » pour l’ajouter au mot plat de façon à produire le mot plâtre par un nouveau lapsus : « Dans ma chair/il y aura dégagement et refus/pour monter à la fenêtre/pour seulement retomber/sur le platre [sic]/des pieds » (LS, 38). Mais, dit un autre poème, « Sur terre/reste à reconnaître/l’assignation de nos mains//Elles seront cette redoute dans la chute//Sur le plat étranglement d’une matière/étrangère/à nos cris » (LS, 62). Ainsi, s’agissant des mains, il n’y a plus de lapsus ; quand elles retombent, elles retombent sur le plat. On les voit curieusement associées ici à l’étranglement. Les mains, en effet, sont capables du pire : « Qui a patience du pire/quand s’achève la main dans l’arme » (LS, 71). Mais le poème nous amène aussi à lire en filigrane le mot étrange dans le mot « étrang(l)ement ».

Le poème intitulé « Petite plaie sous la pluie » (LS, 77) résume bien le travail de Longchamps sur le redoublement des mots, des propositions, etc. Longchamps y fait alterner les vers « petite pluie sous la plaie » et « petite plaie sous la pluie » (LS, 77) pour créer les doublons pluie/plaie. Il suffit d’intervertir les lettres « a » et « u » pour que les mots « pluie » et « plaie » deviennent interchangeables. Longchamps poursuit à sa manière la réflexion sur le langage que menait Derrida dans Glas. Ce dernier s’intéressait au redoublement chez Genet d’une syllabe générique, la syllabe « gl » :

La répétition lancinante fait qu’on ne sait jamais si le son qu’on entend n’est pas l’écho, la répétition, toujours déjà le redoublement du précédent. Le texte littéraire, en ce qu’il est par excellence le texte écrit, apporte donc […] la preuve de l’existence de rapports qui ne sont pas gouvernés par la logique (n’y vient que ce qui revient), surtout par la logique sans reste du « clair » et du « distinct » — la preuve de l’existence d’un monde peuplé d’êtres essentiellement doubles (les énoncés), clivés, paradoxaux, différant non tant des autres que d’abord d’eux-mêmes dans la mesure où ils sont la répétition ou la citation (sonore) d’eux-mêmes malgré l’opposition des registres et des « thèmes » [12].

Cette analyse a le mérite de restituer le débat sur la littéralité et du même coup sur la littérarité tel qu’il avait cours au Québec dans les années 1970-1985. Elle répond par anticipation à une attente actuelle : le texte en réseau, la multiplicité des parcours de lecture. Mais cette stratégie prend pour cible l’oralité du poème pour des raisons idéologiques qui nous ramènent au combat que menait Longchamps contre la poésie nationaliste.

L’empreinte d’une frappe

Longchamps dénonce, dans un poème de Légendes intitulé « Corpuscules », la volonté collective de tenir quelque chose en propre, une voix d’abord, une terre ensuite :

Corpuscules

Tenir à la voix

la primitive plaie

Tenir

la tête loin de la plaine

et savoir

muet

Savoir trois fois

notre droit à la multitude

cette agitation

seule intéressée

par l’os et le cosmos

Tenir aussi quelques singes

et le singe intérieur

en conférence

Parfois la langue sépare le froid

de l’otage

Tenir

une terre

dont tu connaîtras l’usage sur le pont

LS, 49

« Tenir » est répété d’un énoncé à l’autre avec chaque fois des compléments différents ; ceux-ci sont déterminés par la valence du verbe [13]. De fait, « tenir » est à comprendre, semble-t-il, dans des énoncés modaux de deux types. Dans le premier cas, « tenir » suppose un « il faudrait » qui exprime le sentiment général : « (il faudrait) tenir à la voix […] (il faudrait) tenir […] quelques singes » ou « signes » qui marquent l’existence d’une vie intérieure. Dans le second cas, « tenir » suppose plutôt un « il faut » qui exprime le désir de rompre avec la nécessité d’avoir une terre en propre : « (il faut) tenir/la tête loin de la plaine […] (il faut) tenir/une terre/dont tu connaîtras l’usage sur le pont ». Il est nécessaire en effet d’envisager la terre d’un point de vue « extra-terrestre ». Ailleurs on peut lire : « Toute chose vue de la terre/enfin laide à se ressembler » (LS, 38). En relisant le poème, le lecteur constate que la langue représente l’unique sujet d’un énoncé verbal dont la prédication est saturée : « Parfois la langue sépare le froid/de l’otage ».

Mais d’entrée de jeu, c’est la voix que Longchamps stigmatise comme la « primitive plaie ». Pourquoi ? Henri Meschonnic remarque que « la voix est ce qui appelle. Elle inclut l’interlocution. L’autre. L’étymologie enfouit et montre à la fois la solidarité de la force religieuse, juridique, militaire de l’appel, avec l’oralité [14] ». La voix se rattache à la trifonctionnalité indo-européenne qu’a mise en lumière Georges Dumézil dans ses travaux sur les mythologies antiques. Le poème de Longchamps fait allusion, on peut le supposer, à cette trifonctionnalité dans les vers : « Savoir trois fois/notre droit à la multitude. » Or, ce « droit », Longchamps le dénonce comme tout ce qui dans « tenir une terre » relève de l’espèce et de son grégarisme. Il faut donc savoir se détacher de la voix pour percevoir le bruit de fond de la matière qui sépare l’otage du froid. Ce bruit de fond dépendrait-il davantage des effets sonores qu’on trouve en assez grand nombre dans le poème, comme la répétition de la double consonne « pl » dans les mots « plaine » et « plaie » ou la répétition en écho de « os » dans « cosmos » ? Comparé à la voix, « le son, lui, dans ce qu’en dit l’origine du mot, est lié au bruit des choses. C’est la sonnerie du monde. Pas de rapport avec la voix », explique Henri Meschonnic [15]. Mais cette sonnerie du monde fait encore trop de bruit.

Le bruit de fond de la matière ne s’entend vraiment que lorsqu’il se confond avec le bruit de fond du poème lui-même. On a vu comment « l’os » ressurgissait au coeur des mots « cosmos » ou « fossile » sans oublier le mot « sol » qui en inverse la lettre. On parlera avec Michel Deguy de l’« évanouissante répétition en abîme dans sa propre texture d’un mot anagramme cryptogramme » qui fait l’« étrange “matérialité” de la poésie [16] ». Voyons-y la confirmation de l’égalité du signifiant et du signifié qui se rabattent l’un sur l’autre dans le dépliement de la lettre du poème. Mais ce bruit de fond de la matière dissimule une violence insoupçonnée. Dans un essai intitulé Littérature, l’imposture, le philosophe et écrivain André Beaudet s’interrogeait : « De quel acte de paroles sommes-nous le déchet [17] ? » Renaud Longchamps répond à cette question dans un poème intitulé « Astroblème » :

Astroblème

Ce débris

alors cet écrit comme cent mille plaies

ou le complément de l’usure :

matière manquante

Où passe l’altitude de l’univers

Où passent aussi d’autres os

une preuve par la guerre

astre dont le passé oblige l’ombre

à la rudesse

Voilà le ton

le ton donné dans votre amas

il y a cette langue

et le feu final des veines

Entendez circulaire et

incertain de la demeure de vos os

la vue depuis la première émeute

LS, 48

L’astroblème est constitué d’un cratère météoritique partiellement ou totalement recouvert de sédiments. Or le plus souvent, il est morphologiquement décalé par la présence d’un lac circulaire. Cette écriture « géologique » s’inscrit à vif sur la peau terrestre comme cent mille plaies « où passe l’altitude de l’univers//Où passent aussi d’autres os ». Le sol québécois criblé de lacs garde donc la mémoire de cette « frappe » originaire : « astre dont le passé oblige l’ombre/à la rudesse ». Rudesse qui contraint l’ombre à sortir de l’oubli. L’histoire se sera chargée de faire le lien entre l’os et le débris : « une preuve par la guerre ».

« Astroblème » s’inspire de la définition classique de la figure (figure porte présence et absence) ou du signifiant (ce manque qui se fait re-présenter) pour parler d’une écriture « géologique » qui possède toutes les apparences de l’écriture poétique. Longchamps se préoccupe particulièrement de ce qui se passe à la marge de cette écriture. On distingue, en effet, à la périphérie, une tonalité (« le ton donné dans votre amas ») accompagnée d’une agitation sensuelle (« il y a cette langue/et le feu final des veines ») que semble attiser la langue (organe ou langage ? peu importe). Il existe comme une dissensualité (ou dis-sensualité) présente au coeur de la forme poétique elle-même et qui ne permet plus d’habiter le monde en poète comme le voulait Heidegger. Néanmoins, cette conception de l’écriture comme une écriture de la plaie « frappant » l’espèce à son origine trouve sa source chez le philosophe allemand :

Notre langue nomme l’humanité ayant reçu l’empreinte d’une frappe (Schlag) et dans cette frappe, frappée de spécification (verschlagen) : das Geschlecht — l’espèce. Le mot signifie aussi bien l’espèce humaine, au sens de l’humanité, que les espèces au sens des troncs, souches et familles, tout cela de nouveau frappé de la dualité générique des sexes. […] De quoi cette espèce est-elle frappée, c’est-à-dire de quelle plaie ? Plaie, c’est le grec πληγη — en allemand Schlag. La plaie de l’espèce vouée à se défaire consiste en ceci que cette antique espèce est surprise de déchirement dans la dissension générique. […] Ainsi divisée et meurtrie, l’espèce déchue n’est plus à même de retrouver la bonne frappe [18].

Dans Sommation sur l’histoire, Longchamps repense la dissension générique, mais dans la sphère privée, en liant la question du bonheur dans le couple au sort de l’espèce : « Je brise votre étreinte sommaire :/il en tombe un ventre heureux/nulle caresse/et le savoir de la fin dans l’instant » (LS, 104).

Heidegger conçoit, grâce à la poésie, une frappe qui par sa simplicité corrigerait le défaut de l’espèce et la dispersion du sens due à la dissension générique ; il s’agit d’une frappe « dont l’empreinte rassemble un tel dédoublement dans la simplicité de la race une, ramenant ainsi les souches du genre humain et celui-là même en la douceur de l’enfance plus sereine [19] ». Cette « unité », Heidegger la trouve en particulier dans le « chant aux multiples voix du dire de Trakl ». Le chant crée cet « unisson qui, pris en lui-même, demeure toujours indicible » et retient la « pluralité de sens de s’éparpiller en une polyvalence indistincte [20] ». Longchamps, qui désespère de l’espèce parce qu’elle est trop encline au « racisme », choisit au contraire de s’écarter de la poésie-chant. Il préfère laisser la pluralité de sens s’éparpiller dans la diversité des voix et des registres inhérente au langage parlé. Pour lui, la bouche trouve d’abord sa « frappe » dans le quotidien, et l’on comprendra comment en lisant la description d’un combat extraite du roman de Renaud Longchamps intitulé Babelle. Après le déluge :

Un seul p’tit coup sec de la gauche et le gars écrasé en d’sous des bancs la face dans son sang et ses crachats blancs de dents alors l’intervention du propriétaire qui rétablit le désordre monétaire en procédant par la claque main ouverte à l’expulsion de tous les gars [21].

« On crache la beauté par les dents », écrit encore Longchamps dans le même roman [22]. Ce que la poésie formule autrement : « et ce n’est pas silence/si tu perds ta langue à cracher sur l’os » (LS, 119). Le lecteur retrouve en filigrane la trace d’un combat dans ce poème de Légendes intitulé « Temps », qui se termine ainsi : « J’y serai/quelques claquements/dents sur la rentrée dans l’ordre » (LS, 52). Toute rentrée dans l’ordre rétablit donc un désordre antérieur voulu par la loi de la gravité : « Je klaxonne » (claque/sonne), lit-on dans un poème de Sommation sur l’histoire qui met en scène ce que Longchamps appelle les « photos-romans de la vie [23] » : « Dans l’instant/pour la fraction intolérable/je klaxonne//c’est l’éternité avant la mort » (LS, 93). On comprend mieux pourquoi figure en tête de Légendes et Sommation sur l’histoire cet exergue tiré de Contrepoint d’Aldous Huxley : « Comment savez-vous si la Terre n’est pas l’enfer d’une autre planète. »

Finalement, le poète, pour bâtir sa relation avec autrui, temporise : « Je temporise/entre le moins possible d’hommes/et l’affreuse commune/de ma chair » (LS, 100). Il doit consentir à vivre sous l’empire de la gravité : « Il faut dormir là/dans la voix/comme le débris maintenant empereur/de sa gravité. » (LS, 40) Le moyen d’y échapper serait de penser l’univers à partir de la quatrième dimension [24]. Ainsi, la saisie intuitive du monde serait désormais impossible : « La physique des quatre dimensions/n’est pas observable//Regarde l’univers :/il reste en bas/avec la loi » (LS, 100). Mais si la science parvient à faire reculer la matière, il n’est pas sûr qu’elle fasse désormais reculer les bornes de la poésie. Celle-ci reste en bas, avec la loi.