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Voici deux choix de poèmes, dans des collections de poche réputées, qui coiffent l’un et l’autre une cinquantaine d’années de production. Le premier de ces poètes est l’auteur d’une oeuvre à la fois très sensible, charnelle, et pourtant écrite dans les marges de la mystique. L’autre a, sa vie durant, porté le flambeau narquois de l’enfant terrible et revendiqué le droit à la folie. Deux poésies aux antipodes.

Fernand Ouellette, ou l’inconscient chrétien

En l’an 2000 Fernand Ouellette faisait paraître, dans la prestigieuse collection « du Nénuphar », un Choix de poèmes [1] qui couvrait toute sa production antérieure. Le même choix, augmenté d’une quarantaine de textes de Présence du large paru en 2008, est maintenant réédité dans une toilette fort attrayante dans TYPO, sous le titre de Sillage de l’ailleurs [2]. La préface y est également reprise. Que Georges Leroux, philosophe, introduise le lecteur aux richesses du poème n’a rien d’un hasard puisque l’oeuvre poétique de Fernand Ouellette trouve sans doute sa meilleure conversion possible dans le langage de l’ontologie — pour autant que l’ontologie soit imprégnée des vérités du monde concret.

Un deuxième tome devrait couvrir la production récente (de 2005 à nos jours), qu’on peut qualifier de prodigieuse tant pour son abondance que pour sa qualité. Pour l’instant, saisissons l’occasion de revenir sur l’essentiel des cinquante premières années.

Voilà donc une poésie qui pense, et qui se pense :

LES MOTS

Les mots se mesurent

à la noirceur du tain.

Ils ne franchissent les larges aires

germinantes s’ils n’acceptent l’errance,

si en nos morts ne se dédoublent. […]

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Le sujet, « les mots », est bel et bien chose abstraite, objet pour la réflexion puisqu’ils sont l’outil même par lequel la pensée accède à l’expression (de même que la poésie). Mais c’est l’image, aux confins du mot, des choses et de l’esprit, qui rend possible la réflexion. C’est elle qui fait des mots, noirs sur blancs, l’équivalent du tain, ce ténébreux silence qui confère au miroir sa vertu réfléchissante, change la nuit en jour. Les mots n’ouvrent l’espace du réel, des germinations et des naissances qu’en acceptant de se refuser à leur propre mort et d’errer, de sillonner le champ des lumières et, pour cela, de quitter le silence auquel ils se mesurent d’abord. Ils doivent quitter les morts dont notre existence est faite, pour nous ouvrir les « larges aires » de la vie.

Fernand Ouellette nous convie à tout moment, dans son oeuvre poétique, à des exercices de méditation extrêmement variés, souvent ardus et qui, chaque fois, reprennent sous un nouvel angle le mystère inépuisable de la relation au monde, à la femme, à la chair, à l’oeuvre d’art (musique, peinture, chefs-d’oeuvre littéraires), au père mort, aux êtres spirituels que sont les anges ou le Christ, ou Dieu. L’image est toujours la voie d’accès à l’interrogation, sans qu’elle soit jamais répétitive. On dirait que le poète puise dans son inconscient une diversité d’éléments propres à dérouter les pensées convenues et à actualiser une seule et grande démarche de l’esprit, ce qui fait de lui tout le contraire d’un esprit dogmatique, malgré sa foi inébranlable.

Une telle démarche ne va pas sans risque, bien entendu, car les mille et une postures de l’inspiration peuvent s’écarter dangereusement du discours recevable. Je pense à un poème, « Et nous aimions », paru d’abord dans la revue Liberté puis repris avec des retouches dans Le soleil sous la mort. Le début se lit ainsi : « On déposait la lune dans un bocal de décence [3]. » C’est devenu plus tard : « On déposait la lune dans un passé de décence. » (51) J’avoue que l’opération infligée à l’astre des nuits m’a toujours semblé quelque peu surprenante, avec la conjugaison des dimensions cosmique et domestique (« bocal »), sans qu’on sût qui l’accomplissait ni en vue de quel bénéfice signifiant. La substitution, dans la leçon définitive, de « passé » à « bocal » atténue le choc sémantique, sans régler pour autant la question de la pertinence. Voilà un cas où l’inconscient parle plus haut que la poésie, et il n’est pas rare. Autant Fernand Ouellette fuit d’instinct les lieux communs, les clichés, pour dresser partout la représentation d’un monde et d’un langage en totale liberté d’invention, autant les images peuvent souffrir de l’absence de repères qui préside à leur naissance.

Non pas que des motifs, des thèmes en soient absents ; bien au contraire. Le bleu, par exemple, est un mot — une entité à la fois abstraite et concrète — d’une grande prégnance dans cet univers. Or il est constamment renouvelé, investi dans des contextes qui en modifient la valence. La lune qu’on « déposait dans un passé de décence », que symbolise-t-elle en contexte ? D’abord — peut-être ! — une époque maintenant révolue (d’où l’imparfait), marquée par la vertu sociale et chrétienne de la décence. La lune, en littérature, est souvent associée à la relation amoureuse, et ici, à ce que cette relation peut connoter de chaste. Le poème se poursuit ainsi : « La nuit se devait d’être pure//et l’empreinte de mon peuple/en errance/par la mort » (51). La pureté « obligée » de la nuit est conforme à un amour à la fois plénier et idéal, tel que le vivent le poète et sa bien-aimée. Une telle communion des deux êtres suppose l’éloignement de « mon peuple » (le poème est pourtant dédié « À mes amis de Liberté », la revue qui mène le combat pour l’affirmation collective — soulignons en outre que la première version parlait non de « mon peuple », mais de « ma race », mot devenu indésirable), et le peuple, si l’on comprend bien, est voué à l’errance et à la mort. Mais non, je fais erreur ; mais aussi, que comprendre ?

On a souvent l’impression, à la lecture du poète, que la leçon du texte, sous la pétulance des images, est impénétrable et que sa logique est promue beaucoup plus par l’inconscient, projeté d’image en image, que par la raison.

Voici un autre exemple parmi mille, le début d’un poème intitulé « Vigile » :

Longue est la vigile

dans la tourbe et la roselière.

Où gîter pour surprendre l’embellie

qui passera au-dessus du regard ?

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On est très loin du petit lyrisme personnel centré sur le moi. Il s’agit plutôt du symbolisme le plus raffiné, qui jette le lecteur dans un univers à la fois concret et peu réductible à des significations faciles. L’hermétisme de détail, même s’il est parfois escarpé, ne donne jamais l’impression d’être arbitraire ou gratuit. Et ici, hermétisme ou pas, le jeu des mots est d’une totale beauté.

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Cela dit, la matière philosophique est omniprésente et s’offre à la méditation. On ne lit pas Fernand Ouellette sans s’ouvrir au souffle d’en haut, sans se laisser prendre au « sillage » d’un ailleurs qui fait paraître bien pâles ou, parfois, bien consternantes les affaires de ce monde. Pourtant, le charnel, la matière en toutes ses dimensions restent le soutien constant de l’inspiration, et on ne connaît pas poésie chrétienne plus enracinée dans les circonstances du corps. Je pense, bien entendu, aux poèmes de Dans le sombre où, soit dit en passant, revient la lune, mais sous le fantasme de « fesse lunaire » (81)… La connexion au sacré, au tonnerre bleu de la grâce, se fait à partir du sombre, du compact, du sexe, et d’ailleurs sans l’obsession maladive du péché. « Une lumière de lys nous gela le sang » (102), voilà un très bel exemple d’image qui, tout en affirmant la communion à l’être dans l’amour le plus vif, concilie de façon tout à fait neuve matérialité et idéalité.

Dès lors, l’impertinence (au sens sémantique) ou le caractère approximatif de l’image est de peu de poids en regard des suggestions de pensée et de compréhension réalisées par une poésie sans cesse tendue vers les plus hauts sommets de la culture et de l’esprit. Georges Leroux résume très bien le parcours du poète quand il écrit, subordonnant tout entier ce parcours à la mystique : « On peut s’interroger sur le drame particulier de la mystique mise en oeuvre par Fernand Ouellette, de l’érotisme de ses premiers poèmes au lyrisme métaphysique de ses dernières sommes […] » (25). En regard de ce cheminement, qui naît de la chair pour s’épanouir en l’esprit, on peut noter, non certes un appauvrissement mais une transparence croissante du discours, capable de beautés toujours aussi surprenantes, mais de moins en moins abruptes ou baroques. Les heures, hommage du fils au père décédé, marque le tournant qu’on sait dans cette direction et ouvre la voie au chant touffu mais plus immédiatement accessible des derniers recueils. Voyons par exemple ce poème de Présence du large (2008) :

AU LARGE

Je me bute au large

Des jours, comme on se perd,

Sans repères, comme dans un amas de dunes.

L’être s’émousse bien facilement

Contre le désert…

S’enflamment

Des fragments de soleil

Dans l’esprit, dans les pensées.

Tout s’éclaire alors

Avec des mots d’origine

Qui remontent

Vêtus d’éternité,

Proviennent des massifs

Les plus bleus

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Les thèmes majeurs du poète se retrouvent dans ces quelques vers : la perte et le salut, l’élan vers la lumière, le sacrement du bleu issu d’une matière complice de l’éternité. Mais les voilà dits très simplement, sans concession pour autant à la banalité.

La poésie lisible, pleinement.

Péloquin le pérenne

La poésie de Fernand Ouellette est branchée sur l’inconscient, mais n’est pas surréaliste pour autant. Les images montées des tréfonds sont aussitôt mobilisées par une réflexion qui les aiguillonne vers le sacré. Il en va tout autrement chez un Claude Gauvreau ou un Claude Péloquin, encore que celui-ci pratique la littérature, et plus encore la poésie, avec une grande désinvolture et ne se fait pas faute d’évacuer le discours de l’inconscient [4]. À Paul Chamberland en 1966, le jeune écrivain, déjà réputé, confiait :

Je ne me considère pas comme un poète, mais plutôt comme un technicien du langage. La poésie est plus contemplative. Moi, ce que je fais, c’est de la recherche ; je recherche du côté des aspects nucléaires, occultes de la réalité. […] J’ai quitté le côté révolte du surréalisme [5].

Ainsi, la dimension occulte du réel relève-t-elle davantage de la connaissance « scientifique », dont se réclame volontiers Péloquin, que de l’imaginaire des littéraires. « Technicien du langage » ? Certainement pas à la façon des linguistes ou des poéticiens formalistes, mais plutôt dans le sens d’une pratique expérimentale et aussi primaire que possible, susceptible de secouer les neurones des usagers de la langue. On connaît la phrase, gravée par l’artiste Jordi Bonet, qui a rendu Péloquin célèbre parce qu’elle allait droit au coeur des pauvres mortels que nous sommes : « Vous êtes pas écoeurés de mourir/Bande de caves/C’EST ASSEZ ! » (74) Le déni du réel, dans cette imprécation, est tel qu’il disqualifie la raison de la façon la plus sommaire. Il y a de quoi faire enrager quiconque porte en lui la conscience de l’Échéance. Autant reprocher à un agonisant de se laisser sottement aller.

Cette façon d’aller contre toute raison, on la retrouve dans des phrases telles que la suivante : « Je ne suis libre que quand j’écris, je serai libéré quand j’arrêterai. » (11) Eh quoi ? La liberté c’est quand on écrit ou quand on cesse de le faire ?

Dans un style plus familier, il note : « La marde elle-même va mal et c’est pour ça que je souffre. » (65) Que doit-on comprendre ? Que l’auteur va mal lui-même (il souffre) parce qu’il est de la m… ? La veine scatologique, qui frise le délire dans « Le caca » (82), illustre bien la transgression du discours décent, bienséant auquel la littérature nous a habitués. Notre « technicien du langage » est avant tout un écorcheur de nerfs orthodoxes, un gratteur de sinciputs catholiques, et la folie dont il se targue est au service de la seule cause qui soit, l’exaltation de l’HOMME et l’évincement de la mort. « MONSIEUR DIEU/MADAME LA MORT/MM. LES SCIENTIFIQUES/Il n’est plus question qu’aucun HOMME meure ! » (57) Voilà qui est clair, trop clair pour être poétique. C’est le langage d’un homme d’action…

On comprend dès lors le succès de Péloquin auprès d’une certaine couche de la population, d’une part, et la disparition de son oeuvre de quelques anthologies et autres ouvrages importants de notre littérature, d’autre part. L’Histoire de la littérature québécoise de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge [6] ne fait aucune mention du poète (ou de l’écrivain, si l’on préfère), et dès la deuxième édition de leur Poésie québécoise des origines à nos jours [7], Mailhot et Nepveu suppriment les deux pages que lui allouait la première.

Pourtant, Claude Péloquin reste un nom dans nos lettres. Il est l’écrivain d’en dehors, celui qui a écrit pour Robert Charlebois l’une des plus remarquables chansons qui soit — Lindberg — et celui dont la générosité naïve entonne les refrains qui sommeillent au fond de nos coeurs restés enfants, restés bébêtes, surtout les refrains contre la mort odieuse.