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SUJET PEU EXPLORÉ PAR LES CHERCHEURS, la participation des femmes en affaires[2] dans la société coloniale nord-américaine soulève pourtant des questions importantes sur la nature de l’organisation sociale et économique, qui relèvent à la fois de l’histoire de la famille, du travail et des rapports sociaux fondés sur le sexe. Dans la foulée de sa voisine américaine,[3] la production historique sur les femmes en Nouvelle-France, qui recèle déjà plusieurs exemples de femmes d’affaires,[4] commence à se complexifier en accordant plus d’importance au contexte entourant leur participation dans une sphère d’activité dite masculine.[5] La flexibilité relative des rôles sexuels sous l’Ancien Régime, l’écart entre le prescrit juridique et la réalité des femmes, la nature familiale des entreprises de même que le lien entre le contexte économique et l’activité commerciale des femmes ont été soulignées dans plusieurs études.[6] Cependant, ces analyses abordent souvent la question par le biais d’autres thèmes et permettent difficilement de situer la place qu’occupent ces activités dans la population féminine et dans les différentes communautés d’affaires de la colonie. Il est par ailleurs impossible de déterminer, en l’absence d’études comparatives, quelle est la particularité de l’expérience canadienne dans ce domaine.[7]

Le présent texte ne prétend pas faire le tour de la question mais vise plutôt à présenter des résultats qui pourront inspirer d’autres recherches, en établissant notamment des bases de comparaison. Notre objectif est de mesurer l’étendue et la nature de l’activité féminine en affaires dans un cadre spatio-temporel bien délimité, en faisant ressortir les facteurs démographiques, économiques, sociaux, juridiques, familiaux et matrimoniaux qui permettent, favorisent ou rendent nécessaire la participation des femmes dans ce domaine. L’Île Royale, colonie française du 18e siècle, se présente comme un cadre tout désigné pour une telle étude, en raison de sa courte histoire, de son économie marchande et de la richesse de ses archives. Notre discussion porte sur l’ensemble de la colonie située au Cap-Breton,[8] mais nous accordons une attention particulière aux familles marchandes de sa capitale et villeforteresse, Louisbourg. Après avoir brossé un portrait du contexte socio-économique de la colonie, nous nous intéresserons à la composition de sa communauté d’affaires en analysant les professions ou le métier des hommes et des femmes chefs de famille. Nous nous pencherons par la suite sur les contextes particuliers que vivent les femmes d’affaires sur les plans familial, matrimonial et individuel. Notre recherche se fonde principalement sur les recensements et les archives notariales de la colonie française.[9] Les lacunes de ces sources imposent certaines limites à l’analyse puisque les recensements ne tiennent pas compte de la contribution des femmes mariées à l’entreprise familiale et du fait que l’activité notariale des gens d’affaires, qui ne représente d’ailleurs qu’une partie des contrats signés dans la colonie, ne nous informe que sur l’aspect formel de la gestion d’une entreprise et ne nous dit rien de la répartition quotidienne du travail.

Réfléchissons d’abord sur le contexte dans lequel évoluent les femmes qui font l’objet de notre étude. La colonie de l’Île Royale a été créée en 1713[10] par la France, qui veut en faire une nouvelle base pour la pêche de la morue dans l’Atlantique Nord-Ouest et pour la protection de cette industrie lucrative, ainsi qu’un lien de transit pour le commerce entre la métropole et ses colonies.[11] Malgré sa courte période d’existence, qui s’étend sur à peine un demi-siècle,[12] l’Île Royale est devenue, en Amérique du Nord, un important centre de pêche et de commerce, les deux principaux secteurs de la vie économique de la colonie.[13] La centaine d’«habitants-pêcheurs» qui vivent dans la colonie et qui possèdent une entreprise de pêche (par opposition aux pêcheurs, qui sont des travailleurs journaliers, et aux Français, qui viennent faire la pêche chaque année), se partagent une industrie d’une valeur annuelle de plus d’un million de livres.[14] La morue séchée est le seul produit de la colonie qui dépend des denrées alimentaires et des produits matériels importés pour survivre. Louisbourg, capitale administrative et militaire de l’Île Royale et sa ville la plus populeuse, est la plaque tournante du commerce entre la France et ses colonies d’Amérique du Nord et des Antilles, en plus d’être le pivot des échanges commerciaux à l’intérieur de la colonie. Tout cela crée un espace commercial important dont s’emparent les habitants de la colonie.[15] La petitesse de la population civile de la colonie[16] limite les possibilités pour la vente au détail, mais les habitants-pêcheurs, les aubergistes et cabaretiers, les capitaines de navires, les administrateurs locaux et les détaillants doivent être approvisionnés en marchandises diverses. La réexportation des produits importés de France, des Antilles et de Nouvelle-Angleterre, la vente et l’achat de bateaux ainsi que les activités de cabotage entre la capitale et les autres établissements occupent aussi les marchands de la colonie. Le grand nombre de soldats, de pêcheurs et de matelots dans l’Île Royale provoque également l’ouverture de nombreux cabarets et auberges, la plupart établis dans la demeure du propriétaire, où l’on peut se divertir et prendre une consommation ou un repas ; les auberges offrent aussi le gîte à des clients à court et à long terme.[17]

Si l’économie de l’Île Royale est propice au développement d’une communauté d’affaires importante, la structure de la société coloniale fait d’abord de ce milieu un monde d’hommes. Dans le couple, cellule de base de la société, le mari doit subvenir aux besoins matériels du ménage, tandis que la femme doit être sa compagne et la mère de ses enfants. On s’attend néanmoins à ce que les femmes collaborent aux activités de production de leur mari, mais la plupart du temps dans des tâches qui leur sont spécifiques.[18] Les espaces publics et privés se superposent ainsi dans le cadre de l’organisation du travail puisque la famille et la maison sont le plus souvent l’unité et le lieu de production.

Sur le plan juridique, le droit privé, qui relève de la Coutume de Paris, pose des contraintes à leur liberté d’action.[19] Dans l’Île Royale, où le mariage est le statut normal d’une femme adulte,[20] la plupart des femmes passent de l’autorité d’un père à celle d’un mari, sans avoir bénéficié de la pleine capacité juridique accordée aux femmes célibataires majeures, c’est-à-dire âgées de 25 ans et plus. Les maris sont maîtres de la communauté de biens qui existe entre les époux et peuvent en disposer comme ils l’entendent tant qu’ils visent le bien de la société conjugale. Les femmes ne conservent de pouvoir que sur leurs «propres», ou biens hérités, dont les maris ont la gestion, mais dont ils ne peuvent disposer sans l’autorisation de leur épouse. Les femmes mariées ne peuvent s’engager par contrat ou soutenir une action en justice sans l’autorisation de leur mari,[21] sauf si elles sont «réputée[s] marchande publique, quand elle[s font] marchandise séparée, & autre que celle de [leur] mary».[22] Dans ce cas, elles peuvent de façon autonome «accomplir tous les actes juridiques nécessaires à [leur] commerce, et ces actes engagent la communauté, de même qu’ils lui profitent le cas échéant».[23] La flexibilité relative du cadre juridique laisse donc aux familles une marge de manoeuvre assez grande néanmoins assujettie à la volonté des maris.

Devenues veuves, les femmes recouvrent leur capacité juridique. Plusieurs options s’offrent à elles au décès de leur conjoint. Elles peuvent renoncer à la communauté de biens si celle-ci est grevée de dettes, en retirer leurs effets personnels et reprendre les biens qu’elles y ont apportés si cela est stipulé dans le contrat de mariage. Les veuves peuvent procéder au partage de la communauté avec leurs enfants : elles bénéficient alors de la moitié des biens et sont responsables de la moitié des dettes de la société conjugale dissoute. Elles peuvent aussi poursuivre la communauté de biens avec leurs enfants jusqu’à la majorité de ceux-ci, ou jusqu’à ce qu’elles se remarient. Elles bénéficient aussi du douaire, une pension viagère portant habituellement sur la moitié des biens propres du mari. Ainsi, ces droits qui sont accordés aux veuves afin qu’elles puissent subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille et veiller sur le patrimoine familial, leur permettent de reprendre la profession ou le métier du mari ou de se lancer en affaires de leur propre chef.

C’est dans ce contexte économique dynamique et dans ce cadre sociojuridique comportant une certaine mesure de flexibilité que nous allons situer l’activité des femmes dans le domaine des affaires. Il importe d’abord d’étudier la communauté d’affaires de la colonie de façon globale afin de mettre en perspective la participation des femmes dans cette sphère d’activité dite masculine. Les principaux recensements nominatifs de l’Île Royale, effectués en 1724, 1726 et 1734,[24] nous permettent de comparer l’activité des deux groupes. Cependant, puisque le recenseur n’a pas tenu compte de la profession ou du métier des femmes mariées ni de la collaboration des épouses à l’entreprise familiale, notre analyse porte sur les chefs de famille, donc sur les hommes et les femmes qui dirigent un ménage. Dans le cas de ces dernières, il s’agit évidemment de veuves, sauf exception.[25] Nous établirons d’abord l’importance que représente l’activité en affaires pour chaque groupe et dresserons le profil de la communauté d’affaires de la colonie selon le sexe avant de nous intéresser à la profession ou au métier des femmes et des hommes et à la répartition des gens d’affaires dans la colonie.

Nous avons identifié six femmes d’affaires en 1724, 15 en 1726 et 19 en 1734, ce qui est peu élevé comparativement à la centaine d’hommes actifs dans ce domaine pendant les mêmes années (voir le tableau un). Dans l’ensemble, de 42 à 45 pour cent des chefs de famille sont actifs en affaires en 1724, 1726 et 1734, le pourcentage augmentant légèrement au fil des ans. Chez les hommes, le taux de participation demeure stable et tourne autour de 42 pour cent. Par contre, le pourcentage des femmes chefs de famille actives dans ce domaine,[26] quelque peu inférieur à celui des hommes en 1724, augmente de façon considérable en peu de temps. Il passe de 37,5 pour cent à 51,7 pour cent en l’espace de deux ans, et à 54,5 pour cent en 1734. Cette augmentation découle sans doute d’une surmortalité des hommes d’affaires,[27] laissant un plus grand nombre de veuves à la tête d’entreprises familiales pendant une période d’essor économique stimulant l’activité en affaires. Quoi qu’il en soit, l’image d’une communauté d’affaires exclusivement masculine s’efface devant la présence significative de veuves qui mènent une entreprise de pêche, font le commerce ou dirigent une auberge ou un cabaret. La part que représentent les veuves chefs de famille dans la communauté d’affaires de l’Île Royale double de 1724 à 1726, passant de 5,5 pour cent à 10,6 pour cent. En 1734, elles forment 12,9 pour cent de la communauté d’affaires de la colonie.

Table 1

Tableau un : Chefs de famille en affaires et composition de la communauté d’affaires selon le sexe dans l’Île Royale en 1724, 1726 et 1734

Tableau un : Chefs de famille en affaires et composition de la communauté d’affaires selon le sexe dans l’Île Royale en 1724, 1726 et 1734
Source : Série G1, vol. 466, nos 67-69, Recensements de l’Île Royale de 1724, 1726 et 1734. Abréviations : F = femmes : H = hommes. * Calculé à partir du nombre de gens d’affaires de chaque sexe et du nombre de chefs de famille de chaque sexe.

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Voyons maintenant l’importance de chaque catégorie professionnelle dans la communauté d’affaires de l’Île Royale. La gestion d’une entreprise de pêche est la profession la plus importante chez les gens d’affaires des deux sexes pendant les trois années de recensement (voir l’Annexe A) : elle représente dans la plupart des cas plus de la moitié des hommes et des femmes d’affaires.[28] Le pourcentage de femmes d’affaires actives dans la pêche est toutefois plus élevé que le pourcentage d’hommes actifs dans ce domaine en 1724 et en 1726. Soixante-sept pour cent des femmes d’affaires possèdent des entreprises de pêche pendant ces années comparativement à 61,5 pour cent et 52,8 pour cent des hommes. Cette tendance est renversée en 1734 puisque la participation des hommes dans ce secteur d’activité économique demeure stable et se situe à 51,6 pour cent, tandis que celle des femmes chute à 44,4 pour cent. Le fait que la pêche soit la profession la plus commune chez les hommes explique sa prédominance parmi les veuves de la colonie. Il est aussi possible que la nature de cette profession pousse les veuves d’habitants-pêcheurs, plus que les femmes des autres groupes socioprofessionnels, à prendre en main la gestion de l’entreprise familiale. Les absences fréquentes du mari (les habitants-pêcheurs et leurs fils adultes participant souvent aux activités de pêche en mer) rendent d’autant plus nécessaire la collaboration des épouses d’habitants-pêcheurs à l’entreprise de pêche comme administratrices ou comme maîtresses de grave supervisant les activités d’apprêtage et de séchage du poisson, ce qui leur permet d’acquérir les connaissances nécessaires au maintien d’une telle entreprise une fois devenues veuves. Les femmes ne participent sans doute pas aux activités de pêche en mer puisque ce travail exige force et endurance, des qualités attribuées aux hommes, et en raison des superstitions entourant la présence féminine sur un bateau.

Chez les hommes, le commerce est la deuxième catégorie d’affaires en importance, occupant environ 20 pour cent d’entre eux pendant les trois années. La tenue d’auberge ou de cabaret vient au troisième rang : entre 12 et 15 pour cent des hommes d’affaires dirigent ce genre d’établissement. L’on trouve à peu près autant de femmes aubergistes ou cabaretières que de marchandes en 1724, 1726 et 1734, les premières étant légèrement plus nombreuses que les dernières.[29] Les aubergistes et les cabaretières représentent toujours un plus grand pourcentage des gens d’affaires de leur catégorie professionnelle que les habitantes-pêcheurs et les marchandes. En 1726, par exemple, les femmes forment 15,8 pour cent des cabaretiers et aubergistes de la colonie, mais seulement 13 pour cent des habitants-pêcheurs et 6,5 pour cent des marchands. Le cumul de professions est moins courant chez les gens d’affaires de l’Île Royale, surtout chez les femmes, mais plus commun chez les hommes pendant les deux dernières années de recensement. Le pourcentage d’hommes d’affaires qui ont deux statuts professionnels passe de 4,8 pour cent en 1724 à plus du double, soit 10 pour cent, en 1726 et en 1734. La grande majorité de ces hommes sont des habitantspêcheurs/ marchands, un groupe qui prend de l’importance au fil des ans dans la colonie du Cap-Breton. On ne trouve que deux femmes ayant deux statuts professionnels pendant les trois années, soit une habitante-pêcheur et une aubergiste dont nous soulignerons les activités commerciales dans la dernière partie de cet article.

Les femmes sont donc présentes dans les trois catégories d’affaires que nous avons constituées. La structure de l’économie de l’Île Royale limite le choix de profession ou de métier des veuves, choix conditionné, nous le verrons, par le statut professionnel de leur défunt époux. La majorité des habitants-pêcheurs, hommes et femmes, disposent d’un petit nombre d’employés et de chaloupes qui font la pêche à proximité des côtes, mais l’importance des entreprises varie grandement : certains possèdent des goélettes dont la capacité de production est de deux fois à trois fois plus élevée et d’autres étendent leurs activités au commerce.[30] Certaines femmes que nous présentons plus loin mènent des entreprises d’envergure qui figurent parmi les plus importantes de l’Île Royale. La tenue d’auberges et de cabarets semble comporter certains avantages pour les veuves, qui peuvent vaquer à leurs tâches domestiques et veiller sur leurs enfants tout en accueillant leurs clients dans leur propre demeure, un espace où le privé et le public se superposent de façon particulière.[31] Des femmes mariées ont sans doute pu contribuer de la même façon au revenu familial pendant que leur mari faisait la pêche, le commerce ou un autre métier. La tenue d’une auberge, un symbole de réussite sociale dans cette catégorie professionnelle, est aussi commune chez les femmes que chez les hommes de ce groupe. Le commerce, une activité qui exige plus de formation et de capital, semble au contraire plus difficilement accessible aux femmes. Les marchandes sont moins nombreuses et aucune femme n’est identifiée comme négociante, terme désignant habituellement les marchands les plus importants de la colonie. Cependant, les marchandes et les commerçantes ne se limitent pas à la vente au détail puisque certaines d’entre elles participent au commerce intercolonial ou sont propriétaires de bateaux qui font le cabotage le long des côtes de l’Île Royale.

Louisbourg est le havre de pêche le plus important de la colonie, suivi par celui de Niganiche, un établissement situé le plus au nord de l’Île Royale (voir l’Annexe B).[32] La popularité des établissements de Scatary, La Baleine et Lorembec, qui regroupent autant de propriétaires d’entreprises de pêche que la capitale, accentue le poids de la grande région de Louisbourg dans le domaine de la pêche. C’est dans ces établissements où l’on se consacre presque uniquement à cette activité, et non dans la capitale, que l’on trouve la plupart des femmes qui «font la pêche». L’Indienne et Petit-de-Grat (Île Madame) attirent aussi un bon nombre d’habitants-pêcheurs. Les marchands, hommes et femmes, sont presque tous installés dans la ville-forteresse mais de nombreux navigateurs de Port-Toulouse participent aux activités de cabotage entre la capitale et les autres établissements. C’est surtout à Louisbourg que les cabaretiers et les aubergistes ont pignon sur rue. L’importance de la population civile, mais surtout le grand nombre de soldats, de pêcheurs et de matelots dans la capitale, procurent aux hommes et aux femmes une clientèle pour leurs établissements. L’on trouve aussi des auberges ou des cabarets à Niganiche, un établissement populeux qui compte notamment de nombreux pêcheurs saisonniers, et à Port Dauphin, qui abrite une petite garnison militaire. Ainsi, le lieu de résidence influe sur le choix de profession ou de métier des femmes et des hommes. Cette réalité en cache cependant une autre, soit le rôle déterminant que joue le contexte familial.

L’analyse qui suit se fonde sur la biographie collective des 64 femmes d’affaires identifiées principalement dans les recensements nominatifs de l’Île Royale effectués de 1713 à 1758 et dans les archives notariales de Louisbourg, où la contribution aux affaires des femmes mariées a laissé des traces pendant la même période.[33] L’étude des liens de parenté des femmes d’affaires illustre l’importance de la tradition familiale dans ce domaine. Nous avons notamment identifié un noyau de 11 ménages engagés dans le domaine de la pêche et unis par des liens matrimoniaux.[34] Prenons le cas d’Anne Vincent, native de l’Île Royale et veuve de l’habitant-pêcheur Charles Borny, qui embauche deux compagnons-pêcheurs au début des années 1750.[35] La grand-mère et le grand-père maternels de cette dernière, Anne Pichot et Étienne Diharse dit Estevin, son grand-père paternel Gilles Vincent dit Lemanquet, son père Bernard Vincent dit Desmarest, ses tantes Madeleine Diharse et Barbe Vincent et leurs maris, de même que ses cousines Jeanne Lossois et Gillette Lemanquet, toutes deux épouses d’habitants-pêcheurs, ont tous été actifs dans l’industrie des pêches, tout comme sa belle-mère Marie Comère et deux de ses belles-soeurs. Sept des 11 ménages font la pêche à Scatary, une petite île des environs de Louisbourg, et la plupart sont originaires de l’ancien établissement de pêche de Plaisance, à Terre-Neuve. Il existe dans ces familles une véritable tradition de participation à l’industrie des pêches que l’on retrouve aussi dans d’autres familles de la colonie, notamment la famille Desroches de Lorembec. Dans sa requête de 1765 dans laquelle elle demande qu’on lui accorde une grave à Saint-Pierre et Miquelon, où elle veut s’établir, l’habitante-pêcheur Perrine Desroches, nièce de Barbe Vincent, fera valoir que «cette famille ancienne habitante de l’Isle Royale entend très bien la pêche».[36] Son père, Étienne Desroches, était habitant-pêcheur, de même que sa soeur Françoise et son frère Guillaume. La majorité des femmes d’affaires de l’Île Royale sont issues de familles ayant une tradition dans ce domaine.[37] Plus de la moitié (55,9 pour cent) des pères dont nous connaissons le statut professionnel ont été actifs en affaires et 16 de leurs filles ont la même profession ou le même métier qu’eux. Dans cinq cas, leur mère a aussi été active en affaires. Parmi ceux-ci figurent les habitantes-pêcheurs Marie et Jeanne Baudry, dont les parents Pierre et Jeanne Meschin faisaient la pêche et tenaient cabaret.

La plupart des femmes qui ont laissé des traces de leur activité formelle en affaires dans l’Île Royale sont des veuves (64,1 pour cent) ; les autres sont des épouses.[38] On trouve aussi trois femmes qui ont été actives dans ce domaine à la fois du vivant de leur mari et après leur décès, et une autre qui sera en affaires pendant son veuvage et après s’être remariée. Nous n’avons cependant identifié aucune célibataire en affaires dans l’Île Royale.[39] Presque toutes les femmes d’affaires sont des épouses qui collaborent à l’entreprise familiale dirigée par leur mari ou des veuves qui reprennent la profession ou le métier de leur conjoint décédé (voir le tableau deux). Seize des 17 femmes mariées travaillent aux côtés de leur mari. Chez les veuves, 26 des 32 maris dont nous connaissons le statut professionnel étaient en affaires : 23 d’entre eux étaient actifs dans la catégorie professionnelle où se trouve leur épouse. Les six autres veuves sont des aubergistes ou des cabaretières dont le mari faisait un autre métier, ce qui confirme l’hypothèse que nous avons soulevée plus haut au sujet de l’accessibilité de ce métier.

Table 2

Tableau deux : Profession ou métier des maris des femmes d’affaires de l’Île Royale, 1713-1758

Tableau deux : Profession ou métier des maris des femmes d’affaires de l’Île Royale, 1713-1758
Sources : Série G1, nos 50-52, 55, 62, 67-69, 76 et 81 : Série C11B, vol. 4, no 163, 1718 : Série G3, vol. 2037-2039, 2041-2047, 2056-2058 : Proulx, Aubergistes, p. 21-24 : White, Dictionnaire généalogique.

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Il importe de s’interroger sur la représentativité de ces épouses et de ces veuves d’hommes d’affaires dans la population féminine de l’Île Royale. La collaboration formelle des femmes mariées à l’entreprise familiale est-elle commune, comme le suggèrent les études citées en introduction? Les femmes sont-elles nombreuses à reprendre le métier ou la profession de leur défunt mari? Notre analyse de l’activité commerciale des femmes des familles marchandes de Louisbourg nous permet de répondre à ces interrogations pour cette catégorie professionnelle. Sur 100 familles de marchands, 14 conjointes ont laissé des traces de leurs activités commerciales dans les archives notariales, témoignant ainsi de leur contribution au fonctionnement de l’entreprise familiale sur le plan formel.[40] Si l’on tient pour acquis que les veuves marchandes ont été mêlées de près à la gestion de l’entreprise familiale du vivant de leur mari, c’est 22 pour cent des conjointes de marchands qui y participent.[41] Ce total peut lui-même être qualifié de conservateur en raison des limites des sources soulignées plus haut. Comme le souligne France Parent pour la ville de Québec en 1686,[42] il y a un écart entre le prescrit légal et la réalité des femmes dans cette ville coloniale française. La marge de manoeuvre accordée par la Coutume de Paris aux femmes mariées (ou plutôt, à leurs maris) pour ce qui est de leur participation dans le monde des affaires, est donc exploitée dans une certaine mesure par les membres de la communauté marchande de Louisbourg.

Puisque le cinquième des épouses de marchands collaborent à l’entreprise du mari, l’on pourrait s’attendre à ce qu’un bon nombre de veuves soient en mesure de veiller au maintien de l’entreprise familiale. Les stratégies utilisées par les veuves des 25 marchands décédés avant la dernière conquête de Louisbourg prennent plusieurs formes.[43] Certaines se remarient rapidement sans que l’on ait d’indications qu’elles aient touché aux affaires, d’autres mènent l’entreprise un certain nombre d’années avant de se remarier et d’autres sont actives en affaires jusqu’à leur décès sans jamais convoler en secondes noces. La majorité des veuves de marchands (64 pour cent) ne semble pas avoir touché aux affaires. La moitié de ces femmes se sont remariées, assez rapidement semble-t-il, et on ne connaît pas le sort des autres. Le maintien de l’entreprise familiale est tout de même une stratégie privilégiée par une bonne partie des veuves de marchands pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. C’est ce que font 36 pour cent d’entre elles. La plupart sont marchandes, mais certaines se consacrent plutôt (ou aussi) à une autre activité à laquelle s’adonnait le couple avant le décès du mari, soit la pêche ou la tenue d’une auberge ou d’un cabaret.

Partenaires dans l’entreprise familiale ou collaboratrices privilégiées de leur époux, les femmes mariées font face à des défis différents de ceux de la veuve chef de famille, qui doit pourvoir seule aux besoins financiers des siens. Julienne Minet semble être la seule femme mariée qui mène ses affaires de façon autonome dans l’Île Royale. En 1736, elle obtient le statut de «marchande publique» tel que stipulé par la Coutume de Paris. Le 22 novembre, son mari Claude Mullot l’autorise «a acheter et vendre toutes sorte de marchandises concernant la profession qu’ils font d’aubergiste et marchand en cette dite ville comme les marchandes publiques ont pouvoir de faire conformement aux ordres du Roy».[44] Elle n’a plus alors à obtenir l’autorisation de son mari pour ses activités commerciales. La boutique est connue comme la «boutique de la Mullot, marchande», et c’est elle qui est nommée dans pratiquement tous les actes de l’entreprise.[45] D’autres femmes ont sans doute mené des entreprises de façon autonome, mais les documents ne nous permettent pas de le confirmer. En 1734, par exemple, soit sept ans avant le décès de son mari, le charpentier Julien Auger dit Grandchamp, Louise Thérèse Petit de Boismorel figure dans la liste officielle d’aubergistes et de cabaretiers de Louisbourg dressée par les autorités de la colonie dans le but d’en limiter le nombre, ce qui nous fait supposer que c’est elle qui dirige de fait cette auberge.[46]

Quoi qu’il en soit, les femmes d’affaires qui mènent des entreprises séparées de celles de leur mari sont des cas exceptionnels dans l’Île Royale de 1713 à 1758, et presque toutes les femmes mariées de notre groupe collaborent à l’entreprise de leur mari. Les sources ne nous disent rien de la répartition quotidienne du travail dans le couple, mais elles nous apprennent que les épouses ne sont pas écartées de l’aspect formel de la gestion de l’entreprise familiale. Dix-neuf femmes mariées se présentent devant notaire, seules ou avec leur mari, pour signer des actes notariés relatifs aux affaires. Si l’on se fie à la nature des documents, plusieurs d’entre elles semblent prendre une part active à la gestion de l’entreprise familiale. Sept se présentent seules devant notaire. En principe, ces femmes sont marchandes publiques ou fondées de pouvoir de leur mari. Julienne Minet est la seule femme dont nous connaissons le statut de marchande publique, et le fait qu’une femme soit procuratrice de son mari n’est précisé que dans quatre cas où une épouse se présente seule devant notaire. Dans certains cas, ces procurations semblent avoir été ratifiées par un notaire, même si nous n’en trouvons aucune trace dans les archives notariales de Louisbourg. Marie Josephe Petit de Boismorel est «fondée de procuration (de son mari le négociant Joseph Brisson) en date du 19 juin 1737» lorsqu’elle vend, l’année suivante, un bateau de 25 tonneaux en échange de 600 livres et de trois cordes de bois.[47] Certaines disposent d’une procuration sous seing privé. C’est le cas de Jeanne Lossois, épouse du Sieur Duclos, habitant-pêcheur à Scatary, qui se dit «de lui autorisée suivant sa déclaration» quand elle se présente devant notaire en 1745. Celle-ci semble participer de façon active à l’entreprise de son mari puisque dans l’entente conclue avec le Sieur Jean Rodrigue, marchand de Louisbourg, l’on précise que «sans les fournitures qu’il s’oblige (à) leur faire la dite demoiselle Duclos n’auroit pu faire (la pêche) d’automne».[48]

Nous n’avons pu retracer les procurations accordées par ces marchands à leur épouse, des documents qui auraient pu nous fournir un meilleur indice du degré de responsabilité qui leur est confié. Ne font-elles qu’apposer leur signature au bas d’un acte qui reprend fidèlement les termes d’une procuration? Les trois procurations tirées des archives notariales suggèrent le contraire puisqu’elles accordent une grande liberté d’action aux épouses. Par ailleurs, ces actes illustrent bien la diversité des transactions que font les femmes qui se présentent seules devant notaire. Dans le cas de Catherine Despraube, la tâche est précise : elle pourra choisir, en France, des arbitres pour la révision du compte de son mari, le marchand Joannis Galand Dolhabarats, avec François Duperié, négociant de Saint-Jean-de-Luz.[49] Barbe Thesson dit Laflourie est nommée procuratrice générale de son mari en 1735. Le document fournit des détails sur la nature des actions qu’elle pourra mener en l’absence de son époux, le marchand Georges Rosse, qui promet de ne rien révoquer de ce qu’elle aura accompli. Il lui donne pouvoir de

regir, gouverner et administrer toutes les affaires que le dit Sieur Rosse pourra avoir en cette Isle pendant son absence, regler et arreter tous comptes qu’il pourra avoir de quelle nature qu’ils soyent avec toute sorte de personnes, en recevoir le reliquat, en donner quittances et decharge, faire tous actes requis et necessaires, se presenter en justice tant en demandant que deffendant pardevant tous juges qu’il appartiendra, faire les achats dont elle aura besoin, s’obliger au payement et generallement negocier toutes les affaires que le dit Sieur constituant aura en cette isle pendant son absence.[50]

En novembre 1732, soit quelque temps après son mariage, François Chevallier fait de même en donnant pouvoir à son épouse Marguerite Doyon de voir à ses affaires de façon générale pendant son absence, soit de «gérer, régler, et arrêter toutes les affaires que le dit Sr Chevallier peut avoir en cette isle pendant son absence de quelle nature et espèce que ce soit (...) et générallement faire tout ce que le Sr Chevallier feroit s’il étoit sur les lieux».[51] Les archives notariales ne gardent aucune trace des activités des trois procuratrices, ce qui s’explique pour Catherine Despraube, qui devait se rendre en France. De son côté, le Sieur Chevallier semble avoir laissé son épouse avec bien peu de ressources puisqu’un an plus tard, devant le tribunal de Louisbourg, elle dira ne rien savoir d’une dette contractée par son mari deux ans avant son mariage et affirme que ce dernier «ne luy a rien laissé pour s’abriter et bien moins pour acquitter les debtes».[52] La Cour donnera tout de même raison au créancier.

Si le désarroi de Marguerite Doyon semble bien réel,[53] il n’en demeure pas moins que les procurations ne sont pas des actes que l’on fait à la légère, car elles sont coûteuses et lient les maris aux décisions de leur femme. La confiance dont font preuve ces hommes à l’égard de leur épouse semble témoigner de leur savoir-faire dans ce domaine d’activité et d’une participation active à la gestion de l’entreprise familiale, notamment en cas d’absence du mari. De même, la formulation de l’acte par lequel les nouveaux époux Barbe Leneuf de La Vallière et Louis Delors reçoivent du père de ce dernier un don de 5 000 livres «pour le commerce qu’ils font» présage des années de la collaboration à venir.[54] En effet, Louis Delors précisera dans son testament, 13 ans plus tard, «qu’il nomme pour tutrice generalle et administreresse de ses biens Barbe Leneuf de la Valliere (...) attendu qu’elle est instruite de ses affaires».[55]

D’autres actes signés par les deux membres du couple montrent qu’il est de l’intérêt des épouses de veiller au bon fonctionnement de l’entreprise familiale puisqu’elles s’engagent aux côtés de leur mari face à d’éventuels créancier. Dans le cas des habitants-pêcheurs Marguerite Duverger et Pierre Henry Nadau dit Lachapelle, les époux

se sont sollidairement obligés envers le Sieur jean Dupré, capitaine du navire la valleur de la Rochelle (...) auquel Sieur Dupré les Sieur Nadau et damoiselle Duverger son épouse ont reconnu et confessé lui devoir le nombre de cent quatre vingt cinq quintaux de molües loyal et marchande et ce pour fournitures de pesche qu’il leur a faittes la presente année pour s’en servir a la pesche qu’ils font cette automne et feront l’été prochain sur leur habitation.[56]

La signature de plusieurs épouses est requise «pour la scurette (sûreté) du payement» d’une somme pour laquelle le couple hypothèque tous ses biens.[57] Le mari ne peut hypothéquer le propre héritage de sa femme sans son consentement, ni obliger cette dernière «plus avant que jusques à la concurrence de qu’elle ou ses heritiers amandent de la communauté»[58] sans son autorisation. Pour sa part, Jeanne Peré s’engage avec son mari Martin Benoît à rembourser 1 796 livres au négociant Pierre Martissans, et accepte, en plus d’hypothéquer tous les biens meubles et immeubles du couple, de mettre en gages «tous les droits (qu’elle a) dans sa communauté».[59]

La plupart des femmes mariées (14 sur 19) ne se présentent qu’une seule fois devant notaire pour des actes liés à la gestion de l’entreprise familiale. Les autres, le font à deux ou trois reprises. Dans près de la moitié des cas, les femmes mariées accompagnent leur mari. Cela laisse croire qu’elle participent peu, sur le plan formel bien sûr, à la gestion de l’entreprise familiale. Ce n’est pas le cas de la marchande publique Julienne Minet, dont les activités commerciales ne laissent pourtant aucune trace dans les archives notariales. Par ailleurs, nos recherches sur l’activité commerciale des femmes de familles marchandes de Louisbourg ont révélé que le nombre d’actes ratifiés par leurs maris n’est pas très élevé : 90 pour cent ne s’y présentent pas plus de six fois pendant leurs années de vie commune.[60] Il serait donc risqué de conclure que les rares présences des femmes mariées devant notaire reflètent leur faible participation à l’entreprise familiale, puisque dans le cas des marchands, on n’y voit guère plus souvent le chef de famille.[61]

La liberté d’action que ces hommes accordent à leur épouse dans leurs procurations, la formulation de certains actes qui laisse deviner un véritable partenariat entre époux, la présence des femmes devant notaire, seules ou avec leur mari, pour ratifier des actes liés à l’entreprise familiale, suggèrent que la participation de ces femmes mariées est nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise. Les épouses ont d’ailleurs intérêt à veiller à la bonne marche des affaires, surtout lorsqu’elles acceptent d’hypothéquer les biens communs et de mettre en jeu les avantages dont elles pourraient bénéficier après la mort de leur mari. Il est intéressant de noter qu’une seule veuve marchande a laissé des traces de sa collaboration à l’entreprise familiale du vivant de son mari, ce qui met en relief encore une fois le silence des archives sur certains aspects de l’organisation du travail dans la colonie.

Après le décès du mari, la survie financière de la famille dépend souvent du maintien de l’entreprise familiale par la veuve, une tâche dont certains époux savent leur femme capable. Comme le marchand Louis Delors dont nous avons parlé plus haut, l’habitant-pêcheur Élie Thesson dit Laflourie reconnaît dans son testament la compétence de sa femme, Simone Jeanne Million. Il affirme en effet

quelle a une parfaitte connoissance des affaires de leur communauté, quelle a au surplus tous les menagements et la conduite qu’une femme peut avoir, et que par consequant qu’il est de l’interet de leurs enfants que eux et leurs biens soient regis et gouvernés par elle. Le dit Sieur testateur a par ces presentes nomme la dite Simone Millou sa femme pour estre tutrisse et administreresse des personnes et biens de leurs enfants.[62]

On sait que Simone Million a fait la pêche après la mort de son mari puisqu’en 1744, les archives judiciaires faisaient état du meurtre d’un maître de chaloupe qui était à son service.[63]

Il est parfois difficile d’évaluer la durée de l’activité des veuves en affaires. De plus amples recherches dans les archives judiciaires de Louisbourg, entre autres sources, nous permettraient de mieux suivre le parcours de certaines femmes d’affaires de l’Île Royale sur lesquelles nous n’avons que de maigres informations fournies par les recensements et les archives notariales. Sur les 45 veuves qui font la pêche, le commerce ou qui gèrent une auberge ou un cabaret, 27 (60 pour cent) ne sont présentes qu’une seule fois dans les sources consultées (voir le tableau trois). Cependant, nous savons que certaines femmes auxquelles les recensements et les archives notariales ne font référence qu’une seule fois ont été actives en affaires pendant quelques années. L’Acadienne Anne LeBorgne de Bellisle, par exemple, identifiée comme marchande dans le recensement de 1734, a veillé à ses intérêts commerciaux de la mort de son mari en 1733 jusqu’à l’année de son remariage avec Jean Dupérié en 1738.

Table 3

Tableau trois : Durée des entreprises des veuves en affaires dans l’Île Royale, 1713-1758

Tableau trois : Durée des entreprises des veuves en affaires dans l’Île Royale, 1713-1758
Sources : Série G1, nos 50-52, 55, 62, 67-69, 76 et 81 ; Série C11B, vol. 4, no 163, 1718 ; Série G3, vol. 2037-2039, 2041-2047, 2056-2058 ; Proulx, Aubergistes, p. 21-24 ; White, Dictionnaire généalogique. * Les cas de Perrine Gloro, Barbe Vincent et Jeanne Meschin sont difficilement catégorisables.

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Les documents nous permettent d’affirmer que les 18 autres veuves sont en affaires pendant plusieurs années.[64] Nous trouvons cinq femmes actives pendant deux ou trois ans, cinq autres pendant cinq à huit ans, tandis que la participation en affaires des cinq dernières s’étend sur une période allant de neuf à onze ans (voir le tableau trois). Treize de ces 18 femmes dont l’activité en affaires s’étend sur plusieurs années ne se sont pas remariées et certaines d’entre elles ont sans doute été en affaires pendant plus longtemps que nos sources ne le laissent deviner. Marie Charlotte Brouillet, par exemple, qui prend en main l’entreprise familiale après la mort de son mari en 1720,[65] a oeuvré dans ce domaine jusqu’à sa mort en 1732, sans jamais se remarier. Le 4 octobre 1721, elle vend deux bateaux de 40 tonneaux en échange de 1 000 livres en argent et 2 700 livres de marchandises. En 1724 et en 1726, on la trouve à la tête d’une entreprise de pêche de grande envergure comptant une cinquantaine d’employés, quatre chaloupes et deux bateaux pour la pêche. C’est l’une des entreprises de pêche les plus importantes de la colonie.[66] Elle est aussi marchande puisqu’en 1724, elle fournit à des habitants-pêcheurs de l’équipement et des marchandises nécessaires à la pêche. Nos sources ne nous révèlent plus rien de ses activités après cette date. Nous savons cependant qu’elle était toujours active en affaires en 1731. En effet, dans l’inventaire effectué en avril 1732, après son décès, l’on indique que «la dite damoiselle Berrichon faisait faire la pêche l’automne dernier avec six chaloupes sur son habitation a la petite Brador ou elle a actuellement ses équipages pecheurs sous la direction (de son commis)».[67]

L’aubergiste/marchande Catherine de Beaujour est active en affaires pendant au moins neuf ans. Elle se présente trois fois devant notaire, soit deux fois pour acheter et une fois pour vendre une goélette de 30 à 50 tonneaux pour une somme d’environ 3 000 livres, en 1734 et en 1743.[68] Selon le recensement de 1734, dans lequel on la dit aubergiste, elle possède deux bateaux pour le commerce et embauche huit matelots. Son défunt mari, Pierre Lelarge, était charpentier, et son fils Jean est capitaine de navire.[69] Aubergiste assez prospère, elle investit dans le commerce en achetant des bateaux pour le cabotage avec lesquels elle fournit des matériaux de construction et diverses marchandises à d’autres habitants de l’Île Royale ainsi qu’à l’administration locale.[70]

Marie Baudry sera en affaires pendant environ cinq ans avant de se remarier. Après la mort de son mari, l’habitant-pêcheur/marchand François Baucher dit Saint-Martin, en 1726, elle décide de poursuivre la communauté de biens entre elle et ses huit enfants, dont quatre fils âgés de moins de 15 ans. Le 11 novembre, elle comparaît devant le Conseil Supérieur et affirme «que par la bonne inclination qu’elle a pour ses enfants elle veut bien accepter la charge de tutrice d’iceux offrant de continuer la communauté de biens entre eux comme elle etoit avec le deffunct son mary».[71] Son époux lui a laissé à Petit Degrat une entreprise de pêche de 60 employés, neuf chaloupes et deux goélettes, qui figure parmi les plus importantes de la colonie. Elle poursuit aussi l’activité commerciale de son mari puisqu’en 1728, elle constitue comme procureur général le Sieur Jean Hiriart, négociant et capitaine de son bateau de 130 tonneaux La Marie-Françoise, qu’elle charge de gérer la cargaison du navire en France et de rapporter des marchandises dans l’Île Royale pour la pêche et le troc. Un an plus tard, ils s’engagent tous deux à rembourser à un négociant de Bayonne 248 quintaux de morue «pour solde de leur compte». Son entreprise semble alors connaître des difficultés : en 1730, trois compagnons-pêcheurs affirment devant notaire que Marie Baudry leur doit une partie de leur salaire.[72] Elle a épousé Jean Hiriart peu de temps après, soit avant l’automne de 1732.[73] Elle sera toujours mêlée de près à la gestion de leur entreprise, comme en témoigne sa présence devant notaire. Dans une requête faite aux administrateurs de la colonie en 1732, Marie Baudry et Jean Hiriart affirment que «pour la pesche qu’ils font (...), ils ont absolument besoin de faire achat d’un petit batiment».[74] C’est elle qui se charge de faire l’acquisition de cette goélette anglaise de 30 tonneaux payée en marchandises d’une valeur de 1 600 livres. Un mois plus tard, elle vendra une goélette de même tonnage pour 1 650 livres de marchandises.[75] Selon le recensement de 1734, le couple dirige une entreprise de pêche de 64 pêcheurs et de neuf chaloupes à Petit Degrat, en plus de posséder deux bateaux pour le commerce et d’avoir 19 pêcheurs à leur service et quatre chaloupes en pêche à Saint-Esprit. En 1735, collaborant toujours activement à l’entreprise familiale, Marie Baudry remet une goélette d’une valeur de 1 600 livres au navigateur Pierre D’Aroupet en guise de paiement pour le salaire qu’il a gagné à leur service. Elle mourra quelques années plus tard, vers 1740.

Le remariage de Marie Baudry n’est évidement pas exceptionnel. Plusieurs femmes d’affaires préfèrent partager avec un nouveau mari la lourde tâche de subvenir aux besoins de leur famille.[76] Au moins 17 veuves actives en affaires dans l’Île Royale se remarient, soit 37,8 pour cent d’entre elles.[77] La durée du veuvage varie grandement, de même que les circonstances précédant le remariage. Certaines femmes vivront des veuvages successifs pendant lesquels leurs talents de femmes d’affaires seront mis à l’épreuve. Perrine Gloro dirige à La Baleine l’entreprise de pêche laissée par son mari Pierre Dupont LaBarre, décédé vers 1717, jusqu’à son remariage en 1720 avec un autre habitant-pêcheur, Robert Gosselin, qui mourra en 1728. Deux ans plus tard, elle épouse Jean Hurel dit Lafontaine. On la retrouve à la tête d’une entreprise de pêche en 1734, un an après la mort de ce troisième mari. D’autres femmes bénéficieront d’appuis importants pendant leur veuvage. Catherine Gonillon, veuve de Claude Duplaix dit Sylvain, négociant et capitaine de navire, avait confié en 1722 à son beau-frère, Michel Daccarrette, la gestion de ses affaires à Saint-Domingue et à La Rochelle.[78] Elle l’épousera après la mort de sa soeur Jeanne vers 1725.[79] Il y avait 15 hommes et trois chaloupes en pêche à La Baleine en 1726 «à l’habitation de la veuve Sylvain», entreprise qui relevait sans doute aussi de la gestion de Michel Daccarrette.

De nombreuses veuves ont profité d’autres sources de collaboration pendant leurs années de veuvage. La moitié d’entre elles[80] bénéficient de la présence de fils de plus de 15 ans pouvant contribuer à la bonne marche de leurs entreprises.[81] Plusieurs exemples en témoignent. Jean Peré, fils de l’habitante-pêcheur Marianne Ponce, semble être l’adjoint de sa mère à Saint-Esprit, car en 1734, le recenseur indique qu’il y «fait (la pêche?) pour sa mère» avec 20 pêcheurs et quatre chaloupes pendant qu’elle mène une entreprise de même importance à Louisbourg.[82] En 1752, la veuve Françoise Desroches fait la pêche à Lorembec, sur une habitation qui appartenait à un autre habitant avant l’occupation britannique, avec quatre engagés, «une chaloupe et demie» et trois fils âgés d’une vingtaine d’années. Elle demande aux autorités de «luy délivrer une concession en forme qu’elle luy soit garante du travail qu’elle et ses enfants y ont fait, il y a dessus un chaffaux, grave, vignaux et des cabanes pour deux chaloupes».[83]

Nous voyons que malgré la présence de fils adultes, les veuves ne se retirent pas nécessairement de la gestion de l’entreprise familiale. Elles font ainsi bénéficier leurs enfants de l’expérience acquise pendant leurs années en affaires, tout en assurant le bon fonctionnement d’une entreprise qui leur sera léguée. Cette collaboration qui fait partie de la réalité de plusieurs femmes d’affaires est sans doute bénéfique mais n’est toutefois pas exempte de difficultés. Les cas de discorde entre les mères et les enfants doivent être assez courants si l’on se fie aux inquiétudes manifestées par certaines personnes de l’entourage de la veuve de Nicolas Berrichon. Marie Charlotte Brouillet, qui décide de poursuivre l’entreprise de son mari après son décès vers 1720,[84] semble se préoccuper des tensions qui pourraient surgir entre elle et ses enfants au sujet de l’entreprise familiale. Sur le conseil de parents ou d’amis, elle presse les membres du Conseil Supérieur en 1721 de faire «appressier incessament (...) par des gens experts et de probité» le contenu de l’inventaire des biens de la communauté effectué après le décès de son mari afin d’éviter «les disentions facheuses qui pouroient luy survenir dans la suitte avec ses propres enfants». Car «quoy qu’elle ne doutte pas du bon naturel de ses enfans et de leur inclination pour le bon soin qu’elle espère d’en prendre Dieu aidant (...) il arrive souvent qu’ils changent lorsqu’ils sont en age».[85] Il serait intéressant de vérifier quel genre de collaboration a pris place entre la veuve Berrichon et ses enfants.

Plusieurs questions demeurent en suspens quant à la participation des veuves dans le domaine des affaires. Il convient notamment de se demander comment l’appartenance à une catégorie professionnelle, l’âge au veuvage et la présence d’enfants adultes conditionnent les choix qu’elles font en ce qui a trait à l’entreprise familiale. Par ailleurs, la contribution des femmes mariées peut également varier de façon significative selon qu’elles soient épouses d’habitant-pêcheur, de marchand ou d’aubergiste. Tout indique, par exemple, que les épouses de marchands se présentent plus souvent devant notaire que les autres conjointes d’hommes d’affaires, imitant en cela le comportement des hommes de leur groupe socioprofessionnel. D’autre part, il nous semble important de mieux situer la contribution des femmes mariées en comparant leurs activités avec celles de leur époux. Leur confie-t-on, par exemple, certains types de transactions à conclure devant notaire ou de causes à défendre devant les tribunaux? En dernier lieu, soulignons l’intérêt d’une étude comparative qui permettrait de vérifier dans quelle mesure l’expérience des femmes de l’Île Royale se détache de celle des autres villes coloniales françaises ou britanniques, ou encore de celle d’un port français de la même période. L’analyse des stratégies familiales et individuelles s’inscrivant dans des contextes différents sur les plans démographique, économique, social, juridique et religieux pourrait mettre en lumière certains traits de mentalité des populations étudiées et relativiser la particularité de l’expérience coloniale française en Amérique du Nord.