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UNE DÉCENNIE APRÈS LA PARUTION de l’important ouvrage collectif L’Acadie des Maritimes,[1] Nicolas Landry et Nicole Lang nous livrent Histoire de l’Acadie (Sillery, Les éditions du Septentrion, 2001) une synthèse très attendue dans la communauté acadienne. Il convenait de réaliser cet ouvrage d’autant plus que la production historique portant sur l’Acadie n’avait cessé de croître depuis les dix dernières années. Le mérite de l’ouvrage a déjà été souligné puisqu’on lui a conféré le prestigieux prix France-Acadie dans la section sciences humaines en 2002.

Les auteurs, tous deux spécialistes de l’histoire acadienne et membres du Groupe de recherche en histoire économique et sociale de l’Université de Moncton, nous signalent au départ que l’ouvrage vise « à répondre aux besoins et aux préoccupations des étudiantes et des étudiants du premier cycle universitaire et du public en général » (p. 10). Ils ajoutent qu’ils ont voulu réaliser une synthèse qui présenterait « les grands phénomènes socio-économiques de l’Acadie des Maritimes sans pour autant négliger le volet politique et institutionnel ». L’ouvrage vise « d’abord et avant tout à faire connaître le vécu de tout le peuple acadien et non seulement de son élite. Un accent spécial est mis sur la contribution et l’expérience des femmes et des Amérindiens, deux groupes trop souvent ignorés ou encore négligés dans les textes d’histoire acadienne » (p. 11). Les auteurs ont su relever le défi que présentait la réalisation d’une synthèse de l’histoire de l’Acadie des Maritimes.

L’ouvrage est divisé en sept chapitres qui analysent de façon chronologique l’histoire de cette communauté française à partir de trois grandes thématiques : le politique, le social et l’économique. Le découpage chronologique est judicieux. Les chapitres correspondent aux grandes périodes de l’histoire acadienne, soit « L’Acadie française, 1604-1713 », « L’Acadie anglaise, 1713-1763 », « Reconstruction territoriale et sociale, 1763-1850 », « Intégration sociale, économique et politique, 1850-1880 », « Structures institutionnelles et transformations sociales et économiques, 1880-1914 », « Guerres mondiales et bouleversements économiques, 1914-1950 » et « Nouveaux enjeux et nouveaux débats, 1950-2000 ». Chaque chapitre contient une introduction et une conclusion, qui offrent le contexte historique nécessaire pour situer le lecteur et un compte rendu sommaire. Il est impossible de résumer ce vaste ouvrage de synthèse; nous en dégagerons donc les traits saillants.

Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à l’Acadie française du 17e siècle. Il relate l’histoire et la situation précaire d’une petite colonie naissante qui n’est qu’un pion sur l’échiquier de l’une ou l’autre des puissances impériales qui se disputent le territoire en Amérique du Nord. Le chapitre nous fait découvrir la stratégie colonisatrice qui guide le développement de l’Acadie. Il raconte la fondation des premiers établissements, l’arrivée des compagnies à monopole et les luttes de pouvoir entre administrateurs coloniaux. Les auteurs brossent ensuite un portrait intéressant du peuplement, caractérisé par des taux de mortalité faibles et de fécondité élevés. Ils soulignent le rôle et l’expérience des femmes, ainsi que les premières tentatives de dispenser l’éducation par l’entremise des missionnaires. On aurait pu souhaiter que la discussion portant sur les relations entre les Français et la population autochtone s’étende davantage aux relations Acadiens-Amérindiens. Le lecteur a beaucoup de peine à saisir l’importance de ces rapports qui façonnèrent l’expérience coloniale en Acadie, à partir des paragraphes peu nombreux qui leur sont consacrés. La sous-section économique décrit le fonctionnement du système seigneurial, le développement des techniques agricoles servant à cultiver la terre et les activités économiques complémentaires auxquelles s’adonnent les Acadiens, telles que la traite des fourrures et la pêche.

En 1713, après plusieurs conquêtes successives par la France et l’Angleterre, l’Acadie tombe définitivement sous la tutelle anglaise. Le deuxième chapitre est le plus long de l’ouvrage : il tâche de passer en revue une période marquante de l’histoire acadienne, soit les années 1713-1763. Les auteurs expliquent les nombreuses difficultés que pose au gouvernement anglais l’administration d’une colonie peuplée d’habitants français et catholiques, notamment le refus des Acadiens à prêter de plein gré le serment d’allégeance. L’Acadie cédée demeure au cœur des conflits européens, mais c’est la guerre de la Conquête qui vient la bouleverser et orienter le cours de l’histoire acadienne. Les auteurs consacrent justement une quinzaine de pages aux événements menant à la Déportation et ses conséquences. Le chapitre peint ensuite un portrait du peuplement des îles Saint-Jean et Royale, et de la vie quotidienne de divers groupes d’habitants de Louisbourg avant le Grand Dérangement. Les auteurs accordent la majeure portion de la sous-section sociale à la place de la religion et de l’éducation dans ce qui deviendra les Maritimes. La question de l’identité acadienne est à peine effleurée. Les auteurs adhèrent à la thèse de Naomi Griffiths qui stipule que cette identité s’est forgée autour d’une expérience distincte, mais également de la neutralité acadienne. La vie économique des habitants des trois futures provinces maritimes se résume sensiblement à celle du siècle antérieur, quoique le commerce illicite avec la Nouvelle-Angleterre prenne une plus grande ampleur.

Les troisième et quatrième chapitres abordent la période moins connue de l’après-Déportation. Si la section portant sur la politique est brève, cela est sans doute dû à l’isolement des Acadiens durant cette période et à la rareté des sources. L’ouvrage ne fait qu’esquisser l’entrée timide de quelques Acadiens sur la scène politique, l’adoption de lois restrictives à l’égard de la population française et la pratique du favoritisme politique. Les auteurs réussissent cependant à dresser un portrait socioéconomique et démographique intéressant de l’Acadie. Ils soulignent l’importance de l’Église missionnaire qui jettera les bases de l’éducation franco-catholique aux Maritimes en dépit de plusieurs lois scolaires discriminatoires. Alors qu’une petite notabilité acadienne se crée, la majorité des habitants veillent à leur subsistance en s’adonnant à l’agriculture, à l’industrie forestière, à la construction navale ou à la pêche. L’entreprise de la famille Robin établie le long du littoral acadien, fournit un exemple intéressant de cette dernière activité économique.

Le quatrième chapitre se penche sur la deuxième moitié du 18e siècle et il met en relief le dynamisme de plus en plus palpable qui se manifeste dans la communauté acadienne. Les auteurs signalent les changements dans le domaine de l’éducation, tels que l’arrivée des congrégations religieuses féminines et l’adoption de la loi controversée de 1871. La fondation des premiers collèges acadiens, moment important de l’histoire institutionnelle de l’Acadie, est rapidement mentionnée en trois courts paragraphes. Ces années voient également les débuts de la « grande hémorragie acadienne » vers les États de la Nouvelle-Angleterre. Les Acadiens qui choisissent de rester dans les Maritimes oeuvrent toujours dans les mêmes secteurs économiques et aussi dans la construction de chemins de fer. On assiste au développement d’une agriculture plus commerciale dans plusieurs comtés français du Nouveau-Brunswick. L’industrie du bois connaît également une période de forte croissance. Et malgré une diversification de l’industrie des pêches et l’émergence de commerces acadiens, l’économie acadienne en demeure principalement une de subsistance.

Le cinquième chapitre porte sur les années 1880-1914, une période que les historiens et chercheurs ont souvent désignée comme celle d’une « Renaissance acadienne ». Les auteurs hésitent toutefois à utiliser ce terme bien connu, qui a été remis en question par des études révisionnistes (on pense immédiatement à L’Acadie perdue de Michel Roy)[2], préférant l’utilisation d’expressions descriptives telles que « nouveau projet de société » ou « phase de réveil national » (pp.189-90). Une classe moyenne acadienne naissante, émanant des nouvelles institutions d’enseignement supérieur, commence à définir les priorités nationales et à élaborer des stratégies d’actions. Les auteurs nous racontent les traits marquants de ce début d’action collective acadienne : la tenue des premiers congrès nationaux, la création d’un réseau institutionnel, l’émergence d’une députation acadienne distincte sur la scène fédérale et provinciale ainsi que la fondation de nouveaux collèges. La nomination du premier évêque acadien aux Maritimes couronne de longs efforts à acadianiser l’épiscopat. Les femmes, pour leur part, demeurent à l’écart de ces débats et continuent plutôt à œuvrer dans la sphère familiale. Les progrès réalisés sont toutefois partiellement contrecarrés par le grand mouvement migratoire vers les États-Unis amorcé depuis quelques décennies et qui s’intensifie considérablement au tournant du siècle. Au même moment, l’industrialisation et l’urbanisation sont enclenchés dans certaines régions. Les industries de la pêche, de l’agriculture et du bois, qui se retrouvent en période de profonde transformation, demeurent au cœur de la vie économique acadienne.

Dans la première moitié du 20e siècle, « on assiste à peu de débats vraiment nouveaux dans la société acadienne » mais les Acadiens subissent néanmoins les contrecoups des deux guerres mondiales et d’une profonde crise économique (p. 229). Le leadership acadien, dont les rangs se gonflent progressivement, surtout dans le domaine politique, entreprend des campagnes de francisation dans l’espoir de conscientiser la population. Les Acadiens rejettent la conscription à deux reprises mais répondent néanmoins à l’appel aux armes. L’apport des Acadiens à l’effort de guerre est mis en relief par le biais d’un examen intéressant du 165e bataillon acadien. Les auteurs soulignent les transformations dans le domaine de l’enseignement, quoiqu’il soit étonnant que l’Association acadienne d’éducation, qui voit le jour pendant ces années et qui joue un rôle prédominant dans la lutte pour l’éducation en français, soit presque passée sous silence. Dans sa lutte pour assurer la promotion du fait français dans les Maritimes, l’Acadie décide de resserrer ses liens avec la francophonie, particulièrement avec le Québec. Au cours de cette période, les Acadiens commencent à s’organiser collectivement avec la création de cercles d’études et l’implantation du mouvement coopératif. La syndicalisation connaît également ses débuts dans le secteur industriel.

La deuxième moitié du 20e siècle est caractérisée par une évolution socioéconomique remarquable alors que les Acadiens tâchent « d’accroître leur contrôle sur les facteurs influant leur avenir collectif » (p. 267). Le domaine politique occupe une place de plus en plus importante dans la vie acadienne, spécialement au Nouveau-Brunswick. L’élection de L.J. Robichaud au poste de premier ministre de la province symbolise cette politisation. Malheureusement, les auteurs ne font que mentionner son programme de « Chances égales pour tous » qui a pourtant bouleversé l’évolution de la société acadienne. Les gains législatifs s’ajoutent sous les gouvernements de Richard Hatfield et de Frank McKenna. L’intervention étatique grandissante oblige également les communautés acadiennes à se réorganiser en créant des associations provinciales. Alors que l’enseignement supérieur en français connaît un essor remarquable, l’expansion des médias et l’intensification des échanges avec la francophonie encourage une plus grande ouverture sur le monde. Le militantisme étudiant et, par la suite, le nouveau Parti acadien, cristallisent le dynamisme du mouvement néo-nationaliste acadien. Les femmes entreprennent aussi de prendre en main leur destin. Mais tous les citoyens ne jouissent pas de ce progrès socioéconomique en parts égales. Les gouvernements provinciaux et fédéral, qui essaient tant bien que mal de promouvoir le développement économique, ne parviennent pas à pallier les disparités régionales.

L’évolution de la communauté acadienne à donc été marquée par de nombreux obstacles et succès. Une question persiste pourtant : le progrès des dernières décennies sera-t-il suffisant pour assurer l’avenir du peuple acadien? Le déclin des naissances, l’assimilation linguistique et culturelle et l’exode vers d’autres provinces posent certainement un dilemme à la « survivance acadienne », pour employer une expression qui semble aujourd’hui désuète. L’existence de la collectivité française des Maritimes n’est toutefois pas à remettre en question. Les auteurs entrevoient un avenir prometteur, écrivant en conclusion : « Il n’y a pas de doute que les défis du nouveau millénaire permettront encore une fois au peuple acadien d’exprimer sa grande capacité d’adaptation et sa volonté non seulement de survivre mais de s’épanouir et de se développer » (p. 312).

La présentation du livre est impeccable. L’iconographie de l’ouvrage, qui comprend de nombreuses reproductions de photographies, de peintures, de tableaux, ainsi que quelques documents historiques tel qu’un extrait d’une pièce du Théâtre de Neptune, agrémente la lecture. L’insertion de passages et de citations d’ouvrages biographiques et du Dictionnaire biographique du Canada permet de mieux saisir l’importance historique de certains personnages liés d’une façon ou d’une autre à l’histoire de l’Acadie. L’index est fort utile puisqu’il permet aux lecteurs de repérer rapidement des informations concernant des individus et des lieux. La bibliographie sélective, qui contient plus de 200 titres, fournit de très bonnes pistes de recherche aux lecteurs intéressés.

Les auteurs ont bien équilibré l’ouvrage puisque chaque chapitre compte à peu près le même nombre de pages. Cette constatation décevra vraisemblablement les amateurs de l’histoire acadienne plus contemporaine, qui auraient souhaité voir un examen plus approfondi des questions et des débats qui agitent la société acadienne du 20e siècle. Le survol fragmentaire de la période de l’après-guerre permet difficilement au lecteur de saisir la complexité des débats et enjeux actuels. Un coup d’œil rapide à la bibliographie sélective permet de constater la prédominance des ouvrages portant sur les 18e et 19e siècles. Même s’il est vrai que cette période antérieure est la plus étudiée en histoire acadienne, il est toutefois étonnant que les auteurs aient ignoré certaines études importantes portant sur les dernières décennies comme L’Acadie du discours, Louis Robichaud : a decade of power, La question du pouvoir en Acadie, ou L’identité à l’épreuve de la modernité.[3]

L’omission de ces ouvrages est symptomatique d’une plus grave faiblesse de l’étude, soit la minimisation de l’histoire politique et intellectuelle. L’ouvrage s’insère donc dans la mouvance historiographique de l’histoire sociale qui cherche à étudier davantage l’expérience populaire. Il est vrai que les nouveaux sujets explorés par l’histoire sociale ont contribué à approfondir nos connaissances de la diversité et de la pluralité acadiennes; ils nous renseignent sur diverses facettes méconnues de la vie acadienne, tels le phénomène de l’entrepreneurship, l’urbanité et l’industrialisation. On n’a qu’à penser aux études de Jacques-Paul Couturier, Phyllis LeBlanc et Daniel Hickey, ainsi qu’à celles de Lang et Landry, qui montrent l’intérêt croissant porté aux nouvelles thématiques. La mise en vedette de l’histoire sociale se fait toutefois au détriment de l’histoire dite « traditionnelle », qui prive le lecteur d’une dimension historique importante et tend à occulter d’importants débats historiographiques se rapportant à l’évolution collective acadienne, par exemple celui de l’identité et du nationalisme.

La structure thématique alourdit la lecture du texte. Elle donne lieu à de nombreux retours dans le temps et nuit parfois à la fluidité du récit. On pense, par exemple, au deuxième chapitre où le récit de la Déportation qui clôt la sous-section politique est suivi d’une discussion du peuplement des îles Saint-Jean et Royale au début du siècle. Le lecteur a également l’impression que les phénomènes sociaux, politiques et économiques évoluent parallèlement les uns aux autres. Il devient plus difficile de réunir en un tout cohérent un texte si riche en informations. L’effort de synthèse en est donc affaibli.

La notion du territoire se veut le fil conducteur de l’ouvrage. Les auteurs expliquent dans l’introduction qu’ils cherchent à « retrace[r] l’évolution de l’occupation du territoire pour que le lecteur et la lectrice soient en mesure de saisir les grands mouvements qui ont marqué l’histoire de l’Acadie durant quatre siècles » (p. 10). Le thème est mis en évidence dans la première moitié de l’ouvrage grâce aux discussions portant sur le peuplement et la colonisation, mais il perd de sa force dans les derniers chapitres de l’ouvrage. Il ne faut pas pour autant remettre en question la pertinence de ce fil conducteur, qui prend toute son importance dans la conclusion lorsque les auteurs soulignent « qu’il peut paraître surprenant que les Acadiens aient pu survivre comme peuple, sans pour autant posséder de territoire défini » (p. 309). Il aurait fallu se pencher plus attentivement sur l’importance de l’occupation d’un territoire acadien au 20e siècle. Une discussion des récentes revendications politiques acadiennes telles que la décentralisation ou l’autonomie territoriale aurait davantage convaincu le lecteur que la notion de territoire demeure une partie intégrante de la stratégie contemporaine de survie acadienne.

Ces remarques n’enlèvent cependant rien au mérite de l’Histoire de l’Acadie. Landry et Lang parviennent à dégager avec habileté les moments marquants de l’histoire acadienne, tout en mettant en scène les individus, les groupes et les institutions qui ont contribué à son évolution et les particularités régionales qui ont façonné l’Acadie et ses habitants. Cette synthèse s’avérera sans doute un ouvrage de référence important en études acadiennes et un outil pédagogique indispensable.

SACHA RICHARD