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LA BELGIQUE FUT UN DES PREMIERS pays d’Europe à participer à la révolution industrielle, et c’est pourquoi elle était parmi les nations les plus industrialisées du globe à la fin du 19e siècle[1]. Parmi les causes qui expliquent ce développement spectaculaire figure la présence de gisements de charbon dans le sous-sol de la Wallonie. Évoquer la puissance industrielle de cette région, c’est faire appel à l’imagerie populaire qui a gardé en mémoire ces récits de mineurs cheminant vers les charbonnages, enfermés dans un paysage planté de cages d’ascenseur et de terrils poussiéreux. Mais c’est aussi souligner le climat social, le chômage, les salaires insuffisants et les conflits de travail; autant de motifs de malaise qui auraient dû, en toute logique, encourager les mécontents à se tourner vers l’extérieur afin de trouver une solution. Or, la réalité nous révèle que l’émigration fut rarement considérée par les mineurs, mais aussi par les Belges en général, comme un remède à une situation de crise. Tout au plus envisageait-on un déplacement temporaire vers un pays limitrophe[2]. Parmi les destinations « de rêve » comme les États-Unis, le Canada faisait figure de parent pauvre. Ce jeune pays, en dépit des atouts évidents de l’Ouest ou des provinces du centre, ne parvenait pas à susciter un vaste courant d’émigration : moins de 3 000 Canadiens d’origine belge en 1901; à peine 10 000 quelque 10 ans plus tard. Si la plupart d’entre eux entraient au Canada par le port de Québec, d’autres préféraient débarquer sur les quais de Saint John, au Nouveau-Brunswick[3]. Le fait que ces installations portuaires soient accessibles, même en hiver, n’explique pas entièrement ce choix. Il faut pointer du doigt l’essor du secteur minier des provinces Maritimes pour obtenir l’autre partie de la réponse, car ce sont les besoins en main-d’œuvre de cette industrie qui justifient la présence croissante de mineurs d’origine européenne, dont plusieurs Belges.

Jusqu’à présent, l’émigration de mineurs belges vers les provinces Maritimes n’a pas encore été l’objet d’une recherche exhaustive, non seulement à cause du nombre peu élevé des émigrants de cette nationalité, mais aussi à cause de la rareté et de la dispersion des sources documentaires. Les archives du Ministère des Affaires Étrangères à Bruxelles (AMAE) méritent l’attention du chercheur car elles contiennent un certain nombre de pièces qui n’ont pas encore été exploitées au Canada. Il y a d’abord les listes de passagers que l’on dressait lors de l’embarquement au port d’Anvers. La valeur de ces sources a fait l’objet d’une critique éclairée de la part de Jean Stengers. Nous y avons puisé des indications qui nous ont aidé à esquisser le portrait de l’émigrant[4]. Les cartons contiennent aussi des exemplaires de la correspondance échangée entre les consuls et le Ministère des Affaires Étrangères. Riches d’informations relatives aux conditions d’installation et de travail des mineurs, ces lettres ont néanmoins le défaut d’évoquer uniquement les difficultés et le mécontentement qui accablèrent certains d’entre eux. Devant cette richesse documentaire toute relative, il convient de garder une attitude objective avant de l’intégrer aux sources canadiennes.

Nous avons la preuve que des mineurs belges se dirigeaient vers le Canada dès 1888 pour y exercer leur métier, grâce à une lettre du consul général de Belgique à Ottawa. Celui-ci avait essayé d’avertir l’ingénieur belge qui accompagnait un groupe de mineurs afin qu’ils interrompent leur voyage vers l’Alberta. Le diplomate venait d’apprendre que la Anthracite Coal Company, qui les avait engagés, avait cessé l’exploitation de la mine où ils se rendaient. Afin d’éviter que cette quinzaine de mineurs ne soient sans emploi, il suggérait qu’ils entament des pourparlers avec d’autres charbonnages du Nord-Ouest canadien ainsi que de l’île de Vancouver. L’inquiétude du consul était justifiée puisqu’il fut obligé, par la suite, de faire « de nombreuses démarches pour retirer les mineurs de leur fâcheuse position[5] ». Cette situation n’empêcha pourtant pas la même compagnie de revenir frapper, quatre ans plus tard, à la porte du diplomate afin qu’il apporte son concours pour recruter 50 mineurs d’expérience en Belgique. Le courrier échangé à cette occasion avec le Ministère des Affaires Étrangères à Bruxelles soulignait la nécessité d’informer adéquatement les mineurs belges et « de veiller avec le plus grand soin à la rédaction de leur contrat d’engagement ». On insistait sur le droit d’être rapatrié aux frais de la compagnie en cas d’interruption des travaux, notamment en hiver. Grâce à cette lettre, nous découvrons quelles étaient les conditions d’embauche des mineurs belges au Canada, tout en apprenant que ceux-ci ne travaillaient pas seulement dans l’Ouest mais qu’ils offraient aussi leurs services ailleurs au pays, comme dans les Maritimes. En effet, des Belges installés en Nouvelle-Écosse, à Vale Colliery, s’étaient adressés la même année à leur consul pour se plaindre que « l’ouvrage y faisait défaut ». Répondant à leur lettre, ce dernier se proposait de faire enquête et de porter ensuite les résultats « à la connaissance des mineurs belges qui auraient l’intention de se rendre au Canada[6] ».

La présence dans les mines de la province de sujets britanniques originaires de l’extérieur des Maritimes, c’est-à-dire de Terre-Neuve ou du Royaume-Uni, est une caractéristique des charbonnages de la Nouvelle-Écosse. Quant aux Italiens, Français, Allemands et autres Européens, ils ne constituaient qu’une faible proportion de l’ensemble de la main-d’œuvre locale. Parmi eux, les Belges formaient déjà, à la fin des années 1880, un contingent suffisamment important pour que le syndicat local envisage d’imprimer en français, à leur intention mais aussi pour le bénéfice des mineurs acadiens, le texte de la convention de travail[7]. Bien que cette mesure dût être abandonée en raison de son coût, une rencontre spéciale eut lieu durant laquelle un interprète expliqua aux mineurs d’expression française quels étaient leurs droits[8]. Un autre témoignage, qui remonte à l’été 1888, est celui que nous a laissé Joseph Gueulette, un mineur de Châtelet, qui travaillait alors à Pictou. Il déplorait avoir choisi de vivre « dans la plus mauvaise contrée d’Amérique » mais il s’empressait d’ajouter que, contrairement à la Belgique, « où il vivait en esclave » et mourait de faim, il vivait en Nouvelle-Écosse « comme un seigneur car on respectait le travail[9] ». Cette dernière remarque faisait allusion à la syndicalisation des mineurs, une cause qui lui tenait à cœur.

Depuis le milieu du 19e siècle, on assistait en Nouvelle-Écosse à un développement continu du secteur minier. Entre 1858 et 1893, une trentaine de mines de charbon avaient été mises en valeur, mais ce n’était généralement que de petites mines exploitées seulement sept mois par année. Cette croissance allait brusquement changer de rythme avec l’arrivée d’un groupe de financiers américains qui obtint du gouvernement de la Nouvelle-Écosse le droit exclusif d’exploiter les gisements de charbon de cette province pour une durée de 99 ans. C’est la Dominion Coal Company qui allait servir d’amorce à l’expansion économique de l’île du Cap-Breton. Là-bas, autour de Sydney, un complexe industriel reposant sur l’extraction du charbon et sur la transformation du minerai de fer importé de Terre-Neuve allait se développer[10]. Aux abords immédiats de la ville, des puits furent creusés, donnant naissance à des foyers de peuplement parmi lesquels des mineurs venus de Belgique allaient se fixer : Reserve Mines, Dominion et Glace Bay. Ailleurs dans la province, d’autres centres miniers de moindre importance recevaient aussi la visite de Belges : Inverness, le comté de Pictou et celui de Cumberland. Utiliser le terme « visite » correspond à la réalité car, en effet, ce qui semble caractériser à cette époque le mineur belge, c’est sa mobilité, un phénomène que le consul de Belgique évoquait en 1896 dans sa correspondance. Il constatait que si beaucoup de mineurs belges « étaient passés » par les mines de Stellarton, « tous sauf une famille » étaient partis pour les États-Unis[11]. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect de l’implantation des Belges, car nous aimerions d’abord nous interroger sur leur importance numérique.

L’examen du tableau I, relatif à la population néo-écossaise née en Belgique, nous oblige à souligner que les chiffres ne correspondent pas à la totalité de la population belge vivant en Nouvelle-Écosse. En effet, il existe un écart entre le nombre de gens nés en Belgique et celui des gens qui prétendent être de cette origine. La réalité n’est pas la même, car dans le deuxième cas, il peut aussi s’agir d’enfants nés à l’étranger de parents belges ou qui se souviennent de l’origine « ethnique » de leurs ancêtres. En second lieu, nous aimerions souligner que l’émigration belge vers la Nouvelle-Écosse fut de courte durée, la phase dynamique se situant avant la Première Guerre mondiale. Effectivement, on note un recul dès le début des années 1920 attribuable, du côté belge, à la progression de la demande de charbon et à l’amélioration des conditions salariales, tandis qu’à l’inverse les Maritimes subissaient un ralentissement économique[12].

Table 1

Tableau 1 : Nouvelle-Écosse - Populations née en belgique et recensée dans les grands centres

Tableau 1 : Nouvelle-Écosse - Populations née en belgique et recensée dans les grands centres
Source : Recensements du Canada.

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Entre 1905 et 1908, le gouvernement de la province fit le recensement des immigrants arrivés par bateau. Parmi ceux qui déclarèrent « leur intention de se fixer en Nouvelle-Écosse », on note qu’il y eut, certaines années, au-delà de 200 candidats. Grâce à ces relevés, il est possible de combler une lacune importante relative aux renseignements que contiennent les recensements fédéraux. En effet, ces derniers sont effectués tous les 10 ans et ne nous fournissent qu’une série de portraits démographiques correspondant à la fin de chaque décennie. Mais qu’en est-il des fluctuations intervenues durant les années intermédiaires? Dans le cas des recensements organisés par le gouvernement provincial, si l’on additionnait les 30 Belges de 1901 aux 766 qui arrivèrent entre 1908 et 1911, on obtiendrait un total de 796 Belges pour la période comprise entre 1901 et 1911[13]. Bien que les données relatives aux années 1902 à 1907 manquent, ce chiffre dépasserait de 225 unités celui que fournit le recensement fédéral de 1911. Comment expliquer cet écart entre le nombre de Belges qui, chaque année, manifestèrent leur intention de se fixer et celui des Belges qui sont effectivement restés? Il faut croire qu’une forte proportion d’émigrants se déplaçaient selon leur intérêt et qu’ils hésitaient à prendre racine dans cette partie du Canada, une attitude qui s’accentuait lorsque survenait un conflit de travail comme ceux qui ponctuèrent la première décennie du 19e siècle.

Les années antérieures à 1914 font encore partie d’une période que l’on peut qualifier d’âge d’or du charbon. L’électricité et le pétrole n’ont pas encore supplanté la houille, et le souffle puissant des machines à vapeur inonde le paysage des zones industrielles. Dans ce contexte, le mineur fait partie d’un groupe de travailleurs que l’on associe aux progrès de la révolution industrielle. Ces hommes exercent un métier qui requiert des qualités professionnelles et humaines exceptionnelles. Ils sont conscients de leur pouvoir, et l’esprit de groupe qui les anime est accentué par le fait qu’ils habitent autour des puits où ils travaillent, dans des quartiers qui leur sont destinés. La promiscuité favorise les liens identitaires; en Wallonie on les appelle des « houilleurs » ou, plus prosaïquement, des « gueules noires ». Ils connaissent leur travail comme ils sont au courant de leurs droits. Des grèves, qualifiées parfois de « révoltes ouvrières » en raison des dizaines de milliers de travailleurs qu’elles impliquent, ponctuent l’essor de l’industrie houillère belge. Les revendications des mineurs, encadrées par les syndicats et défendues par le Parti Ouvrier Belge, ont fini par aboutir à des mesures qui les protègent contre des excès. Salaires, horaires et assurance-vieillesse obligatoire encadrent désormais l’exercice de leur métier.

Le mineur belge n’est donc pas n’importe quelle sorte d’immigrant. Certes, il n’a pas beaucoup d’argent en poche, mais sa richesse réside dans ses bras et dans son expérience : sitôt engagé, il travaille sans transition, même s’il ignore l’anglais. Ces « houilleurs » sont âgés de 30 ans en moyenne, et la présence de deux hommes de 42 ans parmi les voyageurs fait résolument figure d’exception[14]. Ce ne sont pas des aventuriers car, avant d’embarquer à Anvers, ils connaissant leur destination ultime; ce que consigne avec une rigueur administrative exemplaire le commissaire à l’émigration. Originaires des quatre bassins charbonniers de la Wallonie (le Borinage, le Centre, Charleroi et Liège), les mineurs s’orientent là où ils sont assurés d’avoir du travail, c’est-à-dire au Cap-Breton. Il semble d’ailleurs que le mouvement migratoire épousait les fluctuations du marché de l’emploi et que la popularité des centres miniers variait d’une année à l’autre. Ainsi, Sydney Mines aurait eu la cote en 1906 alors que Reserve Mines et Inverness auraient eu la préférence les deux années suivantes.

En quittant son pays, le Belge est assuré d’être accueilli par un parent ou un ami. La durée de l’établissement des Belges ne constitue pas un facteur déterminant : certains sont au Canada depuis quelques mois à peine tandis que d’autres y sont depuis cinq à sept ans. Les émigrants de la mine ne font pas partie des ouvriers les plus pauvres. Ils possèdent des économies mais elles sont très modestes puisqu’ils empochent en moyenne une centaine de francs, soit environ l’équivalent de trois semaines de travail en Belgique[15]. Il serait toutefois erroné de conclure que la vie de ces gens était facile dans leur pays d’origine. À défaut de connaître les raisons précises qui les poussèrent à partir, on ne peut cependant pas nier que ce fut essentiellement pour des motifs économiques qu’ils traversèrent l’océan, ce que confirment les déclarations que nous avons recueillies auprès des leurs devenus définitivement canadiens[16].

La présence des Belges est surtout perceptible dans quatre centres miniers de Nouvelle-Écosse. En 1901, le bassin de Pictou était leur principal pôle d’attraction, mais quelques années plus tard, les régions d’Inverness, de Cap-Breton et de Cumberland complétaient le réseau. Les travailleurs belges faisaient partie de la mosaïque d’étrangers qui étaient venus se joindre à la main-d’œuvre locale afin de travailler dans les mines. C’est ainsi qu’autour des puits ouverts par la Dominion Coal Company au Cap-Breton, des agglomérations abritant les mineurs et leur famille avaient pris naissance. Au début du siècle, l’emprise de la compagnie sur la vie des ouvriers était totale : travail, salaires, logement et fournitures. Les mineurs s’approvisionnaient dans des magasins généraux appartenant à la compagnie, que l’on surnommait, avec raison, « pluck me ». La Dominion Coal Company avait commencé à construire, malheureusement en quantité insuffisante, des maisons sur ses propres terrains. Là se regroupaient les nouveaux venus dans des conditions qu’évoque un témoignage de l’époque. Bien que son auteur ne fasse pas spécifiquement allusion aux mineurs belges, son récit mérite que l’on s’y arrête, car il décrit la façon dont la compagnie logeait ses ouvriers. En outre, il n’existe aucun témoignage selon lequel les Belges auraient bénéficié, à leur arrivée à Glace Bay, d’un traitement d’exception par rapport aux autres étrangers :

To accommodate them a system of 18 large boarding houses were rushed up, equal to accommodate 1,400 men. These are similar to what are known on railroad construction as "shacks". Each building accommodates 72 men; two men to a bed. Great contracts had to be made to secure food to feed such crowd of boarders - 42 cooks employed.

Some thousand or more newcomers are "squatted" about the collieries in little shacks they built themselves. These are one room shanties of rough boards thrown together and each contains from 6 to 15 men. The men "batch" themselves. At Caledonia colliery there are 37 of these huts and at Dominion 18. Surroundings are not always clean, but the men are frugal and as a rule only work at the collieries for a few months to get money enough to take home. At Reserve colliery there are a number of these huts, and many men living under very primitive conditions; there are 9 living and housekeeping in an old railway baggage coach.

All private houses are chock full of boarders. Some 6-room houses containing as many as 20 people. In one instance that came under the writer’s notice, there were six families in six rooms and every one of the heads of these families could afford to and was anxious to rent a house for himself. In fact, two of the number have since built houses.

Glace Bay, being the centre of all collieries and the headquarters of the railroad and mechanical work, was more crowded than any of the villages. Men were living everywhere. In some cases, where boarders in the same house were working on alternate shifts, the night men jumped into the beds at 6.30 in the morning when the day men jumped out. The beds were never cold[17].

Si les Belges qui se fixèrent définitivement en Nouvelle-Écosse finirent par s’intégrer rapidement aux habitants de cette province, ils n’échappèrent cependant pas, du moins à l’origine, à la tendance à se regrouper. Des raisons d’ordre pratique, comme le fait de partager une langue et des coutumes communes, expliquent ce réflexe de repliement sur soi. L’existence, à Reserve Mines, d’un quartier appelé « Belgium Town » correspond à cette réalité[18]. Le même phénomène existait aussi dans la ville minière d’Inverness, où il y avait une « Belgium Street » (actuellement Forest Street). La présence des Belges parmi des gens d’origines différentes n’allait pourtant pas sans accrochages. La « Friday night friction » était renommée pour la bagarre générale qui éclatait entre Belges et Écossais dont la sensibilité avait été aiguisée par la consommation exagérée de boissons alcoolisées. Le lendemain, tout rentrait dans l’ordre, les adversaires de la veille étant appelés à travailler côte à côte dans la mine[19].

On peut imaginer que, en raison des conditions de vie que l’on vient d’évoquer, plusieurs mineurs hésitaient à traverser l’océan avec leur famille, d’autant plus que les possibilités d’embauche dans la France voisine constituaient une alternative plus facile[20]. La majorité choisissaient donc de partir seuls, puis travaillaient quelque temps au Canada, dans l’espoir d’amasser un pécule afin de retourner chez eux. Mais lorsque l’expérience se prolongeait, au lieu de payer le billet pour rentrer en Belgique, ils préféraient demander à leur femme de les rejoindre. Une lettre qu’un mineur belge adressa à sa femme en 1904 illustre ce choix. Notre homme avait d’abord travaillé trois à quatre jours par semaine, mais depuis qu’il avait un horaire complet, il avait décidé de s’installer dans le comté d’Inverness et il demandait à sa « petite femme » de le rejoindre. La spontanéité de la lettre qu’il lui expédie est émouvante. Son contenu, contrairement à la majorité des témoignages conservés dans les archives, nous présente un mineur satisfait de son travail à tel point qu’il avait décidé de s’installer au Canada (du moins « pour le moment ») avec sa femme, une attitude que partageait un de ses amis qui faisait venir son épouse et ses parents :

Chère Petite Femme,

Inutile de vous dire que je suis toujours en bonne santé Espérant comme toujours que la présente vous trouvera de même Et en même temp pour vous dire que me trouvant toujour sur la pension j’ai réfléchi et tant que de ma part je ne pense pas de retourné en Belgique pour le moment je voudrais donc ma chère petite femme que vous vous apprètiez a venir me rejoindre car le temp me semble si long et que je suis si seule au monde sans vous donc quand vous aurez reçu ma lettre vous mettrez à faire vos préparatifs de départ et j’en suis fort heureux quand vous m’avez dit sur votre dernière lettre que vous étiez décidée à venir seulement vous prendrez une pipe pour un de mes camarades du genre de la mienne que vous savez et en même temp 5 mètres de cotonnettes une casserole et une cafetière émaillée pour votre cousinnes et aussi 5 a 6 mètres de pilou n’oubliez pas que lorsque vous saurez le nom et le départ du navire de me faire savoir pour que je puisse aller vous attendre a la gare de Pointappe où au Port de mer. Je vous fait savoir aussi en même temps que j’ai la bonne occasion que les parents et la femme de un de mes amis viennent aussi vous pourriez et je vous conseille d’aller les trouvé afin de faire votre voyage en leur compagnie le temp ne vous semblera pas si long voici l’adresse de ces gens vous prendrez un coupon à Haine Saint Pierre pour Marchienne (Est) et la vous descendez et vous irez au café de la gare boire un verre et vous demanderé après Catherine Casserolle on vous renseignera sa demeure car c’est une laiterie qui met son lait à cette maison je crois que ces gens vienne du courant de mois d’avril je compte ma chère Amie sur votre arrivée sur la fin d’avril si pas avant et je compte déjà les jours à partir d’aujourd’hui remettez bien mes amitiés à mes parents car je crois qu’ils ont encore pour un peu de temp sans me voir quoique dans le fond ça me fait de la peine mais enfin que voulez-vous remettez bien mes compliments à Monsieur Émile Harppignie et aussi à Madame Vve Velu sans oublié Monsieur Peters et à Prudente je fini et vous envoie 100 000 mille baisers de très loin.

Votre tout dévoué petit nous

Camille Vandervelde

N’oubliez-pas de me renvoyer des réponses le plus tôt possible s’il vous plait j’attend toujour. Remettez les compliments à Catherine Casserole de son fils Auguste Demanet et sa femme et aussi de Floris et Henri donc faites comme je vous dis[21].

Le 12 mai, son épouse, Hortense Destain, montait à bord du S.S. Montezuma à Anvers.

Demander à « sa petite femme » de traverser l’Atlantique n’était pas une décision exceptionnelle. Comme nous venons de le lire, cette présence féminine contribuait à réduire les frais de subsistance reliés à la pension. Généralement, le regroupement de la famille s’effectuait quelques mois après le départ du mari. Pour les couples avec enfants, cette attente se justifiait par la précarité des conditions initiales du séjour en terre canadienne. Le cas d’une certaine Alena Remy paraît exemplaire. Originaire de Roux, cette jeune femme de 31 ans montait à bord du S.S. Montrose le 19 octobre 1905. Elle s’en allait rejoindre son mari, qui travaillait depuis 18 mois à Sydney Mines. Munie d’un billet de 3e classe, elle était accompagnée par ses cinq enfants âgés de 10 mois à 11 ans. Son beau-frère était du même voyage.

Jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale, les gouvernements belges, fidèles à l’idéologie libérale, respectent une attitude de neutralité à l’égard du recrutement des compatriotes qui désirent émigrer. Leur seul souci consiste à assurer aux émigrants un cadre légal qui les protège contre tout abus éventuel. C’est pourquoi les autorités officielles n’interviennent que lorsque les libertés risquent d’être bafouées. À l’étranger, bien souvent, ce sont les ambassadeurs et les consuls qui sont les premiers à déclencher le signal d’alarme. Ceux-ci font face aux récriminations des compatriotes qui s’estiment lésés et aux démentis des personnes accusées d’être coupables d’un problème. Par ailleurs, le gouvernement canadien affirme avec force n’être en rien responsable des conséquences résultant des promesses non respectées par des agents recruteurs sans permis qui écument les charbonnages du pays wallon. C’est ainsi par exemple qu’en 1904 le ministre de l’Intérieur informait le consul général de Belgique à Ottawa que son ministère avait eu connaissance « des difficultés des Belges engagés comme mineurs dans les provinces maritimes [et qui] ne furent pas satisfaits des conditions qui leur avaient été offertes après leur arrivée ». Mais il précisait aussitôt que « le département n’est absolument pour rien dans l’engagement et l’émigration de ces gens[22] ».

Afin de combler les besoins en main-d’œuvre, la Dominion Coal Company comptait beaucoup sur les ouvriers venus de l’étranger. Le 17 avril 1907, un groupe de 34 mineurs de la région de Liège quittaient Anvers à bord du vapeur Montréal. Destination : le port de Saint John (N.-B.). Ils avaient été recrutés par Élisée Deject, un mineur belge qui avait travaillé pendant six mois dans les puits de cette compagnie à Glace Bay. Il était parti de la Nouvelle-Écosse en février, chargé par son employeur de recruter une centaine de compatriotes. Ses instructions précisaient qu’il devait s’assurer que les candidats sont en bonne santé physique et mentale et qu’ils ne quittent pas leur pays pour des motifs illégaux[23]. Installé à l’hôtel Kaiser à Seraing, notre agent recruteur, probablement stimulé par une prime de son employeur, affirmait qu’on pouvait faire au Canada « des journées bien mieux rétribuées qu’en Belgique » et parlait de salaires pouvant atteindre 15 francs (environ 2,5 dollars) pour les tireurs et les chargeurs, une affirmation conforme à la réalité. Afin de stimuler les candidats au départ, il citait l’exemple de ses frères : l’un était au Canada depuis un an et sa famille l’avait rejoint, tandis que l’autre venait d’embarquer pour la même destination[24]. Les personnes recrutées se voyaient soumettre un contrat rédigé en anglais avec la traduction française. On y lisait que le soussigné s’engageait pour un terme de 12 mois et que la compagnie était disposée à avancer le prix du voyage d’Anvers à Sydney. Après les deux premières quinzaines de travail, le mineur était tenu de rembourser cette avance à raison de neuf francs par quinzaine jusqu’à extinction de sa dette. Toutefois, s’il travaillait pendant un an, l’argent qu’il avait déboursé pour son voyage lui était remis par la compagnie.

Le fait d’avancer le prix du voyage aux mineurs équivalait à leur donner un billet gratuit, ce qui était une pratique interdite en Belgique. C’est pourquoi, afin de contourner la loi, la Dominion Coal Company avait recours au Union Ticket Office, qui délivrait des billets gratuits émis non pas à Anvers, mais par son bureau à Bâle, en Suisse[25]. Cette façon de procéder ne manqua pas de provoquer la colère des agences agréées ainsi que du gouvernement belge. La compagnie dut recourir à d’autres moyens pour se conformer à la loi. À partir de 1910, elle demandait aux mineurs de signer leur contrat dans un port étranger (Liverpool) et d’acquitter euxmêmes le prix du billet jusqu’à ce port d’embarquement[26]. Cette façon de procéder évitait que les mineurs ne transgressent les règlements belges de l’émigration. Une fois en Angleterre, ils pouvaient signer un contrat d’engagement à leur guise.

Aux conditions difficiles qui prévalaient dans la mine allaient s’ajouter, en 1909, les conséquences d’une crise majeure qui allait bouleverser la vie des ouvriers pendant un an. Parlant des Belges, on ne peut éviter d’évoquer ce conflit de travail puisque environ 150 d’entre eux y furent impliqués[27].

La syndicalisation des mineurs de charbon en Nouvelle-Écosse était chose faite depuis 1879, date à laquelle avait été créé un des premiers syndicats de mineurs légalement reconnus. Il s’agissait de la Provincial Workmen Association (PWA)[28]. Cette association défendait les intérêts des travailleurs jusqu’à ce qu’un syndicat américain, la United Mine Workers of America (UMW), vienne battre son monopole en brèche. Cette dernière dénonçait, avec raison, le manque de pugnacité de sa concurrente dont elle accusait les dirigeants d’être de mèche avec les patrons et avec le Parti libéral[29]. L’idéologie passéiste de la PWA s’apparentait au corporatisme de métiers plutôt qu’à la lutte des classes. En cela, elle se démarquait nettement de sa rivale, qui prônait un changement radical dans les relations de travail. Cette conception différente du militantisme allait aboutir à une lutte ouverte entre les deux formations syndicales.

Le combat se fit d’abord dans le fief de la Dominion Coal Company, c’est-à-dire sur l’île du Cap-Breton. Au printemps 1909, la UMW passait à l’offensive. Une série de réunions aboutirent à l’adhésion de 400 membres. Le défilé organisé à Inverness afin de témoigner de ce succès fut relaté par la presse locale, conservatrice et xénophobe, favorable au camp adverse. À cette occasion, les Belges furent montrés du doigt (« Belgians and other foreigners »)[30]. Identifiés comme socialistes et forts de leur militantisme antérieur, on les rangeait parmi les contestataires. Tous les travailleurs qui avaient manifesté leur sympathie à l’égard du syndicat américain ne tardèrent pas à souffrir de mesures discriminatoires. À partir du mois d’avril, la compagnie commença par licencier les dirigeants syndicaux de la UMW. En perdant leur emploi, les mineurs perdaient aussi le privilège d’habiter dans des maisons de la compagnie. Un village de tentes fut érigé par les dissidents. L’épreuve de force était inévitable : le 9 juillet 1909, la UMW déclenchait la grève. Ce fut une des plus pénibles que le Canada eût à connaître. Pour permettre aux travailleurs, fidèles à la PWA, de poursuivre le travail, la compagnie fut obligée d’utiliser les grands moyens. De collusion avec le pouvoir politique, elle obtint la permission de recruter un corps spécial de 625 agents de police, ainsi que l’envoi sur place d’un détachement de l’armée canadienne. La Dominion Coal Company fit venir des étrangers, notamment des Belges, afin de briser les effets de la grève. À peine arrivés en ville, ceux-ci étaient approchés par les membres des deux camps :

There is a steady tug of war between the Dominion Coal Company and the UMW as to who is to control the new-comers looking for work […]. UMW pickets are stationed at all points and it is practically impossible for a stranger to enter town without being held up, and once it is learned he is looking for work the UMW and the company representatives both endeaver to get control of him and it is a case of the best men winning[31].

Les Belges savaient-ils, au moment où ils avaient signé leur contrat en Europe, qu’ils arriveraient au milieu d’un conflit de travail? Ignoraient-ils qu’ils seraient employés comme briseurs de grève et qu’en agissant ainsi ils bravaient la loi fédérale interdisant l’emploi de ce type de main-d’œuvre[32]? Aucun témoignage ne nous permet de trancher. On sait cependant que la UMW alla jusqu’à s’adresser à Samuel Gompers, de la American Federation of Labor, afin qu’il persuade les chefs syndicaux en Belgique d’enrayer l’embauche de briseurs de grève dans ce pays[33].

La décision d’adhérer à un syndicat plutôt qu’à l’autre ajoutait une marque distinctive à une société déjà compartimentée à la fois socialement et économiquement car, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les ouvriers ne formaient pas une « classe » homogène. Dans la mine, à une hiérarchie de tâches correspondait un statut social. L’abatteur, le tireur, le chargeur et l’étançonneur se distinguaient de ceux qui travaillaient sur le carreau. En ville, les différences de culture et d’origine s’additionnaient aux précédentes pour s’inscrire dans l’ordonnance du paysage; les Écossais avaient leur quartier, les travailleurs qualifiés ne logeaient pas à la même enseigne que les autres[34]. Pris en tenaille dès son arrivée, le mineur belge devait être étonné de se trouver dans un chaudron en ébullition. Non seulement il héritait d’office des caractéristiques de sa communauté mais, s’il refusait d’adhérer à la UMW, il portait l’étiquette de briseur de grève. Se pouvait-il qu’il existât parmi les Belges, à cette occasion, un clivage supplémentaire entre les individus modérés, immigrés de bonne foi, et d’autres éléments plus radicaux? Quoi qu’il en soit, les premiers souffrirent de ce conflit comme les autres. Peu instruits et abandonnés à leur sort, plusieurs cherchèrent de l’aide du côté des autorités de leur pays d’origine. Une lettre, adressée par un groupe de mineurs au Ministre des Affaires Étrangères de Belgique par l’intermédiaire de consul à Halifax, nous fait découvrir l’état d’esprit qui régnait durant la grève :

Les compagnies minières on des agents en belgique pour enroler des hommes pour venir au Canada, et cest agents sont venu dire que en travaillant au Canada come nous travaillon en belgique, nous pourrion gagner de 3 a 5 dolars par jours et ayant lu dans les journaux et des brochures distribuée gratuitement, que le Canada était l’eldorado, du bien être, de la liberté, et de la justice, ce que les agents des compagnies nous confirmait encore, nous somes venus ici dans le cap Breton croyant toutes cest chose. Mais en fait de liberté nous belges nous ne pouvont faire partie de l’union que celle que le patron veut bien nous imposer come salaire on nous impose des condition de travaille qui nous tienne dans un état voisin de la misère, et beaucoup dentre nous serait heureux sil pouvait avoire de largent pour retourner en belgique et come justice ici voici come elle ce pratique a notre égare. Le 12 juillet 1909 quatres agents de police sans ordre de leur supérieur, sont entrés de force chez une femme belge qui est agée de 61 ans, et lon roué de coup de point, et de pieds, ainsi que sa fille Ida agée de 17 ans, il on même été jusque la menacé dun revolver, cette jeune femme a du rester au li pendant 15 jours des suite de cest brutalité, et come elle est enceinte nous ne somes pas encore rassurer sur les suites que sest brutalité pourrait occasionner, cette femme sapelle Mme Veuve Damas, et est de Chatelineaux, Hainaut, son fils est reourner en belgique la semaine dernière pour faire son service militaire, vous voyer Monsieur le Ministre par ce fait pris entre beaucoup dautres come nous somes ici, et nous navon pas davance a nous plaindre a la justice on ne veut pas entendre les témoins et on va même jusqua nous refuser un interprète cependant ces fait ont été constaté par deux Médecin et plus de 20 témoins et la justice ne veut rien entendre, mai que lun de nous en causant avec un de cest camarade aient la Malheur de rencontrer un de cest policemen qui ne comprend pas notre langue il est sur dêtre mis en prison sans autre forme de procès[35].

Ces 88 mineurs tenaient à démontrer qu’ils avaient été bernés par une propagande fallacieuse. Leur liberté syndicale était bafouée et la police n’hésitait pas à utiliser l’intimidation et la violence à leur endroit. Le nombre élevé de signataires dénote que l’on n’avait pas affaire à une minorité de fortes têtes mais à un groupe organisé de gens convaincus de leurs droits.

La pétition avait été remise par trois représentants du groupe au consul de Belgique à Halifax. Prudent, celui-ci s’était aussitôt adressé au gérant de la mine afin d’obtenir un complément d’information à leur sujet. La réponse qu’il obtint traçait un portrait peu flatteur des trois mandataires. Le plus ancien travaillait depuis un an à peine pour la compagnie. L’autre était « very much addicted to drunk ». Le troisième, « who has a wide and family in Belgium, does very little toward their support[36] ».

Les archives diplomatiques belges mettent en valeur le rôle de médiateur que les dirigeants de la Dominion tentèrent de faire jouer par les représentants de ce pays dans le cadre de ce conflit de travail. Peut-on parler de manipulation? C’est peut-être exagéré, mais il est évident que le consul A.E. Curren n’était pas insensible au point de vue des dirigeants de la mine. D’après lui, les grévistes ne méritaient pas une assistance gouvernementale « for they could all without difficulty get plenty of work and earn from 3 to 5$ per day if they were disposed to join the Provincial Labor League and sever their connection with the American Labor League[37] ». Toujours estil que, arrivé au printemps 1910, le conflit n’avait que trop duré. Il existait une volonté commune de régler le problème que causait cette main-d’œuvre inoccupée et turbulente. Pour les dirigeants de la mine, il était impérieux d’écarter définitivement l’UMW en s’efforçant de réduire le nombre de ses membres. Le consul, quant à lui, désirait mettre un terme à ce conflit qui risquait de susciter des débats au Parlement de Bruxelles[38].

Un élément de solution fut présenté par J.R. Cowan, le gérant des Springhill Mines (Cumberland), qui offrait un emploi aux mineurs belges en chômage; aucune adhésion syndicale n’était exigée[39]. Mais afin d’informer les mineurs, il fallait que l’on convainque les leaders de la communauté belge d’accepter que l’on fasse deux réunions, l’une à Inverness et l’autre à Glace Bay. J.R. Cowan suggéra à A.E. Curren d’agir comme médiateur, ce qu’il refusa, jugeant que le consul général à Ottawa, H. Ketels, était mieux habilité à le faire. Toutefois, cette suggestion ne fut pas retenue par son supérieur hiérarchique, qui lui renvoya l’ascenseur en le priant « d’user officieusement de toute son influence pour faciliter les rapports entre M. Cowan et les ouvriers belges ». Il suggéra aussi que l’on fasse paraître les offres d’emploi dans les journaux locaux[40].

Simultanément, le directeur général de la Dominion Coal Company décidait luimême de passer à l’offensive. Il se rendit à Montréal où il rencontra le consul général de Belgique afin que celui-ci intervienne pour que le travail reprenne. Après avoir exposé la situation misérable dans laquelle se trouvaient les quelque 150 mineurs belges, il ajouta que si le consul « consentait à venir leur expliquer [sur place] la situation et leurs véritables intérêts, ils reprendraient immédiatement leur travail ». Il lui confirma qu’il n’avait aucune objection à ce que ces mineurs soient syndiqués, pourvu qu’ils fassent partie de la PWA et qu’ils cessent toute affiliation avec la ligue américaine, dont les chefs étaient les fauteurs de grève[41].

Cette demande de conciliation plongea H. Ketels dans l’embarras; il décida aussitôt de prendre avis auprès des autorités compétentes. À Bruxelles, le Ministre des Affaires Étrangères lui donna l’autorisation d’agir « à titre personnel et amical » en souhaitant toutefois que cela se fasse par « la persuasion ». Ketels s’enquit aussi auprès de sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada, afin de savoir si cette tentative de conciliation « rentrait dans ses vues ». Dans la réponse qui parvint, le lendemain, au bureau du consul, le dirigeant canadien déclarait que le gouvernement n’y voyait pas d’objection, mais il ajoutait que « personnellement, si j’étais à votre place, j’hésiterais beaucoup à l’entreprendre. Si votre mission réussit, tout est parfait; mais si elle ne réussit pas, comme la chose est très possible dans l’état d’effervescence des esprits au Cap-Breton, il est plus que probable que les associations ouvrières feront des plaintes à votre gouvernement et lui représenteront que le consul de Belgique est sorti de ses attributions[42]. » Visiblement, les réponses de Bruxelles et d’Ottawa manquaient de netteté. Au lieu de clarifier la situation, elles maintenaient le consul dans l’embarras. Le directeur général de la compagnie revint à la charge en soulignant que « the Italian consul at Halifax performed a similar duty last summer with much good for his countrymen[43] ». Deux jours plus tard, Ketels acceptait de se rendre à Glace Bay « on the condition that my countrymen are wishing to see me there to help settling their trouble[44] ». Avait-il finalement pris la bonne décision? Le dénouement de l’affaire ne nous permet pas de trancher. En effet, une bouée de sauvetage se présenta sous la forme d’un télégramme dans lequel le directeur général lui annonçait que « upon further inquiry I learn that the majority of your countrymen have scattered away from us. At present the number is so small that I would not care to trouble you to come down although it is possible that we may desire to secure your services at some later date[45] ». Deux semaines plus tard, la grève était terminée[46].

Les Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Bruxelles contiennent deux documents qui nous informent sur le comportement des mineurs belge durant ce conflit. Le premier témoignage a trait à un individu qui avait décidé, au beau milieu de la grève, de laisser son emploi à Glace Bay afin d’aller témoigner en cour, à Montréal, pour le compte de la UMW. En guise de compensation, ce syndicat lui versait une allocation quotidienne de deux dollars (une somme supérieure aux cinq dollars que touchaient hebdomadairement les autres grévistes). Mais hélas, après trois semaines, l’affaire avait été suspendue pour quatre mois et notre mineur se trouvait sans ressources à Verdun (Montréal), abandonné par le syndicat. Comme on était en hiver et que le travail se faisait rare, il écrivit au Ministre des Affaires Etrangères, à Bruxelles :

Depuis le cinq Novembre jai travaillier dix jours ne pouvant trouvé du travaille, ge suis dans une triste misère que jai demandez par plusieur repris à Monsieur Le Consulat Belge à Montréal pour avoir à manché car plusieur jours ge mai trouvé sans mancher et sant logement car jai du me randre au bureau de La Police pour coucher sur les plange jar reçu par trois repris vint cinq cent pour alé macher, et des lètres pour avoir du Travaille mai le Travaille ne sixte pas dans livère à Montréal. Je croi que ge laise ma femme et six Enfants dans une profont misère à Couillet près de Charleroi[47].

Grâce à l’intervention du consul de Belgique à Montréal, qui lui procura une aide pécuniaire et du travail, le plaignant parvint à tenir bon jusqu’à l’année suivante. Malgré les épreuves qu’il avait dû affronter, il refusa d’être rapatrié, ayant plutôt l’intention de se rendre dans l’ouest du Canada[48].

Le second exemple concerne un certain Lucien Raymaekers. Ce mineur était arrivé le 17 juillet 1909 accompagné d’une dizaine de compatriotes. Deux semaines plus tard, alors que la grève venait d’éclater, ils commençaient à travailler pour la Dominion Coal Company à Glace Bay. Les patrons considéraient Raymaekers comme un bon ouvrier. Malheureusement, il dut être hospitalisé à la suite d’un accident de travail. Manque de chance, la maison qu’il habitait brûla entre-temps. Dès sa sortie de l’hôpital, le directeur de la mine ordonna au magasin de la compagnie de remplacer tout ce que la victime avait perdu dans le sinistre, la compagnie se portant garante de payer la facture au cas où elle ne serait pas honorée. Le mineur avait recommencé à travailler depuis une courte période lorsqu’il disparut. Il laissait derrière lui une dette de 16 dollars pour son transport ainsi que celle du magasin. Notre homme réapparut à Glace Bay le 2 juin de l’année suivante. Il venait de débarquer du S.S. Mongolian en provenance de l’Europe. Son passage avait été payé par la compagnie de navigation, une dette de quelque 42 dollars. On lui avait offert, ainsi qu’à ceux qui l’accompagnaient, de travailler aux puits nº 3, 4, 5, 8 ou 10. Mais ils avaient refusé, exigeant d’aller uniquement au nº 2 qui, selon la compagnie, était déjà bondé. En attendant le dénouement, on avait consenti à leur verser 1,75 dollar par jour. Après six jours, les mineurs furent envoyés, munis de tickets gratuits, à Springhill Mines. Mais là aussi, Raymaekers finit par disparaître en catimini sans acquitter ses dettes[49].

Le récit de cette aventure, rédigé par la compagnie à l’intention de ses agents recruteurs en Europe, ne doit pas être pris au pied de la lettre. Il nous incite plutôt à découvrir les raisons qui ont pu justifier la conduite désordonnée de ce mineur. À propos de l’incendie de sa maison : aurait-il été victime d’une intimidation ou d’une vengeance? Est-ce que son retour en Europe durant l’hiver résultait uniquement des tensions sociales? Espérait-il revenir au Cap-Breton après l’hiver? Était-il accompagné par les mêmes mineurs au printemps suivant? Pourquoi cet entêtement à ne travailler qu’au puits nº 2? Incontestablement, ce rapport accorde le mauvais rôle au mineur belge.

Les événements que nous venons de relater ne furent certainement pas les seuls du genre. À une époque où les compagnies subissaient une forte pression de la demande, il était inévitable que les patrons, tout comme les ouvriers, essayent d’exploiter la situation à leur avantage, d’où les nombreux affrontements. C’est ainsi que l’on a pu dénombrer, entre 1901 et 1914, 411 grèves dans les Maritimes, dont la moitié était attribuable aux travailleurs miniers[50]. Cette agitation était entretenue par des mineurs qui avaient fait leurs classes dans l’ouest canadien ou à l’étranger, dont plusieurs Belges.

La progression de l’industrialisation dans certaines régions des Maritimes avait permis au mouvement socialiste de se développer dans un terrain propice à ses idéaux. Les mineurs belges ne furent pas les derniers à sympathiser avec ce mouvement. Il existait une communauté de vues entre les revendications syndicales et les objectifs du parti socialiste du Canada, et ce rapprochement trouve son illustration en la personne d’un Belge : Jules Lavenne. Celui-ci travaillait dans les mines de Springhill, où il était connu de tous pour son militantisme syndical; il faut dire que les conflits y étaient nombreux. On raconte que, lors de la grève de 1909, il était entré un dimanche matin dans le quartier des travailleurs immigrés, perché sur un cheval blanc, en brandissant un drapeau rouge. Il était ainsi parvenu à convaincre les étrangers de le suivre et de se joindre aux grévistes[51]. Ce personnage haut en couleur faisait partie de l’intelligentsia du Parti socialiste local et il écrivait pour un journal de propagande gauchiste, le Cotton’s Weekly, qui était distribué dans l’est du Canada[52]. Il était aussi l’organisateur de la Jeune Garde Socialiste de son district.

La présence relativement faible de mineurs belges en Nouvelle-Écosse nous amène à mentionner que le gouvernement de cette province n’essaya jamais d’attirer spécifiquement des immigrants de cette origine. Il faut reconnaître que la Nouvelle-Écosse n’était pas parmi les plus actives en matière d’immigration. En effet, il fallut attendre jusqu’en 1907 pour que l’on instaurât un Secrétariat à l’Industrie et à l’Immigration. Un délégué fut nommé à Londres, mais la Belgique ne figurait pas parmi les pays sous sa responsabilité. On s’intéressait plutôt aux Pays-Bas et à la Scandinavie, une décision qui amena la création d’un certain nombre de foyers de peuplement de ces origines. Après la Première Guerre mondiale, le gouvernement provincial s’attela d’abord à la tâche de réintégrer les soldats démobilisés et il s’aperçut ensuite qu’il restait de la place pour des immigrants. Mais comme la majorité d’entre eux manquaient de moyens financiers suffisants pour s’installer, le Secrétariat à l’Industrie et à l’Immigration conclut que l’immigration ne constituait qu’un élément marginal de la politique provinciale[53].

Au Nouveau-Brunswick, le développement de l’industrie minière fut plus tardif que dans la province voisine. Il ne prit son véritable essor que durant la Première Guerre mondiale avec, comme conséquence logique, le début de l’arrivée d’ouvriers de l’extérieur[54]. En 1921, les immigrants constituaient 37 % de l’ensemble de la main-d’œuvre néo-brunswickoise. Comme en Nouvelle-Écosse, l’émigration belge se résumait à la présence de mineurs d’origine wallonne. La réponse fut timide : à peine dénombrait-on 70 Belges dans cette province en 1911. Toutefois, leur nombre allait augmenter au lendemain de la guerre de 1914-1918, principalement à cause des naissances, bien que 75 ans plus tard seulement 225 personnes de cette province aient déclaré aux recenseurs canadiens être d’origine belge, un nombre dérisoire qui illustre à la fois le caractère marginal de cette immigration et son haut niveau d’intégration. Les régions où l’on note une concentration significative de Belges sont celles situées aux alentours des centres miniers, c’est-à-dire dans le district de Minto et dans le comté de Kent (Beersville). À ces régions, il convient d’ajouter la ville de Saint John, qui abrita une vingtaine de Belges, fort probablement des petits commerçants.

L’événement qui est en quelque sorte à l’origine d’un certain intérêt des Belges pour le Nouveau-Brunswick survint en 1903. Malheureusement, cette expérience ne contribua pas à embellir l’image du Canada aux yeux des adversaires de l’émigration en Belgique. Il est même probable qu’elle découragea un certain nombre de mineurs à venir travailler dans les Maritimes. Du côté canadien, on peut se demander dans quelle mesure elle ne contribua pas à façonner l’image du Belge contestataire et militant. En novembre 1903, l’agent du gouvernement du Nouveau-Brunswick à Londres avait demandé au représentant de la Canadian Pacific Railways à Anvers d’entreprendre des démarches afin de recruter une centaine de mineurs pour travailler dans les mines de la Imperial Coal Company à Beersville. À cette époque, l’extraction du charbon était en train de s’édifier sur une base industrielle, et le temps où les fermiers exploitaient accessoirement les veines de minerai qui affleuraient sur leurs terres était révolu. Désormais, la parole était à ceux qui possédaient suffisamment de capitaux pour mettre ce patrimoine en valeur. De petits centres miniers virent le jour, notamment à Beersville. Comme il fallait de la main-d’œuvre qualifiée, on s’était d’abord adressé aux mineurs de la Nouvelle-Écosse avant de se tourner vers l’Europe. Des annonces furent publiées dans les journaux belges. Elles formulaient un certain nombre de promesses, comme celle de gagner un salaire variant entre 10 et 20 francs par jour, la garantie de travailler sans interruption l’hiver comme l’été et un coût de la vie semblable à celui de la Belgique. Les réponses ne se firent pas attendre. Les Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Bruxelles font état d’un groupe de 88 mineurs qui s’embarquèrent à Anvers, entre le 5 décembre et le 16 janvier, pour Saint John via le port anglais de Grimsby[55]. Peut-être y en eut-il plus que cela puisqu’on pouvait atteindre l’Angleterre par d’autres voies (Ostende, Rotterdam).

Malheureusement, l’accueil et les conditions de travail ne furent pas conformes aux promesses. Ne sachant pas l’anglais, nos braves Wallons durent de débrouiller seuls pour se rendre à leur destination. Quand ils furent arrivés à Beersville, on leur offrit de travailler pour la moitié du salaire promis. Quoique indignés, ils acceptèrent. Après trois semaines de labeur, le patron leur annonça qu’il n’y avait plus d’ouvrage pour eux à moins d’accepter que leur paie soit calculée en fonction de la quantité de charbon abattu. Comme cette proposition signifiait une baisse inacceptable de leur revenu, ils refusèrent. Le contremaître leur dit alors d’aller au bureau afin de recevoir leur dû. On leur soumit une feuille sur laquelle était inscrite la somme qu’on leur devait, mais comme il n’y avait pas d’argent dans la caisse, ils furent obligés d’aller au bureau de la compagnie, à Moncton. L’employé qui les reçut là-bas leur dit qu’il ne pouvait pas les régler, faute d’argent! Ne sachant que faire, les Belges s’adressèrent au chef de la police qui, soucieux d’apaiser leur colère, retourna avec eux au bureau de la compagnie. Il obtint qu’on leur avance l’argent nécessaire à l’achat des tickets de train jusqu’au port de Saint John. Le lendemain, les 12 mineurs logeaient à la maison de pension des matelots grâce aux 25 cents que chacun avait gardés. Ils rencontrèrent le consul de Belgique, qui leur avança les gages qui leur étaient dus. Enfin, le 28 février, ils choisissaient de rentrer au pays « sur un navire chargé de bestiaux dont ils [devaient] prendre soin en cours de route, plutôt que de continuer à travailler aux mines de Beersville[56] ». À quelques jours d’intervalle, d’autres mineurs suivirent le mouvement de repli du premier groupe. Au total, un tiers des Belges était rentré au pays à la fin du mois de mars 1904 : un aller-retour de trois mois pour la plupart[57]! Quant aux autres, si l’on se base sur les estimations du consulat de Belgique à Saint John, un petit nombre restèrent à Beersville tandis que le reste tenta fortune au Cap-Breton ou aux États-Unis[58]. Enfin, un groupe choisit d’aller travailler dans l’ouest du Canada où, selon le consul général, ils « échouèrent » à Calgary[59]. Grâce aux démarches que celui-ci entreprit auprès du sous-ministre de l’Intérieur à Ottawa, on leur offrit de l’ouvrage dans les mines de Canmore, en Alberta : ils refusèrent. Ils n’acceptèrent pas plus le travail que leur procura la Canadian Pacific Railways. Ils rentrèrent à Calgary « en se plaignant de tout et notamment du gîte qui leur était offert ». Visiblement, ces hommes n’étaient pas venus au Canada pour travailler à n’importe quelle condition.

Cette affaire n’alla pas sans créer des remous, en premier lieu de la part du consul général de Belgique, qui s’interrogeait sur « la conduite de ces hommes qui auraient dû […] accepter avec reconnaissance le travail qui leur avait été procuré[60] ». Cette opinion laissait sous-entendre que leur attitude intransigeante pouvait heurter l’opinion publique et nuire à la bonne réputation de la Belgique. Du côté canadien, ces événements firent l’objet d’une mise au point de la part du ministre de l’Intérieur, qui informa le consul à Ottawa que son ministère n’était « pour rien dans l’engagement et l’émigration de ces gens ». Il précisait que « les contrats de cette nature, faits avant l’arrivée des étrangers, n’étaient favorisés ni directement ni indirectement par [son] département[61] ».

En Belgique, l’opposition socialiste, en particulier le député de Charleroi, Jules Destrée, s’empara de cette affaire[62]. À la une du quotidien socialiste Le Peuple, il écrivit un article intitulé « Mirages! ». On y dénonçait, sur un ton pathétique et avec exagération, l’odyssée des mineurs belges au Nouveau-Brunswick :

Ils étaient partis plein d’espoirs. Ils reviennent pleins de malédiction et de colères […]. Personne pour les guider. Pas de travail en arrivant! Dans un pays glacé par un froid sibérien, par des routes où il y avait 1m 60 de neige, ils furent réduits à chercher péniblement des occupations accessoires et peu rétribuées. Ils connurent les pires détresses, les privations sans nom; ils y contractèrent des maladies; et par-dessus tout, la pensée les tourmentait de la femme et des enfants laissés au pays natal et à qui ils ne pouvaient rien envoyer[63]!

Jules Destrée concluait en demandant qu’une enquête soit instituée afin de découvrir les responsables de « cette horrible tromperie ». Il se constitua lui-même partie civile au nom des mineurs et il intenta une poursuite contre Adolphe Bayot, l’agent concessionnaire de la Canadian Pacific Railways à Mons. Le 11 janvier 1905, la Cour d’Appel de Bruxelles statuait qu’il n’y avait eu aucune manœuvre d’escroquerie de la part de l’agent.

Une situation comparable se produisit dans les mines de Minto à la même époque. Les dépôts de charbon étaient nombreux dans cette région située au nord-ouest du lac Grand. En 1904, une agglomération composée de gens d’origines diverses était en train d’y naître autour de plusieurs petites mines de charbon qui n’employaient qu’une dizaine de travailleurs. Une partie des mineurs belges qui avaient échoué à Beersville prirent le chemin de Minto, ce qui n’alla pas sans causer des problèmes : « Arrivés à Saint John, nous avons dû attendre 15 jours sans travailler car la baraque que l’on faisait pour nous loger n’était pas finie, ce qui nous [fit] 40 jours sans travailler y compris le passage du bateau[64]. »

Une lettre écrite par trois mineurs au consul de Belgique dévoile les conditions qui les accablaient. Au lieu de gagner de 10 à 15 francs pour une journée de huit heures, ils ne recevaient que 5,50 francs pour 10 heures de travail. On leur avait dit que la nourriture était moins chère au Canada, et voilà qu’ils étaient obligés de rester à l’hôtel et de payer 17 francs par semaine. De ce fait, ils n’étaient pas en mesure d’envoyer de l’argent à leur famille en Belgique. Mécontents de leur sort, ils se tournaient vers le consul afin qu’il les aide « à aller plus loin » aux États-Unis ou qu’on les rapatrie.

En 1916, la situation avait changé. Le potentiel de ce centre minier était en train d’exploser grâce à l’ouverture de nouveaux puits par la Minto Coal Company. Les Belges constituaient environ le quart du personnel de la compagnie, soit 43 des 200 employés. À cette époque, les Belges étaient les plus nombreux à côté des Italiens et des germanophones[65]. L’histoire locale n’a pratiquement pas gardé de trace concrète de ces immigrants industrieux si ce n’est la réprobation qu’ils suscitaient parmi les populations lorsqu’ils étaient sous l’influence de l’alcool. En 1914, un mineur belge ayant tiré sur les maisons environnantes, le shérif du comté essaya vainement d’interdire le port d’arme aux mineurs étrangers[66]. Le fait que la majorité de la main-d’œuvre vienne de l’étranger (60 %) explique pourquoi les travailleurs étrangers furent à l’origine des mouvements de revendications ouvrières. Par ailleurs, que les deux principaux leaders syndicaux à Minto, Frank Vandenborre et Arthur Vanheddagan, soient belges contribua à la réputation de leurs compatriotes en tant qu’ardents défenseurs du socialisme. Parmi eux, plusieurs n’étaient que des migrants venus d’Inverness après la grève de 1910[67].

Au fil du temps, plusieurs Belges se rendirent là où l’ouvrage était meilleur, que ce soit dans la province ou ailleurs au Canada; d’autres choisirent de rentrer en Belgique. Pourtant, il n’y eut pas que des déceptions. Même si les Archives de Belgique n’ont conservé que des plaintes, il est évident que certains immigrants surmontèrent les difficultés initiales et qu’ils firent souche au Nouveau-Brunswick. À ce propos, le destin des Jacquart émerge par hasard de l’anonymat et fait office d’exemple. Ce couple, originaire de Charleroi, s’était d’abord fixé à Coal Branch, une petite localité proche de Beersville. Il avait probablement traversé l’océan au début du siècle; nul doute que le mari exerçait le métier de mineur. Leur fille Lena (Hélène) épousa le fils d’un immigrant irlandais et devint Madame Swift. Le jeune couple alla habiter à Minto en 1904 et ne tarda pas à avoir deux garçons. En 1924, les enfants s’associèrent à l’entreprise familiale, la T.H. Swift and Sons. Propriétaire d’un magasin général puis d’un hôtel, la famille prospéra. Elle compte actuellement une nombreuse descendance répartie aux quatre coins du Canada[68].

La présence de mineurs belges dans les Maritimes reste, numériquement parlant, un phénomène marginal dans l’histoire de ces provinces, tout comme il l’est par rapport à l’ensemble de l’émigration belge. Plus important en Nouvelle-Écosse, cet apport démographique ne se chiffre que par quelques dizaines; on est loin des milliers d’émigrants de toutes sortes qui se dirigeaient vers l’ouest du Canada à la même époque !

En raison de leur métier, ces mineurs constituaient une main-d’œuvre qualifiée, ce qui les distinguait des autres compatriotes qui, au moment d’émigrer, dissimulaient sous le vocable d’agriculteur leur manque de spécialisation. À l’instar des verriers du Hainaut établis en Pennsylvanie au siècle précédent, les « houilleurs » wallons n’étaient pas partis en Amérique à l’aveuglette. La présence d’un membre de leur famille ou d’un ami mais aussi la certitude d’avoir un emploi dans un lieu déjà déterminé avant le départ semblent avoir été les prémisses de toute décision. Ce n’était donc pas l’aventure mais la perspective de gagner un salaire meilleur qui guidait leurs pas. Mais alors qu’ils étaient venus pour travailler, il arriva que ces mineurs soient impliqués, avec leurs collègues étrangers, dans des conflits contre leur employeur. Assister, en terre d’Amérique, à la répétition de luttes ouvrières qui avaient été menées en Europe en a probablement déçu plusieurs. En outre, le militantisme de certains autres a contribué à propager dans l’opinion publique l’image de l’ouvrier belge revendicateur et porte-parole des idéaux socialistes de l’époque. Cette image allait à l’encontre du cliché de docilité que l’on attendait généralement de la part du travailleur immigré.

Une autre particularité de ce groupe est son homogénéité sur le plan linguistique. Au commissaire qui les interrogeait au moment d’embarquer à Anvers, tous s’exprimèrent en français et la présence exceptionnelle d’un mineur flamand parmi les passagers n’était que l’exception qui confirme la règle. Cet unilinguisme français contraste avec l’usage du flamand, fortement majoritaire parmi les Belges qui émigraient vers l’Amérique du Nord[69].

Depuis cette époque, un siècle a passé. L’économie a évolué et, comme ce fut le cas en Belgique, les charbonnages des Maritimes ont été fermés. L’absence de noms de lieux rappelant la présence de mineurs belges, pas de Charleroi sur la carte, pas d’associations belges non plus, sont autant d’indices qui témoignent de l’intégration définitive de ces pionniers et de leurs descendants au sein de la population locale. Les mineurs belges ont par contre laissé leur trace dans l’histoire du mouvement ouvrier.

ANDRÉ VERMEIRRE