Article body

« I CANNOT SEE WHEN OR WHERE the awful war is going to end1 », écrivait l’infirmière militaire Néo-Écossaise Clare Gass dans son journal personnel le 29 octobre 1917. Comme Gass, plus de 2 500 infirmières canadiennes ont traversé l’Atlantique pour « faire leur part » au cours de la Première Guerre mondiale. Certaines ont passé plus de quatre ans en Europe à soigner les combattants malades et blessés. Dans Briser les ailes de l’ange2, nous avons examiné les journaux personnels et les mémoires de 13 infirmières militaires canadiennes de la Grande Guerre. nous avons exploré leur expérience de guerre et le travail qu’elles ont accompli, ainsi que le rôle des représentations dans l’élaboration de leurs discours. Nous avons aussi montré que c’est leur participation à la guerre qui en a fait des sujets historiques et qu’à leur retour au Canada elles sont tombées dans l’oubli.

En effet, les trajectoires d’après-guerre empruntées par les vétéranes3 de la Première Guerre mondiale ont été peu examinées. En 1997, l’historienne Regina Schulte expliquait que les infirmières allemandes étaient démoralisées et déçues après la guerre, qu’elles éprouvaient de la honte, se sentaient trahies et que plusieurs avaient tout simplement repris leur ancien emploi4. Même pour les infirmières des nations sorties victorieuses de la Grande Guerre, le retour à la vie civile n’a pas été chose facile. Selon Anna rogers, des vétéranes néo-zélandaises ont repris le poste qu’elles avaient quitté, tandis que d’autres ont appris à leur retour qu’elles avaient été remplacées. Elles ont dû compter sur leurs propres moyens pour se trouver un emploi, le Discharged Soldiers’ Information Department les ayant prévenues, dès 1917, qu’il ne leur fournirait aucune aide5. Plus encore, Kathryn Schultheiss affirme que l’image populaire de l’infirmière pendant la guerre a nui à la professionnalisation des soins infirmiers en France, en mettant sur un pied d’égalité la jeune bénévole patriotique détenant une formation limitée et l’infirmière diplômée possédant des années d’expérience6.

Malgré qu’elles soient peu nombreuses, les études portant sur l’après-guerre des vétéranes nord-américaines dressent un portrait moins sombre que les précédentes. Susan Zieger affirme que les vétéranes américaines ont profité des nouvelles possibilités d’emploi qui s’offraient dans les hôpitaux gérés par l’état et dans le domaine de la santé publique7. Meryn Stuart a montré que des vétéranes canadiennes se sont engagées dans les nouveaux programmes de santé publique provinciale établis en Ontario au lendemain de la guerre8. Un court article de Susan Mann discute aussi de la réinsertion sociale des infirmières militaires canadiennes de la Grande Guerre, identifiant le travail social, l’hygiénisme, la pratique infirmière en région éloignée et la physiothérapie comme les domaines privilégiés9.

Inspirée par ces recherches, notre thèse doctorale a examiné les parcours d’aprèsguerre de plus de 400 vétéranes diplômées des écoles de formation en soins infirmiers de Montréal et de toronto, et montré qu’elles ont contribué pleinement au développement des réseaux sociosanitaires du Québec et de l’Ontario. Sous la supervision d’Edna Moore, une dizaine de vétéranes ont été employées par le ministère de la Santé de l’Ontario et ont participé activement au développement des soins infirmiers dans l’entre-deux-guerres. Quant aux Montréalaises, elles ont privilégié les prestigieux postes de directrices et de cadres dans les écoles d’infirmières du Québec, du Canada et des états-Unis. Celles qui ont œuvré dans la santé publique se sont retrouvées, en majorité, dans des organisations privées, notamment le Victorian Order of nurses et la Montreal Anti-tuberculosis and General Health League10.

Repérer les vétéranes des Maritimes

Nous éloignant des grands centres urbains du Canada central, nous nous tournons vers l’Est canadien pour examiner les trajectoires professionnelles des vétéranes originaires des Maritimes. repérer les vétéranes des Maritimes est un travail de longue haleine. D’abord parce qu’aucune liste exhaustive des infirmières militaires qui ont servi outre-mer n’est connue à ce jour. Avant d’avoir dépouillé chacun des dossiers des quelque 3 000 infirmières qui ont rempli un formulaire d’enrôlement dans le but d’être recrutées par le Corps expéditionnaire canadien, il est impossible de donner le nombre exact d’infirmières qui ont servi outre-mer pendant la Grande Guerre11. Cependant, nous travaillons depuis plus de 10 ans à la construction d’une base de données qui inclut le nom des infirmières militaires repérées qui ont servi outre-mer, leur date et lieu de naissance, l’école de formation en soins infirmiers d’où elles sont diplômées, les emplois qu’elles ont occupés et d’autres informations personnelles et professionnelles12. Cette base de données a servi de point de départ à notre recherche, nous permettant de répertorier près de 400 infirmières militaires originaires des Maritimes.

Retrouver les traces laissées par les vétéranes dans l’entre-deux-guerres est un travail tout aussi exigeant13. La revue Canadian Nurse s’est avérée une source précieuse. Ses rédactrices, qui font partie de l’élite de la profession, publient mensuellement des listes de mariages célébrés et des naissances en plus de souligner les allées et venues des vétéranes qui travaillent dans le milieu de la santé. Elles nous informent sur les emplois occupés, sur les formations suivies, sur la participation à des congrès, à des conférences et à d’autres activités professionnelles14.

Nous basant sur les pistes repérées dans la revue Canadian Nurse, nous avons poursuivi les recherches dans les fonds d’archives des agences provinciales de santé du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard. nous avons aussi examiné les dossiers de santé publique disponibles aux archives des villes de Saint John et de Fredericton au Nouveau-Brunswick, de Halifax en Nouvelle-Écosse et de Charlottetown à l’Île-du-Prince-Édouard, et nous avons consulté les dossiers d’organisations privées du domaine de la santé tels que le Victorian Order of Nurses (dorénavant VON) et la Massachusetts-Halifax Health Commission (MHHC). Les nombreuses monographies d’hôpitaux canadiens et américains et d’écoles de formation en soins infirmiers ont aussi été des sources précieuses pour retrouver les vétéranes qui œuvraient dans les hôpitaux nordaméricains dans l’entre-deux-guerres.

Enfin, c’est dans les archives des écoles d’infirmières et d’associations d’anciennes des Maritimes ainsi que dans les fonds d’archives de l’Overseas Nursing Sisters’ Association15 que nous avons recueilli la majorité des informations sur les vétéranes qui se sont mariées.

La pratique infirmière dans l’entre-deux-guerres : entre continuité et changement

Nos recherches ont permis de reconstruire les trajectoires professionnelles d’aprèsguerre de 220 vétéranes originaires des Maritimes16. Pour six d’entre elles, la route s’est terminée abruptement. En 1919, Grace Mabel Grant a succombé à la néphrite (inflammation du rein), alors que rebecca MacIntosh a été l’une des nombreuses victimes de la pandémie d’influenza. Lenna Mae Jenner (1918), Margaret Christine MacLeod (1919) et Isabelle Cummings (1921) ont perdu leur combat contre la tuberculose. Quant à Frieda Hope Christie, nous savons qu’elle est décédée au Mexique en 192317.

Des 220 infirmières, 110 se sont mariées après la guerre. Bien que les principales intéressées aient laissé peu d’indices pour expliquer leur décision de prendre époux, nous pouvons poser certaines hypothèses. Les séquelles physiques et l’épuisement psychologique dont témoignent leurs dossiers militaires ont pu en amener certaines à quitter le marché de l’emploi après la guerre. Par ailleurs, après des années intenses passées dans les hôpitaux militaires, elles ne sont peut-être pas intéressées aux possibilités que leur offre le système de santé civil18. Âgées en moyenne de 30 ans au moment de l’enrôlement, celles qui désirent fonder une famille sentent peut-être que c’est le moment ou jamais. D’autres ont sûrement, tout simplement, la certitude d’avoir trouvé leur partenaire de vie. En conformité avec l’idéologie dominante, qui condamne le travail des femmes mariées des classes moyenne et supérieure, les infirmières qui prennent époux quittent majoritairement le marché de l’emploi salarié19. Sadie MacLeod Currie est la seule vétérane de notre groupe à être employée après son mariage. La mort de son mari, le D r James Albert Currie, un ancien combattant, en 1931, rend son retour au travail socialement acceptable, d’autant plus qu’elle doit subvenir aux besoins de leurs trois enfants20.

Les conditions imposées par le genre ne touchent pas que les infirmières qui optent pour le mariage. En fait, la « vocation » d’infirmière s’est développée autour des prémisses de la supériorité morale des femmes et de leur capacité innée à soigner. Dans les années 1920, les leaders de la profession infirmière continuent de véhiculer ces stéréotypes de genre, de prôner l’idéal de service et la subordination à la profession médicale. Cependant, elles militent activement pour la protection juridique du titre d’infirmière, sanctionné par des lois dans neuf provinces canadiennes en 192221. Les infirmières diplômées se démarquent ainsi des bénévoles féminines du mouvement de réforme sociale du tournant du siècle, dont « l’ignorance » est largement dénoncée par le milieu médical22. Elles adhèrent à une éthique professionnelle basée sur une formation spécialisée, mais aussi sur des qualités associées au sexe féminin, telles que la patience, la vertu et l’altruisme. Elles tablent donc sur des critères concrets et sur un idéal abstrait pour se constituer de nouvelles niches d’emploi dans l’entre-deux-guerres. Peu étonnant que la profession conserve durant toute la période examinée des contours imprécis et que les conditions de travail des infirmières varient largement en fonction de leur milieu de travail.

D’infirmière militaire à infirmière civile

Dans les années 1920, une centaine de vétéranes canadiennes rentrées au pays poursuivent leur travail dans huit hôpitaux militaires répartis à la grandeur du pays23. L’hôpital militaire est certainement une avenue rassurante pour ces femmes qui ont soigné des combattants pendant des années. D’autant plus qu’elles bénéficient d’un emploi et d’un salaire stables. Au moins 14 vétéranes des Maritimes œuvrent au Camp Hill Hospital de Halifax et 5 autres au Lancaster Hospital de Saint John, au Nouveau-Brunswick. Quelques privilégiées y décrochent des emplois permanents d’administratrices : les vétéranes Maude Gaskin, nora Foss et Edna Dickson occupent tour à tour le poste d’infirmière-chef du Lancaster Hospital de Saint John24. Quant au poste d’infirmière-chef du Camp Hill Hospital de Halifax, il est monopolisé par la vétérane Sarah Catherine MacIsaac de 1920 jusqu’en 194725.

Le travail dans les hôpitaux militaires canadiens constitue parfois un passage temporaire avant la démobilisation. Les compressions budgétaires des années 1920 limitent les possibilités d’emploi de celles qui songent à poursuivre une carrière dans ces établissements. Le gouvernement a encore moins à offrir aux vétéranes qui veulent faire carrière au sein de la force permanentes de l’armée. Dans les années 1920 et 1930, un petit groupe composé en moyenne de 12 infirmières est maintenu en poste. Les 11 premières sont des vétéranes de la Grande Guerre, transférées directement du service actif en juillet 1920. Les Néo-Écossaises Katherine MacLatchy, Margaret Clotilde Macdonald et Annie Cornelia Shaw font partie de ce groupe sélect. Elles servent outre-mer puis obtiennent un poste dans les force permanente aprês la guerre et profitant ainsi d’un emploi stable et d’un salaire de base26. Si un petit groupe de vétéranes réussissent à faire carrière dans les hôpitaux militaires et au sein de l’armée, la majorité troque l’uniforme militaire pour l’uniforme civil.

Dans l’entre-deux-guerres, les options qui s’offrent aux infirmières civiles restent limitées. Jusqu’en 1940, près de la moitié des infirmières diplômées se retrouvent chaque année sur le marché des soins privés puisque la majorité des patients continuent d’être soignés à domicile et à leurs frais. Bien que des statistiques exactes soient difficiles à établir, les données disponibles avancent qu’au début des années 1930, sur tout près de 20 500 infirmières actives, 43 % travaillent dans le privé, 26 % sont employées dans des hôpitaux 27 , alors qu’un peu plus de 20 % occupent des emplois d’infirmières de la santé publique ou sont embauchées par un cabinet de médecins28.

Les infirmières vétéranes repérées se démarquent du plus grand nombre de leurs consœurs civiles puisque très peu d’entre elles intègrent le marché des soins privés. nous n’avons repéré que neuf vétéranes qui exercent dans le service privé après la guerre et, pour au moins la moitié d’entre elles, c’est une situation temporaire. nous ne pouvons affirmer avec certitude qu’elles évitent à tout prix ce champ de pratique, mais nos recherches suggèrent qu’elles privilégient des emplois de responsabilité dans les hôpitaux et d’infirmières de la santé publique, qui offrent de nouveaux défis, de meilleurs salaires, des horaires de travail plus stables ainsi qu’une plus grande sécurité d’emploi.

Les écrits de la vétérane Mona Wilson apportent des pistes d’explications. Celle qui deviendra infirmière-chef de santé publique de la Croix-rouge à l’Île-du-Prince-Édouard explique, au début des années 1920, qu’elle se sent inapte à offrir des soins au chevet puisque trop de temps s’est écoulé depuis sa formation d’infirmière et que son travail pendant la guerre était très différent29. En effet, dans les hôpitaux militaires canadiens, les infirmières supervisent les unités de soins et s’occupent du travail administratif. De par la nature des blessures de guerre, plusieurs se spécialisent dans les soins pré et postopératoires, le drainage et le pansement des plaies, et assistent les chirurgiens dans les opérations. Les soins quotidiens (ex. : nourrir et laver les patients) et les tâches domestiques sont généralement confiés à des patients en convalescence ou à des étudiants en médecine30.

L’absence prolongée des soins au chevet de civils et l’expérience de gestion acquise dans les hôpitaux militaires expliquent peut-être pourquoi 17 vétéranes repérées ont occupé des postes d’administratrices et de superviseures dans des hôpitaux civils après la guerre. Par exemple, les Néo-Écossaises Jennie Calder et Minerva Anderson ont toutes deux été directrices des soins infirmiers au Sydney Hospital, du Cap-Breton31. Lillian Pidgeon, née à l’Île-du-Prince-Édouard, est retournée dans sa province d’origine en 1930 pour occuper la direction des soins infirmiers au Prince County Hospital de Summerside, poste qu’elle conserve jusqu’en 193432. Quant à la Néo-Brunswickoise Idella Ingraham, elle prend la direction du département de radiologie au Protestant Hospital de Sherbrooke en 1923 et est toujours en poste en 193433.

D’autres ont pu recycler des habiletés acquises ou perfectionnées outre-mer. Pendant la guerre, 17 infirmières canadiennes ont été formées comme anesthésistes pour permettre aux chirurgiens militaires de se concentrer sur les opérations. Misant sur cette formation, la vétérane Néo-Écossaise Helen Kendall occupe un poste d’anesthésiste au royal Victoria Hospital de Montréal de 1922 jusqu’en 193934. La Néo-Écossaise Cora Archibald, nommée diététiste officielle du no. 3 Canadian General Hospital en 1918, poursuit également sa carrière au royal Victoria Hospital de Montréal dans les années 1920, employée comme diététiste35.

Peut-être en quête de nouveaux défis, au moins 40 infirmières du groupe examiné se sont dirigées vers un domaine florissant dans l’entre-deux-guerres : la santé publique. Le rôle pionnier de ces femmes dans le développement de la santé publique est indéniable. Elles contribuent à mettre en œuvre et à appliquer les programmes de santé publique au pays et ailleurs. À son retour d’outre-mer, la vétérane Néo-Écossaise Ada Benvie suit la formation d’infirmière de la santé publique à l’Université de Colombie-Britannique 36 , puis elle travaille pour la Croix-rouge dans la province. La Néo-Écossaise Hilda Havergal Macdonald fait partie des premières infirmières employées au ministère de la Santé publique de la Saskatchewan au début des années 192037. nées à l’Île-du-Prince-Édouard, Florence Kelly et Hannah Fyfe travaillent toutes deux aux états-Unis après la guerre : la première au département de la santé publique de la Ville de new York et la deuxième, comme infirmière industrielle aux usines Strathmore Paper Mills de Westfield, au Massachusetts38. Quant à la Néo-Écossaise Mary Maud Chisholm, elle est infirmière missionnaire à Formose (taiwan) dans les années 193039.

D’autres contribuent au développement de la santé publique dans les provinces Maritimes. Même qu’au début des années 1920, les infirmières qui occupent les positions de tête dans les trois provinces Maritimes sont des vétéranes de la Grande Guerre. L’étude des trajectoires professionnelles qu’elles ont empruntées offre une fenêtre privilégiée pour examiner les grandes composantes des réseaux de soins de santé des Maritimes dans leur période fondatrice, ainsi que la position centrale que ces femmes ont occupée dans la mise en place et le fonctionnement des services de santé publique dans les années 1920 et 1930.

Des vétéranes pionnières de la santé publique au Nouveau-Brunswick

Au lendemain de la guerre, les réseaux de soins de santé publique des provinces Maritimes sont en développement. Une ferveur hygiéniste anime le pays, nourrie par la constatation du piètre état de santé des recrues de l’armée, par la perte de plus de 60 000 Canadiens au cours de la Grande Guerre et par la pandémie d’influenza40. Le rôle des agences provinciales du domaine de la santé est considérablement amplifié. Le Nouveau-Brunswick peut s’enorgueillir d’avoir été la première province canadienne à se doter d’un ministère de la Santé en avril 191841. Un an plus tard, les comtés du Nouveau-Brunswick sont divisés en sous-districts et des unités sanitaires sont établies et placées sous la direction de conseils de santé. À partir de 1921, des infirmières sont employées pour offrir des soins de santé publique aux enfants d’âge scolaire, dans des consultations pour nourrissons ainsi que dans des dispensaires pour vénériens et tuberculeux établis par la province42.

Au Nouveau-Brunswick, la direction du Public Health Nursing Service est occupée par des vétéranes de 1921 à 1938. La première à occuper ce poste, la vétérane Harriet T. Meiklejohn, est originaire de Québec. En poste de 1921 à 1924, Meiklejohn établit les fondations du système de soins infirmiers provincial, qui demeure en place durant l’entre-deux-guerres.

Dans son rapport pour l’année 1921, le médecin-chef du ministère de la Santé néo-brunswickois décrit un objectif prioritaire de la « mission » hygiéniste des infirmières : « It is along this very tremendously important line of conserving infant life that the public health nurse is peculiarly efficient, and no one will dispute that, whether from an individual or national standpoint, in no phase of human betterment endeavour can such work be given second place43. »

Les rapports annuels rédigés par Meiklejohn témoignent de sa volonté de tout mettre en œuvre pour remplir cette grande mission « d’améliorer la condition humaine », mais aussi de ses moyens financiers très limités. Disposant de peu de ressources, elle n’a qu’un petit groupe d’infirmières à superviser, mais l’étendue de ses responsabilités semble infinie. En 1921-1922, Meiklejohn supervise le travail des six premières infirmières déployées aux quatre coins de la province, dont le salaire est financé par la Croix-rouge. Elle suit aussi de près le travail des infirmières du VOn et celui des infirmières de la santé publique employées par les municipalités et les conseils scolaires de la province. Elle rencontre des délégués d’une multitude d’organisations, y compris les sections locales de l’Imperial Order Daughters of the Empire, des Women’s Institutes et des Canadian Club afin de les éduquer par rapport au travail des infirmières provinciales et de susciter leur collaboration financière. L’une de ses principales réalisations demeure sans contredit l’établissement, en 1922, du Saint John Health Center 44 . En l’espace de quelques années, le Centre s’impose comme le « chief demonstration centre in preventive medicine45 ».

Fière de ses accomplissements, Meiklejohn écrit en 1922 : « Our plan is to place as rapidly as possible one Public Health nurse in every town in New Brunswick46. » Trois ans plus tard, la vétérane Néo-Brunswickoise Huilota Dykeman fait le constat désolant que le plan a très peu de chances de se concrétiser47. La nouvelle directrice a pris en charge un service provincial qui prend de l’expansion dans tous les secteurs sauf celui des effectifs. Dykeman déplore que le Service soit toujours le premier à souffrir des compressions budgétaires de la province même s’il génère des résultats remarquables48.

Les rapports annuels de Dykeman sont cinglants : les conditions de travail associées à son poste d’infirmière-chef provinciale lui causent des frustrations. Les premières lignes de son rapport publié en 1926 en témoignent : « Public Health nursing in general in New Brunswick is not growing. the reason for this may be simply explained by the fact that funds apparently cannot be raised with which to purchase such a service [...] the best that can be hoped for is that continued efforts along educational lines may lead to a more determined effort by the people to provide for themselves [...] a service, the value of which in the prevention of human suffering cannot be reckoned in so many dollars49. »

Pourquoi Dykeman choisit-elle de porter le Service sur ses épaules jusqu’en 1938 50 ? Sans contredit parce qu’elle est convaincue de l’importance de son travail, comme en témoignent ses écrits. Aussi, vraisemblablement, parce que malgré les frustrations que lui occasionne son poste, il demeure l’un des plus prestigieux de la profession51. Si la directrice n’a pas de pouvoir sur les finances provinciales, elle profite du prestige associé à son emploi, d’une certaine autonomie dans son milieu de travail et d’une stabilité financière qui n’est pas le lot de la majorité des infirmières de son temps.

Comme représentante du Ministère, elle s’affaire à la coordination et à la supervision d’une panoplie de programmes gérés et financés par de nombreux acteurs privés. Ses rapports du début des années 1930 montrent bien les contours flexibles des partenariats privés-publics. Elle mentionne qu’elle dirige le travail de 11 infirmières rémunérées, en tout ou en partie, par le Ministère. Elle supervise aussi des infirmières dont les activités sont financées par des organisations privées, y compris l’infirmière de tuberculose subventionnée par le Gyro Club de Moncton et l’infirmière scolaire rémunérée par le conseil scolaire de la Ville de Moncton. Par ailleurs, elle effectue des visites bisannuelles à des organisations qui emploient des infirmières et qui reçoivent du financement provincial, comme le VON de Fredericton.

Celle qui milite pour la centralisation des programmes de santé publique 52 reconnaît néanmoins la valeur des organisations privées, avec lesquelles elle travaille en étroite collaboration. Au milieu des années 1930, elle participe aussi à la formation des futurs enseignants en donnant une série de conférences à la Provincial normal School53. La conclusion de son rapport pour l’année 1932 résume bien l’ampleur de sa « mission » sanitaire : « It is difficult to know under what caption to place the numerous and varied duties that fall to a Director of the service of the whole Province. Education would probably cover the bulk of such duties. One must be ready to run the gamut of requests, from the information on the feeding of the baby to the latest social legislation. Supervision of the Public Health nursing Service, both full-time and affiliated, accounts for only part of it54. »

Les vétéranes et la Croix-Rouge à l’Île-du-Prince-Édouard

En 1930, l’Île-du-Prince-Édouard est la seule province qui n’a pas de ministère de la Santé publique, de laboratoire provincial ni de sanatorium. Ce sont les organisations privées qui procurent la majorité des soins de santé publique à la population dans l’entre-deux-guerres55. La poignée d’infirmières employées par la section prince-édouardienne de la Croix-rouge assume la majeure partie du fardeau de la santé publique56.

La vétérane torontoise Amy MacMahon est la première à occuper le poste d’infirmière-chef de santé publique de la Croix-rouge, créé en 192157. Pour l’assister, elle a deux vétéranes originaires de Charlottetown, Mary Haszard et Winifred Grace MacLeod58. Ces infirmières travaillent dans des conditions qui sont loin d’être favorables à la mission qui leur est confiée. Alors que la Croix-rouge leur donne le mandat d’organiser un programme provincial de santé publique, MacMahon se rend rapidement à l’évidence : ni le gouvernement ni la population ne sont disposés à financer les services proposés59.

Convaincues de l’importance du message sanitaire qu’elles livrent à la population, les infirmières s’affairent à le transmettre au plus grand nombre malgré leurs moyens limités. En plus des présentations publiques et du travail éducatif dans les demeures, MacMahon, Haszard et MacLeod tiennent, en 1921, une clinique hebdomadaire pour les mères et les nourrissons de Charlottetown. Elles visitent aussi 19 écoles de la région et, avec la coopération des médecins, elles examinent 2 054 enfants60. Lorsqu’elle démissionne de son poste, en 1923, Amy MacMahon quitte ce qu’elle dit être « the hardest work of my life61 ».

La vétérane qui remplace MacMahon, Mona Wilson, a aussi de grands défis à relever62. Ses tâches se multiplient dans les années 1920 et incluent la supervision et l’organisation du travail des infirmières de la Croix-rouge, la mise sur pied de campagnes de financement ainsi que la participation à de nombreuses conférences. Malgré la lourdeur de la tâche qui lui incombe, Wilson n’a que quatre infirmières pour l’assister en 1926. Elle doit faire preuve d’entregent pour mettre en œuvre les programmes qu’elle considère comme essentiels. établi en 1925, le programme provincial de soins médicaux aux enfants handicapés est l’un de ceux dont elle sera le plus fière. Pour le lancer, elle doit convaincre un médecin spécialiste de la Nouvelle-Écosse de se rendre à l’Île-du-Prince-Édouard et obtenir la permission de la PEI Medical Association afin qu’il puisse pratiquer dans la province sans permis. Pour financer les dépenses du médecin et de la clinique, Wilson s’adresse aux organisations locales et obtient une aide financière considérable du rotary Club de Charlottetown63.

Le travail de Wilson et des infirmières de la Croix-rouge de l’Île-du-Prince-Édouard est d’autant plus important qu’il expose publiquement le piètre état de santé de la population. Les révélations qu’elles font dans leurs rapports sont reprises par les membres du conseil d’administration de la Croix-rouge et par plusieurs médecins, qui dénoncent l’inertie du gouvernement dans le domaine de la santé publique. Cette prise de conscience collective mène, en 1931, à l’établissement d’un ministère de la Santé provincial64.

Bien que Mona Wilson accueille favorablement cette centralisation des services, son nouveau rôle de superviseure provinciale des soins infirmiers de santé publique au sein du ministère de la Santé n’en est pas moins ardu. Dans le contexte de la crise économique, les responsabilités de Wilson et de ses protégées s’accroissent considérablement alors que leurs conditions de travail se détériorent. Leurs congés sont réduits, leurs salaires coupés d’au moins 25 %. Malgré tout, en comparaison des autres travailleuses de l’Île-du-Prince-Édouard, les infirmières de la santé publique sont choyées. Elles gagnent annuellement plus que la moyenne des infirmières diplômées et plusieurs centaines de dollars de plus que les enseignantes65. Considérées comme l’élite de la profession, elles ont aussi beaucoup d’autonomie dans leur milieu de travail. Quoiqu’imparfaites, ces conditions d’emploi sont suffisantes pour que Mona Wilson conserve son emploi jusqu’en 196166. Peu de temps avant de prendre sa retraite, Wilson écrit qu’elle a consacré sa vie aux soins infirmiers parce que ceux-ci ne sont jamais monotones, qu’ils sont une aventure continue et que les femmes « have an amazing capacity for work and long hours – also they have a sense of the value and virtue of work – and a sense of courage to meet the many minor discouragements that crop up to try the Spirit67 ».

À la fin des années 1950, Mona Wilson, munie d’un bagage de savoirs, de savoirfaire et d’expériences plus que remarquable, reproduit néanmoins ce discours fondé sur les différences biologiques. Cette supposée « capacité exceptionnelle » des femmes à travailler de longues heures explique probablement pourquoi les infirmières de la santé publique canadiennes travaillent entre 38 et 60 heures par semaine à la fin des années 1930 et que les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées. En 1938, elles sont toujours majoritairement célibataires, les femmes mariées n’étant employées que dans des cas exceptionnels68. Ayant permis à une poignée de femmes de se tailler une place enviable dans le marché de l’emploi des années 1920 et 1930, la vision des soins infirmiers de la santé publique comme une mission salvatrice féminine continue de s’imposer69.

Margaret Mackenzie, directrice des soins infirmiers de la Nouvelle-Écosse

En Nouvelle-Écosse, des modifications au Public Health Act sont apportées en 1918, qui prévoient l’établissement d’une clinique de santé publique dans chaque comté et l’emploi d’infirmières70. Employée comme directrice des soins infirmiers de la santé publique Néo-Écossaise en 1920, la vétérane Margaret Eliza Mackenzie 71 comprend très bien les défis auxquels sont confrontées ses acolytes néo-brunswickoises et prince-édouardiennes. Bien que le médecin-chef du ministère de la Santé publique affirme, en 1921, que « the prevention of disease and the protection of the health of the people is primarily a responsibility and function of the Government72 », le financement des activités fait l’objet de débats houleux durant toute la période examinée.

Comme directrice des soins infirmiers, il est attendu de Mackenzie qu’elle organise et supervise le travail des infirmières déployées dans la province. En 1921, la section Néo-Écossaise de la Croix-rouge accepte de financer le travail de 13 infirmières assignées à 16 comtés73. L’objectif est de démontrer aux communautés locales la valeur de leur travail pour que la population accepte ensuite d’en assumer les coûts. À mesure que les fonds de la Croix-rouge s’épuisent, les autorités se rendent à l’évidence : le plan initial a échoué. En 1928, il ne reste plus que quatre infirmières provinciales en service dans les communautés. Margaret Mackenzie défend avec vigueur « the devotion to duty and good work accomplished by these nurses, many times done under trying conditions74 ». L’année même, elles ont examiné 15 826 enfants d’âge scolaire et ont offert des soins à 6 802 personnes dans différentes cliniques. Par ailleurs, elles s’engagent activement dans la lutte antituberculeuse, supervisent deux colonies de vacances pour enfants souffrant de malnutrition et assistent les cliniques de vaccination et les cliniques dentaires infantiles. Si ces initiatives sont encourageantes, Mackenzie déplore qu’elles soient trop peu nombreuses pour protéger la « nation de demain » et revendique une plus grande intervention de la province :

It is much more difficult and costly to get well than it is to keep well. the progress that the service has made along these lines is only a beginning of what should be done, if we are to do our duty to the children of today and the nation of tomorrow. the Province of Manitoba pays half the expenses in connection with the promotion of Public Health Nursing Service in all their districts. In this province, this important work is financed entirely by each County and Provincial assistance is needed to promote a more satisfactory service75.

Il faudra attendre la création du ministère de la Santé au début des années 1930 avant que soit présenté le plan d’organisation d’un système de soins infirmiers de la santé publique généralisé (1933) employant une dizaine d’infirmières. Les statistiques attribuées à la vétérane Marguerite Olive Gray, infirmière provinciale dans les années 1930, montrent que, suivant la réorganisation du système, le travail des infirmières n’est pas moins ardu. En 1933, Gray a cumulé 2 238 heures de travail, parcouru près de 10 000 kilomètres, visité 188 salles de classe, examiné 5 463 élèves et fait 1 605 visites à domicile76. Comme dans les autres provinces, le dévouement et le travail acharné des infirmières provinciales Néo-Écossaises sont associés, pendant toute la période examinée, à une grande mission humanitaire : « the achievements obtained is due greatly to the nurses who frequently working under difficult conditions have not failed to consider that they are pioneers in a field of service for the betterment of humanity77. » Cependant, les moyens mis à leur disposition sont rarement à la hauteur de leur mission.

Les vétéranes au service des institutions régionales : le cas de Halifax, en Nouvelle-Écosse

En 1937, la directrice provinciale Margaret Mackenzie affirmait que son petit groupe d’infirmières de la santé publique Néo-Écossaise avait réussi, dans les années 1930, à atténuer la détresse dans plusieurs demeures et à protéger les enfants de l’exposition aux infections78. Elle reconnaît cependant l’importante contribution des infirmières municipales et des infirmières financées par les organisations privées locales, qui ont constitué les principales actrices de terrain des réseaux de soins de santé de l’entre-deux-guerres.

À Halifax, plus grand centre urbain des Maritimes, les soins de santé publique dans les années 1920 sont largement financés par des initiatives privées. Seule une poignée d’infirmières dépendent des fonds publics. En 1923, le Halifax City School Board emploie quatre infirmières scolaires qui se partagent l’examen des enfants d’âge scolaire, les visites à domicile et l’éducation sanitaire. Quant au conseil de santé de la Ville, il finance une seule infirmière de la santé publique en 1922, en plus de celle subventionnée par la section Néo-Écossaise de la Croix-rouge79.

Nous l’avons montré, les sections provinciales de la Croix-rouge ont joué un rôle considérable dans l’établissement des premiers programmes de santé publique dans les trois provinces Maritimes. Elles ont aussi organisé les premières formations universitaires en santé publique destinées aux infirmières diplômées, en collaboration avec l’Université du Nouveau-Brunswick et l’Université Dalhousie80. Les Néo-Écossaises Catherine Graham et Frances Fraser ont profité de l’accès privilégié des vétéranes aux formations en hygiénisme pour s’inscrire à l’Université Dalhousie. Dans les années 1920, elles contribuent activement au développement des programmes de santé publique de Halifax comme employées de la Massachusetts-Halifax Health Commission.

Une initiative privée, la Massachussets-Halifax Health Commission contribue activement à l’élargissement des programmes de santé publique de Halifax et des environs. Conséquence directe de l’explosion de Halifax en décembre 1917 81 , le Massachusetts-Halifax relief Committee est formé pour administrer les quelque 500 000 $ en dons offerts par les résidants du Massachusetts pour aider à la reconstruction de la ville dévastée. À la suite d’une restructuration du programme, la MHHC est établie pour administrer les fonds voués à l’établissement d’une campagne de santé publique et de médecine préventive à Halifax et à Dartmouth82.

Lancée en 1919, la campagne vise d’abord à améliorer les installations sanitaires de la ville et à mettre en place des services d’éducation populaire. Au Health Center no. 1, en 1920, sont offerts des soins prénataux, infantiles, d’hygiène préscolaire, de diagnostic et de correction des imperfections chez les enfants d’âge scolaire, des cliniques dentaires pour enfants, des cours de nutrition et de posture ainsi que des services de prévention et de diagnostic de la tuberculose. Des cliniques pour le traitement des maladies vénériennes et de la peau sont aussi mises sur pied et financées par le gouvernement provincial83.

Des médecins sont d’abord employés pour superviser l’organisation des cliniques, mais dès 1920, une bonne partie du travail est accomplie par les infirmières de la MHHC, sous la direction de l’infirmière-chef84. En 1921, la MHHC compte dans ses rangs 14 médecins, un dentiste, une infirmière-chef et 12 infirmières de la santé publique85.

Dans une conférence présentée en 1921, le D r B. Franklin royer, médecin-chef de la MHHC, donne des détails sur le travail des infirmières : « the public health nursing program [...] is a very large feature of the work. Each nurse is responsible for the entire public-health program in the district assigned to her and for the health of every member of each family with whom she comes in contact. She seeks to remove as far as possible domiciliary causes of disease and to train and re-educate the family in right methods of living86. »

Le rôle attribué aux infirmières de la MHHC s’inspire largement du modèle américain d’infirmière de la santé publique. Le médecin-chef et l’infirmière-chef de la MHHC, tous deux de Pennsylvanie, adhèrent à l’école de pensée qui estime que les infirmières de la santé publique doivent se concentrer sur l’éducation sanitaire et déléguer les soins au chevet à d’autres groupes d’infirmières87.

Le parcours de la vétérane Catherine Graham, employée par la MHHC de 1920 à 1928, témoigne de la multitude des responsabilités qui leur sont confiées. Les premières traces retrouvées sur son travail portent sur l’année 1921, alors qu’elle est conférencière à l’African Methodist Episcopal Church et qu’elle organise un concours de bébés, servant avant tout à éduquer les mères sur les soins infantiles88. En 1923, Graham fait partie du groupe de 15 infirmières de la MHHC qui supervisent le travail dans les cliniques de soins médicaux, infirmiers et dentaires et qui offrent des services à domicile à plus de 2 000 familles de la région de Halifax et de Dartmouth89. En plus de son travail régulier, Catherine Graham s’associe à deux autres projets au milieu des années 1920. En 1925, elle enseigne des cours de soins à la maison de la Croix-rouge aux mères de Halifax90. Elle consacre aussi plusieurs mois d’été aux enfants défavorisés de Halifax, en occupant le poste d’infirmière-chef de la colonie de vacances rainbow Haven, financée par le Halifax Herald91.

Si les infirmières de la MHHC occupent des emplois prisés dans le Halifax des années 1920, elles savent que leur temps est compté. Il était attendu que la Ville prenne en charge les activités de la MHHC après cinq ans. Le transfert des responsabilités s’avère plus difficile que prévu, les agences municipales n’étant pas disposées à assumer le coût des services. La MHHC continuera à en financer des composantes jusqu’en 192892.

Lorsque le financement par la MHHC prend fin, les programmes de soins infirmiers de la santé publique à Halifax sont radicalement réduits. La vétérane Jennie Mabel Hubley fait partie de la poignée d’infirmières de la MHHC qui sont en mesure de poursuivre leur carrière dans le domaine de la santé publique. Employée par la MHHC en 1919, Jennie Hubley est l’une des 13 infirmières qui œuvrent à la Dalhousie Public Health Clinic (dorénavant DPHC), établie en 192493. Entre Novembre 1925 et juin 1928, la MHHC organise, finance et fournit en personnel infirmier les cliniques antituberculeuses et infantiles de la DPHC. Les infirmières de la MHHC assistent dans les cliniques médicales, pédiatriques et génito-urinaires; elles effectuent des visites au domicile des patients et recommandent des patients à la DPHC94.

Lorsque la MHHC cesse ses activités en 1928, la DPHC se voit amputée de 75 % de ses effectifs infirmiers. En 1930, cinq infirmières, y compris les vétéranes Florence Fraser et Jennie Hubley, sont toujours en poste 95 . Employée de la DPHC pendant 25 ans, Hubley devient une figure de proue de la santé publique à l’Université Dalhousie. Pendant ses quatre dernières années de travail, elle accompagne les étudiants de quatrième année en médecine appelés à prodiguer des services dans la ville. L’Université Dalhousie l’a honorée en inscrivant son nom dans l’annuaire sous « Médecine préventive », ce qui l’incluait dans le personnel de l’école de médecine96.

Si Jennie Hubley a eu la possibilité de faire carrière dans la santé publique à Halifax dans les années 1930, plusieurs de ses collègues devront se tourner vers les soins privés, le VON ou le milieu hospitalier. La vétérane Catherine Graham accepte un emploi au Camp Hill Hospital de Halifax97. Elle continue aussi de s’impliquer de façon active dans la Graduate nurses’ Association of Nova Scotia, occupant notamment le poste de présidente de la section de Halifax. D’autres, comme Frances Fraser, quittent Halifax pour les plus grands centres urbains du Canada et des états-Unis, où elles espèrent sûrement dénicher un emploi prisé d’infirmière de la santé publique98.

Les vétéranes du VON à Saint John, au Nouveau-Brunswick

Les rapports de la directrice du Public Health Nursing Service du Nouveau-Brunswick, la vétérane Huilota Dykeman, montrent que les emplois dans ce domaine en développement sont limités. En 1926, il y au total 28 infirmières qui offrent des services de santé publique dans toute la province. Dix-huit d’entre elles travaillent dans la ville de Saint John, le deuxième plus grand centre urbain des Maritimes99. En 1926, le Conseil de santé de Saint John emploie cinq infirmières : l’une est chargée de la clinique dentaire, deux infirmières scolaires assistent le médecin inspecteur des écoles et deux infirmières du service d’hygiène de l’enfance (Child Welfare Nurses) supervisent les services dispensés aux mères et aux nourrissons. Employées en mai 1926, ces infirmières effectuent 72 consultations pour nourrissons au cours de l’année en plus 3 321 visites à domicile100. Elles prennent aussi en charge 410 bébés jusqu’alors supervisés par les infirmières du VON101.

Le rapport de Huilota Dykeman pour l’année 1931 confirme que de nombreux efforts ont été déployés dans la décennie précédente pour que tous les services éducatifs soient placés sous la direction du ministère de la Santé du Nouveau-Brunswick et que tous les soins au chevet soient prodigués par les infirmières du VOn102. Le tableau qu’elle présente pour l’année 1930-1931 montre cependant que les infirmières du VON continuent de s’occuper d’une mission jugée d’importance nationale : la lutte contre la mortalité infantile et maternelle103. Bien qu’elles ne soient que huit infirmières du VON à Saint John en 1930, elles restent le groupe le plus nombreux à offrir des soins de santé publique104. Au moins trois vétéranes sont employées par l’organisation dans l’entre-deux-guerres. Deux d’entre elles, Dorothy Coates et Ada Burns, occupent tour à tour la fonction de directrice de la section de Saint John. Quant à Mabel Hartling, elle est infirmière visiteuse au début des années 1920 puis elle est nommée directrice de la section du VON de Whitby, en Ontario, en 1924105.

Le parcours de la vétérane Ada Burns est le mieux documenté. Originaire de Saint John, Burns obtient son diplôme de l’école d’infirmières du General Public Hospital en 1897. En 1903, Burns et deux anciennes collègues de classe organisent la réunion qui mène à la création de la première association d’infirmières néo-runswickoises. C’est sur ces fondations qu’est établie, en 1916, la New Brunswick Association of Graduate nurses. Membre de la réserve en 1913, Burns sert au Canada comme infirmière-chef de la Parks Convalescent Home, puis elle navigue vers l’Angleterre à l’été de 1918. De retour au Canada en mai 1919, elle suit des cours en santé publique offerts par le VON et par l’Université de Toronto. Au début des années 1920, Burns œuvre dans la section du VON de Sackville (N.-B.) et de Sydney (N.-É.), puis est nommée directrice de la section de Saint John en 1928, poste qu’elle conserve jusqu’à sa retraite en 1943106.

En tant que directrice du VON à Saint John, Ada Burns reçoit les appels des patients qui demandent des visites à domicile et des médecins et des organisations locales qui les recommandent. Elle maintient aussi des contacts privilégiés avec les organisations de santé et les agences sociales auxquelles elles recommandent des patients. Autre tâches importantes, la directrice organise et gère le travail du groupe d’infirmières sous sa direction et sert d’agente de liaison entre les infirmières et la communauté107.

Dans les années 1920, les infirmières de la section de Saint John du VOn œuvrent dans trois grands domaines : « general visiting nursing, kindergarten visiting and child welfare work108 ». Avec l’arrivée des infirmières municipales du service d’hygiène de l’enfance en 1926, les infirmières du VON se spécialisent davantage dans les soins infirmiers à domicile et l’éducation prénatale. En effet, dans le réseau de santé publique de Saint John, les infirmières du VON sont appelées à intervenir à des moments bien précis : pendant la grossesse, à l’accouchement et dans le premier mois de vie du nourrisson. établies au Saint John Health Center, la vétérane Néo-Écossaise Mabel Hartling et les infirmières visiteuses du VON offrent chaque semaine une présentation sur les soins prénataux. Elles profitent des visites au domicile des femmes enceintes pour faire la majeure partie de leurs interventions éducatives109. C’est que les mères des milieux plus démunis, leur clientèle principale, sont perçues comme étant particulièrement vulnérables. Elles ont besoin d’une aide professionnelle continue afin de créer un environnement propice au sain développement de leur fœtus puis de leur enfant. Une infirmière doit donc visiter la future mère le plus tôt possible après que la grossesse a été annoncée110.

Pendant les visites à domicile, l’infirmière réalise un examen physique de la future maman et se concentre principalement sur les préparatifs en vue de l’accouchement111. L’infirmière du VON assiste la femme enceinte dans la confection de l’équipement nécessaire à l’accouchement, l’éduque aux premiers indices du travail et lui rappelle d’aviser le VON ainsi qu’un médecin le plus rapidement possible lorsque le travail débute112. Présente au moment de l’accouchement, l’infirmière prépare la mère, la réconforte et assiste le médecin. Après la naissance, elle offre les premiers soins à la mère et au nouveau-né. Avant de quitter le domicile, elle instruit la mère aux rudiments de l’allaitement et aux soins à prodiguer au nourrisson113. Les deux visites prévues dans le mois suivant la naissance visent à encourager la mère à poursuivre l’allaitement maternel, à peser le nourrisson et à s’enquérir de son état de santé. La dernière mission de l’infirmière du VON consiste à rappeler à la mère l’importance de la supervision médicale. Elle lui conseille de visiter régulièrement un médecin ou d’apporter le petit au Saint John Health Center, où il sera pesé, mesuré et supervisé par le personnel médical et les infirmières municipales114.

Les infirmières du VON croient fermement en leur mission éducative et les statistiques les confortent dans leur conviction : les chiffres pour 1929 confirment que le taux de mortalité des mères qu’elles supervisent est 66 % moins élevé que dans l’ensemble du Dominion. Le taux de mortalité chez les enfants qu’elles visitent pendant leur premier mois de vie est aussi deux fois moins élevé que la moyenne canadienne115. Cette conviction qu’elles participent à un grand mouvement de sauvegarde de l’enfance explique sûrement, en partie, qu’elles acceptent des conditions d’emploi très exigeantes. Si leurs salaires se comparent à ceux des infirmières municipales, leurs horaires de travail ressemblent davantage aux infirmières du service privé. Afin de répondre aux besoins des femmes enceintes, une large part de leur clientèle, un service de nuit est établi et est particulièrement utile au moment de l’accouchement. Contrairement à la majorité des infirmières de la santé publique, les infirmières du VON doivent donc être disponibles sept jours sur sept et vingt-quatre heures par jour. Ces horaires de travail exténuants expliquent peut-être pourquoi les trois vétéranes repérées ont brigué des postes de direction116.

Conclusion

Après avoir servi « la cause » pendant des mois, voire des années, les vétéranes de la Grande Guerre s’associent à une cause nationale qu’elles considèrent comme étant tout aussi importante : la prévention de la maladie et la préservation de la santé. Situées au sommet de la hiérarchie en soins infirmiers, détentrices de postes prisés et de savoirs spécialisés qui justifient leur prétention au statut de professionnelles, les vétéranes œuvrant dans le domaine de la santé publique continuent néanmoins de propager l’idéal de la « missionnaire sanitaire » et le discours sur les qualités féminines requises pour l’accomplir. Ce discours leur permet d’assurer leur mainmise sur un secteur de la profession en effervescence. Cependant, il n’est d’aucune aide au moment de négocier un statut plus élevé dans le milieu de la santé ou de meilleures conditions de travail. reste que cette perception de leur travail comme une grande mission humanitaire, combinée au statut de la santé publique dans les années 1920 et 1930, aux salaires intéressants pour l’époque, à l’autonomie dans leur milieu de travail et à la diversité des tâches accomplies, semble expliquer pourquoi les vétéranes ont privilégié les soins infirmiers de la santé publique plutôt que d’autres domaines d’emploi.

À l’instar de leurs consœurs montréalaises et torontoises, qui ont fait l’objet de nos recherches doctorales, les vétéranes des Maritimes ont profité de la montée du mouvement d’hygiène sociale au lendemain de la guerre pour se tailler une place de marque dans un secteur de la profession qui s’annonçait prometteur. C’est aussi un domaine d’emploi rempli de défis, certains intéressants, d’autres difficilement surmontables. Les vétéranes Harriet Meiklejohn, Huilota Dykeman, Margaret Mackenzie, Amy MacMahon et Mona Wilson, qui ont occupé la tête des services infirmiers provinciaux des Maritimes, dénoncent constamment le manque de ressources financières et humaines investies dans la préservation de la santé. Quatre infirmières de la Croix-rouge se partagent toute l’Île-du-Prince-Édouard dans les années 1920, 15 infirmières sont employées à temps plein par la Massachussets-Halifax Health Commission en 1925 et 18 infirmières travaillent dans le domaine de la santé publique à Saint John (N.-B.) en 1926. En comparaison, le service de santé de la Ville de Toronto finance à lui seul le travail de 75 infirmières sur le terrain à la fin des années 1920.

À Toronto, le budget de la Ville permet aussi au directeur du service de santé d’employer uniquement des infirmières qui possèdent une certification universitaire en plus de leur diplôme en soins infirmiers. Considérées comme la crème de la crème de la profession, elles s’établissent rapidement comme des leaders dans leur communauté en prenant sous leur aile la population d’un district. Dans les centres urbains des Maritimes, le nombre d’infirmières financées par les conseils de santé est très limité, et elles doivent partager le terrain avec des collègues employées par des organisations privées ou subventionnées par des groupes locaux. Cet éparpillement des services ainsi que le manque d’uniformité dans la formation et les procédures sont souvent dénoncés par les directrices de la santé publique des Maritimes.

Présentes en petit nombre et confrontées à d’importantes difficultés, les vétéranes qui œuvrent dans le domaine de la santé publique dans les Maritimes de l’entredeux-guerres croient en la justesse de la cause qu’elles défendent et elles s’y dévouent corps et âme. Elles ont réalisé un important travail pionnier, participant à l’organisation, à la gestion et à l’application des premiers programmes et des institutions qui constituent les pierres d’assise sur lesquelles se fondent les réseaux de santé publique pour les décennies à venir. Alors que des chercheurs examinent et reconnaissent enfin leur importante contribution à la guerre, nous sommes d’avis que leur collaboration active à la société civile de l’entre-deux-guerres mérite aussi d’être examinée plus en profondeur.