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On oublie; on veut oublier; ce qui a passé, ceux qui ont passé, un souffle; le mascaret ne ramène le souvenir que pour ceux-là qui s’avancent dans l’eau sans témoins, le temps perdu remonte à la gorge, et l’œil, qui n’a rien vu, pousse, germe, éclot.
– Serge Patrice Thibodeau, Seul on est

Julien Massicotte : Commençons l’entretien d’abord en définissant la mémoire, l’histoire et le patrimoine. Il s’agit ici des concepts qui articulaient la journée thématique dont tu as été grand témoin. Ce sont également des termes que l’on va utiliser constamment durant l’entretien, qui va suivre.

Martin Pâquet : Quand il est question de rapport au passé, un élément est particulièrement essentiel  : il s’agit de la définition des concepts, comme ceux d’histoire, de mémoire et de patrimoine, qui nous serviront à intervenir dans le grand champ opératoire de l’analyse. Le premier problème avec les concepts est qu’ils sont souvent d’usage commun. Ils peuvent prendre différents sens. Ces différentes significations viennent obscurcir en grande partie la compréhension que nous pouvons avoir par la suite. C’est la raison pour laquelle il me semble important de définir au préalable ce que j’entends par histoire, par mémoire et par patrimoine[1].

Histoire

Je vais commencer par le concept d’histoire puisque, étant historien de formation, le rapport disciplinaire que j’ai avec le passé définit ma pratique sociale. De manière générale, l’histoire est pour moi une enquête méthodique – qui est fondée sur une méthode, soit des processus ordonnés et logiques de constitution de la connaissance. Cette enquête méthodique est orientée vers un but, l’histoire poursuit un idéal de vérité. Dans Le Savant et le politique[2], Max Weber insiste justement, entre autre, sur la question de la poursuite de l’idéal dans le cadre d’une activité savante. Dans le cas des historiens, cet idéal essaie de produire une connaissance qui est vraie en tant que telle : être historien, c’est poursuivre cet idéal de vérité. J’insiste sur la notion de l’idéal parce que la vérité n’est pas accessible en soi, elle constitue un horizon vers lequel nous tendons. Évidemment, plus l’enquête progresse, plus cet horizon recule. Cette poursuite de l’idéal de la vérité implique la poursuite de la certitude également, une certitude au sens donné par Ludwig Wittgenstein : nos questions et nos doutes « reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes[3] ».  Comme premier point sur un plan épistémologique, la discipline historique est donc une enquête méthodique, qui poursuit l’idéal de vérité et qui produit des connaissances vraies et vérifiables.

Le fait de produire des connaissances qui sont vraies et vérifiables – nous ne sommes pas dans le domaine de la fiction ici, celui du roman et de la littérature –, nous amène dans le domaine de l’intention : un domaine où il y a une attente de la part du lecteur. Paul Ricœur mentionne bien que le lecteur, lorsqu’il lit un ouvrage en histoire, présume que le contenu soit vrai[4]; cette présomption du lecteur s’appuie sur un dispositif de vérité qui s’étale dans le texte : une démarche méthodique, une argumentation cohérente, un ton impartial, etc. Cette présomption de vérité, cette attente du lecteur sont des éléments essentiels pour fonder la pertinence de notre discipline. Lorsque nous lisons un roman, nous nous attendons à une intrigue qui nous transporte, nous nous attendons à voyager, nous nous attendons à rencontrer l’imaginaire : cette attente est typique à la littérature. Or, en histoire, l’attente est différente. Le dispositif du texte est articulé pour donner les preuves de validité et de véracité afin de convaincre le lecteur. Nous proposons ainsi une connaissance qui est vraie et en même temps vérifiable. Dès lors, le dispositif de vérité soutenant nos études donne lieu entre autre à l’inscription de notes  : nous nous référons à des archives, à des fonds, à des sources et des études, ainsi de suite. Par son intention originelle – celle de l’historien comme celle du lecteur –, par la construction de l’objet d’étude et l’instauration de ce dispositif de vérité dans la mise en récit, la discipline historique se constitue comme une enquête méthodique poursuivant l’idéal de la vérité et produisant des connaissances vraies et vérifiables sur le passé.

Son objet est le temps, qui est la variable déterminante de la discipline historique. Le temps distingue l’histoire des autres disciplines.  En sociologie, l’objet est la société : le sociologue se penche sur les manières dont les êtres humains créent des liens sociaux entre eux. Dans d’autres disciplines scientifiques, comme la biologie, c’est la vie; en géographie, c’est l’espace, la terre. Ce qui est toutefois particulier dans le cas de l’objet de l’histoire, soit le temps, c’est que cet objet n’existe plus. Saint Augustin le mentionne  : «  Si personne ne me le demande, je le sais; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus  ». Plus encore, toujours selon saint Augustin, « nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus[5]». L’une des particularités de notre discipline est alors que son objet est insaisissable en soi. Il ne peut être saisi que de manière indirecte par les traces qui sont laissées par les témoins du passé, par ces humains dans le passé : grâce à ces traces issues du passé, nous, dans le présent, pouvons établir des relations de continuité ou de rupture avec nos devanciers.

Un dernier élément mérite d’être souligné : la discipline historique constitue une pratique de la solidarité. Il y a une dimension éthique et politique qui est particulièrement importante dans la pratique de la discipline historique. Il s’agit d’une pratique de la solidarité puisque «no man is a island », pour reprendre la méditation de John Donne. Les êtres humains établissent des relations entre individus; ces individus sont évidemment ceux qui nous entourent, ceux qui sont, mais aussi ceux qui furent et ceux qui seront. Dans notre enquête visant une connaissance du passé, nous établissons comme historiens une forme de solidarité avec les individus qui ont été, pour recréer, pour reconstituer leur humanité passée, dans le respect de leur dignité humaine. Cette solidarité s’exprime également entre ceux qui furent et qui sont, car ces derniers, nos concitoyens concitoyennes, ont besoin de comprendre : ils cherchent un ou des sens à ce qui se produit et advient. Il existe ainsi une demande sociale pour comprendre le rapport au temps. Les historiens et les historiennes ont une responsabilité particulière par rapport à cette demande contemporaine de sens. Ceux qui seront dans l’avenir auront aussi cette demande de sens : les historiens et les historiennes doivent ainsi se préoccuper de la transmission du présent vers l’avenir.

Ce sont les motifs pour lesquelles l’histoire comme concept est complexe, et que sa compréhension dépasse celle du sens commun : d’ailleurs, le Larousse donne treize définitions différentes de ce terme. Ainsi, du point de vue épistémologique, nous pouvons la définir comme étant une enquête méthodique poursuivant un idéal de vérité et produisant des connaissances vraies et vérifiables sur le passé. Du point de vue ontologique, son objet est le temps, qui est un objet qui n’existe plus, mais un objet que nous pouvons reconstituer grâce à une connaissance indirecte – celle laissée par les traces de nos devanciers. Enfin, du point de vue éthique et politique, soulignons les éléments qui relèvent de la pratique de la solidarité entre individus – ceux qui furent, ceux qui sont et ceux qui seront – : les historiens et les historiennes cherchent ainsi à reconstituer et à respecter cette dignité humaine passée. Je propose une définition de l’histoire assez complexe puisqu’elle se déroule sur trois plans, mais elle se veut générale et englobante.

Mémoire

J’aimerais poursuivre avec la définition du concept de la mémoire. La mémoire se situe sur un autre registre. Elle ne cherche pas à produire des connaissances. La mémoire relève de l’affect, de l’émotion et de la constitution d’un lien social entre individus. Je peux définir succinctement la mémoire comme un sentiment d’appartenance fondé sur le fait que nous appartenons à un groupe – un groupe qui sera familial ou communautaire. Les marqueurs de ces groupes sont mouvants  : leurs frontières peuvent évoluer, allant du groupe rock contemporain à la communauté nationale. Leurs marqueurs peuvent aussi transiter par d’autres divisions du social : la mémoire des femmes, la mémoire des personnes appartenant à des orientations sexuelles historiquement marginalisées, celle des personnes appartenant à des groupes racialisés ou à des groupes ethniques, celle des groupes issus de l’immigration.

Ce sentiment d’appartenance relève de la communauté actuelle, mais il est aussi transgénérationnel, en s’appuyant sur une solidarité qui n’est pas seulement ancrée dans le présent, mais qui cherche à reconstituer un lien avec ce qui s’est passé. Ce sentiment d’appartenance communautaire transgénérationnel ressortit à d’autres principes éthiques que ceux de l’histoire. L’histoire poursuit l’idéal de la vérité et cherche la solidarité. Dans le cas de la reconstitution mémorielle, les individus poursuivent d’autres idéaux  : ceux de la justice  et de la reconnaissance. Nous essayons de reconstituer justement le passé en se faisant reconnaître dans son intégrité propre, son authenticité. Pour les individus, il importe qu’ils soient reconnus pour ce qu’ils sont à l’intérieur de la société; cette reconnaissance se traduit par la prise de conscience de certains torts, de certaines fautes qui ont été commises dans le passé. Les idéaux de justice et de reconnaissance constituent alors des vecteurs qui modifient les contenus de la mémoire.

Outre la justice et la reconnaissance, un autre idéal associé à la mémoire est la filiation. Cette dernière permet au groupe d’affirmer qu’il doit durer, non seulement parce qu’il a un présent, mais parce qu’il a un passé; et puisqu’il y a un lien entre ce passé et ce présent, il y a nécessairement un avenir. La mémoire est orientée vers le futur : ce faisant, elle a une dimension politique, par son projet proprement politique en tant que tel. Pour résumer la définition, la mémoire repose sur un sentiment d’appartenance communautaire, transgénérationnel, qui poursuit les idéaux de justice, de reconnaissance et de filiation entre les individus, et qui fonde le lien social actuel. Pour reprendre une formule connue, c’est le passé au présent.

Patrimoine

Le dernier concept est celui du patrimoine. Il s’agit d’un terme très particulier qui est issu du monde juridique. Lorsque nous parlons de patrimoine de manière usuelle, comme dans le cas des héritages, nous définissons nécessairement sa portée : nous parlons alors du patrimoine génétique, du patrimoine linguistique, ainsi de suite. Dès lors, il est important de saisir en quoi consiste le patrimoine en relation avec l’histoire et la mémoire. J’entends le patrimoine comme étant un bien, au sens juridique du terme. Ce n’est pas nécessairement un bien matériel. Le patrimoine dont nous héritons lors d’une succession, peut être constitué de biens matériels, soit de l’argent, différents objets, ainsi de suite. Cette dimension joue beaucoup dans la définition du patrimoine. Toutefois, le patrimoine relève aussi des pratiques, des coutumes, des éléments culturels que les individus s’approprient. La notion d’appropriation est donc au cœur de la démarche du patrimoine  : lorsque nous parlons d’un bien, il s’agit d’un bien que nous nous approprions parce qu’il est valorisé, nous lui accordons une valeur parce que ce bien correspond à notre façon de concevoir le monde et aux différentes valeurs économiques mais aussi symboliques qui forment le lien social. C’est un bien que nous possédons, que nous nous approprions, qui est valorisé par nous-mêmes et que nous transmettons à d’autres.

Le patrimoine implique nécessairement une transmission, comme dans le cas d’un héritage entre un ascendant et un descendant. La personne qui est ascendante valorise ce bien et tient à le transmettre de la manière la plus authentique, la plus complète, la plus intégrale possibles, à quelqu’un qui va en être le dépositaire, soit le descendant. Ce dernier pourra, dans cette chaîne de transmission, le confier aux générations futures. L’idéal poursuivi est alors celui de l’authenticité, qui n’est pas celui de la vérité en histoire; ou ceux de la justice, de la reconnaissance et de la filiation dans le cas de la mémoire. Toutefois, le patrimoine a, comme l’histoire et la mémoire, une dimension politique. Les contenus du patrimoine font partie d’un projet politique, un projet qui tend vers l’avenir.

Suivant ces définitions conceptuelles, histoire, mémoire et patrimoine ne possèdent pas les mêmes rapports avec le temps : ils ne poursuivent pas les mêmes idéaux et ne procèdent pas de la même façon dans l’articulation entre le passé, le présent et l’avenir. Toutefois, l’histoire comme discipline, la mémoire comme sentiment d’appartenance et le patrimoine comme appropriation et transmission se fécondent mutuellement  : leurs croisements nous offrent une perspective plus complète de notre rapport pluriel au temps. C’est le cas pour toutes les sociétés, dont celles de l’Acadie contemporaine.

JM : J’aimerais te demander de te prononcer sur le rôle de témoin que tu as joué durant le dernier Congrès mondial acadien. Tu es venu ici lors du Congrès mondial acadien en tant qu’observateur, en tant que témoin, en tant qu’intellectuel qui s’intéresse depuis de nombreuses années au phénomène des francophonies canadiennes et nord-américaines. J’aimerais te poser deux questions : d’une part, en Acadie, comment ces trois concepts, de mémoire, d’histoire et de patrimoine, sont interreliés les uns avec les autres? Comment ça se traduit, en Acadie, selon toi?

MP : Ce qui est fascinant dans le cadre de l’expérience historique acadienne, je veux dire l’expérience de l’Acadie dans le temps, c’est que nous avons affaire à un peuple qui n’est pas seulement défini par un rapport à l’espace, mais qui est surtout défini par un rapport spécifique au temps, par la mémoire commune qui relève de la justice, de la reconnaissance et de la filiation, et par le patrimoine qui renvoie à l’authenticité. La filiation à travers le temps grâce au partage et à la réactualisation de la mémoire, nourrit un riche et complexe sentiment d’appartenance. Le Congrès mondial acadien vient montrer l’importance de ce sentiment. Depuis qu’ils ont été créés, les Congrès mondiaux acadiens regroupent entre autres les familles qui constituent le premier lieu de socialisation, ces familles où se transmet justement ce patrimoine familial auquel se rattachent des façons de concevoir le monde et des pratiques culturelles qui se veulent authentiques. Ces éléments distinguent l’expérience acadienne d’autres expériences des francophonies.

Le rapport au temps est crucial dans la communauté acadienne. À partir de ma perspective d’observateur de l’extérieur, il me semble constituer un élément prépondérant pour définir l’expérience acadienne que le rapport à l’espace. Cette prépondérance peut sembler très curieuse, puisqu’elle caractérise le peuple acadien en le situant surtout sur un plan de l’expérience – celui du temps –, plutôt que sur un autre.

Je ne dis pas que le rapport à l’espace n’importe pas, bien au contraire. Il est présent parce que l’expérience acadienne est celle de la migration et de la diaspora. Avant la déportation de 1755, dès la colonisation de l’Acadie historique, c’est l’expérience de la migration qui prédomine, qui va définir justement les cadres de l’Acadie. Par la suite, c’est la dispersion à la suite à la déportation, puis le retour de plusieurs et la création d’une diaspora outre-frontières – celle de l’Acadie historique. Ces éléments expérientiels contribuent à la définition d’une communauté qui est fondée sur l’espace, mais le rapport premier, c’est ce rapport au temps.

Ce qui est remarquable dans le cas de l’expérience acadienne, c’est cette capacité renouvelée de découper son rapport au temps, de donner des références temporelles précises pour définir sa situation collective. 1604, c’est l’établissement à l’Île Sainte-Croix; 1755, le moment de la déportation en tant que telle, dans le cadre de ce grand dérangement; les années 1880, le temps des grandes conventions acadiennes; 1960 avec Louis-J. Robichaud; 1968, les évènements de Moncton; 1994, le Congrès mondial acadien, etc. Cette capacité de se donner des repères temporels pour établir une filiation avec le jadis mais aussi pour assurer la reconnaissance, voire la réparation, des fautes du passé, permet de comprendre le présent de ce peuple. Toutefois, il n’y a pas de passéisme en tant que tel, et ce n’est pas le passé qui règne sur le présent en Acadie. Ce sont les relations sociales et politiques présentes qui influent sur les questions posées au passé acadien et qui permettent à l’expérience acadienne de se projeter dans un futur pensable.

Le rapport dialectique singulier entre le passé, le présent et l’avenir caractérise l’expérience acadienne parmi les différentes francophonies américaines et nordaméricaines. Observons le cas de l’Ontario français qui a récemment commémoré les 400 ans de présence francophone en Ontario. Il est alors important pour la communauté franco-ontarienne de se situer justement en termes mémoriels, de se créer un sentiment d’appartenance et d’établir aussi une transmission patrimoniale. Ce qui est particulier dans le cas de la communauté franco-ontarienne, c’est qu’il s’agit d’une communauté assez diversifiée où les descendants des premiers colons français sont très peu nombreux. L’immigration provient du 19e siècle, en grande partie de la vallée du St-Laurent et devient de plus en plus internationale, surtout à partir de 1945. Pour créer cette filiation, il est plus difficile de cerner des dates précises  qui sont évidemment des moments souvent traumatiques comme le règlement 17. Sur le plan de la mémoire, il y a un trou entre Étienne Brulé en 1615 et le règlement 17 en 1912. De plus, les craintes pour l’avenir en Ontario français sont plus intenses parce qu’on estime que le lien social ne risque de ne pas être assez fort pour assurer le maintien de la communauté. Les échanges interethniques sont particulièrement nombreux et les tendances relatives à l’assimilation linguistique sont lourdes. Le rapport entre le passé, le présent et l’avenir y est alors plus délicat en regard de ce qu’on peut retrouver en Acadie. Il y a évidemment des craintes en Acadie, mais la confiance dans l’avenir y est plus forte, et je dirais cette situation distingue le peuple acadien par rapport à plusieurs autres communautés francophones en Amérique du Nord.

Soulignons-le  : la situation d’une communauté diasporique – de toute communauté en fait – se constitue en établissant des rapports spécifiques avec le temps et l’espace. Par exemple, pour la communauté québécoise, le rapport à l’espace est particulièrement substantiel parce que l’État provincial contrôle ce territoire. Cette référence spatiale fait partie des permanences qui sont présentes dans la société québécoise, ce qui la distingue de l’Acadie[6], où la communauté ne contrôle pas son appareil d’État. Ce faisant, les Acadiens et Acadiennes ne peuvent pas contrôler pleinement leur rapport à l’espace avec l’établissement d’une territorialité normative, soit un mouvement d’appropriation de l’espace, comme ce fut le cas avec les migrations originelles et par le retour de la déportation, puis d’instauration de normes identitaires qui circonscrivent les cadres spatiaux de l’appartenance communautaire – par des gestes d’autorité comme ceux du passeport et de l’assignation légale d’une identité, par des documents juridiques, etc. Dès lors, sur le plan patrimonial, les enjeux sont sensibles puisque les institutions politiques ne peuvent pas entièrement garantir une transmission à l’authentique  : ce sont les citoyens et les citoyennes qui s’investissent en premier lieu dans la sauvegarde du patrimoine matériel acadien – d’où le rôle essentiel des sociétés historiques et des ethnologues en Acadie, ou encore, sur un tout autre plan, le symbole explosif de l’expropriation du parc Kouchibouguac, même encore aujourd’hui.

Les débats présents en Acadie concernent justement la question de l’acadianité sur le plan de la territorialité normative : où se fait l’Acadie? Est-ce que c’est l’Acadie de l’Atlantique où il y a un projet politique s’appuyant sur des institutions politiques pour s’assurer une certaine définition normative de la communauté? Comprend-elle l’Acadie diasporique, incluant évidemment les Acadiens qui se retrouvent à Montréal, à Toronto, à Ottawa, à Fort McMurray, ou ailleurs? Dans le cas de l’Acadie de l’Atlantique, il faut tenir compte de certaines nuances : parlons-nous en premier lieu de l’Acadie historique, celles des premiers bassins de peuplement autour de Grand-Pré? Pensons-nous plutôt à celle de l’Acadie urbaine qu’on retrouve à Moncton avec des institutions comme l’Université de Moncton, la Société l’Assomption, et d’autres ? Incluons-nous les régions qui sont considérées plus périphériques, c’est-à-dire le nord-est du Nouveau-Brunswick où il se creuse des disparités socioéconomiques particulièrement importantes avec le Sud; ou encore la Nouvelle-Écosse? Comme il n’y a pas de consensus sur la territorialité normative de l’Acadie, le rapport à l’espace est donc plus problématique.

Pour cette raison, le lien communautaire en Acadie se fonde principalement sur son rapport au temps qui est singulièrement important sur les plans mémoriel et patrimonial. Dès lors, puisqu’ils sont convoqués comme interprètes de ce rapport au temps, les historiens – les praticiens de la discipline historique – sont sollicités de manière particulière dans cette demande sociale de leurs concitoyens. Je le rappelle encore une fois, un des éléments de la pratique et de la discipline historique relève de cette dimension éthique et politique, donc de la pratique de la solidarité et de la responsabilité, entre autre. Les historiens ont vis-à-vis de leurs concitoyens du passé, du présent et de l’avenir une responsabilité singulière. Ce devoir de responsabilité historienne joue pour beaucoup dans le cadre de la communauté acadienne, puisqu’il permet de donner un sens à l’expérience historique en Acadie et de contribuer à fonder la communauté dans son rapport au temps, dimension d’autant plus nécessaire que le rapport à l’espace est plus problématique.

Un autre élément caractéristique de ce rapport au temps que nous retrouvons dans toutes les communautés – et non seulement dans les francophonies nordaméricaines, mais je dirais dans l’ensemble des sociétés occidentales actuellement –, est le fait que les historiens ne sont plus les seuls interprètes du temps, de ce rapport que nous avons avec le passé, le présent et l’avenir. Désormais, les autres disciplines des sciences humaines l’intègrent à leur manière. Je pense entre autres à la sociologie, où l’accent est mis sur le lien social, dont entre autres celui de la mémoire. D’ailleurs, la mémoire est un concept sociologique, conçu à l’origine par Maurice Halbwachs[7], et plusieurs sociologues ont eu l’occasion de s’intéresser à cette dimension mémorielle dans le cadre de leurs travaux : je pense à un Joseph Yvon Thériault qui s’est penché sur les multiples dimensions du sentiment d’appartenance dans le cas de l’Acadie[8]. Parfois, dans le cadre de la mise en contexte de leur objet d’étude, les politologues et les économistes vont aussi explorer la dimension temporelle. Enfin, j’ai évoqué aussi le cas des ethnologues.

Un autre élément particulièrement frappant en Acadie est cet investissement de la communauté dans l’imaginaire, investissement qui se manifeste dans la riche production littéraire. Je peux citer Pascal Poirier, évidemment Antonine Maillet, Herménégilde Chiasson, Serge Patrice Thibodeau et de nombreux autres. La constitution de l’imaginaire implique un rapport intime au temps. Prenons le cas de Serge Patrice Thibodeau, qui a reconstitué une partie du parcours de l’une des membres de sa famille, Marguerite Blanche Thibodeau, qui est revenue après la déportation et s’est installée dans le Nord du fleuve Saint-Jean[9]. Comme l’exemple de tante Blanche le révèle, les personnages de la littérature acadienne ne sont pas désincarnés du tissu communautaire : ils sont des nôtres, ils participent de l’Acadie de jadis comme d’aujourd’hui. Ces reconstitutions intimes du passé acadien font partie des préoccupations des créateurs littéraires. Elles permettent d’entretenir un rapport singulier au temps en Acadie, un rapport riche non seulement parce qu’il est alimenté par la mémoire, mais qui est aussi évoqué par l’imaginaire.

JM : Concernant le rôle et la fonction de l’historien, tu as parlé de donner un sens à l’expérience historique, de l’historien comme un interprète du temps. Je me demande si ce serait là une manière de définir, en partie du moins, la pertinence sociale de l’histoire ?

MP : Ah oui. Il faut comprendre la complexité de la société moderne qui vit un éclatement particulièrement important du lien social, avec une fragmentation de l’espace public, pour reprendre l’analyse de Nancy Fraser[10]. Les anciennes solidarités sont souvent questionnées, comme les solidarités familiales, les solidarités ethniques ou les solidarités de voisinage. À travers le déplacement de plus en plus grand à travers l’espace, étant donné les contraintes de l’économie capitaliste, il y a, je dirais, moins une angoisse qui est reliée à la modernité, mais une interrogation sur les manifestations de la modernité. Nos concitoyens y sont très sensibles. Ils cherchent à comprendre ce qui se passe, à partir de préoccupations très pratico-pratiques. Par exemple, ils constatent une crise importante dans l’industrie forestière  : pourquoi? Quels en sont les effets, la crise ayant un impact sur les emplois? Un autre exemple  : ils observent des attentats terroristes à travers le monde  : est-il possible qu’ils se produisent chez nous? Un troisième exemple  : pourquoi un fait comme celui de parler une langue ne m’assure pas la même promotion socioéconomique qu’un autre locuteur d’une autre langue peut avoir?

Des questionnements comme ceux-ci, qui sont d’ordre pratico-pratique, participent à cette recherche de sens, à cette quête de compréhension de ce qui se passe à travers le monde. Dès lors, les historiens peuvent montrer leur propre pertinence sociale, même s’il est tentant de se renfermer dans sa tour d’ivoire. L’exemple que je vais donner ici est tiré des sciences. L’historien des sciences John Krige avait d’ailleurs exploré ce renfermement il y a plusieurs années en le cernant avec le phénomène du scientist as problem solver[11].

John Krige avait étudié l’histoire du projet Manhattan. Aux origines de ce projet, ce sont des savants comme Edward Teller, Robert Oppenheimer et d’autres, qui jugent essentiel que les États-Unis possèdent un avantage décisif en matière d’armement afin de vaincre les armées de l’Allemagne nazie, car il est possible que Hitler ait accès à l’arme nucléaire. À la suite de leurs pressions sur les responsables américains, il en découle une décision d’ordre politique. Franklin D. Roosevelt, le président américain, décide, pour des raisons politiques, qu’il est important de posséder cet avantage sur le plan de l’armement. Le projet Manhattan est alors mis en branle. Des physiciens sont réunis pour concevoir l’arme nucléaire et, progressivement, les incidences politiques de leur projet s’estompent. Ils se renferment sur eux-mêmes dans leurs laboratoires, ils observent les variations de l’atome qui sont présentes dans leurs expérimentations. Ils trouvent fascinant l’extraordinaire problème scientifique de la fission de l’atome et, à un moment donné, ils perdent le lien avec le monde réel, celui de la guerre. C’est au moment de la première explosion atomique à Alamogordo que Robert Oppenheimer se rend compte d’une réalité cruelle  : ce beau problème scientifique engendre des effets pervers, il est dorénavant un enjeu politique considérable. Le contact avec la réalité des rapports de force politiques et sociaux est alors brutal.

Le phénomène du scientist as problem solver est très souvent un problème pour les historiens. Du fait de notre ethos disciplinaire, nous avons tendance à nous enfermer dans nos bibliothèques et nos centres d’archives, à nous dire : « voici, nous avons à résoudre un problème scientifique extraordinaire, un problème lié à la connaissance pure ». Par exemple, quelles sont ces familles qui sont parties de Grand-Pré? Où se sont-elles retrouvées, comment ont-elles été accueillies, comment ces communautés se sont-elles reconstituées? Trouverons-nous la pièce d’archive manquante qui nous permettra de compléter notre connaissance des faits, qui nous permettra de résoudre ce problème historique? Dès lors, nous n’avons pas tendance à penser aux incidences politiques que ces connaissances peuvent avoir, car nous nous réfugions dans notre tour d’ivoire, celle du savoir pour le savoir. Dans ce contexte, nous sommes moins sensibles à la pertinence sociale et politique des résultats de notre enquête.

Cette sensibilité moindre à la pertinence sociale de nos recherches engendre des distinctions factices de statuts entre praticiens de l’histoire. À cet effet, j’ouvre une parenthèse, en traitant de la production des historiens dits « amateurs ». Je constate qu’il n’y a plus vraiment d’amateurs parce que la pratique historienne s’est professionnalisée de manière considérable depuis les cinquante dernières années : « amateurs » comme « professionnels » usent des mêmes pratiques de constitution d’un objet d’étude, de collecte méthodique des données, de critique des sources, de questionnement des corpus, de mise en récit avec un dispositif de vérité, etc. Là où la distinction demeure, elle se pose au sujet des registres de l’action de ces praticiens : celui de la discipline historique et celui de la mémoire communautaire. Ainsi, l’historien familial ou l’historien communautaire, ou encore l’historien qui utilise les médias de communication pour diffuser les connaissances, jouent tous un rôle d’historien : toutefois, leurs travaux et interventions publiques se situent le plus souvent sur le registre mémoriel puisque leur intention première est de susciter et de nourrir le sentiment d’appartenance collective. Ce qui n’enlève rien à la pertinence de leurs recherches : cette pertinence se situe simplement dans un autre registre.

Le cas de l’historien universitaire se distingue des historiens dits «  amateurs  ». L’historien universitaire œuvre dans un lieu de production de connaissances particulièrement important; toutefois la rétroaction directe de ces connaissances sur la société est moins évidente à première vue parce qu’elle est issue surtout de la recherche fondamentale plutôt de la recherche appliquée. Depuis ses origines médiévales, l’idéal de l’université est celui du « retrait du siècle » comme on disait alors, celui de s’isoler un peu du monde pour mieux le comprendre et pour produire une connaissance pure. Comme leurs autres collègues, les historiens universitaires tendent à se retirer du bruit du monde. Cette tendance au retrait que nous avons, les historiens universitaires, accentue le phénomène du scientist as problem solver. Dans nos pratiques de recherche, nous sommes encore plus incités à considérer le problème historique comme étant un problème fascinant en soi, à en être captivés et à négliger les impacts de nos travaux sur la société. Dès lors, il est plus difficile d’affirmer la pertinence sociale de nos pratiques.

La difficulté est d’autant plus grande que la pertinence sociale découle d’un dialogue entre les historiens et la communauté. Les attentes de nos concitoyens à notre endroit sont souvent éclatées, non constantes, parfois même épidermiques. Une crise qui éclate dans l’industrie forestière ou dans celle de la pêche, des problèmes qui se font jour par rapport à la vente des denrées agricoles, constituent autant de problèmes qui touchent directement les gens. Ces derniers ont souvent des réactions spontanées fondées sur une volonté d’avoir des références immédiates pour comprendre la situation qu’ils vivent. Ils cherchent des réponses et cette quête se déroule dans un temps court, celui de l’urgence. Or, en histoire, nous travaillons normalement au rythme de la lenteur : nous fournissons une connaissance qui est contextualisée et habituellement nuancée, ce qui prend plus de temps à produire. Aussi, quand nous intervenons à titre d’historiens, les réactions de nos concitoyens sont souvent vives, en disant « ben, ce n’est pas ça que je veux savoir, ce n’est pas ça que je veux connaître, ce sont des détails qui ne vont pas à l’essentiel. J’ai un problème, je veux une solution, et cette solution doit être autant que possible rapide et efficace ». Nos relations avec nos concitoyens deviennent alors souvent malaisées parce que nous comprenons mal cette demande sociale, ainsi que les conditions de production de cette demande sociale.

JM : Je vais poursuivre sur cette idée de pertinence sociale en te posant un petit ensemble de questions. D’abord, selon toi, quel est l’état actuel de la recherche en Acadie?

MP : Je vais débuter par l’état actuel de la recherche en Acadie. La principale caractéristique de cette recherche est qu’elle n’est pas située dans un lieu précis : elle est à l’image de son objet, elle est diasporique. Cette caractéristique singulière rend difficile l’examen de l’état de la recherche, puisqu’il faut couvrir l’ensemble des lieux potentiels de la recherche, car la recherche repose sur des lieux générateurs de ressources pour pouvoir ensuite essaimer. Ainsi, en matière de recherche, il y a un rapport à l’espace, mais aussi aux ressources.

Il faut donc circonscrire l’examen à des lieux particuliers, en gardant à l’esprit que l’examen ne pourra pas être exhaustif. Si nous nous intéressons d’abord au Nouveau-Brunswick et à la Nouvelle-Écosse francophones, les principaux lieux sont ceux de l’Université de Moncton, incluant les campus universitaires de Shippagan et d‘Edmundston, ainsi que l’Université Sainte-Anne. Le constat est alors celui d’une double raréfaction des ressources humaines et des ressources matérielles. Il y a de moins en moins d’historiens présents dans l’institution universitaire car cette dernière possède moins de ressources qu’auparavant. Il est beaucoup plus difficile désormais pour un jeune historien muni d’un doctorat de pouvoir pratiquer son métier dans un cadre universitaire en Acadie francophone. De plus, comme je l’évoquais plus haut, les universitaires ont aussi tendance à produire une connaissance qui est tirée de la recherche fondamentale, connaissance qui ne se transforme pas nécessairement en résultats de recherche appliquée  : en expositions muséales, en articles de vulgarisation, en documentaires télévisés ou filmiques, en rapports de recherche pour telle municipalité ou tel ministère, etc. Or, les demandes sociales qui s’adressent aux historiens, font appel à des pratiques de vulgarisation et de communication en vigueur dans la recherche appliquée. Les travaux des historiens doivent alors employer les connaissances issues de la recherche fondamentale, pour les appliquer à d’autres fins que le savoir pur, afin de répondre adéquatement à la demande sociale. En Acadie, cette demande est particulièrement sensible, notamment en matière de sens, et les historiens ne s’y dérobent pas[12]. Par exemple, je pense au travail de Nicole Lang  : comme historienne de l’Acadie, elle fait un travail exemplaire sur le plan de la pertinence sociale, parce que ses travaux en histoire du travail et des femmes relèvent souvent de la recherche appliquée[13]. Comme autre exemple, ce qu’on sait avec les revues d’histoire régionale…

JM : Une séance avait d’ailleurs lieu sur ce thème durant le Congrès mondial acadien...

MP : Oui, j’ai beaucoup apprécié cette séance sur les différentes revues en Acadie : la Revue de la Société Nicolas-Denys, les Cahiers de la Société historique acadienne, la Revue de la Société historique du Madawaska, entre autre. Ces revues sont des lieux nécessaires et importants pour les historiens. Elles ne transmettent pas seulement des éléments de recherche fondamentale aux fins des seuls spécialistes, mais on y retrouve une volonté de transmission à des citoyens qui vont en faire usage. En outre, il faut souligner que cette recherche en Acadie ne se limite pas seulement au territoire institutionnel acadien, soit l’Acadie de l’Atlantique : elle se fait de plus en plus à l’extérieur de celui-ci, dans des lieux de diffusion comme Ottawa, Québec, Montréal, la France, la Belgique et l’Italie. De plus, elle s’exprime surtout en langues française et anglaise.

Pour la production historienne en langue anglaise, qui ne se cantonne pas aux seules Maritimes mais qui provient aussi d’ailleurs en Amérique du Nord, elle contribue fortement au renouvellement des perspectives, notamment en interrogeant le rapport à l’espace dans ses pulsations d’échelles. Outre les études notables de Geoffrey Plank[14], de Naomi Griffiths[15], de John G. Reid[16], de Béatrice Craig et de Greg Kennedy – je reviendrai plus loin sur ces deux dernières –, je pense à celle de l’historien américain Christopher Hodson qui a travaillé sur la dispersion après la Déportation. En jouant des échelles d’observation, il pose un regard tout à fait neuf sur cette thématique, en cernant la réciprocité des influences entre les Acadiens d’une part, et les empires britannique et français d’autre part[17]. Il y a aussi un autre historien américain, John Mack Faragher, dont l’ouvrage date maintenant d’une dizaine d’années, et qui considère la mise en place de la Déportation comme une opération de nettoyage ethnique[18].

Dans le cas de la recherche historienne en langue anglaise, nous avons affaire à des praticiens de la discipline qui ne sont pas nécessairement motivés par des intentions mémorielles car ils ne sont pas sollicités pour ce faire. Ils s’adressent surtout à leurs pairs du champ historien : l’innovation scientifique repose sur l’usage de nouvelles sources et sur un questionnement qui tient compte des différents jeux d’échelles. De plus, cette recherche n’est pas le produit des canaux institutionnels de la communauté acadienne, plus précisément des institutions du territoire de l’Acadie de l’Atlantique, je dirais ici, puisque les ressources humaines et matérielles sont peu nombreuses dans ces institutions pour produire des travaux de ce type qui exigent une forte mobilisation de ces mêmes ressources. Dès lors, cela engendre une certaine dissonance entre les demandes sociales des concitoyens acadiens et cette recherche plus distancée ou fondamentale. Il y a toutefois une exception notable avec A Great and Noble Scheme. Si la thèse de John Mack Faragher a eu autant d’impact en Acadie, c’est qu’elle fut d’abord reprise par les diffuseurs de la connaissance en Acadie, qui ont été les premiers juges de sa pertinence sociale, et qu’elle a établi ensuite une congruence avec les demandes de sens des membres de la communauté acadienne, dans une époque où les questions de reconnaissance juridique étaient prédominantes dans l’espace public. Ici, dans ce contexte particulier, le rôle des passeurs, des diffuseurs de la connaissance, a été fondamental pour la transition d’une étude historienne destiné à un public savant, vers un enjeu mémoriel concernant l’ensemble des membres de la communauté.

JM: Comment tu évalues la question de l’intergénérationnalité dans la recherche en Acadie?

MP : La question de l’intergénérationnalité est un enjeu d’importance car elle relève d’un patrimoine scientifique qu’on transmet à travers le temps. L’une des principales générations d’historiens qui ont marqué la production historiographique en Acadie est celle des années 1985, autour de Jacques Paul Couturier et d’autres. Son fameux article sur l’historiographie acadienne a montré l’importance de l’apport de l’histoire sociale[19].

Toutefois, son analyse date d’environ 30 ans puisqu’elle fut publiée en 1987. Cela veut dire qu’il existe un hiatus entre la cohorte des historiens autour de Jacques Paul Couturier et celle des jeunes historiens actuels, dont Philippe Volpé. En effet, la génération de Jacques Paul Couturier a eu un impact considérable sur le développement de l’historiographie acadienne, parce que leurs travaux avaient une congruence avec leur époque, en voulant établir des liens avec les historiographies maritimiennes et québécoise. Au cours des années 2010, il y a de nouveaux problèmes qui se posent du point de vue historiographique, problèmes qui sont de plus en plus difficiles à explorer parce qu’il y a de moins en moins de jeunes historiens. D’ailleurs, il s’agit d’une réalité qui était déjà présente lorsque j’ai enseigné à l’Université de Moncton…

JM: Au début des années 2000.

MP: Oui, il y avait en moyenne une ou deux maîtrises par année qui portaient généralement sur l’histoire acadienne. Maintenant il y en a combien? La relève est moins présente et ce n’est pas par manque de sujets. Et ça, c’est l’un des problèmes que nous avons. Je le vois également avec les jeunes historiens acadiens qui sont partis à l’extérieur, qui sont à l’Université Laval, à l’Université d’Ottawa, ou dans des universités anglophones. De plus ces jeunes historiens, et je pense ici à Michael Poplyansky[20] par exemple, doivent partir ailleurs pour enseigner ou pratiquer leur métier, parce qu’il y a peu d’emplois en Acadie même. Dans ce contexte, il y aura probablement des problèmes de transmission du patrimoine scientifique.

JM: Est-ce que c’est inquiétant selon toi?

MP: Oui, c’est un problème inquiétant que celui de la relève, étant donné ses incidences sur le développement actuel de la recherche. Au moment du Congrès mondial acadien, un des constats que j’ai faits est celui que les corpus documentaires – tout le grand projet de constitution d’un corpus documentaire qui a été lancé à l’époque des années 1970 et 1980, projet auquel justement la génération de Jacques-Paul Couturier a participé de manière importante – sont désormais pratiquement complétés pour faire de l’histoire sociale. Cette dernière se fonde en grande partie sur l’identification de données sérielles qu’il faut constituer par la compulsion des recensements par exemple. Nous pouvons aussi penser à tout le travail qui s’est fait en généalogie. Il fallait le faire ce travail de constitution d’un corpus pour pouvoir étudier l’histoire sociale de la famille, pour faire de la démographie historique, ou encore développer des domaines comme l’histoire des femmes et du genre[21]. J’observe aussi que, dans la plupart des historiographies contemporaines, la constitution de corpus ayant eu lieu dans les années 1960-1970-1980, fait désormais place à une mise en relation des données recueillies dans les différents terrains d’enquête. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’histoire transnationale se développe de plus en plus. En effet, grâce aux moyens de communication modernes comme Internet, l’accessibilité de ces bases d’informations et le croisement de leurs données sont maintenant facilités.

Nous en sommes rendus à un point critique dans l’historiographie acadienne contemporaine, pour la connaissance du passé en Acadie, où il importe désormais de bien montrer la spécificité et les traits communs de l’expérience historique acadienne avec d’autres expériences historiques ailleurs dans le monde. Nous en sommes à l’étape de la mise en relation des données issues des fonds d’archives. Pour ce faire, il faut nécessairement une relève de jeunes chercheurs. Cependant, il faut constater que cette relève n’existe pas vraiment en histoire. Je dénombre relativement peu de personnes qui travaillent en histoire. Il y a toi[22], il y a Philippe Volpé[23], il y a les jeunes autour de la revue Astheure. Toutefois, les personnes autour d’Astheure, comme Mathieu Wade ou Gilbert McLaughlin, proviennent de la sociologie. Pour eux, la connaissance de ces corpus issus des fonds d’archives est moins fondamentale que cela l’est pour un historien.

Cette connaissance est néanmoins essentielle pour comprendre les phénomènes se produisant pendant le 19e siècle, un siècle qui reste mal connu en Acadie. Pourtant, c’est une période où il s’est produit des transformations considérables autour d’enjeux comme la question scolaire, la participation et la résistance politiques comme ce fut le cas avec l’émeute de Caraquet et les conventions nationales, et bien d‘autres. Prenons l’émeute de Caraquet et la question scolaire au Nouveau-Brunswick : ce ne sont pas des épiphénomènes locaux, elles participent toutes les deux, des grandes questions fondamentales qui se posent alors en Occident. Ces questions – celle de l’habilitation citoyenne grâce à l’éducation, celle de la résistance des individus devant l’établissement de l’État moderne, etc. –, nous les voyons aussi ailleurs au Canada, au Québec, mais aussi aux États-Unis de même qu’en Europe, ou en France avec le système scolaire obligatoire en 1885. Ainsi, toute la question de la taxation est cruciale pour comprendre ce qui s’est passé lors de l’émeute de Caraquet. Pour bien mesurer son importance, il faut donc être capable d’avoir un regard comparatif avec d’autres cas d’espèce ailleurs dans le monde. Certes, saisir l’évènement avec une perspective que j’appellerais internaliste, est bien en soi, puisque cette perspective assure notamment une description des faits passés et une première analyse fondée sur des variables bien contrôlées. Toutefois, un évènement montre encore plus sa spécificité lorsqu’il est saisi dans une perspective plus large : il révèle alors des tendances et des variations qui ne sont pas visibles au premier regard, celui-ci porte sur une échelle rapprochée.

Il en va de même au sujet des conventions nationales acadiennes. Elles contribuent à l’élaboration d’un espace public en Acadie dans les années 1880. Les conventions constituent non seulement l’une des manifestations fondatrices du nationalisme acadien, mais elles sont aussi un lieu dans lequel les Acadiens et les Acadiennes peuvent désormais s’exprimer, faire valoir leurs projets politiques et se faire reconnaitre en tant que tel à travers le monde. La constitution de l’espace public est un élément fondamental du 19e siècle à travers le monde occidental. Sur cet objet, nous avons relativement peu d’études comparatives, et c’est bien dommage.

Pour toutes ces raisons, il faut avoir de jeunes historiens. L’intergénérationnalité importe ici car la génération précédente a constitué ces corpus documentaires qu’il faut maintenant mettre en valeur. Il ne peut y avoir de mise en valeur s’il n’y a pas de relève, ou si cette relève n’est pas assez nombreuse ou ne dispose pas de ressources suffisantes pour le faire. Cette relève a aussi un regard différent que celui de leurs ainés : ce regard qui est en congruence avec les préoccupations du monde actuel, assure la pertinence sociale de la discipline. Sans ce regard renouvelé de la relève, la pertinence sociale s’amenuise.

Enfin, ce sont surtout les contraintes matérielles qui ralentissent le rythme de la recherche; ce ne sont pas des contraintes de bon vouloir, mais des contraintes très matérielles qui ressemblent à celles qu’on retrouve ailleurs également. Je fais le même constat en Ontario français, dans les Prairies canadiennes ou chez les Francoaméricains. Parmi les francophonies nord-américaines, le passage d’une génération d’historiens à une autre, cette transmission patrimoniale du point de vue scientifique, connaît actuellement des variations de rythme ou des ratés, du fait des lacunes en ressources humaines et matérielles. Ainsi, les différents corpus constitués au travers des francophonies risquent d’être laissés en jachère et le domaine en déshérence parce qu’il n’y a pas ou si peu de relève.

JM : Je vais revenir maintenant sur ton rôle de grand témoin lors du Congrès mondial. Est-ce qu’il y a des débats, des thématiques, des enjeux, ou encore des tensions qui ressortaient dans le lot ?

MP : Oui, je reviens sur un élément que je mentionnais tout à l’heure, soit le rapport au temps et le rapport à l’espace. J’ai trouvé intéressant que le rapport à l’espace fasse désormais l’objet d’une relecture par les historiens qui travaillent sur l’Acadie. Au départ, et sans surprise, les thématiques sur l’espace ont surtout été développées par les géographes : je pense entre autre à l’étude paradigmatique d’Adrien Bérubé qui demeure toujours un grand classique[24]. Ces derniers s’inspiraient surtout des travaux des géographes de l’Université Laval comme Dean Louder et Eric Waddell qui cernaient la Franco-Amérique sous la forme d’un archipel[25]. Ces géographes ont beaucoup contribué à la compréhension de l’espace acadien.

Maintenant, les historiens s’approprient aussi la variable spatiale dans leurs études sur l’Acadie et en font une clef de leur compréhension du passé. Je peux citer l’usage heuristique du concept de frontière, tel que développé par Béatrice Craig dans ses livres remarquables sur le Madawaska[26]. Je pense également aux travaux en cours de Belliveau sur les minorités acadienne et franco-ontarienne, travaux qui intègrent de plus en plus la dimension spatiale. Une autre séance que je pourrais mentionner est celle autour du livre de Greg Kennedy[27]. Elle était particulièrement intéressante parce que Greg contribue intelligemment à une historiographie de plus en plus transnationale, avec sa comparaison entre les paysans de France, plus particulièrement du Poitou, et ceux de l’Acadie. Ce genre de recherche participe à une meilleure compréhension de l’espace. La prise en compte de l’espace est présente également dans l’historiographie portant sur les activités économiques. Nicolas Landry et Mario Mimeault[28] contribuent fortement dans ce domaine, surtout en ce qui concerne les pêches, en proposant une relecture que nous avons du rapport à l’espace. Ils s’intéressent à des gens qui font des centaines voire des milliers de kilomètres, mais qui sont toujours rattachés à l’Acadie. Cette prise en compte des jeux d’échelle dans leurs dimensions à la fois spatiale et temporelle – je pense évidemment aux échelles macro et micro –, nous permet de mieux comprendre la complexité de la réalité historique.

Je souhaiterais souligner un dernier point qui ne concerne pas spécifiquement la journée consacrée à l’Histoire, la mémoire et le patrimoine mais plutôt la journée sur l’Identité et la mondialisation. Il s’agit de la table ronde sur le livre de Joseph Yvon Thériault, Évangéline : contes d’Amérique[29]. Les échanges ont surtout porté sur l’imbrication de la mémoire et de l’imaginaire avec ces trois Évangélines  : l’américaine, l’acadienne et la cadienne de Louisiane. Le livre de Joseph Yvon Thériault pose la question de l’imaginaire dans la constitution de liens sociaux fondés sur le temps : le récit tiré de l’imaginaire n’est pas un témoignage direct du passé, mais il fournit un autre sens à postériori à ces événements passés, un sens qui fait congruence avec les préoccupations présentes. Joseph Yvon Thériault propose ici une réflexion fructueuse sur les dimensions de la mémoire  comme sentiment d’appartenance, une réflexion qui pourrait alimenter des recherches ultérieures.

JM: Ton rôle de grand témoin s’est inséré au sein d’un travail collectif où plusieurs autres témoins émanant d’autres disciplines ont proposé leurs propres lectures et synthèses de leur journée respective lors du Congrès mondial acadien. J’aimerais te demander comment tu as vécu ton expérience de grand témoin dans un contexte où il y avait un dialogue, interdisciplinaire qui émergeait de ce collectif de grands témoins.

MP : Venant de l’Université Laval, nous avons une tradition institutionnelle d’interdisciplinarité qui est assez ancienne. Le Département des sciences historiques a été construit autour de cette idée d’interdisciplinarité, ainsi le dialogue entre disciplines n’est pas pour moi une frontière hermétique, mais une pratique. Je vais reprendre un peu ce que mon professeur Jean Hamelin disait à l’époque. La pratique de l’interdisciplinarité ne remet pas en cause mes convictions disciplinaires, elle les renforce, parce qu’elle me permet de montrer la spécificité de mon regard par rapport à d’autres regards qui sont présents.

Lors de la séance-synthèse du colloque L’Acadie dans tous ses défis, nous avons pu constater les fruits de l’interdisciplinarité. Il y avait Richard Saillant comme économiste; Belliveau, à la fois historien et politologue; David Lonergan comme littéraire; Chantal White comme anthropolinguiste; Luc Thériault comme sociologue. Les pratiques de mes collègues sont assez similaires à la mienne, ce qui a favorisé les échanges. Il n’y a pas nécessairement de problèmes en matière d’interdisciplinarité lorsqu’il y a une entente préalable sur les termes. Qu’est-ce que nous entendons par mémoire en histoire? Qu’est-ce que nous entendons par mémoire en sociologie? Qu’est-ce que nous entendons par mémoire en science politique? S’entendre sur le sens des termes, des concepts, dans leur contexte d’énonciation est une préoccupation qui est très wittgensteinnienne. Les concepts ont des significations qui peuvent varier selon l’approche disciplinaire que nous avons, mais il faut être capable de s’entendre sur une définition opératoire, sinon nos analyses ne peuvent pas se croiser et se féconder mutuellement.

Ensuite, l’interdisciplinarité est possible grâce au partage d’un terrain d’enquête commun, l’Acadie, un terrain qui est extraordinairement complexe. L’expérience acadienne est pluriséculaire et diasporique, et les références communautaires sont à la fois immenses et très subtiles. Par exemple, lorsqu’il se penche sur la Déportation, tout analyste pressent la force traumatique de l’événement. Toutefois, dans les manières dont la Déportation comme réalité et comme représentation se manifeste, il y a des nuances, des détails, des différences de ton qui s’expriment dans le temps et l’espace : il faut que je sois capable comme analyste de les discerner pour mieux les comprendre. Le regard interdisciplinaire permet une plus grande finesse de l’analyse car il est possible de décentrer notre regard. Cela permet aussi de compenser pour les limites de notre pratique disciplinaire. En effet, les historiens procèdent à la manière d’un archéologue qui fait une coupe de terrain : ils creusent dans le sol, dans l’épaisseur des sédiments déposés dans le passé, et ils observent les couches stratigraphiques à travers le temps – c’est sans doute l’une des raisons pour laquelle l’archéologie fait partie des sciences historiques. La démarche archéologique en vigueur dans la discipline historique, c’est une manière de concevoir l’objet, c’est une manière de concevoir aussi le terrain d’enquête. Dès lors, la pratique interdisciplinaire, le fait de travailler avec des économistes, des linguistes ou des sociologues, nous permet d’avoir sur le même objet, sur le même terrain d’enquête, des perspectives différentes qui enrichiront l’analyse, qui lui assurera la reconstitution de toutes ses dimensions. Il devient alors possible de reconstituer une complexité disparue et d’offrir une compréhension plus large des phénomènes passés.

Je terminerai par un principe éthique qui oriente la pratique de tous les scientifiques, et particulièrement des historiens. Baruch Spinoza mentionnait – je suis très influencé par Spinoza – : « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas juger, mais comprendre[30] ». Dans mon approche analytique de l’expérience historique acadienne comme objet légitime de connaissance, il m’est capital, à la manière de Max Weber, d’éviter les jugements de valeur : le chercheur doit se contenter de faire des jugements de faits et d’établir un rapport aux valeurs, parce qu’il lui importe de comprendre, non seulement la factualité des êtres et des choses, ou des phénomènes et des processus, mais leur signification profonde et leur pertinence au monde. Comprendre en histoire nous permet enfin de reconstituer la dignité humaine dans notre lutte constante, comme celle du mascaret du poète, contre l’oubli et la mort. Pour pouvoir comprendre l’expérience historique acadienne dans toute sa plénitude et sa richesse, la totale fidélité du chercheur à ce principe spinozien est cruciale. Elle donne sens à la quête pour atteindre l’inaccessible étoile.