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EN CETTE ANNÉE DE SoN 150 e ANNivERSAiRE, le moment est bien choisi pour réfléchir à la place de la Confédération canadienne au sein de l’imaginaire collectif acadien. Au premier regard, il peut sembler évident que la communauté acadienne perçoive positivement la Confédération, qui coïncide avec l’amorce de la période de la Renaissance acadienne. En effet, le Collège Saint-Joseph de Memramcook est fondé en 1864, le journal Le Moniteur acadien, en 1867. Ces deux institutions, éducative et idéologique respectivement, constituent un premier socle sur lequel se bâtit à l’époque une référence identitaire acadienne fondée sur une variante de nationalisme religieux. Au moment même où les provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse sont entraînées dans la Confédération canadienne, l’Acadie amorce un processus de construction nationale et identitaire; au nation building canadien de la Confédération, les Acadiens ajoutent le leur[1] .

À cette réalité identitaire, il faut ajouter le fait que d’emblée la Confédération canadienne, comme concept et comme représentation, n’a pas fait consensus ni parmi la population acadienne, ni chez certaines de ses élites à différents moments de son histoire. Rappelons d’abord qu’en 1865 et en 1866 les Acadiens du Nouveau-Brunswick se prononcent contre le projet confédératif[2] . Lors du centième anniversaire de la Confédération, plusieurs Acadiens dénoncent ses conséquences néfastes sur la communauté acadienne[3] . Quelques années plus tard, les écrits de l’historien Michel Roy constituent un exemple parmi tant d’autres d’une acadianité qui se définit à l’écart de la canadianité ou en parallèle à celle-ci[4] . il faudrait éviter toutefois de n’attribuer un patriotisme tempéré qu’à la seule communauté acadienne : la perception que la Confédération constitue pour les Maritimes la fin d’un âge d’or est présente jusqu’à un certain point chez les anglophones de la région. Dans le cas des Maritimes anglophones comme pour l’Acadie, force est d’admettre l’existence d’une dualité de référents identitaires, les communautés étant prises entre la référence première à leur communauté régionale et culturelle et une référence secondaire à la société canadienne.

En fait, cette dualité sera au centre de notre réflexion sur la place qu’a occupée la Confédération à l’intérieur de l’imaginaire acadien dans les dernières décennies du 19e siècle. Comment se compare et se mesure, en termes d’importance ou de poids symbolique, la notion de Confédération canadienne naissante au sein d’une « communauté imaginée » alors elle-même au centre d’un processus de construction identitaire dont on mesure encore les traces aujourd’hui? Les deux processus entrent-ils en conflit, sont-ils concurrents l’un avec l’autre, ou encore s’agit-il de deux univers parallèles? La question mérite d’être posée; le Canada français de l’époque offre justement l’exemple d’une communauté qui met en place un discours concurrent sur la canadianité, vers la fin du 19e siècle et au tout début du 20e siècle, incarné notamment par la figure d’Henri Bourassa et l’idée du pacte fondateur entre deux nations que représente la Confédération, une idée s’opposant à un nationalisme canadien-anglais qui a en lui d’importants éléments d’impérialisme britannique[5] . Ou encore voit-on poindre deux discours parallèles, un nationalisme canadien et un nationalisme acadien, le second se construisant et se développant indépendamment du premier[6] ? Les visées de ce court essai sont bien modestes : il s’intéressera principalement à la place et à l’importance qu’occupe en Acadie la Confédération canadienne, comme représentation sociale, à l’époque de la « Renaissance acadienne », afin de mieux comprendre le rapport que les élites acadiennes entretiennent avec cet événement durant les dernières décennies du 19e siècle.

L’invention de l’Acadie

Il existe deux écoles de pensée concernant l’émergence d’une identité collective proprement acadienne. L’approche historienne, dont les travaux de N.E.S. Griffiths sont sans doute les plus emblématiques, considère que la fondation de liens sociaux durables s’établit au cours de la période de l’Acadie coloniale. L’approche sociologique, dont le plus digne représentant est sans doute Joseph Yvon Thériault, considère que l’Acadie, non pas comme réalité historique, mais comme communauté sociologique, fonde ses assises dans les transformations collectives qui la touchent dans la seconde partie du 19e siècle[7] . La période d’établissement puis de tumulte précédant les déportations qui sont advenues au milieu du 18e siècle a certes eu une influence sur la mise en place d’une appartenance collective. Néanmoins, il est difficile de ne pas voir dans l’épisode de la « Renaissance acadienne », qui marque la fin des « cent ans dans les bois » d’Antonine Maillet, un phénomène de construction nationale correspondant presque parfaitement aux réalités décrites par plusieurs historiens du nationalisme, dont E. Hobsbawm et B. Anderson[8] . Les thèses de ces auteurs – l’idée que le nationalisme du 19e siècle constitue respectivement « l’invention d’une tradition » ou encore une « communauté imaginée », reposent sur l’apparition de quelques facteurs clés qui ont permis l’émergence, la création, la circulation et la réception de cette idée même de communauté nationale. Nommément, l’insertion de la communauté à l’intérieur d’une trame narrative historique plus longue mais encensée de gloire et de hauts faits d’armes, ainsi que la possibilité de la diffuser, par les moyens technologiques émergeant à l’époque, spécifiquement la presse (le capitalisme de l’imprimé), ont contribué à la mise en place de cette construction identitaire, de cette idée de nation.

On assiste donc à la mise en place d’« institutions narratives », c’est-à-dire d’institutions dont le double rôle au sein de leur société est d’abord d’exercer une fonction qui leur est propre, mais également de conférer une structure et une cohérence narratives à la communauté qui s’y investit et qu’elles investissent[9] . Le rôle du Collège Saint-Joseph et du Moniteur acadien n’est certes pas négligeable à cet égard. Les deux contribuent à la formation d’élites acadiennes qui participent à la mise en place d’un discours national[10] . La crise des écoles des années 1870 joue également un rôle important, puisqu’elle rappelle de façon très évidente le grand clivage – tout comme le rapport de force évident – existant entre la communauté acadienne (et catholique) et la communauté anglophone (et en majorité protestante) du Nouveau-Brunswick, tout en confirmant à grands traits la condition de groupe minoritaire des Acadiens dans la réalité provinciale de l’époque. Durant la même période, on assiste à une présence croissante de l’Église catholique en Acadie, incarnée par la figure de Marcel-François Richard, impliqué dans la promotion de l’éducation, de la colonisation et de l’agriculture, ouvertement en conflit avec M gr Rogers, évêque de Chatham, qui accepte difficilement la progression des Acadiens francophones à l’époque. La condition minoritaire et la foi catholique se côtoient de près chez les Acadiens de cette époque. À l’instar de Garneau, au Québec, quelques décennies plus tôt, on perçoit chez la nouvelle élite intellectuelle acadienne, dont Pascal Poirier est la figure de proue, une amorce d’appropriation du récit historique acadien, jusqu’alors l’apanage des Canadiens français, des historiens anglophones des Maritimes et des historiens de France, ainsi qu’une volonté manifeste d’y contribuer substantiellement[11] .

Les débats de nature identitaire et symbolique animant les Acadiens lors des conventions nationales des années 1880 correspondent à ce contexte préexistant de construction nationale : le drapeau, l’Ave Maris Stella et l’Assomption comme fête nationale constituent un ensemble de symboles forts qui inscrivent l’idée d’une nation acadienne dans deux traditions longues, soit l’histoire française et la tradition catholique, nation dont le drapeau lui-même cristallise la double intention[12] . Il importe donc de noter que l’Acadie et le Canada se construisent symboliquement plus ou moins simultanément. Le positionnement acadien à l’égard des transformations touchant le Canada à ce moment doit être saisi en considérant l’importance des processus de construction nationale respectifs (et relativement autonomes).

Les deux Canadas

Les Acadiens dans le contexte de la Confédération canadienne doivent en fait se positionner et se définir relativement non pas à un seul, mais à deux Canadas. Et le premier Canada des Acadiens, celui dont la proximité référentielle est la plus grande, n’est pas celui de la Confédération. il s’agit du Canada français. Durant toute la Renaissance, les Acadiens ont les yeux tournés principalement vers le Québec, y cherchant modèles et inspiration[13] .

Les exemples de cette influence sont nombreux : le clergé en Acadie provenait en bonne partie du Canada français; la construction des collèges, comme celui à Memramcook du père Lefebvre, un père Sainte-Croix venu du Québec, illustre aussi cet état de fait[14] . il existe par ailleurs un intérêt pour l’Acadie au Québec. Le roman Jacques et Marie, de Napoléon Bourassa, aborde l’histoire acadienne et la question de la déportation. Pensons aussi à la fondation du Moniteur acadien par le Canadien français israël Landry. Les historiens canadiens-français tels que Benjamin Sulte ou Henri Casgrain se mettent également à se pencher sur la question acadienne[15] . Toutefois, l’influence la plus manifeste est sans aucun doute celle des Conventions nationales acadiennes, qui tentent de reproduire les événements du congrès de la Société Saint-Jean-Baptiste tenu en 1880 à Québec, événement où ont été invités quelques dignitaires acadiens. Pascal Poirier y présente une conférence où il déplore « le rôle effacé » des Acadiens, notamment dans la sphère politique du pays[16] . Cet événement amène bon nombre d’Acadiens à prendre conscience de leur propre situation problématique au sein d’un ensemble référentiel canadien-français[17] . L’Acadie fait-elle partie du Canada français plus vaste, n’en étant qu’une variante particulière à l’histoire singulière, où s’agit-il d’une nation à part entière qui possède une identité propre? Ce sont ces interrogations, ces efforts de distinction et de continuité par rapport au Canada français qui caractérisent les trois premières Conventions nationales acadiennes des années 1880[18] .

Malgré le fait que les conventions nationales constituent le lieu de débats entre partisans d’une autonomie nationale acadienne et ceux d’une plus forte union identitaire avec le Canada français, les Acadiens partagent avec leurs confrères canadiens-français un réseau institutionnel fort, principalement celui de l’Église catholique. Ce réseau institutionnel, englobant et tentaculaire au sein du Canada français au point de former pratiquement un « État dans l’État », s’implante en Acadie sous différentes formes : les hôpitaux, les écoles, les collèges, les orphelinats, les médias écrits, notamment[19] . Par le biais de cette présence institutionnelle catholique en Acadie, l’influence du Canada français se veut constante et concrète. Par ailleurs, les membres des élites canadiennes-françaises du début de 20e siècle, tel Lionel Groulx, conçoivent l’Acadie comme une composante en bon et due forme du Canada français. Le mouvement de résistance à l’assimilation appelé l’ordre de Jacques-Cartier se veut aussi pancanadien et inclut de ce fait l’Acadie[20] .

Les Acadiens participent à leur manière à la culture politique canadienne, mais rarement en tant qu’Acadiens. Le politique n’est pas à ce moment le lieu d’expression privilégié des velléités nationalistes acadiennes, ni celui de la reconnaissance de la légitimité du groupe comme tel. L’historienne Della Stanley a écrit il y a maintenant plusieurs années une biographie de Pierre-Amand Landry, personnage central de la « Renaissance acadienne », ouvrage intitulé Au service de deux peuples, soit l’Acadie (et par prolongement le Canada français) et la communauté anglophone du Nouveau-Brunswick (et par prolongement le Canada anglais)[21] . Le titre est évocateur : il symbolise à la fois la dualité dont doivent faire usage la plupart des figures centrales de la Renaissance acadienne en raison du fossé qui sépare les deux univers, mais également la volonté de ces Acadiens de participer à la fois au parcours acadien et aux transformations politiques de la société canadienne plus large. Difficile ici de ne pas constater la présence d'un certain « dualisme identitaire », qui n'est pas propre toutefois à l'Acadie de cette époque[22] .

Le Canada de la Confédération n’est pas un référent significatif ou prédominant, du moins dans l’articulation interne des référents culturels en Acadie. Néanmoins, il y a tout de même un désir de reconnaissance envers le Canada. Cet intérêt envers le sort du Canada n’apparaît pas du jour au lendemain. Les observateurs de l’histoire politique des Acadiens noteront tous la réticence de leurs élites politiques à appuyer franchement et ouvertement le projet confédératif[23] . Certains analystes, tels Jean-Guy Finn et René Baudry, vont considérer l’attitude de la communauté acadienne envers la Confédération comme l’une des premières manifestations d’une communauté politique acadienne; d’autres, tel Philippe Doucet, considèrent que la position des Acadiens s’explique notamment par la position du clergé catholique. Le juriste Michel Doucet considère que, « faute de documents, il est presque impossible de déterminer quelle était la véritable attitude des Acadiens face à la Confédération[24] ». Notons que les Pères de la Confédération se préoccupent assez peu, à cette époque, du sort des minorités francophones[25] . La Confédération est perçue par bon nombre d’Acadiens comme un fait accompli, comme le note Arthur Silver[26] . Un certain fatalisme s’installe dans l’esprit des gens à cet égard, comme en témoigne la prise de position d’israël Landry dans les pages du Moniteur acadien :

La question de la Confédération est maintenant hors de date. il ne faut plus en parler c’est inutile. [...] la Confédération est maintenant un fait accompli. Est-ce pour le bien du pays ou pour sa ruine? C’est ce qu’aucune personne ne peut dire. [...] Aujourd’hui il n’y a qu’une seule chose à faire pour nous; c’est de nous résigner à notre sort et de tâcher d’en tirer le meilleur parti possible. Tout ce que nous puissions dire et faire pour en arrêter le cours ou en hâter l’exécution ne saurait nous aider ou nous nuire. C’est fait et on ne peut le défaire. Acceptons ce que nous ne pouvons empêcher; et si le nouvel état de choses nous présente quelques avantages, hâtonsnous d’en tirer parti. S’il nous cause quelques dommages, alors nous ferons prévaloir nos griefs, et tâcherons d’en obtenir remèdes[27] .

Cette distanciation à l’égard de la Confédération par les Acadiens s’effectue à un moment où certaines des institutions phares de l’Acadie du Nouveau-Brunswick se mettent en place. Le Collège Saint-Joseph de Memramcook est fondé en 1864; le journal Le Moniteur acadien, au moment même de la Confédération, en 1867. Malgré les ressources archivistiques trop clairsemées, on peut spéculer sur le fait que la position des Acadiens aurait pu être différente si le moment confédératif avait eu lieu en 1887, ou même en 1877[28] . La coïncidence entre le début de la Renaissance acadienne et le moment de la Confédération canadienne fait en sorte que l’Acadie (du Nouveau-Brunswick) ne possède pas, un siècle après 1755, un degré d’intégration suffisamment élevé au sein du monde politique et économique pour y tenir un rôle significatif, quoique ce processus soit enclenché avant le début de la Renaissance[29] .

À cet égard, la figure de Pierre-Amand Landry, évoquée un peu plus haut, est fort instructive de la situation dans laquelle se trouve la communauté acadienne au début de la Renaissance et de la Confédération. Avocat de formation ayant effectué des études au Collège Saint-Joseph de Memramcook du père Lefebvre, et donc membre de la première cohorte des élites professionnelles de la Renaissance acadienne, l’histoire retient de lui le portrait d’un ardent nationaliste acadien (et anti-fédéraliste, selon Philippe Doucet), de l’un des acteurs les plus influents des débats qui marquent les premières Conventions nationales acadiennes des années 1880, qui a usé de son influence pour la nomination d’un premier évêque acadien, tout autant que celui d’un député acadien à l’Assemblée législative provinciale, éventuellement ministre, puis juge de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick. il est possible de dresser approximativement le même portrait d’un autre nationaliste acadien fort influent, Pascal Poirier, également avocat de formation, qui a été tour à tour historien, écrivain, linguiste et dramaturge acadien, également acteur de premier plan lors des conventions nationales des années 1880, aussi fonctionnaire à ottawa (maître des postes) et par la suite sénateur[30] . on perçoit chez ces deux nationalistes acadiens la volonté de jouer sur deux plans, de bâtir la culture et l’identité collective acadiennes alors en pleine ébullition, et de participer aux débats publics et à l’arène politique sur la scène canadienne.

Acadie culturelle, politique acadienne

Que retenir de ce rapport ambigu que la collectivité acadienne entretient avec la Confédération canadienne, mais plus généralement avec le monde politique? Peutêtre d’une part que les élites acadiennes de l’époque considèrent que la Confédération est un moment d’importance, sans toutefois le situer dans une perspective strictement acadienne, ni voir en lui un moment fondateur ou fondamental. on reconnaît certainement l’importance de l’événement et, comme on l’a vu plus haut, l’importance pour les Acadiens de s’inscrire dans la dynamique politique de la société canadienne qui se met en place. Cela se traduit, pour la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick notamment, par son investissement dans les institutions de pouvoir, dans l’État provincial et fédéral, au sein des idéologies et des partis politiques, et ce, malgré l’opprobre, voire la discrimination qu’elle subit – comme l’ensemble des communautés francophones du pays à l’époque –, les différentes crises scolaires en étant l’exemple le plus patent[31] . La volonté des élites professionnelles acadiennes de l’époque de la Confédération de s’inscrire dans la dynamique politique et institutionnelle du pays, et ainsi donc de voir la communauté acadienne elle-même participer au nation building canadien, ne fait aucun doute, même si elle n’apparaît pas clairement en 1867. il faut toutefois noter que si la vie politique en Acadie se joue à l’époque en synchronie avec la partition canadienne, la construction même de l’Acadie se déroule un peu à l’écart, ou en parallèle avec le moment confédératif. Alors que la société canadienne vit un moment politique de première importance, l’Acadie se construit un espace référentiel et symbolique à l’écart du moment confédératif, parallèle à celui-ci. C’est sous la forme d’une construction culturelle que l’Acadie se réinvente durant sa renaissance. La production théâtrale et historienne émerge, l’Acadie se projette dans la fiction, notamment par l’usage de la mémoire et du passé. Le palier institutionnel où l’Acadie se reconnaît, et qui finit par reconnaître l’Acadie, est l’Église catholique[32] . Même Pascal Poirier, sénateur et intellectuel acadien dont le rayonnement est notable à l’époque, est très soucieux d’être dans les bonnes grâces de l’Église, allant même jusqu’à démissionner de la présidence de la Société l’Assomption afin d’éviter de froisser le clergé[33] .

Il semble qu’à l’époque de la Renaissance acadienne, et pendant une bonne partie des premières décennies du 20e siècle, l’Acadie perçoit son identité « communautaire » différemment de sa posture à l’égard de l’altérité anglophone. En fait, sur le plan de la construction et de la référence culturelles, l’Acadie (du Nouveau-Brunswick) se veut « communautaire », au sens tönniesien du terme : le référent identitaire est culturel et national, l’institution qui prime est d’abord et avant tout l’Église catholique[34] . Par contre, sur le plan des rapports économiques et politiques, l’Acadie est consciente de sa condition minoritaire; ni sa langue, ni sa culture, ni sa mémoire, ni sa religion n’occupe de façon majoritaire l’espace public de la société des Maritimes puis du Canada, à l’intérieur de laquelle elle se situe. Ainsi, les éléments identitaires et culturels sont relégués au second plan dans l’espace public lorsque les Acadiens sont « en société »[35] .

Les élites acadiennes de l’époque de la Confédération, et si l’on accepte de forcer le trait un peu, des dernières décennies du 19e siècle, reconnaissent que les deux espaces sociaux où il leur est possible de progresser dans un contexte de rapports de pouvoir, soit un premier espace culturel et communautaire et un second, politique et sociétal, ne sont pas de même nature ni ne permettent le même type d’actions, avec le même degré de liberté. Le carré de sable est beaucoup plus grand du côté du culturel et du communautaire. Les élites acadiennes actives durant ces années, qui vont du début de la Renaissance acadienne jusqu’à la fin de la première grande période des Conventions nationales acadiennes (se terminant avec la troisième, celle de Pointe-de-l’Église, en 1890), construisent en l’espace de quelques années, à partir principalement de l’héritage mémoriel de la communauté et de la conjoncture du présent (liée à la survivance culturelle et linguistique, notamment), un ensemble référentiel et national à l’écart de la dynamique d’altérité présente soit lors des interactions avec la communauté anglophone, soit lors des rapports institutionnels et politiques. À l’opposé, ces rapports institutionnels et politiques font également partie de la vie collective des Acadiens, eux qui tentent progressivement de s’intégrer davantage à la vie publique durant ces années, dans un contexte où ils doivent toutefois clairement tenir compte de leur condition minoritaire et de l’altérité anglophone; la proportion d’acadianité dans les actions qui ont lieu dans le champ politique à l’époque est plutôt (auto) limitée, pour ne pas dire contrôlée.

Le moment confédératif constitue un chapitre intéressant pour la communauté acadienne. La Confédération comme la Renaissance acadienne constituent des moments, plus ou moins simultanés, où la communauté acadienne prend son essor. Plusieurs ont souligné l’investissement collectif de l’Acadie dans le politique, ou à tout le moins dans l’autonomie collective[36] . Toutefois, on se doit de noter les différents réflexes et stratégies auxquels doivent souscrivent les « petites sociétés », comme le précise Joseph Yvon Thériault : le désir d’être grand, certes, qui se manifeste en Acadie à l’époque par le discours national, et la réalité empirique de ces petites sociétés, qui au-delà de ce désir de grandeur doivent composer avec la fragilité constitutive de leur état[37] . Afin de pouvoir agir dans le champ politique et institutionnel, les Acadiens doivent éviter de trop laisser paraître leur acadianité, et surtout ne jamais prendre la parole en son nom, cette acadianité étant difficilement acceptable hors des limites de la communauté acadienne comme telle[38] .

Pour en revenir au questionnement initial de cet essai, qui porte sur ce que représente la Confédération pour les Acadiens des dernières décennies du 19e siècle (du moins dans un contexte d’altérité politique) ou encore sur le caractère symbolique qu’elle revêt dans ’imaginaire référentiel acadien, force est d’admettre qu’elle jouit d’une aura secondaire aux yeux de la communauté acadienne. La Renaissance acadienne est d’abord et avant tout une renaissance culturelle avant d’être politique. Le Canada qui compte aux yeux des Acadiens, celui qui constitue un modèle, une aspiration, un « autrui significatif » au sens de George Herbert Mead, n’est pas celui de John A. Macdonald, mais celui de François-Xavier Garneau. Toutefois, la Confédération est un moment dans l’histoire acadienne où les élites sont conscientes de la portée de leurs actions et des limites évidentes qui s’imposent (ou que les élites doivent s’imposer). La généalogie collective fait des Acadiens (du Nouveau-Brunswick, des Maritimes) les membres de la grande « famille canadienne-française », une famille à l’intérieur de laquelle ils cherchent à se distinguer. La Confédération, et plus généralement la société canadienne, représente davantage un ensemble politique et contractuel, officiel, à l’intérieur duquel les Acadiens sont aspirés par la force des choses. Le pragmatisme des élites politiques acadiennes, « au service de deux peuples », les engage néanmoins à reconnaître directement, et ce malgré les contraintes présentes à l’époque, la centralité de la question du pouvoir en Acadie.

JULiEN MASSiCoTTE