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Introduction

La Commission d’examen sur la fiscalité québécoise (CEFQ) a été annoncée par le premier ministre dans son discours d’ouverture de la 41e législature du Québec et elle a été lancée en juin 2014. Sous la direction de Luc Godbout, la Commission avait pour mission de « réfléchir à une réforme devant rendre la fiscalité québécoise plus compétitive, plus efficace et plus équitable. Les buts poursuivis étaient de mieux inciter au travail, de mieux encourager l’épargne, de mieux stimuler l’investissement ainsi que de mieux favoriser la croissance économique et l’augmentation du niveau de vie »[1], tout en tenant compte des impératifs politiques du retour à l’équilibre budgétaire. La commission a déposé son rapport huit mois plus tard, en mars 2015. Résumé trop sommairement, le rapport recommandait une réduction de l’impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés ainsi que de la taxe sur la masse salariale, compensée par une diminution des dépenses fiscales et une hausse des taxes à la consommation et de la tarification, dont les effets redistributifs défavorables seraient tempérés par des mesures d’accompagnement pour protéger les plus démunis. Lors de la mise à jour économique et financière de l’automne 2015, le ministre des Finances du Québec a confirmé qu’il reportait les réformes proposées à une date indéterminée. La délibération politique sur une réforme de la fiscalité est donc suspendue pour un certain temps et le moment est opportun pour s’interroger sur la façon de mener ces discussions.

Le très large mandat de la CEFQ couvrait rien de moins que l’ensemble des questions soulevées dans les écrits sur la taxation optimale. C’est Mirrlees (1971)[2] qui a lancé le débat moderne sur la fiscalité en posant le dilemme efficacité-égalité : dans le but de redistribuer le revenu de manière plus égalitaire, un système d’impôt progressif sur le revenu du travail taxe plus lourdement à la marge les travailleurs les mieux rémunérés; or si le taux de rémunération reflète la productivité (le talent, la contribution sociale), un impôt progressif aura pour effet de réduire davantage l’effort (l’offre de travail) des plus talentueux, privant ainsi la société d’une partie de leur apport. Mankiw, Wienzierl et Yagan (2009) énoncent huit « leçons » qui, selon eux, ressortent des dernières décennies de recherche sur la théorie de la taxation optimale; ils examinent aussi comment chacune de ces leçons trouve son application dans les politiques fiscales actuellement en vigueur. Leur conclusion générale est qu’à certains égards les pratiques fiscales tendent à se rapprocher des prescriptions de la théorie, avec l’objectif de minimiser les distorsions. Ainsi le revenu du capital est moins taxé et les taux d’imposition des plus hauts revenus diminuent tandis que la progressivité de l’impôt sur le revenu se tempère. Les taxes sur les produits du type taxes à la valeur ajoutée (TVA), conçues pour s’appliquer aux biens finaux et non aux biens intermédiaires, sont de plus en plus répandues au sein de l’OCDE; leurs taux tendent à augmenter et elles représentent une part croissante des recettes fiscales (à l’exception notoire des États-Unis d’Amérique). Par contre, certaines prescriptions plus contre-intuitives ne semblent pas près d’être appliquées, sans doute, selon Mankiw, Wienzierl et Yagan (2009) parce que la théorie de la taxation optimale est centrée sur la notion d’efficacité économique, alors que d’autres principes sont pris en compte dans une vision plus large des finances publiques.

Johansson et al. (2008) est exemplaire de l’orientation décrite par Mankiw, Wienzierl et Yagan (2009) : en vue d’avoir l’effet négatif le plus faible possible sur la croissance et ses déterminants, la structure d’imposition devrait avoir un impact minimal sur les décisions de travail, d’épargne et investissement en capital humain des ménages, ainsi que sur les décisions d’investissement des entreprises dans les capacités de production et l’innovation, tout en évitant d’encourager l’évasion fiscale et l’évitement fiscal. Keen et Lockwood (2010) documentent l’importance croissante des taxes à la valeur ajoutée (TVA), non seulement dans les pays développés, mais aussi bien dans les pays à plus faible revenu per capita. Certains (Ballard et al., 1985; Auerbach, 2006) attribuent ces tendances à l’influence du Meade Committee Report (Meade, 1978) en Grande Bretagne et des Blueprints for Basic Tax Reform (U.S. Department of the Treasury, 1977) aux États-Unis[3]. Le Canada et le Québec n’échappent pas à la tendance générale[4] et la proposition principale de la CEFQ s’inscrit dans le même mouvement.

Entre la théorie et la pratique, le processus de décision politique passe par l’évaluation des impacts des réformes envisagées. Ainsi, dans le court délai qui lui était imparti, la Commission a déployé des efforts considérables pour renforcer les fondements théoriques de ses recommandations à l’aide d’analyses factuelles et d’études empiriques. Elle a notamment eu recours au modèle d’équilibre général calculable du ministère des Finances du Québec (MEGFQ)[5].

Dans cet article, nous adoptons le point de vue méthodologique. De quels outils disposent les économistes pour évaluer l’impact d’une réforme fiscale? Plus précisément, nous nous penchons sur deux approches : les études sur le coût marginal des fonds publics (CMFP) et les modèles d’équilibre général calculable (MEGC), auxquels nous nous attarderons davantage. La section suivante présente le concept de coût marginal des fonds publics, tel qu’il est utilisé en relation avec l’élasticité de l’assiette fiscale par rapport au taux d’imposition. Ensuite, nous décrirons en termes généraux en quoi consiste la modélisation en équilibre général et quelles sont ses forces et ses faiblesses (section 2). Puis, nous passerons en revue de façon plus spécifique les principaux enjeux d’une analyse de réforme fiscale au moyen d’un MEGC (section 3). Enfin, nous examinerons de manière un peu plus détaillée quelques exemples de MEGC appliqués à l’étude de la fiscalité.

1. Le coût marginal des fonds publics

L’expression « coût marginal des fonds publics » désigne une approche que Dahlby et Ferede (2011) présentent comme dérivée de la courbe de Laffer. Il s’agit essentiellement d’un modèle de forme réduite où les recettes d’une taxe sont le produit du taux de la taxe par le montant de l’assiette fiscale. Puisque la taille de l’assiette fiscale n’est pas indépendante du taux de la taxe, à cause du comportement adaptatif d’évitement, il tombe sous le sens qu’à partir d’un certain taux, « la taxe tue la taxe ». La courbe de Laffer représente ce phénomène sous la forme d’une courbe en forme de « U » inversé représentant les recettes en fonction du taux de la taxe. Fullerton (2008) critique sévèrement ce modèle, principalement en référence à son application à l’impôt sur le revenu de travail. D’abord, la forme de la courbe est déterminée par l’élasticité de l’assiette fiscale, qui, selon Fullerton (2008), est difficile sinon impossible à établir lorsque les agents sont hétérogènes[6]. De plus, les systèmes fiscaux sont complexes et il est quasi impossible de déterminer « le » taux, surtout s’agissant d’un impôt sur le revenu, a fortiori dans un régime d’imposition progressive[7]. Fullerton (2008) mentionne aussi que l’impact d’une variation des taux qui modifierait la progressivité de l’impôt dépend non seulement de l’élasticité par rapport au revenu marginal net (taux de salaire net, par exemple), mais aussi de l’élasticité par rapport au revenu total. Enfin, aux yeux de Fullerton (2008), la courbe de Laffer elle-même est mal définie, puisqu’elle dépend de ce que fait l’État avec les recettes et de la manière dont ces dépenses publiques sont prises en compte dans la fonction d’utilité des contribuables.

Néanmoins, depuis le moment mythique en 1974 où Arthur Laffer a tracé sa fameuse courbe sur une serviette de papier dans un restaurant de Washington, il s’est développé une abondante littérature sur les aspects théoriques et empiriques de l’élasticité des recettes fiscales par rapport au taux d’imposition (Feldstein, 1999; Creedy, 2009; Saez, Slemrod et Giertz, 2012). Réduit à sa plus simple expression –  ce qui ne rend évidemment pas totalement justice aux auteurs mentionnés – le modèle sur lequel s’appuient ces travaux peut se résumer à ce qui suit.

Le consommateur contribuable maximise son utilité U(c,l), qui dépend positivement de sa consommation c et négativement de son offre de travail l : forme: 2087278n.jpg, forme: 2087279n.jpg et forme: 2087280n.jpg, forme: 2087281n.jpg. Sa contrainte budgétaire est donnée par c = (1 – τ)wl, où le prix de la consommation est normalisé à 1, le taux de salaire est égal à w et le taux d’imposition du revenu de travail est de τ. À l’équilibre, forme: 2087282n.jpg. La différentielle de la fonction d’utilité est donnée par forme: 2087283n.jpg; étant donné la condition d’équilibre, on a la relation de proportionnalité

On voit d’emblée par la condition d’équilibre qu’une augmentation du taux τ réduit le taux de salaire net et incite le contribuable à travailler moins et à consommer moins, dans le respect de sa contrainte budgétaire. Considérons la différentielle de cette contrainte : forme: 2087285n.jpg, c’est-à-dire forme: 2087286n.jpg. On substitue dans (1) et on obtient

Lorsqu’on agrège tous les contribuables, l’assiette fiscale B est donnée par forme: 2087288n.jpg et la consommation agrégée C est , forme: 2087289n.jpg de sorte que la contrainte budgétaire agrégée s’écrit

et on peut interpréter forme: 2087291n.jpg comme une mesure monétaire de la variation du bien-être (proportionnelle à forme: 2087292n.jpg). Si l’on accepte cette métrique, et advenant que la perte marginale de bien-être soit égale à l’accroissement marginal des recettes publiques, il n’y aurait pas de perte nette. Mais tel n’est pas le cas : les recettes fiscales R sont égales à R = τ B, dont la différentielle est forme: 2087293n.jpg. Le premier terme de la différentielle est l’effet mécanique de la variation du taux d’imposition, égal en valeur absolue à la mesure de la perte de bien-être; le second est l’effet du comportement adaptatif des contribuables. Puisque dB < 0, forme: 2087294n.jpg : la variation marginale des recettes fiscales est inférieure à la valeur absolue de la perte de bien-être Bdτ, qui est égale à l’accroissement marginal des recettes fiscales sans changement adaptatif de comportement. Tel est le raisonnement qui amène à définir le rapport forme: 2087295n.jpg comme le coût marginal d’efficience des fonds publics, ou le fardeau excédentaire marginal de l’impôt (Saez, Slemrod et Giertz, 2012 : 8), une idée reprise par Dahlby et Ferede (2012).

Dahlby et Ferede (2012) appliquent une version de ce modèle qui est quelque peu élargie pour tenir compte d’interactions possibles entre les assiettes de différentes taxes. Ils étudient le coût marginal des fonds publics dans les provinces canadiennes, selon qu’ils sont levés au moyen de l’impôt sur le revenu des particuliers, de l’impôt sur les sociétés ou de la taxe de vente, tout en essayant de prendre en compte les effets du taux de chaque type de taxe sur l’assiette des deux autres. Plus précisément, ils estiment économétriquement un modèle de la forme

j ∈{cps} et l’indice c désigne l’impôt sur le revenu des sociétés, p l’impôt sur le revenu des particuliers et s la taxe de vente, et ln Bj,g,t est le logarithme de l’assiette fiscale j¸ dans la province g pour l’année t; τj,g,t est le taux de la taxe correspondante; X constitue le vecteur des variables de contrôle; μg et θt représentent les effets fixes; et uj,t est le terme aléatoire.

Les auteurs interprètent les coefficients ηj,h comme la semi-élasticité de court terme de l’assiette fiscale j par rapport au taux de la taxe h. Les paramètres du modèle sont estimés selon la méthode des variables instrumentales, sur des données agrégées par province et par année : 10 provinces × 35 ans (1972-2006). Les auteurs calculent ensuite des semi-élasticités de long terme en exploitant la présence de la variable retardée dans le modèle économétrique (4). À partir d’un état stationnaire, sous l’effet d’une augmentation permanente d'un taux τ, la semi-élasticité de l’assiette fiscale par rapport au taux d’imposition évolue de période en période et s’approche asymptotiquement de sa valeur de long terme; l’assiette fiscale s’érode donc progressivement. Les auteurs calculent un coût marginal « dynamique » des fonds publics en prenant la valeur présente du flux croissant du τ dB interprété comme le fardeau excédentaire, sur la valeur présente du supplément de recettes fiscales, pour chacune des trois taxes considérées.

Wen, Dahlby et Ferede (2014), dans leur étude réalisée pour la CEFQ, reprennent la même approche, qu’ils complètent avec une analyse descriptive des distorsions possibles dues à l’imposition des revenus du capital et du travail. Ils ont recours pour ce faire au concept de taux effectif marginal d’imposition (TEMI) des revenus du capital et de taux d’imposition effectif du travail (TIET). Il est intéressant de souligner que la notion de TEMI définie par Wen, Dahlby et Ferede (2014 : annexe C, équation 1) correspond à celle qui est incorporée dans le MEGFQ, tel que rapporté dans Decaluwé et al. (2011 : 188, équations 7 et 8). Par contre, le TIET n’est pas un taux marginal, contrairement à ce qui est utilisé dans l’équation d’offre du travail du MEGFQ, tel que rapporté dans Decaluwé, Lemelin et Bahan (2010 : 7, équation 2). Le TIET est calculé en combinant des taux d’imposition effectifs, c’est-à-dire calculés en divisant les recettes fiscales de chaque taxe prise en compte par la base d’imposition. Le TIET est défini au moyen de la formule forme: 2087297n.jpg, où t1 est le taux d’imposition effectif du revenu; t2 est le taux effectif des cotisations sociales; t3 est le taux effectif des taxes sur les produits. On note qu’à l’instar de Feldstein (1999), Wen, Dahlby et Ferede (2014) considèrent une taxe à la consommation comme équivalente à un impôt sur le revenu. Mais à la différence de Feldstein, leur modèle ne tient pas compte des exemptions fiscales qui mettent certains revenus et certaines dépenses à l’abri de l’impôt. D’ailleurs cet aspect de la question est d’autant plus important que Kesselman et Spiro (2014) montrent que le système canadien est déjà fortement orienté vers la taxation de la consommation : non seulement les taxes sur les produits ne s’appliquent pas à l’épargne, mais il existe plusieurs dispositions fiscales qui réduisent ou reportent l’impôt sur la fraction épargnée du revenu (RÉER, CÉLI, etc.).

Globalement, on peut décidément appliquer les critiques de Fullerton (2008) à Dahlby et Ferede et à la plupart des autres études basées sur l’élasticité de l’assiette fiscale par rapport au taux d’imposition[8] : les études empiriques faites sur des données agrégées ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des agents économiques. À cela s’ajoute que le modèle de Dahlby et Ferede (2012) et de Wen, Dahlby et Ferede (2014) est un modèle de forme réduite où les liens de causalité et les canaux de transmission des effets sont enfouis dans les paramètres : « In this paper, we do not explicitly model the determinants of each tax base. We simply allow for some general, but unspecified, complementarity or substitutability among the tax bases, which reflects taxpayers’ responses to these tax rates » (Dahlby et Ferede, 2012 : 6).

La formule dérivée par Kleven et Kreiner (2006) fait exception parmi les estimations du CMFP, en ce qu’elle tient compte de la réaction de l’offre de travail, tant à la marge extensive (participation ou non au marché du travail) qu’à la marge intensive (heures travaillées), dans un contexte d’hétérogénéité des travailleurs quant au taux de salaire, au taux d’imposition (impôt sur le revenu progressif), aux transferts reçus (notamment en situation de non-participation) et au coût fixe de la participation. La prise en compte de l’offre de travail à la marge extensive, en particulier, revêt une grande importance à la lumière des résultats empiriques selon lesquels l’élasticité de l’offre de travail à la marge intensive serait très faible, alors que l’élasticité à la marge extensive serait au contraire substantielle. Dans le calcul, l’hétérogénéité exige cependant que soient agrégées les diverses catégories de travailleurs, au prix de l’utilisation d’une fonction de bien-être social additive (somme pondérée des utilités individuelles), ce qui repose fatalement sur un jugement de valeur. Des estimations empiriques fondées sur des microdonnées européennes montrent que l’élasticité de l’offre de travail à la marge extensive peut faire gonfler considérablement le CMFP.

Il n’en demeure pas moins que l’étude de Kleven et Kreiner (2006) est en équilibre partiel et que, de l’avis même des auteurs, dans un MEGC où la substituabilité entre les types de travail serait imparfaite, le CMFP pourrait être plus, ou moins élevé que l’indiquent leurs estimations, selon les élasticités de substitution entre les types de travail. De même, les analyses de Dahlby et Ferede (2012) et de Wen, Dahlby et Ferede (2014) sont en équilibre partiel, et elles ne tiennent compte que de la variation des recettes fiscales et de l’érosion possible de la base d’imposition. Certaines études étendent leur portée à l’utilisation qui est faite des recettes fiscales ou à l’impact sur le montant des investissements, sans toutefois prolonger l’analyse aux conséquences sur la croissance. Car les modèles d’élasticité de l’assiette fiscale sont statiques[9]. Or l’un des thèmes récurrents du débat sur la taxation optimale est justement l’impact de la fiscalité sur l’investissement et la croissance.

Pour toutes ces raisons, nous croyons que les modèles d’équilibre général calculables, comme celui du ministère des Finances du Québec, sont des outils bien plus puissants pour éclairer le débat public sur une réforme de la fiscalité.

2. Les modèles d’équilibre général calculable

Un modèle d’équilibre général calculable (MEGC) est d’abord une représentation mathématique de l’économie dans son ensemble : composantes, comportements, interactions. À la base, c’est un modèle fondé sur la théorie microéconomique de l’équilibre général concurrentiel, bien qu’il existe des modèles avec concurrence imparfaite ou avec solutions de déséquilibre. Comme l’indique l’adjectif « calculable », les MEGC se résolvent numériquement. Leurs paramètres sont souvent calibrés à partir d’une matrice de comptabilité sociale (MCS). On les utilise le plus souvent pour faire des simulations, afin d’analyser les conséquences de divers chocs exogènes sur une économie concrète. Une solution du modèle reproduit les conditions de l’équilibre général concurrentiel, ainsi que les contraintes d’équilibre macroéconomique (notamment l’équilibre investissement–épargne).

Selon la façon de traiter le temps, les MEGC sont statiques ou dynamiques. Parmi ces derniers, les modèles en dynamique séquentielle sont constitués d’une suite d’équilibres statiques où chaque période est liée à la précédente par des variables « héritées » (au premier chef le stock de capital); ils peuvent se résoudre période par période. Dans les modèles en dynamique intertemporelle, au contraire, les agents ont un comportement d’optimisation intertemporelle, ce qui exige que le modèle puisse être résolu simultanément pour toutes les périodes. Les modèles en dynamique intertemporelle peuvent être déterministes (auquel cas les anticipations des agents sont myopes ou parfaites, ou encore adaptatives), ou ils peuvent être stochastiques. L’optimisation intertemporelle dans les modèles dynamiques stochastiques d’équilibre général (connus sous le sigle anglais DSGE) se fait sur l’espérance mathématique des conditions futures, selon l’information disponible à chaque moment, alors que l’économie est soumise à des perturbations aléatoires. Dans cet article, nous nous attacherons principalement aux modèles statiques et en dynamique séquentielle, qui sont généralement plus détaillés que les modèles intertemporels, à cause du très fort volume de calcul que requièrent ces derniers pour la résolution simultanée. Un modèle plus détaillé, en effet, permet de mieux représenter la complexité du régime fiscal et l’hétérogénéité des comportements.

Nous affirmons que les MEGC sont des outils puissants, bien adaptés à l’examen des impacts d’une réforme fiscale. Ils s’appuient sur des fondements théoriques solides, et non seulement sur des corrélations statistiques. Ils prennent en compte les interactions entre toutes les composantes d’une économie, en particulier les effets indirects résultant des réactions des agents. Parmi les interactions, les MEGC mettent au premier plan celles qui se transmettent par l’intermédiaire des prix, comme l’érosion de l’assiette fiscale en réponse à l’augmentation d’une taxe. Globalement, les prix jouent dans ces modèles leur rôle microéconomique : par le jeu de l’offre et de la demande, transmettre aux agents l’information économique qui fonde leurs décisions. Ainsi, les MEGC permettent de voir par quels mécanismes se produisent les effets d’un choc exogène donné. Dans leur version dynamique, ils sont capables de simuler les conséquences sur la croissance à long terme de changements dans le rythme d’accumulation du capital qui résulteraient de fluctuations de l’investissement dues à des modifications du comportement d’épargne (variations du montant d’épargne ou mobilité transfrontalière des capitaux financiers).

Les MEGC permettent en outre d’évaluer le coût marginal des fonds publics – et de façon bien plus fine – grâce au calcul de la variation équivalente ou de la variation compensatoire de Hicks, comme cela est fait dans certains des modèles présentés plus loin. L’une et l’autre sont basées sur la fonction de dépense, dérivée de la fonction d’utilité (directe ou indirecte) : e(p, U) est la dépense minimale nécessaire, étant donné le vecteur de prix p, pour atteindre le niveau de bien-être  U. La variation équivalente est donnée par

et la variation compensatoire par

On aura compris que dans un cas comme dans l’autre, on mesure une variation discrète et non pas marginale au sens strict du terme. Dans ce contexte, le fardeau excédentaire marginal est calculé comme le rapport d’une variation hicksienne sur la variation des recettes publiques. Le calcul des variations hicksiennes est possible dans les MEGC parce que la forme de la fonction d’utilité est explicitement définie. Par contraste, dans le calcul du coût marginal des fonds publics présenté précédemment, la forme de la fonction d’utilité n’est pas définie : la variation de bien-être est mesurée indirectement par forme: 2087298n.jpg, ce qui conduit à définir le rapport τdB/dR = τdB/(Bdτ + τdB) comme le coût marginal des fonds publics, comme nous l’avons vu précédemment. Il est à noter que, pour évaluer le coût marginal des fonds publics dans un MEGC, l’utilité doit tenir compte du temps de travail et l’offre de travail doit être endogène. S’il y a plusieurs catégories de ménages, il devient nécessaire d’agréger les variations hicksiennes, ce qui suppose un jugement de valeur, tout comme la formulation d’une fonction d’utilité sociale. De plus, pour évaluer l’impact à long terme (Ballard et al., 1985), il faut un modèle dynamique, auquel cas les variations hicksiennes des périodes successives doivent être agrégées, ce qui exige de choisir un taux d’actualisation. Enfin, il y a plusieurs façons de prendre en considération l’utilisation qui sera faite des fonds publics : l’une d’elles consiste à supposer que les recettes supplémentaires sont redistribuées aux ménages sous forme de paiement forfaitaire (lump sum); une autre, plus complexe, consiste à incorporer le produit des dépenses publiques dans la fonction d’utilité; enfin, on peut procéder comme Ballard et al. (1985) et calculer le coût marginal des fonds publics comme critère de rendement minimum des dépenses publiques.

Enfin, les MEGC peuvent être très détaillés, ce qui permet, entre autres, d’examiner la distribution du revenu entre groupes de ménages[10] et les impacts sur chaque industrie. Pour toutes ces raisons, les MEGC ont été beaucoup utilisés pour simuler les impacts de réformes ou de modifications de politiques économiques : politique commerciale (libéralisation, traités de libre-échange), politiques environnementales (suites du Protocole de Kyoto et plus récemment de la COP21) et, bien entendu, modifications ou réforme de la fiscalité[11].

Pour autant, les MEGC ne sont pas sans points faibles. Ainsi, les comportements économiques sont la plupart du temps décrits selon l’approche de l’agent représentatif, le comportement d’un groupe d’agents étant modélisé comme s’il s’agissait d’un seul agent. Ainsi chaque groupe de ménages a une seule fonction d’utilité, dont dérivent ses équations de demande de biens et d’offre de travail; de même, chaque industrie (groupe d’établissements) a une fonction de production et de transformation, dont dérivent ses équations de demande de facteurs et d’offre de produits. On peut compenser en partie cette faiblesse en couplant un MEGC avec un modèle de microsimulation.

Par ailleurs, les MEGC sont en général des modèles walrasiens « réels », sans monnaie; dans les conditions d’équilibre des agents, seuls importent les prix relatifs et, faute de monnaie, le niveau absolu des prix demeure indéterminé; il n’y a dans ces modèles ni inflation, ni politique monétaire[12]. Rappelons aussi que la plupart des MEGC sont calibrés à partir d’une MCS (une seule observation) et ne font pas l’objet d’estimation économétrique (sauf pour certains paramètres dits « libres »[13], qui sont parfois estimés en dehors du modèle, quand ils ne sont pas repris d’autres sources). Pour cette raison, il n’y a pas de marge d’erreur définie, ni pour les résultats du modèle dans leur ensemble, ni même pour la plupart des paramètres pris individuellement. C’est pourquoi on utilise des tests sommaires de robustesse ou de sensibilité (refaire la même simulation avec plusieurs jeux de valeurs des paramètres jugés critiques) ou, suivant une approche plus systématique, des tests de Monte Carlo[14]. De telles méta-analyses des modèles exigent cependant temps et efforts et ne sont pas généralisées. Un MEGC n’est donc pas à toute épreuve, mais il n’en demeure pas moins un outil puissant et pertinent pour l’évaluation des politiques économiques.

Encore faut-il qu’un modèle soit utilisé à bon escient.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’un modèle? Disons pour les fins de la discussion qu’un modèle est une représentation mathématique, forcément simplifiée, d’un phénomène qu’on cherche à étudier. La modélisation peut avoir plusieurs objectifs : test d’une théorie ou d’une hypothèse, prévision, simulation, optimisation... S’agissant de tester une théorie ou une hypothèse, le modèle est d’emblée conçu pour que ses résultats soient confrontés à des données, selon le paradigme popperien; appelons ce type de modèles des modèles d’orientation empirique. Les MEGC ne sont pas de ce type. Ce sont des énoncés théoriques quantifiés, qui sont rarement confrontés de façon systématique aux données, en grande partie parce que cela est impossible. Les modèles détaillés, calibrés à partir de MCS, ne peuvent pas être évalués au moyen des méthodes de l’inférence statistique qui exigent des observations répétées. Les résultats générés par les modèles ne sont pas des prévisions qui pourraient être comparées à des observations postérieures, parce que la réalité est trop mouvante, alors qu’une solution du modèle est une pseudo-expérience contrôlée, où seul un ensemble étroitement défini de valeurs exogènes est modifié. C’est pourquoi les MEGC ne sont pas considérés en général des modèles de prévision[15]. Ce sont plutôt des modèles de simulation.

Un modèle de simulation, au fond, c’est un argument; un argument complexe, soit, énoncé dans le langage symbolique des mathématiques, quantifié à l’aide de données et traité numériquement par ordinateur; mais néanmoins un argument, qui prend la forme générale « Si..., alors... ». Les résultats obtenus sont la conclusion d’un argument, ils ne sont pas la réalité, comme l’oublient trop de praticiens (lire Leijonhufvud, 1973). Pour évaluer la validité de l’argument, il faut examiner ses éléments, c’est-à-dire se demander ce qu’il y a dans le « si ». Grosso modo, on peut distinguer trois composantes du « si » : à la base, la structure même du modèle et sa paramétrisation; ensuite, la spécification du scénario de référence (BAU – Business As Usual); enfin, la définition du choc dont on simule l’impact. Les détracteurs qui qualifient les MEGC de « boîtes noires » ont parfois raison, hélas! L’antidote par excellence à cette critique est de diffuser l’énoncé mathématique du modèle[16]. Mais ce n’est pas suffisant : la validité et la portée des résultats d’une simulation dépendent aussi de la façon dont est formulée cette simulation – tous les modélisateurs sont d’accord sur ce point. Sans connaître la spécification des simulations, impossible de juger des résultats obtenus et de leur validité, que ce soit pour adhérer à une réforme proposée ou pour la critiquer, ou encore pour proposer d’autres analyses.

Cette vision de ce qu’est un MEGC nous situe à la frontière entre la science économique et la philosophie politique, où le modèle est à la fois outil de développement des connaissances et support à la prise de décisions collectives. Du point de vue de la philosophie politique, un argument n’est jamais qu’un moment dans une discussion en vue d’arriver à un consensus démocratique ou, à défaut, à une décision partagée prise démocratiquement. En ce sens, un modèle-argument est à reprendre, à corriger, à élaborer, à détailler, idéalement jusqu’à ce qu’il soit accepté par les parties au débat. D’où la nécessité absolue, dans le débat démocratique, de la plus grande transparence quant aux modèles utilisés. Car si l’on veut prendre une décision collective en s’appuyant sur un modèle de simulation, il faut discuter du modèle et de la formulation de la simulation autant que de ses résultats. Présenter les seuls résultats d’un modèle, c’est donner la conclusion sans l’argument. C’est commander un acte de foi.

Certains diront que c’est affaire de spécialistes et que le grand public n’a pas à y être mêlé. Mais justement, la conversation démocratique met en jeu des échanges ouverts par lesquels des discours plus techniques sont relayés au grand public et discutés à travers les multiples médiatisations de vulgarisateurs, de journalistes et, bien entendu, d’hommes et de femmes politiques. C’est d’ailleurs selon ce principe de la démocratie libérale que sont diffusés les comptes publics, dont la compréhension nécessite pourtant des connaissances comptables poussées, et les jugements de Cour, qui s’appuient sur des notions de droit parfois fort complexes. Est-il besoin d’ajouter qu’une réforme de la fiscalité québécoise de l’envergure de celle qui est préconisée dans le rapport de la CEFQ constitue un choix de société fondamental et doit pouvoir faire l’objet d’un débat politique large et éclairé, sans précipitation. Aucun gouvernement respectueux de la démocratie n’imposerait une telle réforme comme un fait accompli.

Pour conclure cette réflexion, citons l’économiste Alfred Sauvy (1898-1998) : « Le chiffre est un être délicat, sensible, qui, soumis à la torture, se livre à des aveux conformes au désir de son bourreau » (1977 : 27). La modélisation peut faire de nous des tortionnaires – ne dit-on pas en anglais que nous faisons du number crunching? Gare à la torture des chiffres sous le couvert de modèles!

3. Quels sont les principaux enjeux pour l’analyse de réformes fiscales dans les modèles EGC?

Au-delà de la vision générale de l’utilité des MEGC pour l’analyse des réformes fiscales, déjà énoncée, nous examinons ici les enjeux de modélisation spécifiques qui se posent dans le contexte d’une réforme qui vise grosso modo à modifier le tax mix pour réduire le poids de l’impôt sur le revenu par rapport à une taxe sur la consommation, comme le préconise le rapport Godbout. En effet, à l’exception d’une taxe forfaitaire[17], toutes les taxes créent des distorsions de prix qui ont un impact négatif sur l’efficacité économique, ce qui se traduit par une perte de bien-être que l’on peut mesurer par le coût marginal des fonds publics. L’objectif poursuivi par une réforme fiscale est de réduire la perte d’efficacité, sans pour autant rendre le système moins équitable. Nous nous demandons donc quels sont les comportements clés des agents économiques qui sont susceptibles d’être influencés par ce type de modifications de la fiscalité et comment les représenter adéquatement dans un modèle, de façon à ce que l’analyse d’impact soit la plus éclairante possible. Bien entendu, il y a toujours un arbitrage à faire entre le réalisme de la simulation des comportements et la facilité de sa mise en oeuvre. Cela ne fait que renforcer la nécessité de la plus grande transparence dans la spécification du modèle.

3.1 Arbitrage entre efficacité et équité

Atkinson et Stiglitz (1976) proposent un cadre théorique élargi pour analyser le régime fiscal en tenant compte des interactions entre les diverses formes de taxes, notamment les taxes directes et indirectes, en regard des objectifs d’efficacité et d’équité horizontale et verticale. Ils concluent prudemment en disant « [...] the theory may be more useful in illuminating the structure of the argument than in providing definite answers to policy issues ». D’où la pertinence des études d’impact appliquées et l’importance que les modèles rendent compte correctement des effets de la fiscalité sur la distribution du revenu.

Cela pose cependant un défi méthodologique, bien défini par Bourguignon et Bussolo (2013) : « Studying the poverty and income distribution effects of macroeconomic policies or shocks requires a methodology that accounts on the one hand for the nature of the policy or shock being studied and their aggregate impact on the economy and, on the other hand, the heterogeneity of their overall effects among individuals or households at the micro level. » C’est pour relever ce défi qu’ont été développés les modèles macro-micro, qui combinent un modèle d’équilibre général calculable avec un modèle de microsimulation. C’est au moyen d’un modèle de ce type que Savard (2005) fait la démonstration concrète qu’un MEGC constitué selon l’approche de l’agent représentatif[18], bien qu’il permette d’évaluer adéquatement les impacts macroéconomiques et sectoriels d’un choc, produit, quant à la distribution du revenu, des résultats contradictoires à ceux d’un modèle utilisé en tandem avec un modèle de microsimulation.

Sommairement, un modèle de microsimulation est un modèle du comportement des ménages en réponse à un vecteur donné des prix des facteurs et des produits. Étant donné leur dotation en facteurs, les différents ménages déterminent leur offre de travail et leurs consommations[19]. Les prix, les dotations en facteurs et les offres de travail permettent de calculer le revenu de chaque ménage et de là, examiner la distribution des revenus (indices de Gini, indicateurs de pauvreté Foster-Greer-Thörbecke, 1984, etc.). Les paramètres de ces modèles sont généralement estimés ou calibrés à partir de données détaillées provenant d’enquêtes auprès des ménages. Le noeud du problème, évidemment est l’articulation entre le MEGC macro et le modèle de microsimulation. Depuis le début des années 2000, il s’est développé une vaste littérature sur les méthodes de couplage de la microsimulation et de la modélisation en EGC : Bourguignon et Bussolo (2013) et Cockburn, Savard et Tiberti (2014) font une revue exhaustive de ces écrits. Suivant Cockburn, Savard et Tiberti, on peut distinguer trois approches principales[20] : une liaison de haut en bas (top-down), où les résultats du MEGC servent d’intrants au modèle de micro, les résultats de ce dernier pouvant ne pas être compatibles avec ceux du MEGC (par exemple, l’offre agrégée de travail calculée par le modèle micro peut être différente de celle du MEGC); une liaison de bas en haut (bottom-up), où les résultats du modèle micro sont agrégés pour servir d’intrants au MEGC; enfin, une approche itérative, où les deux modèles sont résolus en alternance.

S’agissant d’examiner les conséquences d’une réforme fiscale sur l’efficacité et l’équité, un modèle EGC associé à un modèle de microsimulation est donc l’outil tout indiqué. De plus, les modèles de microsimulation permettent de détailler les spécificités fiscales et d’offre de travail au niveau des ménages ou des individus et ainsi mieux capter les effets de réformes fiscales sur les comportements des individus. Ceci est important d’un point de vue d’équité mais aussi d’un point de vue efficacité. Bien que plusieurs études traitent d’effets redistributifs tout en s’en tenant à l’approche de l’agent représentatif (par exemple, Boeters, Feil et Gürtzgen, 2005), d’autres combinent un modèle EGC avec la microsimulation (Åvitsland et Aasness, 2006; Boccanfuso et al., 2007; de Quatrebarbes, Boccanfuso et Savard, 2016), ce qui permet une analyse beaucoup plus fine des effets redistributifs. En conclusion, l’approche de l’agent représentatif impose des limites importantes en ce qui concerne l’aspect équité des réformes fiscales; on peut surmonter ces limites grâce au couplage avec un modèle de microsimulation[21].

3.2 Fiscalité et incitation au travail

La question des effets de la fiscalité sur l’incitation au travail était au coeur même des propos de Mirrlees (1971) et son importance s’est perpétuée jusque dans le mandat de la CEFQ. Dans les MEGC avec offre de travail endogène, comme dans la théorie microéconomique, le loisir fait partie des arguments de la fonction d’utilité du consommateur, et l’offre de travail est égale au loisir sacrifié en échange d’un revenu. Toute ponction fiscale qui réduit le taux de rémunération du travail a pour effet de réduire le prix relatif du loisir et de créer un effet de substitution en sa faveur et donc, de diminuer l’offre de travail[22].

Pour simuler correctement l’effet de la fiscalité sur l’incitation au travail, un MEGC doit donc (1) modéliser adéquatement le comportement d’offre de travail et (2) capter le mieux possible l’effet de la fiscalité sur le taux de salaire net d’impôt. Boeters et Savard (2013) présentent une revue détaillée des approches développées pour intégrer des comportements d’offre de travail dans les modèles EGC. Ils montrent comment certains raffinements sont difficiles, voire impossibles à réaliser si l’on s’en tient à l’approche de l’agent représentatif. Ainsi, l’étude réalisée pour la CEFQ par Blancquaert et al. (2014) sur la fiscalité et l’incitation au travail fait état de différences entre l’élasticité « à la marge extensive » de l’offre de travail (participation ou non au marché du travail) et l’élasticité « à la marge intensive » (nombre d’heures passées au travail); Boeters et Savard (2013) montrent comment cette distinction peut s’appliquer dans un modèle de microsimulation utilisé conjointement avec un MEGC. Au cours des 10 dernières années, cette combinaison de modèles a permis d’enrichir grandement la modélisation de l’offre de travail dans les modèles EGC (Boeters, Feil et. Gürtzgen, 2005; Bourguignon, Robillard et Robinson, 2005; Bourguignon et Savard, 2008). Les possibilités offertes par l’approche micro-macro peuvent être particulièrement intéressantes pour prendre en compte l’hétérogénéité des individus et les différences de leurs réactions aux modifications fiscales selon leurs caractéristiques (âge, éducation, niveau d’expérience, niveau de revenu, etc.).

En plus de tout cela, il est important de prendre en considération autant que possible l’existence de rigidités, institutionnelles ou autres, sur le marché du travail. Ainsi, plusieurs modélisateurs ont développé des modèles de salaires négociés (par exemple, Boeters, Feil et Gürtzgen, 2005). Les rigidités impliquent la plupart du temps des déséquilibres, du chômage entre autres. Dans plusieurs modèles, le chômage apparaît à travers une wage curve à la Blanchflower, une représentation empirique des effets de rigidités non spécifiées sur le taux de chômage en fonction du taux de salaire (Blanchflower et Oswald, 1995; Card, 1995). Se pose alors la question de savoir comment tenir compte de l’existence du chômage dans le comportement de l’offre de travail[23].

Concernant l’effet de la fiscalité sur le taux de salaire net d’impôt, il est évident qu’un impôt sur le revenu a un impact direct. C’est toutefois le taux marginal d’imposition qui compte pour le choix à la marge entre travail et loisir. Un modèle qui ne tiendrait compte que des taux effectifs moyens ne répond pas à cette exigence. D’où, par exemple, l’utilisation d’un taux effectif marginal d’imposition dans le modèle d’équilibre général calculable du ministère des Finances du Québec (Decaluwé, Lemelin et Bahan, 2010); ce taux tient compte, non seulement des tranches successives de l’impôt sur le revenu, mais également des éventuelles réductions de transferts sociaux qui peuvent découler d’un accroissement du revenu de travail. Par ailleurs, si tout revenu est éventuellement consommé, soit dans la période courante, soit de façon différée à travers l’épargne, il n’y a pas de différence théorique entre un impôt sur le revenu et une taxe à la consommation du point de vue de l’incitation au travail[24] (Ballard et al., 1985; Feldstein, 1999). En pratique cependant, il peut être difficile de déterminer quel taux d’imposition sur le revenu est équivalent à un taux donné de taxe à la consommation. Ces difficultés sont généralement évitées dans les MEGC suffisamment détaillés, où les prix des biens dans le modèle de choix du consommateur incluent les taxes indirectes.

Il va sans dire que, quelle que soit la formulation d’un modèle, sa validité dépend tout autant de sa paramétrisation. Idéalement, le choix de paramètres s’appuie sur des estimations économétriques appliquées à des données propres à l’économie modélisée; mais on utilise aussi des estimations réalisées pour d’autres régions. Enfin, il faut garder à l’esprit la possibilité qu’une modification du taux de rémunération du travail par la fiscalité puisse produire un déplacement du travail vers l’économie souterraine. Cette problématique est analysée en profondeur dans Fortin et al. (1996). Nous y reviendrons ci-dessous car l’économie souterraine et l’évasion touchent pratiquement toutes les formes de taxations.

3.3 Fiscalité et épargne des ménages

Un régime fiscal qui voudrait inciter à l’épargne devrait s’appuyer davantage sur une taxe à la consommation que sur l’impôt sur le revenu : alors qu’un impôt sur le revenu s’applique uniformément à toute forme de revenu, quel que soit l’usage qu’on en fait, une taxe à la consommation s’applique uniquement aux dépenses de consommation. Il est vrai que si l’on perçoit l’épargne comme de la consommation différée (Ballard et al., 1985), une taxe à la consommation frappe aussi l’épargne; mais l’impôt sur le revenu sera également prélevé sur le revenu futur qui pourra être généré par l’épargne, ce qui, en quelque sorte, taxe l’épargne deux fois. En définitive, le remplacement d’un impôt sur le revenu par une taxe à la consommation a pour effet de réduire le prix relatif de la consommation future par rapport à la consommation courante, c’est-à-dire d’encourager l’épargne.

Une taxe à la consommation n’est pas nécessairement une taxe indirecte : Ballard et al. (1985) représentent une taxe à la consommation comme un impôt sur le revenu avec déductibilité complète de l’épargne. Kesselman et Spiro (2014) montrent de façon convaincante que dans le cadre fiscal canadien, le régime de l’impôt sur le revenu des particuliers est déjà très proche d’une taxe à la consommation, grâce aux dispositions suivantes : report de l’impôt sur certaines formes d’épargne (RÉER, RPA, mais aussi certains placements qui engendrent un gain en capital qui n’est imposé qu’au moment de sa réalisation); méthode de l’impôt prépayé qui exempte les revenus futurs générés par l’épargne (CÉLI); imposition à taux réduit de certains types de revenus (dividendes[25], gains en capital, loyer implicite des propriétaires-occupants), y compris l’exemption complète du gain en capital réalisé sur la vente de son habitation principale. Ils évaluent sommairement à environ 20 % la fraction des revenus du capital des particuliers qui est effectivement soumise à l’imposition.

Qu’en est-il de la capacité des MEGC à refléter le comportement d’épargne des agents et leur réaction aux changements fiscaux? Généralement, dans les modèles EGC, l’épargne est une part, fixe ou endogène, du revenu disponible d’un agent (les ménages) ou encore un solde (entreprises et gouvernement). Cela ne facilite guère la prise en compte des phénomènes mis en évidence par Kesselman et Spiro, dont la représentation ne pourrait probablement pas se faire autrement que par microsimulation. En outre, l’épargne – du moins l’épargne des ménages – est une décision essentiellement intertemporelle, par laquelle l’agent économique cherche à répartir sa consommation dans le temps selon son taux de préférence pour le présent et le taux de rendement net anticipé de son épargne. Aussi la modélisation du comportement d’épargne fait-elle l’objet de toute une littérature sur les modèles dynamiques de générations imbriquées ou de cycle de vie. De plus, le recours aux modèles intertemporels pose un dilemme puisque, comme nous l’avons déjà signalé, ceux-ci doivent être résolus simultanément pour toutes les périodes, ce qui exige une grande capacité de calcul et par le fait-même impose des limites sévères à leur niveau de détail. L’examen des impacts sur l’épargne des ménages au moyen de MEGC autres qu’intemporels présente donc des défis qui ne n’ont pas encore été totalement surmontés.

3.4 Fiscalité et investissement

Dans une économie fermée, inciter à l’épargne, c’est inciter ipso facto à l’investissement. Kesselman et Spiro (2014) remettent en question cette relation directe entre l’épargne des ménages et l’investissement dans l’économie canadienne. Ils rappellent les conclusions de Feldstein et Horioka (1980) qui montrent que, pour un groupe de pays de l’OCDE, la corrélation entre l’épargne intérieure et l’investissement privé est significativement inférieure à 1, tout en étant plus proche de 1 que du zéro que prédirait l’hypothèse de la mobilité parfaite du capital. Dans une petite économie ouverte avec mobilité du capital, comme le Canada dans le monde et a fortiori le Québec au sein du Canada, il faut s’attendre à une corrélation encore plus faible entre l’épargne et l’investissement. Dans une analyse empirique canadienne, Gouëdard et Vaillancourt (2011), montrent que l’élasticité de l’investissement privé par rapport à l’épargne des ménages est très faible (8,5 %) pour le Canada et ils n’ont trouvé aucune corrélation au niveau des provinces, étant donné la forte intégration du marché des capitaux au Canada.

Dans ce contexte, il est utile de rappeler que les mouvements de capital entre pays ou régions sont la contrepartie des échanges de biens et services : en termes de comptabilité économique, le solde du compte capital et financier est égal à l’inverse du solde du compte courant. Or dans la plupart des MEGC, on ne représente que le compte courant, souvent fixé de façon exogène. Pourtant, ce que la thèse de Feldstein et Horioka implique pour les MEGC, c’est que l’épargne étrangère (= – solde du compte courant) n’est pas déterminée uniquement par l’offre et la demande d’importations et d’exportations, mais aussi par de l’offre et la demande d’actifs et le comportement des épargnants. Seuls certains MEGC avec compte courant endogène et actifs financiers permettent de tenir compte de ce phénomène (Lemelin, Robichaud et Decaluwé, 2013).

Par ailleurs, l’examen du lien entre l’épargne et la croissance par le biais de l’investissement exige un MEGC dynamique. Dans un modèle statique, l’investissement n’est qu’une composante de la demande finale : il suffit que le modèle puisse détailler de quels biens est constituée la demande pour fins d’investissement. Dans un modèle dynamique[26], il faut pouvoir traduire l’investissement de chaque période en accroissement futur du capital productif. Or, selon les données de la comptabilité économique sous-jacentes aux MEGC, les utilisations de l’épargne comprennent, non seulement la formation brute de capital fixe (FBCF), mais aussi la variation des stocks d’inventaires. Pourtant, il est bien évident qu’il est invraisemblable de supposer que des variations de stocks, positives ou négatives, puissent se répéter d’année en année indéfiniment. Un modèle dynamique doit donc pouvoir neutraliser en quelque sorte les variations de stocks pour se concentrer sur la relation plus durable entre les dépenses d’investissement et la FBCF. Mais il y a plus : un MEGC dynamique doit simuler la répartition de la FBCF entre les activités productives. En plus, comme il s’agit d’un phénomène économique de nature plus volatile que, disons la demande de consommation, le calibrage à partir de données annuelles pose un défi.

Enfin, on voudra pouvoir tenir compte des éventuels effets de distorsion de la fiscalité sur les décisions d’investissement, tel que préconisé notamment par Fullerton et Henderson (1989a et b). C’est dans ce but que s’est développée la méthodologie des taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI – marginal effective tax rates, METR en anglais), d’abord conçue pour des analyses en équilibre partiel (Daly et Jung, 1987; Jung, 1989; McKenzie, Mintz et Scharf, 1997; McKenzie, Mansur et Brûlé, 1998), mais utilisée dans certains MEGC, dont celui du ministère des Finances du Québec (Decaluwé et al., 2011).

3.5 Taxe à la consommation ou taxe à la valeur ajoutée

Nous avons vu qu’une taxe à la consommation équivaut à un impôt sur le revenu avec exemption complète de l’épargne (Ballard et al., 1985) et que, selon Kesselman et Spiro (2014), le régime fiscal canadien se rapproche d’une taxe à la consommation. Ce dont nous parlons ici sont ce que le système des comptes nationaux des Nations-Unies appelle les « taxes sur les produits »[27]. Elles incluent les taxes d’accise (prélevées sur des produits spécifiques), les taxes de vente générales et les taxes à la valeur ajoutée.

Au milieu du siècle dernier, il n’y avait guère qu’en France qu’était appliquée une taxe à la valeur ajoutée. On la retrouve maintenant dans plus de 130 pays à travers le monde, où elle permet de collecter en moyenne 20 % des recettes fiscales (Keen et Lockwood, 2010). Ce qui caractérise les taxes à la valeur ajoutée, ce sont les crédits de taxe sur les intrants et la méthode de perception correspondante. Le remboursement de la taxe sur les intrants, comme l’appelle Revenu Québec, s’applique aux dépenses d’exploitation, mais aussi aux dépenses d’immobilisation (investissements).

La TPS/TVQ est par conséquent, dans son principe, une taxe à la consommation. Or, si tout revenu est éventuellement consommé, soit dans la période courante, soit de façon différée à travers l’épargne, une taxe à la consommation, contrairement à un impôt sur le revenu, évite d’introduire une distorsion du prix relatif de la consommation présente par rapport à la consommation future; la TPS/TVQ ne réduit donc pas l’incitation à l’épargne. Par contre, comme toute taxe à la consommation ou impôt sur le revenu, elle réduit l’incitation au travail parce qu’elle augmente le prix de la consommation de biens et services par rapport à celui du loisir, induisant un effet de substitution en faveur de ce dernier. Enfin, comparée à l’impôt sur le revenu à taux progressif, une taxe à la consommation comme la TPS/TVQ est considérée comme régressive, puisqu’elle s’applique au même taux à tous les citoyens, quelle que soit leur situation socioéconomique[28]. D’ailleurs la CEFQ a d’emblée pris en compte ces considérations d’équité verticale en proposant des mesures d’accompagnement pour protéger les plus démunis de l’impact d’une augmentation de la TVQ.

Une autre question liée à la notion de taxe à la consommation est de savoir s’il est préférable d’appliquer un taux unique ou des taux différenciés. Beaucoup d’attention a été accordée à cette question dans la littérature depuis près d’un siècle (Ramsey,1927; Diamond et Mirrlees, 1971; Atkinson et Stiglitz, 1972; Sandmo, 1976, Saez, 2004, entre autres). Dans la foulée de Stiglitz (1982) et Naito (1999), Saez (2004) montre qu’à court terme (quand les travailleurs peuvent ajuster leur offre de travail, mais pas le type de travail offert, c’est-à-dire leur niveau de qualification) des taux de taxes différenciés peuvent être des instruments efficaces de redistribution; à long terme, par contre, les taux différenciés introduisent des distorsions non optimales, tel qu’établi par Diamond et Mirrlees (1971)[29]. La tendance actuelle semble être à une certaine uniformisation des taux pour éviter les distorsions, sauf dans le cas d’externalités évidentes (taxes sur le carbone), considérant que les taxes pigouviennes ciselées sont quelque peu utopiques. Les modèles EGC offrent un cadre d’analyse tout à fait approprié pour évaluer l’impact de différentes formes de taxes sur les produits et de différentes structures de taux, pourvu que soient respectées les spécificités de l’application de ces taxes dans la formulation du modèle[30].

3.2 Fiscalité et évasion ou évitement fiscal

Le dernier enjeu de modélisation que nous voulons aborder dans le contexte d’une réforme fiscale est celui de l’évitement ou de l’évasion fiscale. Ce phénomène est multiforme et difficilement saisissable[31].

3.6.1 Production au noir

Une première façon d’échapper à l’imposition consiste à déplacer les activités productives vers le secteur informel ou l’économie souterraine, c’est-à-dire produire des biens et services sans déclaration formelle des activités au gouvernement. Selon le contexte, cette pratique peut être légale ou illégale. Dans le contexte africain, le modèle d’Auriol et Warlters (2012) inclut un secteur informel de l’économie, souvent exempté d’impôt, mais qu’il est possible d’amener dans le giron du système fiscal moyennant des coûts administratifs; ces auteurs estiment un CMFP assez faible pour le secteur informel, mais qui est plus élevé quand la taille du secteur informel est plus grande, ce qui suggère qu’il est alors plus facile d’échapper à la fiscalité. Dans une économie comme celle du Québec, où le secteur informel n’est pas exempté d’impôt, le déplacement de l’activité vers le secteur informel s’accompagne généralement de la vente au marché noir ou dans l’économie souterraine, ce qui esquive à la fois l’impôt sur le revenu et la TPS/TVQ[32]. Évidemment, certains secteurs de l’économie, comme le secteur des services, sont plus susceptibles de se déplacer vers l’économie informelle. On pourrait évoquer également la soi-disant « économie du partage », qu’on pourrait qualifier de semi-informelle.

3.6.2 Importations non déclarées et commerce électronique

Les consommateurs peuvent éviter les taxes sur les produits en allant faire leurs achats dans les juridictions voisines[33]. Cette pratique dépend donc de la géographie. C’est d’ailleurs pour cette raison que la taxe d’accise québécoise sur l’essence est modulée selon la proximité de la frontière internationale ou interprovinciale. L’évitement des taxes locales sur les produits a pris une nouvelle forme avec le développement du commerce électronique qui prend une place de plus en plus importante dans les économies. Selon une étude du CEFRIO (2014), la dépense mensuelle par cyberconsommateur a progressé de 24 % entre 2009 et 2013 au Québec pour atteindre une valeur estimée de 7,3 milliards de dollars en 2013. Le Québec est particulièrement touché par ce phénomène, parce que, si le gouvernement fédéral a suffisamment de poids pour exiger des Amazon de ce monde que soit prélevée la TPS, le gouvernement du Québec ne semble pas avoir la même efficacité.

3.6.3 Évasion fiscale et évitement fiscal

Comme pour les autres taxes, la taxe sur le revenu du capital génère elle aussi de l’évitement et de l’évasion fiscale. Comme le capital est un des éléments taxés les plus faciles à déplacer, il est prévisible que des différences prononcées du taux d’imposition des revenus du capital provoquent un exode de capitaux à l’extérieur de la juridiction. Dans la foulée de la mobilité observée par Feldstein et Horioka (1980), les mouvements de capital en réponse à des écarts fiscaux sont analysés depuis de nombreuses années (Razin et Sadka, 1991; Gordon, 1992). À cela s’ajoute évidemment le côté noir des mouvements de capital, le glissement vers les paradis fiscaux, créés pour rendre légal localement ce qui est illégal ailleurs. L’évitement fiscal n’est cependant pas limité à la rémunération du capital. La rémunération du travail, particulièrement au sommet de l’échelle, offre des possibilités d’évitement fiscal par le changement du mode de rémunération (par exemple, substituer des options d’achat d’actions à une partie du salaire). C’est ce que Saez, Slemrod et Giertz, (2012) appellent du déplacement de revenu (income shifting). Le déplacement de revenu donne lieu à des « externalités fiscales », définies comme toute variation des recettes fiscales tirées d’une base d’imposition autre que celle dont le taux d’imposition est modifié, due au comportement adaptatif des agents au changement[34].

Les problématiques d’évasion et d’évitement qui viennent d’être évoquées ne sont pas systématiquement intégrées aux modèles EGC appliqués, mais certains auteurs ont tenté de le faire en dépit du manque de données (Fortin et al., 1997; Gordon et Neilson, 1997; Alm et Sennoga, 2010; Auriol et Warlters, 2012). Essentiellement, ces auteurs incluent dans leurs modèles des branches d’activités formelles soumises à la taxation et des branches informelles non taxées. En général les consommateurs peuvent acheter des biens taxés ou non taxés. Dans certains cas, les facteurs de production peuvent se déplacer des branches taxées vers les non taxées, mais pas en sens contraire. Fortin et al. (1997) permettent cette mobilité des entreprises en fonction des changements dans la fiscalité.

Négliger ces mécanismes d’évitement et d’évasion fiscale dans une analyse d’impact de réformes fiscales pourrait générer des résultats biaisés. Dans une économie comme le Québec, où il est relativement facile de déplacer la consommation soit vers une consommation non taxée/informelle ou dans d’autres marchés, il devient important de prendre en compte ces mécanismes. Toutefois, il faut garder en tête que le traitement de ces questions dans un modèle EGC n’est pas simple car l’accès à des données fiables est limité et les comportements des agents oeuvrant dans le secteur informel a été moins bien analysé. La question se pose alors de savoir s’il vaut mieux négliger l’existence de cette réalité au vu de ces difficultés, ou en tenir compte malgré une plus grande incertitude sur les données et les comportements. En d’autres mots, l’analyste se trompe-t-il davantage s’il ignore le secteur informel, ou s’il essaie d’en tenir compte en utilisant des données et des comportements observés entachés d’une plus grande marge d’erreur? L’analyse de sensibilité peut alors s’avérer une étape importante d’une analyse intégrant le secteur informel et l’évasion fiscale dans un modèle.

4. Une revue d’un échantillon d’applications de modèles EGC

Dans cette section nous passons en revue un échantillon d’applications de modèles EGC utilisés pour évaluer les CMFP (ou changements de bien-être) de différentes taxes. Nous avons sélectionné des applications en fonction de différents critères. Premièrement, nous passons en revue le modèle EGC du ministère des Finances car celui-ci a été utilisé dans le cadre de la CEFP. Notre présentation de ce modèle repose sur la version publique disponible car nous n’avons pas les éléments à notre disposition pour analyser la version spécifique qui a été utilisée dans le cadre de la CEFP. Par la suite, nous présentons le modèle Baylor et Beauséjour (2004) pour deux raisons principales. Premièrement, c’est un modèle de l’économie canadienne et donc qui devrait mieux refléter la situation québécoise et deuxièmement, les résultats de ce modèle ont été cités dans le rapport de la CEFP. Puis, nous présentons brièvement le modèle de Ballard et al. (1985), car ce modèle a jeté les bases pour l’utilisation de modèles EGC pour l’évaluation du CMFP. Ce modèle est présenté de manière détaillée dans un livre où un chapitre porte sur l’analyse de réformes fiscales. Pour compléter, nous avons retenu trois autres modèles. Les modèles d’Auriol et Warlters (2012) ont été sélectionnés parce que ces auteurs intègrent la présence de secteurs informels (non taxés); et finalement une paire d’articles qui exploitent le même modèle pour la Norvège, à savoir ceux de d’Åvitsland et Aasness (2004) et de Bye, Strom et Åvitsland (2012). Nous avons retenu le premier modèle parce que ces auteurs ont pris en compte les effets distributifs en plus des impacts sur l’efficacité de réforme fiscale.

Avant de commencer cette revue, nous présentons un tableau extrait d’Auriol et Warlters (2012) présentant les fourchettes de CMFP mesuré selon différentes études. Dans notre version du tableau, nous avons retenu uniquement les applications de modèles EGC.

Tableau 1

Estimation du CMFP selon différents modèles EGC

Estimation du CMFP selon différents modèles EGC
Source : Auriol et Warlters (2012)

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La première constatation au vu de ces chiffres est que les estimations sont en général plus faibles que celle obtenues avec des modèles d’équilibre partiel ou des modèles d’équilibre général théoriques. Avec les autres méthodologies, les CMFP sont toujours supérieurs à 1 et la borne inférieure est généralement autour de 1,25. Il faut noter ici que le modèle utilisé dans par Devarajan, Thierfelder et Suthiwart-Narueput (2002) est un modèle EGC très simple. Le modèle de Ballard et al. (1985) que nous décrirons ci-dessous est un modèle EGC avec dynamique récursive et le modèle de Jorgenson et Yun (1990), un modèle EGC dynamique avec anticipations rationnelles. Ce sont donc des modèles très différents qui sont cités dans ce tableau.

4.1 Le modèle du ministère des Finances du Québec (MEGC-MFQ)

Nous avons déjà fait référence à certains aspects de ce modèle, mais nous voudrions en faire une présentation un peu plus générale ici. La version statique du modèle qui a d’abord été développée a été présentée dans Decaluwé et al. (2002 et 2003). L’application du modèle à l’examen de la « règle des 15 ans » pour le remboursement des médicaments innovateurs a été publiée dans Bahan et al. (2005). Decaluwé et al. (2005, 2010 et 2011) ont présenté de manière plus détaillée l’offre endogène de travail et l’imposition du capital dans le modèle. Plus récemment, Bahan, Montelpare et Savard (2011) ont utilisé le MEGC-MFQ pour examiner l’impact des dépenses en infrastructures. Cet article contient un rappel des caractéristiques générales du modèle statique, ainsi qu’une ébauche de ses aspects dynamiques; c’est, à notre connaissance, la seule source d’information publique sur la structure dynamique du modèle.

Le MEGC-MFQ est un modèle birégional incluant l’économie du Québec et celle du reste du Canada (RdC), tout en tenant compte de leurs relations mutuelles et avec le reste du monde. Les agents économiques sont classés en 4 catégories : les entreprises, les ménages, les gouvernements et l’étranger. Il s’agit d’un modèle très détaillé, et où la modélisation du RdC est aussi élaborée que celle du Québec. On distingue dans chacune des deux régions : 56 secteurs productifs, 121 catégories de biens et services et 48 catégories de dépenses personnelles de consommation. Les investissements sont répartis en 13 catégories d’actifs. Il y a environ 150 types de ménages, définis selon la composition du ménage, le niveau de revenu et le groupe d’âge. Cette classification très fine des ménages permet d’évaluer les impacts sociaux des politiques fiscales, selon l’approche de l’agent représentatif. La demande de travail distingue dans chaque région 11 types de main-d’oeuvre. Enfin, on trouve dans le modèle 2 types de capital, qui correspondent aux 2 agents entreprises : les sociétés et les entreprises individuelles.

Un soin particulier a été apporté à la représentation de la fiscalité. Chaque taxe s’applique dans le modèle à un flux qui représente d’aussi près que possible l’assiette fiscale correspondante. C’est le cas notamment des taxes indirectes, qui s’appliquent pour ainsi dire en couches successives les unes sur les autres. De plus, le modèle prévoit que les taux de taxes indirectes peuvent être différents, selon qu’il s’agisse de dépenses de consommation des ménages, d’investissement ou de consommation intermédiaire. L’impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés est représenté par les taux effectifs marginaux d’imposition (TEMI).

Le modèle se distingue aussi par la présence d’une wage curve pour déterminer l’équilibre du marché du travail et par la spécification novatrice de l’offre de travail. Comme dans les autres modèles avec offre de travail endogène, le MEGC-MFQ élargit la liste des biens de consommation pour y inclure le loisir, en supposant que celui-ci est un bien normal, dont le coût de renonciation est égal au taux de salaire. Mais dans ce modèle, on distingue plusieurs types de travail, alors que chaque catégorie de ménages est un agent représentatif constitué d’une grande diversité de ménages qui exercent des professions différentes. L’approche adoptée pour résoudre cette contradiction consiste à supposer que chaque ménage représentatif dispose de différents types de temps de loisir, un par catégorie professionnelle de travail; et chaque ménage se comporte comme s’il était composé d’autant de membres individuels qu’il y a de types de travail et que chacun d’eux maximisait son utilité indépendamment des autres, tout en ayant les mêmes préférences quant à la consommation de biens. Il en résulte un modèle où la demande de consommation de biens est la même que dans un système linéaire de dépenses standard, tandis que l’offre de travail de chaque catégorie par un ménage donné est indépendante du taux de salaire des autres catégories (l’élasticité prix croisée de l’offre de travail entre les catégories professionnelles est nulle).

Pour le reste, sa structure générale est relativement standard : pour chaque région, le modèle reproduit le circuit classique des revenus et dépenses, où les prix et les quantités d’équilibre sont déterminés par l’interaction de l’offre et de la demande sur les marchés. La loi d’accumulation du capital est de forme classique : dans chaque industrie, le stock de capital en début de période, pour chaque type de capital, est égal au stock de la période précédente après dépréciation, auquel s’ajoute le stock de nouveau capital créé par l’investissement de la période précédente. La spécification de l’investissement par industrie de destination est semblable à celle du modèle PEP-1-t (Decaluwé et al., 2013) : le taux d’investissement (rapport du nouveau capital sur le stock existant) est une fonction à élasticité constante du rapport du taux de rémunération du capital sur son coût d’usage, qu’on peut interpréter comme le Q de Tobin.

Le modèle tient compte de l’accumulation de la richesse ou de la dette des agents. La dette nette des gouvernements évolue selon leur épargne nette, ce qui détermine les paiements d’intérêt sur la dette. La richesse des ménages s’accumule avec leur épargne et les revenus d’intérêt des différentes catégories de ménages sont distribués en fonction de leur richesse. La différence entre les dépenses d’investissement privé et la somme de l’épargne des entreprises et de l’amortissement s’ajoute à la dette privée des entreprises, sur laquelle ces dernières paient de l’intérêt.

Plusieurs composantes du modèle évoluent de période en période de manière exogène. Ainsi, l’offre de travail est fonction du taux de croissance démographique établi par l’Institut de la statistique du Québec. La productivité multifactorielle d’une période sur la précédente est la somme d’une fonction à élasticité constante du rapport entre le stock de capital courant et le stock initial, et d’une constante exogène. La productivité du travail d’une période sur la précédente est une fonction à élasticité constante du rapport des dépenses courantes en éducation sur les dépenses de la période de base. On n’a toutefois aucune indication sur la façon dont a été simulé l’impact de la réforme fiscale proposée par la CEFQ (le lecteur intéressé pourra consulter Decaluwé et Lemelin, 2015).

4.2 Baylor et Beauséjour (2004)

Dans leur étude, Baylor et Beauséjour (2004) utilisent un modèle EGC dynamique avec anticipations rationnelles. Ceci implique que l’optimisation des agents est faite de manière intertemporelle et par conséquent requiert une résolution simultanée de toutes les périodes du modèle. Comme la résolution des modèles de ce type est plus lourde, ceux-ci sont généralement moins détaillés que les modèles EGC statiques ou en dynamique séquentielle. Le modèle de Baylor et Beauséjour intègre les principales taxes de l’économie canadienne et il est plus détaillé que d’autres auparavant (James, 1994; Macklem, Rose et Tetlow, 1994)[35]. Les auteurs soulignent qu’ils ne prennent pas en compte tous les mécanismes clés qui interviennent suite à une réforme fiscale mais se concentrent sur les décisions de consommer ou d’investir, d’investir localement ou à l’étranger, sur le choix entre le travail et le loisir et la composition du panier de consommation et des biens en capital. Ils indiquent qu’ils ne prennent pas en compte l’hétérogénéité des ménages, la progressivité de l’imposition, la migration et l’équité. Les auteurs supposent qu’il y a un ménage représentatif qui fait des arbitrages entre la consommation, l’épargne et le loisir avec des fonctions d’utilité de type CES.

Les auteurs ont analysé 7 modifications de niveaux de taxes et ils trouvent que l’impact le plus faible sur les CMFP est obtenu avec la taxe à la consommation (1,13); pour l’impôt sur le revenu, le CMFP est à 1,32. Les auteurs ne précisent pas la source des élasticités de substitution clés de leur modèle mais réalisent des analyses de sensibilité sur plusieurs paramètres et ils soulignent que les résultats sont très sensibles à la valeur de l’élasticité de substitution entre la consommation et le loisir. La fourchette pour les CMFP pour la taxe de vente avec l’analyse de sensibilité est de 1,08 à 1,20 et de 1,25 à 1,43 pour l’impôt sur le revenu[36]. En général, le classement des CMFP est assez stable face à l’analyse de sensibilité à quelques exceptions près, mais la taxe à la consommation demeure toujours la meilleure option.

Il est important de souligner que la modélisation des taxes est très simplifiée par rapport à la réalité avec un seul ménage représentatif et 4 secteurs pour l’ensemble du pays. Comme le montrent bien Holtsmark et Bjertnaes (2015), l’impact sur les CMFP d’une réforme fiscale est très sensible à la prise en compte des spécificités de la structure de taxation et de la progressivité des taxes. Selon eux, pour capter ces effets, il est essentiel d’avoir plusieurs types de ménages dans le modèle. Finalement, Baylor et Beauséjour (2004) soulignent que leurs hypothèses ne captent sans doute pas très bien les comportements d’épargne et d’investissement en lien avec les agents domestiques et étrangers. Ils concluent que la thématique est complexe à analyser et qu’ils contribuent une pierre à l’édifice de la compréhension du problème.

4.3 Ballard, Fullerton, Shoven et Whalley (1985)

Ce modèle est une référence quant à l’analyse d’impact économique de réformes fiscales à l’aide de modèles EGC. Ces auteurs ont construit, pour l’époque, sans doute le modèle EGC le plus riche pour l’analyse de réformes fiscales. Voici quelques caractéristiques de leur modèle. Le modèle contient 12 ménages et 19 branches de production. Il est calibré avec des données de 1973 aux États-Unis et est dynamique de type séquentiel[37]. La fiscalité est détaillée en incluant l’impôt sur le revenu des ménages et les entreprises, les taxes à la propriété, la taxe sur la masse salariale, la taxe de vente, la taxe d’accise et plusieurs autres taxes moins importantes. Des taux marginaux d’impôt moyens par catégorie de ménages sont calibrés. La consommation, l’épargne et l’offre de travail des ménages sont déterminées par système de fonctions d’utilité emboîtées CES/Cobb-Douglas. Les élasticités de substitution sont tirées de la littérature économétrique. L’épargne des ménages est convertie directement en bien d’investissement.

Leur modèle dynamique est assez standard mais avec quelques particularités comme une croissance exogène de la productivité de la main-d’oeuvre. Pour l’analyse de réformes fiscales, les auteurs prêtent une attention particulière à la conception de leurs simulations afin de pouvoir prendre en compte le mieux possible les distorsions générées par les différentes taxes. Par exemple, ils s’assurent que l’impôt sur le revenu n’affecte pas les comportements d’épargne lorsque celle-ci bénéficie d’un traitement différencié au niveau fiscal. Ils analysent 8 différents « tax mix » dans un contexte de neutralité budgétaire. Ils trouvent que plusieurs « tax mix » analysés offrent des gains de bien-être pour toutes les catégories de ménages. Ils montrent que l’exemption des revenus du capital face à l’impôt sur le revenu génère des gains de bien-être importants pour l’économie américaine, même si la moitié du revenu du capital est déjà exemptée de l’impôt sur le revenu. Il est intéressant de souligner qu’ils effectuent de l’analyse de sensibilité sur quelques paramètres clés ainsi que sur certaines hypothèses; une des particularités par rapport à d’autres est qu’ils font varier les élasticités davantage pour cette analyse de sensibilité. Ils évoquent que les résultats peuvent être sensibles aux hypothèses et valeurs des élasticités retenus.

4.4 Auriol et Warlters (2012)

Auriol et Warlters (2012) ont construit 38 modèles EGC pour des pays africains, afin d’analyser l’impact d’une augmentation de 5 différentes taxes à savoir les taxes à la consommation, les droits de douane, la taxe à l’exportation, l’impôt sur le revenu et la taxe sur le capital. Ces auteurs utilisent des modèles simples inspirés du modèle EGC 1-2-3 de Devarajan et al. (1994). Le modèle 1-2-3 intègre 1 consommateur, 2 secteurs et 3 biens et Auriol et Warlters (2012) y ajoutent une composante informelle. Les producteurs utilisent de la main-d’oeuvre formelle et informelle, du capital formel et informel. Pour la consommation, il y a l’arbitrage entre la consommation totale et le loisir; puis, la consommation totale se décompose en bien taxé, non taxé et importé. Leur structure de production et de consommation permet de prendre en compte la réaction des agents en présence de secteur informel. De fait, ce type de structure permet de capter les comportements d’évasion associés à une modification de la fiscalité.

Les moyennes des CMFP pour les 38 pays sont les suivantes : pour la taxe de vente, il est de 1,11; pour les droits de douane, 1,18; pour les taxes à l’exportation, 0,96; pour l’impôt sur le revenu, 1,51; et pour la taxe sur le capital, 1,6. Ils ont réalisé de l’analyse de sensibilité et leur classement des meilleures options est relativement robuste à cette analyse de sensibilité. Ils concluent que la taxe de vente serait l’option la plus intéressante et celle sur le capital la moins intéressante. Ils concluent aussi qu’il est profitable d’investir pour réduire l’évasion fiscale afin d’augmenter l’assiette fiscale en réduisant la part des biens non taxés.

Les deux principales contributions des auteurs sont d’avoir introduit un secteur informel dans leur modèle et aussi d’avoir appliqué le même modèle à plusieurs pays pour comparer les CMFP dans différents pays. Bien que cette contribution ne soit pas relevée par les auteurs, il est très intéressant de voir qu’un modèle simple et identique (hypothèses, fermetures et élasticité de substitution), à l’exception des structures et paramètres de taxation, donnent des résultats plutôt différents selon les pays.

4.5 Le modèle norvégien de Bye, Strom et Åvitsland (2012), et Åvistland et Aasness (2004)

Pour ce modèle, nous utilisons deux articles car la mesure du changement de bien-être/efficacité est effectuée dans l’article de Bye, Strom et Åvitsland (2012), tandis qu’Åvistland et Aasness (2004) s’intéressent à l’impact distributif des mêmes réformes fiscales. Ils utilisent le même modèle en le liant à un modèle de microsimulation[38]. Bye, Strom et Åvitsland (2012) utilisent un modèle EGC avec dynamique pour analyser des réformes de taxes indirectes avec, entre autres, l’analyse de l’application d’une TVA à taux unique, comparée à une TVA politique (TVA à taux différenciés, avec des taux plus faibles, voire des exemptions complètes pour des biens de base). Le modèle utilisé inclut 49 branches de production et 26 biens de consommation. La production est réalisée avec un système de CES emboîtées avec parfaite mobilité des facteurs. Le ménage maximise son utilité intertemporelle avec anticipations parfaites. Ils analysent 3 scénarios dans un contexte de neutralité de la réforme quant aux recettes fiscales. Une réforme avec TVA à taux unique, une avec TVA politique et l’abolition de la taxe sur l’investissement. Leurs résultats montrent une amélioration du bien-être mesuré par la charge excédentaire marginale pour la TVA uniforme de 1,17; une amélioration de 0,14 pour l’abolition de la taxe à l’investissement; et une réduction du bien-être de 0,15 pour la TVA politique[39].

Pour ce qui est d’Åvitsland et Aasness (2004), ils soulignent l’importance de prendre en compte les effets distributifs de réformes fiscales et veulent comparer l’impact distributif avec les résultats d’une analyse en équilibre partiel avec un modèle de microsimulation seul (sans lien avec un modèle EGC). Le modèle de microsimulation utilisé intègre 15 000 ménages représentatifs avec des fonctions de consommation estimées économétriquement, mais avec offre de travail exogène[40]. Åvitsland et Aasness (2004) trouvent que le degré d’équité n’est pas affecté par la TVA à taux unique ou l’abolition de la taxe à l’investissement, mais qu’il y a une amélioration de l’équité avec la TVA politique. Cette utilisation jointe permet ainsi d’apporter un éclairage supplémentaire lors d’une analyse d’impact de réforme fiscale. Dans ce cas, la combinaison des modèles apporte des arguments favorables à la TVA politique, ce qui peut contribuer au débat autour de telles propositions de réformes fiscales.

Conclusion

L’objectif de notre article est de proposer une réflexion sur l’utilisation d’outils d’analyse économique comme l’estimation du CMFP et l’analyse d’impact plus détaillée au moyen de modèles EGC, pour alimenter le débat sur une réforme fiscale comme celle qui est proposée par la CEFQ. Dans un premier temps, nous situons le débat québécois dans le contexte des tendances contemporaines en matière de réforme fiscale. Puis, nous présentons les deux principales méthodes d’analyse de l’impact de réformes fiscales, à savoir l’estimation du CMFP selon l’élasticité de l’assiette fiscale, et les modèles EGC, et nous évoquons les forces et faiblesses de chacun d’eux. Ensuite, nous examinons les enjeux de modélisation spécifiques des comportements d’agents économiques qui sont affectés par la mise en oeuvre de réformes fiscales. Nous complétons avec une revue de quelques modèles EGC appliqués à l’analyse d’impact de réformes fiscales. Chacun des modèles retenus apporte une contribution particulière à la littérature. Dans ce qui suit, nous tirons les constats de cette étude.

Le premier est que la littérature théorique offre un cadre de réflexion pertinent dont devraient s’inspirer à la fois les décideurs et les analystes. Nous avons évoqué plusieurs exemples de travaux qui ont fait état de l’importance de prendre en considération certaines caractéristiques clés de l’économie. Parmi ces caractéristiques, l’hétérogénéité des comportements des agents (Fullerton, 2008) et la progressivité des taxes (Holtsmark et Bjertnaes, 2015), ainsi que les autres spécificités du système fiscal, sont des thèmes récurrents. Force est de constater que la majorité des applications de modèles EGC ne répond pas à toutes ces exigences. De là nous tirons la leçon que les modèles sont utiles, mais qu’ils sont perfectibles, et par conséquent de façon permanente en chantier.

C’est pourquoi il importe tant, pour renforcer la crédibilité d’une analyse économique de réformes fiscales, qu’elle soit parfaitement transparente et soumise à une analyse de sensibilité. Le lecteur, le citoyen doit pouvoir comprendre pourquoi les analystes arrivent à une conclusion donnée, et pour cela, comprendre les implications liées aux choix des valeurs de paramètres ou des fonctions de comportement retenues pour l’analyse. Conformément à ce principe, la grande majorité des études comporte une présentation des équations du modèle et des résultats d’analyses de sensibilité. Toutefois, les analyses de sensibilité sont généralement réalisées avec un peu trop de parcimonie; les analystes ne font souvent varier qu'un paramètre à la fois, à l’intérieur d’une fourchette restreinte. Il serait sans doute plus approprié d’y aller de manière plus systématique, avec des méthodes de type Monte Carlo. Par ailleurs, nous avons relevé que certains auteurs s’en tiennent à des classements de réformes plutôt que de mettre de l’avant les résultats quantitatifs. En d’autres mots, l’accent est mis sur le classement des possibilités, plutôt que sur la valeur spécifique du CMFP dans chaque cas. Étant donné l’incertitude qui règne sur les valeurs de paramètres et les hypothèses de comportement, cette approche plus conservatrice nous semble parfaitement appropriée.

Un autre élément intéressant qui ressort de la littérature est que la majorité des auteurs d’analyses d’impact dit modestement vouloir apporter une contribution à la connaissance, sans nécessairement conclure un débat au moyen de résultats prétendument exacts et définitifs. Ainsi, Baylor et Beauséjour (2004) concluent que leur étude apporte une pierre à l’édifice et ils prennent soin d’énumérer les forces et faiblesses de leur analyse. D’ailleurs, nous n’avons pas trouvé d’application qui intègre l’ensemble des comportements clés que nous avons passés en revue. Ceci est tout à fait compréhensible, étant donné, par exemple, la difficulté de bien modéliser la réaction de l’offre de travail en intégrant à la fois la réaction à la marge intensive et à la marge extensive pour chaque type de travailleur. Si on ajoute, l’évasion fiscale, les comportements d’épargne/investissement, etc., la tâche devient d’autant plus complexe. Ce constat renforce notre opinion quant à l’importance d’une attitude de modestie de la part des modélisateurs quand vient le temps de formuler des recommandations relatives aux réformes fiscales.

Enfin, la transparence et l’échange avec les intervenants sur les hypothèses et résultats devraient être au coeur même d’un processus d’analyse d’impact de réforme fiscale. C’est d’ailleurs une recommandation fondamentale formulée par la Banque mondiale dans un contexte quelque peu différent, mais néanmoins fondamentalement semblable (A User’s Guide to Poverty and Social Impact Analysis, World Bank, 2003). Sans transparence et sans ouverture, les conclusions d’une analyse d’impact finiront leurs jours au cimetière des travaux oubliés. Mais justement à cause des possibilités de transparence qu’ils offrent, à cause de la souplesse qui permet d’améliorer la formulation des simulations, malgré les défis et limites auxquels sont confrontés leurs concepteurs, les modèles EGC demeurent un des outils les plus performants pour effectuer une analyse d’impact de réformes fiscales et nourrir le débat démocratique.