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Introduction

Trois prix distincts peuvent être attachés à une même variable aléatoire : le prix qu’un décideur est prêt à acquitter pour « participer » à la variable aléatoire (prix d’achat d’un droit qu’il ne possède pas initialement), le prix qu’il faut payer à un décideur pour qu’il accepte de vendre la variable aléatoire (prix de vente d’un droit qu’il possède initialement) et le prix de vente à découvert (prix de vente d’un droit qu’il ne possède pas initialement). Dans la littérature, ces prix apparaissent principalement à l’occasion de deux types d’analyses :

  • l’étude de la disparité entre prix d’achat et prix de vente;

  • l’étude de la fourchette de liquidité (bid-ask spread), égale à la différence entre prix d’achat et prix de vente à découvert.

Le premier type de disparité est étudié, dans le cadre du modèle d’espérance d’utilité, par Pratt (1964) et Lavallée (1968) tandis que l’étude de la fourchette de liquidité est un thème abondamment traité dans la littérature financière (cf. O’Hara, 1998). Cependant, la distinction entre les deux disparités n’est pas toujours évidente, ni clairement établie. En outre, la notion d’équivalent certain d’une variable aléatoire (définie comme le montant certain qui rend le décideur indifférent entre ce montant et la participation à la variable), utile à la détermination de la prime de risque, est présentée de manière équivoque : tantôt l’équivalent certain est supposé être le montant certain qu’il faut donner au décideur afin qu’il renonce au droit de participation à la variable aléatoire (il s’agit alors d’un prix de vente), tantôt l’équi­valent certain est supposé être le montant certain que le décideur doit acquitter afin d’obtenir le droit de participation à la variable aléatoire (il s’agit alors d’un prix d’achat). Cette imprécision des définitions entretient une certaine confusion… Enfin, il existe un regain d’intérêt pour l’approximation des prix (d’achat ou de vente) d’une variable aléatoire, dans le cas de petits risques, depuis l’avènement du modèle RDEU (Rank Dependent Expected Utility)[1] : en effet, Segal et Spivak (1990) puis Courtault et Gayant (1998) ont montré qu’apparaît, à l’occasion de telles approximations, un terme de 1er ordre qui vient dominer le traditionnel terme de 2e ordre invariablement obtenu dans le cadre du modèle EU. L’apparition de ce terme de 1er ordre modifie sensiblement l’interprétation classique en vertu de laquelle on assimile les mesures de sensibilité de l’utilité marginale à des coefficients d’aversion pour le risque.

Pour toutes ces raisons, nous nous proposons, dans cet article, de clarifier le lien entre les différents prix en établissant un cadre de définition homogène, puis de procéder à une approximation des deux disparités, dans le cas de « petits » risques, au sein du modèle RDEU. Le résultat de cette approximation doit permettre, en particulier, d’éprouver la robustesse des interprétations traditionnelles associées à l’utilisation du modèle EU.

1. Les différents prix d’une variable aléatoire X

Soit un décideur doté d’une richesse initiale certaine w et possédant une relation de « préférence ou indifférence » ≿ sur l’ensemble X des variables aléatoires (on note « ~ » la relation d’indifférence définie à partir de la relation ≿ par : ∀ X, YX, X~YXY et YX). Les différents prix relatifs à une variable aléatoire X peuvent être déduits d’expressions établissant l’indifférence du décideur entre deux variables aléatoires (dont l’une peut être dégénérée, c’est-à-dire être une variable certaine) :

  • le prix d’achat du droit de participation à une variable aléatoire X que le décideur ne possède pas initialement, noté pa(X, w), se déduit de :

    equation: 007252are001n.pngw ~ w + X pa(X, w);

  • le prix de vente du droit de participation à une variable aléatoire X que le décideur possède initialement, noté pv(X, w + X), se déduit de :

    equation: 007252are002n.pngw+pv(X, w+X) ~ w + X;

  • le prix de vente à découvert du droit de participation à une variable aléatoire X que le décideur ne possède pas initialement, noté pv(X, w), se déduit de :

    equation: 007252are003n.pngw ~ w + (-X) + pv(X, w)

equation: 007252are004n.pngw et equation: 007252are005n.pngw+pv(X, w+X) désignent les variables aléatoires dégénérées pour lesquelles on obtient respectivement w et w + pv(X, w + X) avec certitude.

Remarquons que les prix d’achat et prix de vente peuvent prendre des valeurs négatives : ce sera le cas si la variable aléatoire X est perçue comme « défavorable » par le décideur. Le prix d’achat négatif du droit de participation à une variable aléatoire dont il n’est pas initialement doté correspond à la rémunération qu’il faut verser au décideur pour qu’il accepte de participer à la variable; le prix de vente négatif du droit de participation à une variable aléatoire dont il est initialement doté correspond à la dépense que le décideur est prêt à consentir pour ne pas avoir à participer à la variable.

Les définitions ci-dessus demeurent valides lorsque la richesse initiale est aléatoire.

Remarquons enfin que la définition du prix de vente ci-dessus est identique à la définition de l’équivalent certain retenue par Pratt (1964). L’écart entre l’espérance mathématique de la variable aléatoire et cet équivalent certain définit ensuite la prime de risque. Courtault et Gayant (1998) ont étudié, dans le cadre du modèle RDEU, l’approximation de la prime de risque, dans le cas de petits risques : cette approximation diffère de celle de Pratt par la présence d’un terme du premier ordre (l’opposé de l’espérance transformée de la variable aléatoire) qui vient s’ajouter au terme de second ordre usuel et le dominer. On peut se demander si une étude de même nature relative aux écarts entre prix d’achat et prix de vente d’une variable aléatoire vient également remettre en cause les résultats traditionnels issus du modèle EU. C’est ce que nous allons examiner après une brève présentation du modèle RDEU et un rappel des résultats classiques rencontrés dans le modèle d’espérance d’utilité.

2. Le modèle RDEU

En réponse à l’observation de comportements en contradiction avec les prescriptions du modèle EU (dont le fameux « paradoxe d’Allais »), est apparue une famille de modèles de décision face au risque intégrant une possible transformation des probabilités (objectives), supposée incarner la manière dont le décideur perçoit et traite les informations probabilistes. Le modèle RDEU constitue en fait une généralisation du modèle EU dans laquelle il est désormais possible de distinguer l’attitude spécifique du décideur face au risque probabiliste de son attitude face à la richesse (ou aux gains) monétaire. Cette généralisation, ou son extension à l’incertitude non nécessairement probabilisée, outre qu’elles permettent d’appré­hender une plus grande variété de comportements possibles, ont conduit à reconsi­dérer certains résultats (réputés bien établis) en finance, assurance, théorie des jeux ou relatifs à des problèmes de partage des risques ou d’asymétries d’information : ainsi l’aversion probabiliste pour le risque peut conduire au choix d’un portefeuille d’actifs financiers dans lequel est maximisé le rendement global minimum, ainsi il peut exister un intervalle de prix non dégénéré à l’intérieur duquel un décideur ne désire ni vendre ni acheter un actif (indépendamment de la présence d’éventuels coûts de transaction), ainsi le choix d’une couverture complète du risque peut être retenu dans un contrat de coassurance (en dépit de l’existence d’un taux de chargement strictement positif), ainsi le partage des risques à l’équilibre peut être sensiblement modifié, ... Pour un inventaire détaillé des applications du modèle RDEU, on peut consulter Gayant (1998) et Cohen et Tallon (2000).

Conformément aux axiomes du modèle RDEU, l’évaluation par la fonction représentative des préférences V(.) de la variable aléatoire X ayant pour distri­bution de probabilité LX = (x1, p1 ; x2, p2 ; ... ; xn, pn), où x1 < x2 < ... < xn, est :

où les fonctions croissantes u(.) et ϕ(.) sont des transformations non nécessairement linéaires respectivement des résultats et des probabilités. La fonction de transformation des probabilités ϕ est telle que ϕ(0) = 0 et ϕ(1) = 1. La forme de cette fonction représentative des préférences (où ce sont les cumuls de probabilité qui sont transformés) permet d’exclure toute violation de la dominance stochas­tique du premier ordre (cf., par exemple, Gayant, 2001). Les travaux expérimentaux suggèrent qu’une forme répandue de la fonction ϕ est une « forme en S » (avec une surpondération des « petites » probabilités et une sous-pondération des « fortes » probabilités). De telles caractéristiques ne se superposent pas avec les caractéris­tiques des comportements radicalement typés (aversion ou goût pour le risque). Par exemple, l’aversion pour le risque se traduit par la présence de la fonction ϕ intégralement sous la première bissectrice, dans tous les cas où la fonction d’utilité est linéaire ou concave. Cependant, un décideur possédant une fonction de transformation des probabilités « en S » peut toutefois être adversaire du risque si sa fonction d’utilité est « suffisamment concave ».

Le cas particulier où la fonction ϕ(.) est égale à la fonction identité correspond au modèle EU. En effet, la fonction représentative des préférences devient :

Le cas particulier où la fonction u est égale à la fonction identité est le modèle dual de Yaari (1989), noté DT. Dans ce modèle, la fonction représentative des préférences devient :

L’expression ci-dessus est aussi égale à ce que l’on peut définir comme « l’espé­rance transformée » Eϕ(X) de la variable aléatoire X. Dans le même esprit, on peut définir un autre moment, la variance transformée σ2ϕ(X), par :

Cette espérance et cette variance transformées sont respectivement un indicateur de valeur centrale et un indicateur de dispersion évalués au travers du prisme de la fonction de transformation des probabilités. On traduit ici la perception, consciem­ment ou inconsciemment déformée, des moments de la variable aléatoire.

On peut, en outre, montrer que ∀ k ∈ IR :

Les valeurs que prennent ces espérance et variance transformées diffèrent de celles prises par les espérances et variances traditionnelles, mais il n’est possible d’établir une hiérarchie entre elles, en fonction de l’attitude du décideur face au risque, que dans le cas du modèle DT : pour un adversaire d’un accroissement de risque ou même pour un simple adversaire du risque dans ce modèle, Eϕ(X) E(X). Dans le cadre plus général du modèle RDEU, la seule propriété (triviale) utilisable est la suivante : si la fonction de transformation des probabilités est située sous la première bissectrice alors Eϕ(X) E(X).

3. Écarts entre prix d’achat et prix de vente d’une variable : résultats issus du modèle d’espérance d’utilité et du modèle dual de Yaari

Dans le cadre du modèle EU, le résultat principal de l’étude du premier type de disparité (l’écart entre le prix d’achat du droit de participation à une variable dont le décideur n’est pas initialement doté et le prix de vente de ce droit dont le décideur est initialement doté) est que la hiérarchie entre ces prix est déterminée par le sens de variation de la fonction equation: 007252are010n.jpg, mesure de sensibilité de l’utilité marginale.

Précisément, pour une variable aléatoire ne conduisant qu’à des résultats positifs ou nuls, on a pa(X, w) ≤ pv(X, w + X) lorsque la fonction equation: 007252are011n.jpg est décroissante et pa(X, w) ≥ pv(X, w + X) lorsque la fonction equation: 007252are012n.jpg est croissante (cf. Lavallée, 1968; Eeckhoudt et Gollier, 1992).

Quant au second type de disparité (bid-ask spread), un résultat bien connu dans le cadre du modèle d’espérance d’utilité est que la concavité de la fonction d’utilité est, en l’absence de coûts de transactions, une condition nécessaire et suffi­sante à l’existence d’un écart entre pa(X, w) et pv(X, w). Pour une variable aléatoire ne conduisant qu’à des résultats positifs ou nuls, on a précisément :

Dans le cadre de la théorie duale de Yaari (1987), c’est-à-dire lorsque le décideur possède une fonction d’utilité linéaire dans le cadre du modèle RDEU, la condition nécessaire et suffisante à l’existence d’un écart de type [pv(X, w) – pa(X, w)] 0 est que la fonction de transformation des probabilités soit telle que ∀ p ∈ [0 ; 1], ϕ(p) + ϕ(1 – p) 1 (cf. Abouda et Chateauneuf, 1997). On peut illustrer ce résultat à l’aide d’un exemple simple et en supposant que u(x) = x. Soit une variable aléatoire X dont la distribution de probabilité est LX = (x1, 1 – p ; x2, p). Conformément aux relations d’indifférences ci-dessus énoncées, il est possible d’écrire :

Puisque u(x) = x, ces identités deviennent, respectivement :

Soit encore :

Calculons maintenant pv(X, w) – pa(X, w) :

Si la fonction ϕ est égale à la fonction identité, les prix sont égaux; sinon, puisque x2 > x1, il vient immédiatement : pa(X, w) pv(X, w) ⇔ ϕ(p) + ϕ(1 – p) 1.

4. Ecarts entre prix d’achat et prix de vente d’une variable dans le modèle RDEU, dans le cas d’un « petit risque »

Procédons à une approximation des trois types de prix pour une variable aléatoire représentant un petit risque dans le cadre du modèle RDEU. Soit un décideur possédant une richesse w et satisfaisant aux axiomes du modèle RDEU. Soit une variable aléatoire X = x + ε où ε désigne une variable aléatoire actuariellement neutre. Par cette variable X on formalise un « petit risque » affectant le montant certain x. Des relations d’indifférence ci-dessus exposées, on tire :

Par des développements limités, on peut approximer ces prix (cf. annexe) :

equation: 007252are018n.png

(prix d’achat),

equation: 007252are019n.png

(prix de vente à découvert)

et equation: 007252are020n.png

(prix de vente).

On peut ainsi évaluer la fourchette de liquidité et la disparité prix d’achat – prix de vente d’une variable aléatoire :

equation: 007252are021n.png

(fourchette de liquidité)

et equation: 007252are022n.png

(disparité prix d’achat – prix de vente)

Nous pouvons remarquer, à l’issue de ces approximations, que les deux « fourchettes » dépendent principalement des caractéristiques de la seule fonction d’utilité (elles ne dépendent de la fonction ϕ que par le biais de la variance transformée σ2ϕ(X), toujours positive). La raison en est la suivante : les différents prix sont approximés par l’espérance transformée Eϕ(X) plus ou moins un terme mécaniquement induit par la non-linéarité de u. En construisant la différence entre deux prix, on élimine Eϕ(X) et on ne conserve que le terme mécaniquement induit par la non-linéarité de u. Les conclusions issues de l’analyse menée dans le modèle EU gardent leur entière pertinence au prix de la substitution d’une interprétation en terme de coefficient d’aversion pour le risque par une interprétation en terme d’élasticité de l’utilité marginale, à savoir :

  • dès que le décideur possède une utilité marginale décroissante, sa fourchette de liquidité est positive. Par ailleurs, si la valeur absolue de l’élasticité de son utilité marginale est décroissante, la fourchette de liquidité décroît avec la richesse;

  • si la valeur absolue de l’élasticité de l’utilité marginale du décideur est décroissante, le prix de vente de la variable aléatoire est supérieur au prix d’achat.

Conclusion

La détermination des prix d’achat et de vente d’une variable aléatoire est un thème relativement peu abordé dans la littérature économique. Pourtant ce thème est essentiel pour l’analyse de l’influence de la richesse d’un décideur sur son comportement face au risque, ainsi que pour établir convenablement le lien entre les modèles théoriques de décision dans le risque et les applications en économie publique, économie de l’environnement, économie de la santé... En établissant les caractéristiques de ces prix dans le cadre du modèle RDEU, on obtient des résultats sensiblement différents de ceux obtenus dans le cadre classique du modèle EU. Si, dans l’optique de l’étude de la fourchette de liquidité et de la disparité prix de vente – prix d’achat, n’apparaissent finalement pas de différences fondamentales entre les conclusions issues du modèle RDEU et celles issues du modèle EU, il n’en va pas de même pour d’autres applications, en particulier celles relatives à la détermination des consentements à payer (ou à recevoir) des agents. Un champ d’investigation expérimental (ancien) s’ouvre à nouveau et s’élargit incontestablement.