Article body

Introduction

Depuis quelques années, la volonté politique de lutter contre la pauvreté rurale replace la question de la réforme agraire au centre des préoccupations nationales dans plusieurs pays d’Afrique. Or, les réformes engagées au début des années quatre-vingt-dix, notamment dans les pays d’Amérique latine et d’Asie se sont soldées par des coûts sociaux énormes et des résultats peu satisfaisants en matière de croissance agricole. Les imperfections de marchés caractérisant l’environnement économique des zones rurales dans ces pays empêchent souvent l’exploitation optimale des terres redistribuées (Deininger, 1999).

Dans ce contexte, le développement du marché de la location de terre peut représenter une étape intermédiaire du processus d’accès à la propriété. Les différents arrangements accompagnant généralement les contrats de location permettent aux ménages agricoles de limiter l’impact de l’imperfection du marché du crédit ou du marché de l’assurance sur leur productivité. Ainsi, à travers la location, ils peuvent percevoir un revenu supérieur à ce qu’ils dégagent en travaillant comme main-d’oeuvre agricole, revenu qu’ils peuvent accumuler. Ceci leur permettra par la suite d’exploiter dans de meilleures conditions les terres qui leur seront attribuées. L’existence d’un tel processus confère par conséquent une importance particulière à toute analyse permettant une meilleure compréhension du fonctionnement du marché de la location de terre dans les économies rurales.

Les travaux théoriques et empiriques sur le marché de la location de terre ont porté pour l’essentiel sur deux sujets : (i) la question de l’efficacité des différents types de contrat (Braverman et Stiglitz, 1986; Sadoulet et al., 1997; etc.) et (ii) les motivations du choix contractuel, métayage versus fermage (Stiglitz, 1974; Hallagan, 1978; Eswaran et Kotwal, 1986; Chunrong et al., 1998; Dubois, 1999; etc.). En revanche, l’analyse du processus d’appariement des deux partenaires a été mise en marge. Or, elle permet de comprendre le fonctionnement du marché de la location en considérant non seulement les caractéristiques des cocontractants mais également celles de l’ensemble des acteurs (Macours et al., 2001).

Par ailleurs, les modèles de sélection adverse stipulent que le type de contrat (Hallagan, 1978) ou le niveau des salaires (Weiss, 1990) sont des moyens de sélection de ses partenaires en situation d’asymétrie informationnelle sur leur niveau de productivité. Dans les économies agraires, tel le village que nous étudions, une asymétrie d’informations sur le niveau des productivités des partenaires potentiels est peu probable car tous les habitants se connaissent entre eux. On peut en revanche supposer que, parce que les compétences sont une information commune, elles deviennent déterminantes pour le choix du partenaire. En outre, l’inexpérience et la faiblesse de la capacité de gestion agricole constituent une des explications de l’exclusion des paysans sans terre du marché de la location de terre (Sadoulet et al., 2000). Toutefois, pour tester empiriquement ces deux hypothèses, il faut disposer d’une mesure adéquate de la compétence qui est généralement une variable non observable par l’économètre.

Nous voulons explorer dans cet article le rôle de la compétence agricole comme fondement du processus d’appariement sur le marché de la location de terre dans le village de El Oulja en Tunisie pour lequel nous disposons de données. Ce travail s’appuie sur le développement d’une stratégie économétrique permettant d’estimer une mesure de la variable compétence à partir de l’estimation de la fonction de production. La première section porte sur une analyse descriptive du marché de la terre dans le village. La section suivante est consacrée à l’inférence du niveau de la compétence des ménages agricoles à partir de l’estimation de leur fonction de production. La troisième section analyse la nature et le processus d’appariement. La dernière section conclut.

1. Analyse descriptive du marché de la location de terre dans le village de El Oulja

1.1 Les données

Les données utilisées dans ce travail sont issues de deux passages d’enquêtes en 1993 et en 1995 dans le village de El Oulja en Tunisie[1]. Elles renseignent pour chaque parcelle la production, le mode de faire-valoir ainsi que les caractéristiques démo-économiques du ménage exploitant et du ménage propriétaire. Les termes de partage des coûts dans le cadre du contrat de métayage sont également disponibles. L’échantillon total est composé de 165 ménages exploitants agricoles et de 419 parcelles pour les deux années. Trois modes de faire-valoir sont observés : le faire-valoir direct, le contrat de fermage et le contrat de métayage. Les parcelles sous faire-valoir direct représentent 73 % des observations et les parcelles sous contrat 27 % des observations. Les statistiques descriptives des variables de production, des caractéristiques sociodémographiques de l’ensemble de l’échantillon sont présentées dans les tableaux 3 et 4 (en annexe).

1.2 Distribution des terres et caractéristiques des participants du marché de la location

L’analyse de la distribution de la terre entre les ménages agriculteurs habitant le village de El Oulja montre que 13 % d’entre eux sont dépourvus de propriété foncière. Les ménages propriétaires sont constitués principalement de petits propriétaires. En effet, pour 68 % de ceux-ci, la taille de la propriété est inférieure à 10 ha, d’où une concentration des terres cultivables dans les mains de quelques propriétaires terriens, soit 5 % de l’ensemble des ménages détenant 74 % des surfaces cultivées en 1993 et 53 % des surfaces cultivées en 1995[2].

La participation sur le marché de la location de terre concerne 45 % des ménages disposant d’une propriété foncière. On constate que 40 % d’entre eux mettent en location toute ou partie de leurs parcelles. En revanche, plus de 60 % sont locataires. Les ménages propriétaires actifs sur le marché qu’ils soient locataires ou propriétaires ont d’une manière générale des exploitations plus grandes que ceux préférant l’autarcie. Les propriétaires déléguant une partie de leur exploitation disposent en moyenne de 58 ha. Pour les propriétaires locataires, la taille de l’exploitation propre est en moyenne de 14 ha, mais ils sont mieux dotés en main-d’oeuvre masculine et féminine (voir tableau 6 en annexe).

Le marché de la location de terre devrait en principe permettre une redistribution des actifs productifs entre les ménages en permettant un transfert temporaire du droit de l’exploitation des terres (Baland et al., 2000). La participation au marché de la location permet d’abord aux paysans sans terre de valoriser leur dotation en main-d’oeuvre et aux propriétaires non-agriculteurs de déléguer l’exploitation de leurs parcelles. Cependant, pour le cas du village de El Oulja, les ménages sans terre et les petits propriétaires locataires (exploitation inférieure à 5 ha) représentent 78 % des ménages locataires sur le marché mais n’occupent que 44 % des surfaces sous location (26 % des surfaces sous location pour les ménages sans terre et 18 % pour les petits propriétaires). À l’inverse, les propriétaires locataires disposant de plus de 20 ha de surfaces propres ne représentent que 16 % des ménages locataires mais occupent 36 % des surfaces cultivées sous location. Or, si le marché de la location joue un rôle de redistribution des terres cultivables, les petits propriétaires locataires et les locataires sans terre, en ayant pour principale activité l’agriculture, devraient avoir accès à plus de terres.

Les petits propriétaires locataires et les paysans sans terre cultivent principalement des produits maraîchers dont la surface exploitée moyenne est de 5 ha. À l’inverse, les grands propriétaires cultivent des céréales dont la taille moyenne des exploitations est de 13,5 ha. Cette même spécialisation est observée en faire-valoir direct. Les petits propriétaires exploitants produisent également des cultures maraîchères et les propriétaires exploitants mieux dotés en terre produisent plus de céréales. Si le choix de culture traduit entièrement les préférences des ménages et si la technologie détermine la quantité de terre utilisée, alors les petits propriétaires et les paysans sans terre cultivent peu de superficies car ils préfèrent cultiver des produits maraîchers. Mais, cet argument ne constitue pas une réponse satisfaisante à la faiblesse des superficies louées par les paysans moins dotés en terre dans la mesure où les préférences sont également influencées par un ensemble de contraintes économiques. L’accès à la terre par le biais du marché de la location peut être limité par deux contraintes : la contrainte de liquidité et le manque d’expérience ou la faiblesse de la compétence agricole.

Lorsque la technologie de production devient intensive en capital, la disponibilité d’une certaine liquidité pour financer les dépenses en intrants est nécessaire au début de la saison. Les paysans ne disposent pas la plupart du temps de la totalité de cette liquidité et doivent donc emprunter. Les paysans propriétaires pouvant utiliser comme garantie leur propriété foncière sont privilégiés sur le marché du crédit par rapport aux paysans sans terre (Lanjouw et Stern, 1998). Leur demande de surfaces cultivables est donc relativement plus élevée.

L’impact de la contrainte de liquidité a été analysé par Laffont et Matoussi (1995) pour le cas du village de El Oulja avec des données recueillies l’année 1986. Ces deux auteurs constatent que la probabilité de choisir un contrat de fermage est une fonction croissante du niveau de liquidité mesurée par la valeur marchande des actifs productifs « liquides » (le bétail, les équipements agricoles et le montant des encaisses) de chacun des partenaires. D’une manière générale, les paysans sans terre et les petits propriétaires locataires sont pauvres et disposent de moins d’encaisses. En outre, ils ont peu investi en équipements agricoles et en bétail. Le montant de la liquidité disponible en début de saison est donc faible pour ces deux catégories de ménages. Toutefois, dans le cadre du contrat de métayage, le recours éventuel au partage des coûts entre les deux cocontractants permet de desserrer la contrainte de liquidité des deux côtés : du côté du propriétaire, comparativement à la situation où il exploite lui-même sa parcelle, et du côté du métayer, comparativement à la situation où il exploite la parcelle en fermage. Ainsi, si l’accès à la terre par le marché de la location est conditionné par la disponibilité de la liquidité au début de la saison, alors ces classes de paysans auraient choisi le contrat de métayage au lieu du contrat de fermage. Les résultats de l’enquête de 1993-1995 montrent cependant que 60 % des contrats de location conclus par les locataires sans terre et 78 % des contrats de location conclus par les petits propriétaires locataires sont des contrats de fermage. Notons que peu de ménages locataires combinent les deux formes contractuelles (14 %). Ce constat ne nous permet pas d’avancer que pour ces deux catégories de ménages, la contrainte de crédits les a conduits à refuser des parcelles supplémentaires.

Ainsi, dans la même ligne d’idée que Sadoulet et al. (2000), nous voulons chercher dans le processus d’appariement des cocontractants l’explication de cette « discrimination » de certaines catégories de ménages dans l’accès à la terre. On suppose pour cela que la compétence agricole joue un rôle important dans le choix des partenaires. La section suivante est donc consacrée à la construction d’une mesure de cette variable.

2. Construction d’une mesure de la productivité des paysans

2.1 La fonction de production

Chaque ménage de la base de données cultive au moins deux parcelles. Nous pouvons donc estimer la fonction de production en utilisant l’économétrie des données de panel. Les deux dimensions des données concernent d’une part le ménage et d’autre part les parcelles.

Soit i l’indice pour la parcelle, et h l’indice pour le ménage exploitant. Une parcelle est définie comme une surface de terre cultivée d’un type de culture pour une saison. La fonction de production prend la forme suivante :

où λ(θh, Zh) représente la productivité totale du paysan. Nous supposons ici qu’elle affecte de manière multiplicative la fonction de production. Les autres variables de la fonction de production sont : Ai le vecteur des caractéristiques spécifiques à la parcelle; Xih le vecteur des quantités d’intrants utilisées; Ti la surface de la parcelle et ηih le terme d’erreur qui tient compte de l’impact des aléas naturels sur la production.

Plusieurs études empiriques ont montré que dans les pays en développement, l’environnement agricole est caractérisé par un certain nombre d’imperfections de marchés (imperfections des marchés du crédit, de l’assurance, et des marchés de certains actifs comme la main-d’oeuvre ou les machines agricoles)[3]. Les caractéristiques socio-économiques des ménages influencent par conséquent leur productivité. Ainsi, les effets spécifiques issus d’une estimation de la fonction de production couvrent à la fois l’impact sur la productivité des caractéristiques socio-économiques des ménages (voir la liste dans le tableau 4) et de leur compétence de gestion agricole qui est non observable par l’économètre. Les caractéristiques socio-économiques sont représentées par le vecteur Zh et la compétence agricole par la variable θh. La productivité du paysan dans la fonction de production peut donc être spécifiée de la manière suivante : forme: 012128aro002n.png

Le recours à la fonction de production Cobb-Douglas pose des problèmes pratiques pour estimer les productions agricoles dans les pays en développement car pour certains agriculteurs, les quantités utilisées de certains intrants prennent la valeur nulle. En outre, imposer des élasticités de substitution unitaires entre les facteurs s’est avéré trop restrictif. Une fonction de production CES imbriquée (Sato, 1967) semble donc plus appropriée pour spécifier F(x(Xih, Ti, Ai)). Dans notre cas, deux groupes d’intrants imbriqués composent la CES agrégée : la « terre agrégée » et le « travail agrégé ». Le travail[4] est une agrégation du travail familial (XFAM) et du travail salarié (XEMB). La terre est une agrégation du coût des engrais chimiques (XFERT), du coût des engrais organiques (XFUM) et d’une mesure modifiée de la surface de la parcelle. Cette dernière mesure est une combinaison de la surface de la parcelle mesurée en hectares (T), des variables muettes pour le type de sol (SOLc, c = 1, ..., 4), d’une variable muette pour le statut d’irrigation de la parcelle (dIR) et de la variable Labourage mesurée ici par le coût de cet intrant (XLAB). La forme proprement dite de la fonction de production se présente donc comme suit :

avec,

En log-linéarisant l’équation (1), l’équation à estimer prend la forme suivante :

Le terme d’erreur de l’équation (1.a) εih comporte deux éléments : la mesure de la productivité non observable du ménage θh et le terme d’erreur usuel ηih.

Les variables Xih sont a priori corrélées avec θh, car à l’optimum les quantités d’intrants utilisées peuvent être fonction des caractéristiques des ménages dont la compétence. L’estimation de la fonction de production avec un modèle à erreurs composées apporte par conséquent un biais dans les estimations. Le modèle within semble plus approprié car il permet de corriger ce type d’endogénéité. Les quantités d’intrants peuvent être également corrélées avec certaines caractéristiques de la parcelle et l’évolution de l’état de la nature pour lesquelles nous ne disposons pas de variables de contrôle. L’estimation par la méthode des variables instrumentales fournit dans ce cas une estimation sans biais des coefficients associés aux intrants. Malheureusement, la non-disponibilité de bons instruments ne nous permet pas de le faire. Toutefois, dans la méthode within, le vecteur des effets spécifiques et le vecteur de l’ensemble des variables explicatives sont orthogonaux, l’estimation des effets fixes ainsi obtenue ne comporte pas de biais.

Les résultats de l’estimation de la fonction de production par moindres carrés non linéaires avec effets fixes des ménages sont présentés dans le tableau 7 (en annexe). Ils permettent de constater que la fonction de production est homogène de degré inférieur à 1, le coefficient ν n’étant pas significativement supérieur à 1. Le degré de substitution entre la TERRE et le TRAVAIL est très faible car le coefficient ρ n’est pas significativement différent de zéro. De même, la main-d’oeuvre familiale et la main-d’oeuvre salariée sont également peu substituables car la valeur estimée du coefficient ∏ est nulle.

2.2 Construction de la mesure de la compétence des ménages

Les effets fixes récupérés à partir de l’estimation de la fonction de production correspondent à l’équation suivante : forme: 012128aro006n.png Ils mesurent la productivité totale des ménages producteurs. La régression de ces effets sur l’ensemble des caractéristiques socio-économiques observables des ménages par la méthode des moindres carrés ordinaires permet ainsi d’obtenir un résidu qui correspond à θh (voir tableau 8). Nous pouvons ainsi disposer d’une mesure de la productivité résultant des caractéristiques socio-économiques[5] qui correspond à la valeur estimée des effets fixes issue de cette régression. Nous appelerons cette mesure productivité observable du ménage. Le résidu de la régression correspond quant à elle à la compétence agricole ou la productivité non observable du ménage.

La comparaison de la productivité observable des ménages sans terre avec celle des autres ménages agricoles du village permet de constater qu’ils sont relativement plus productifs (t-Student = 2,70). En outre, les ménages sans terre sont plus compétents (t-Student = 2,09). La discrimination des ménages sans terre sur le marché de la location n’est pas par conséquent liée à la faiblesse de leur compétence car la concurrence pour l’accès à la terre aurait dû privilégier ces ménages. Cependant, dans les pays en développement, il est fréquent d’observer que les interactions économiques sont régies par des principes échappant à la loi du marché. La plupart du temps, même si la conformité à ces principes peut s’avérer coûteuse pour l’individu, il continue à les respecter pour être accepté par les autres membres du groupe (Jones, 1984; Elster, 1989). Ceci nous amène à supposer l’existence de certaines normes sociales définissant les règles d’appariement des partenaires dans les contrats de location de terre. Ces normes peuvent être à l’origine de l’exclusion de certaines catégories de ménages dans les échanges de capital productif. Les différents liens sociaux notamment les liens de parenté, amicaux ou de voisinage viennent gérer les relations économiques dans le village. Aussi, à partir d’un sondage d’opinions de métayers aux Philippines, Sadoulet et al. (1997) trouvent que les métayers membres de la famille du propriétaire sont plus coopératifs que les autres types de métayers. Ce comportement coopératif est en effet soutenu par l’existence par ailleurs d’un système d’assurance mutuelle entre les deux parents en cas d’événements imprévus.

3. Analyse du processus d’appariement

3.1 Un appariement de complémentarité

L’analyse du processus d’appariement concerne l’ensemble des ménages du village qu’ils soient agriculteurs ou non-agriculteurs. Or, pour les ménages propriétaires non-agriculteurs, une mesure de leur productivité agricole n’est pas disponible. On peut cependant supposer que celle-ci est à un niveau suffisamment bas qu’ils étaient dans l’obligation de déléguer l’exploitation de la totalité de leurs parcelles. Les variables compétence et productivité agricole liées aux caractéristiques socio-économiques observables prennent alors la valeur nulle pour cette catégorie de ménages.

Le tableau 1 donne la distribution des productivités des différents types de ménages selon le mode de faire-valoir de la parcelle. Il montre que d’une manière générale, les ménages exploitants des parcelles louées sont en moyenne plus productifs que ceux en faire-valoir direct, toutes choses étant égales par ailleurs. En outre, pour les parcelles en location, le niveau de compétence agricole de leurs propriétaires est en moyenne largement en deçà de celle de leurs locataires. Ce premier résultat suggère ainsi une complémentarité des compétences des deux partenaires dans le cadre des contrats de location. L’analyse de la relation de covariation entre les niveaux de productivité des partenaires permet de valider cette relation.

Tableau 1

Distribution de la compétence dans le village de El Oulja

Distribution de la compétence dans le village de El Oulja

Note : L désigne le locataire et P le propriétaire; λ(θ, Z) désigne la productivité totale; λ(0, Z) : la mesure de la productivité issue des caractéristiques observables; θ : le niveau de la compétence.

-> See the list of tables

L’analyse de la covariation de la productivité totale du locataire avec celle du propriétaire de la parcelle (colonne 1 du tableau 9) confirme une relation négative et significative entre les deux variables. Ce résultat peut traduire deux cas de figures. Dans le premier cas, les propriétaires les moins productifs du lot des propriétaires sont appariés avec les paysans les plus productifs du lot des locataires. À l’inverse, dans le second cas, ce sont les locataires les moins productifs qui s’associent avec les propriétaires les plus productifs. Or, on sait qu’en moyenne les locataires sont largement plus productifs que leurs propriétaires. Le résultat de l’analyse de covariation traduit par conséquent une association systématique d’un propriétaire avec un locataire plus productif que lui.

Par ailleurs, comme nous disposons d’une mesure de chaque composante de la productivité, une analyse plus détaillée de cette relation négative est possible. Nous analysons donc la covariation entre chaque composante de la productivité totale des deux partenaires. La colonne 2 du tableau 9 montre qu’il n’y a pas de lien significatif entre la productivité liée aux caractéristiques socio-économiques du locataire et le niveau de productivité correspondante du propriétaire. On observe en revanche dans la colonne 3 du tableau 9, une relation significative et négative entre les niveaux de compétence des deux cocontractants. Les deux partenaires sont donc complémentaires en termes de compétence agricole.

3.2 Le contrat agricole plutôt un lien social

Si le processus d’appariement dans le village est géré par des normes sociales alors il n’est pas vraiment aléatoire. Nous voulons ainsi montrer que même si l’appariement est complémentaire, il n’est pas aléatoire, ce qui explique la relative exclusion des ménages sans terre (les plus compétents du lot des locataires potentiels) des relations de location de terre. Cette section identifie le lot de locataires potentiels auquel chaque propriétaire s’adresse lorsqu’il décide de mettre en location sa parcelle. S’il s’agit de l’ensemble des paysans locataires du village, l’appariement est complètement aléatoire. En revanche, si ce lot est réduit à un sous-ensemble de locataires potentiels relevant de certaines formes d’interactions sociales dans le village, alors l’appariement est effectivement non aléatoire.

Notre test économétrique s’appuie sur l’estimation de l’équation de délégation de la parcelle en fonction du niveau de compétence du locataire potentiel. Pour les parcelles sous faire-valoir direct, ce locataire potentiel a été bien évidemment refusé par le propriétaire qui préfère cultiver lui-même sa parcelle. Ainsi, si la probabilité de déléguer la parcelle est une fonction décroissante du niveau de compétence de son propriétaire, elle serait en revanche une fonction croissante du niveau de compétence de ce locataire potentiel. Différentes mesures de cette variable correspondant à différents scénarios d’appariement sont alors envisageables et seront par la suite introduites une à une comme variable explicative du choix de délégation pour déterminer de manière empirique la nature du processus d’appariement. Bien évidemment, pour les parcelles sous location, la valeur de cette variable correspond à la valeur de la compétence de leur locataire effectif quel que soit le scénario d’appariement envisagé.

3.2.1 Définition des scénarios et analyse de la distribution des compétences correspondantes

Définissons le lot de locataires potentiels auquel un propriétaire terrien peut s’adresser par le sous-ensemble des paysans ayant effectivement loué une parcelle de terre pendant la saison. Bien évidemment, il ne fait pas partie de cet ensemble si lui-même est locataire vis-à-vis d’autres propriétaires. Nous pouvons ainsi définir plusieurs sous-ensembles correspondant à différents scénarios d’appariement :

1er scénario : Dans le cadre d’un processus d’appariement « assorti » (assortative mating) : le sous-ensemble auquel un propriétaire s’adresse est constitué d’individus possédant les caractéristiques qui lui correspondent. Ainsi, si le propriétaire a déjà engagé des individus pour exploiter ses parcelles, ce sont ces mêmes individus qu’il aurait engagé pour cultiver les parcelles qu’il exploite actuellement en faire-valoir direct. Nous appelons ce scénario appariement parfait limité.

La mesure de la compétence du locataire potentiel pour les parcelles sous faire-valoir direct peut alors correspondre au niveau de compétence maximale des locataires avec lesquels le propriétaire a eu une relation contractuelle la même saison. L’estimation exclut donc les parcelles sous faire-valoir direct dont le ménage exploitant n’a mis aucune de ses autres parcelles propres sous contrat.

2e scénario : Dans le cadre d’un appariement aléatoire, le propriétaire se base sur une information globale sur les locataires potentiels. Pour les parcelles sous faire-valoir direct, le niveau de compétence indiqué par cette information était suffisamment bas qu’il était dans l’intérêt du propriétaire de cultiver lui-même sa parcelle

La moyenne arithmétique des niveaux de compétence de l’ensemble des ménages locataires (excluant le propriétaire lui-même s’il loue d’autres parcelles) constitue une mesure de cette productivité.

Le tableau suivant donne la distribution de ces différentes mesures.

Tableau 2

Distribution des mesures de la compétence des locataires éventuels pour les différents scénarios

Distribution des mesures de la compétence des locataires éventuels pour les différents scénarios
*

Statistique du test de comparaison des valeurs observées aux valeurs construites; échantillon total : 419; sous-échantillon des parcelles sous contrat : 113; nombre de parcelles pour lesquelles le propriétaire a pu être identifié : 363; nombre de parcelles correspondant à l’appariement limité : 118.

-> See the list of tables

3.2.2 L’équation de délégation

Les résultats de l’estimation de l’équation de délégation en fonction des différentes mesures de la productivité du locataire potentiel spécifiés ci-dessus sont présentés dans le tableau 10. La mesure de la compétence correspondant à la situation d’appariement aléatoire n’est pas significative (colonne 1, tableau 10). En revanche, le coefficient devant la mesure de cette variable dans l’hypothèse d’appariement parfait limité est significatif et positif (colonne 2, tableau 10). Par conséquent, dans le cadre des contrats de location de terre, les paires sont prédéterminés dans le village de El Oulja. Cet aspect des relations contractuelles est certainement influencé par la nature des interactions sociales dans le village.

Conclusion

Cet article souhaitait mettre en évidence le rôle de la compétence agricole dans le processus d’appariement des partenaires dans le cadre des contrats agricoles. Pour ce faire, une méthode permettant d’inférer le niveau de compétence des locataires potentiels et des propriétaires actifs sur le marché de la location de terre dans le village de El Oulja a d’abord été développée. La décomposition des effets fixes des ménages issus de l’estimation de la fonction de production par la méthode within livre ex post une mesure de cette variable.

Par la suite, nous avons vu lors de l’analyse du processus d’appariement que les locataires sont d’une manière générale plus compétents que leur propriétaire dans le village de El Oulja. De plus, les propriétaires délèguent l’exploitation de leurs parcelles à des individus avec lesquels ils ont déjà d’autres liens générés par différentes formes d’interactions sociales (réseau familial ou amical, liens de voisinage). La notion de normes sociales peut donc être mobilisée pour caractériser les règles gérant le fonctionnement du marché de la location de terre dans ce village. L’étroitesse du marché qui en résulte empêche par conséquent les ménages sans terre d’accéder à une quantité plus élevée de cet actif, même s’ils sont plus compétents que d’autres catégories de ménages. Dans ce contexte, on assiste à l’inadéquation de certaines normes sociales avec les objectifs de croissance agricole.