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Introduction

L’étude du travail autonome est une question clé pour les décideurs politiques et les acteurs du marché du travail. Elle améliore la compréhension de la création d’emploi, de l’insécurité économique et de la retraite. Pour cette raison, plusieurs auteurs ont tenté d’évaluer les déterminants du travail autonome pour l’Europe et les États-Unis. Les économistes québécois et canadien ont quant à eux bien entamé l’analyse de ce type d’emploi et l’ont étudié sous divers angles. Cependant, personne ne s’est encore attardé à évaluer les déterminants du travail autonome au Québec pour les comparer à ceux du reste du Canada. Or, la littérature européenne et américaine indique que les déterminants du travail autonome ont des effets différents, parfois inverses, en fonction des caractéristiques individuelles, de la conjoncture économique, de différents facteurs institutionnels et surtout, des régions. Alors qu’en France, par exemple, avoir complété moins de 14 années d’études influence positivement la probabilité d’être travailleur autonome, l’effet est inverse au Royaume-Uni (Blanchflower, 2000). Il importe donc d’approfondir la connaissance dans ce domaine au Québec et au Canada afin de fournir les outils nécessaires aux décideurs et intervenants du marché du travail. Ils pourront alors prendre des décisions davantage éclairées par la recherche – une considération importante puisque ces décisions touchent une partie importante de la population. En 2013, le Canada comptait plus de 2,7 millions de travailleurs autonomes, dont un demi-million au Québec (Statistique Canada, 2013). C’est dans ce contexte que l’article actuel se penche sur les déterminants du travail autonome au Québec et dans le reste du Canada entre 1993 et 2010.

Nos analyses contribuent à la littérature en y apportant les trois nouveaux résultats principaux suivants. D’abord, les travailleurs autonomes du Québec sont affectés par des contraintes de liquidité, tout comme ceux du reste du Canada, une hypothèse qui n’avait pas encore été vérifiée. Ensuite, les travailleurs canadiens et québécois plus âgés ont tendance à aller davantage vers le travail autonome, sans doute afin de rester actifs professionnellement à l’approche de la retraite et de bénéficier d’un horaire plus flexible. Ce résultat est dans la même ligne que Béjaoui (2012) et Schuetze (2015). Enfin, le chômage influence négativement la probabilité d’être travailleur autonome en moyenne. Ceci suggère que les facteurs de pull dominent sur les facteurs de push pour le Canada et le Québec[1].

La suite de l’article est structurée de la façon suivante. La première section passe en revue la littérature sur le sujet du travail autonome. La deuxième section décrit les données et les différentes définitions d’un travailleur autonome. La troisième section recense les caractéristiques principales des travailleurs autonomes. Nous y présentons quelques statistiques descriptives. La quatrième section évalue les déterminants du choix occupationnel, soit le travail autonome ou salarié, et compare leur importance relative dans le choix final du type d’emploi au Québec et dans le reste du Canada. Nous utilisons les techniques de panel et un modèle probit avec effets aléatoires. La conclusion survole les résultats et présente leurs implications pour la politique économique.

1. Revue de littérature

La littérature canadienne sur le travail autonome est plus limitée que la littérature américaine en ce qui a trait aux questions abordées. Parmi les aspects bien étudiés au Canada figurent les caractéristiques démographiques des travailleurs à leur compte. Les résultats sont dans l’ensemble uniformes en ce qui a trait aux effets des caractéristiques démographiques usuelles sur la probabilité d’être travailleur autonome, ou de le devenir. Ainsi, avoir une éducation supérieure ou un nombre plus élevé d’enfants, être un homme et être plus âgé sont des facteurs qui influencent positivement les chances d’être à son compte (Blanchflower, 2000; Schuetze, 2000; Kuhn et Schuetze, 2001; Moore et Mueller, 2002). Un résultat supplémentaire de Moore et Mueller (2002) mérite d’être mentionné dans le cadre de l’analyse actuelle : résider au Québec a un effet positif sur la probabilité de passer d’un emploi salarié vers un emploi autonome. L’effet est plus important que dans les Prairies ou dans la région de l’Atlantique, mais moindre qu’en Colombie-Britannique. Enfin, l’étude de Fairlie (2005) se démarque en se concentrant sur les groupes désavantagés, comme les femmes, les Noirs, les Latino-américains, les immigrants et les gens ayant une faible éducation. Des données provenant du Canada et d’autres pays sont utilisées. L’auteur trouve que, parmi près d’une trentaine de pays développés, le Canada est l’endroit où les taux de travail autonome des hommes et des femmes sont le plus rapprochés, respectivement à 9,5 % et 7,9 %, tout juste après le Mexique, où les deux taux arrivent à égalité.

La relation entre le chômage et le travail autonome a quant à elle été bien étudiée, autant au Canada qu’ailleurs. Dans les deux cas, certains auteurs ont trouvé que le chômage augmentait la probabilité d’être ou de devenir travailleur autonome (voir Evans et Leighton, 1989; Bogenhold et Staber, 1991; Carrasco, 1999; Martinez, 2002, pour les États-Unis et l’Europe, Schuetze, 2000; Moore et Mueller, 2002 pour le Canada) alors que d’autres ont trouvé une relation négative (voir Acs, Audretsch et Evans, 1994; Blanchflower et Oswald, 1998; Blanchflower, 2000; Muñoz et Cueto, 2008; pour les États-Unis et l’Europe, Blanchflower, 2000 ainsi que Bruce, 2000, pour le Canada). Bruce (2000) propose une explication pour réconcilier les différents résultats en ce qui a trait à l’impact du chômage sur l’entrepreneuriat. Selon lui, la divergence observée peut être due aux différents niveaux d’agrégation des taux de chômage utilisés par les auteurs. Dans la littérature, plusieurs auteurs utilisant des niveaux d’agrégation similaires trouvent toutefois des résultats différents. Martinez (2002), par exemple, utilise des données britanniques et trouve que le chômage agrégé au niveau national a un effet positif alors que Blanchflower (2000), qui étudie plusieurs pays, trouve que l’effet est parfois positif et parfois négatif. Acs, Audretsch et Evans (1994) avancent une explication plus satisfaisante : l’effet du taux de chômage sur la probabilité d’être, ou de devenir travailleur autonome, peut être positif, car un taux de chômage élevé réduit le coût d’opportunité associé au fait de devenir travailleur autonome, mais peut aussi être négatif, puisqu’un taux de chômage élevé est le signe d’une économie au ralenti dans laquelle les revenus potentiels des nouveaux entrants sont aussi diminués. L’effet positif ou négatif total dépend duquel des deux effets est le plus important. Lin, Picot et Yates (1999) apportent aussi un éclairage sur le sujet. Selon eux, il est possible d’expliquer l’effet du taux de chômage en fonction des facteurs de pull et de push : les premiers rendent le travail autonome plus attrayant, alors que les seconds rendent le travail salarié moins intéressant. À noter toutefois que les premiers auteurs à avoir évoqué la notion de pull et de push seraient plutôt Stanworth et Curran (1973). Plus précisément, les facteurs de push sont observables lorsque les entrepreneurs n’ont pas de compétences particulières qui les différencient des salariés. S’ils se tournent vers le travail autonome, c’est parce que leur situation particulière les force, ou les pousse (d’où le push) à faire ainsi pour diverses raisons extérieures à eux. En découle l’idée que le taux de chômage aurait un effet positif sur le taux de travail autonome ou sur les transitions vers ce type d’emploi. Les facteurs de pull représentent le cas dans lesquels les travailleurs autonomes ont des compétences spéciales. Dans ce cas, les entrepreneurs qui connaissent leurs compétences entrepreneuriales et estiment être assez compétents se lanceront dans des activités entrepreneuriales. Ici, la relation entre le chômage et l’entrepreneuriat n’est plus assurée, ou évidente. Il est même possible qu’elle soit négative. La probabilité d’échec d’un projet entrepreneurial étant plus élevée en temps économique précaire, et le filet de sécurité étant amoindri puisqu’il est plus difficile de se trouver un emploi si le projet échoue, un travailleur autonome attendrait donc le retour de la croissance et de l’emploi avant de lancer son projet. Comme le remarque Blanchflower (2000), il y a donc toujours un désaccord dans la littérature à savoir si un taux de chômage plus élevé encourage le travail autonome, à cause d’un marché de l’emploi salarié au ralentit, ou s’il le décourage, à cause du manque d’opportunités et de projets possibles.

La dynamique du travail autonome au Canada et les aspects reliés à la conjoncture ont aussi été étudiés considérablement. Lin, Picot et Yates (1999) utilisent des données canadiennes couvrant la période 1993-1994 et provenant de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) pour étudier l’influence des caractéristiques individuelles et de l’expérience de travail sur la probabilité d’entrer et de sortir d’un emploi autonome. Leur analyse est intéressante puisqu’il s’agit d’une des premières études à tenter de dresser un portrait descriptif des travailleurs autonomes du pays par rapport aux travailleurs salariés. Notre analyse se rapproche de cette étude. Les auteurs trouvent que les personnes ayant un conjoint travailleur autonome ou une expérience sur le marché du travail salarié, tout comme celles qui ont déjà été travailleurs autonomes, ont une probabilité beaucoup plus élevée de se lancer en entrepreneuriat. Similairement, plus une personne a été en poste longtemps dans un travail autonome, plus il est probable que cette personne poursuive ce travail. Ce résultat est confirmé plus tard par Moore et Mueller (2002). À la lumière de ces résultats, les auteurs estiment qu’une série de facteurs non cycliques expliquent la hausse du taux de travail autonome au cours des années quatre-vingt-dix. Les aspects démographiques (âge, éducation, immigration, sexe) auraient selon eux un rôle important à jouer dans l’explication. Ce point contraste avec Kuhn et Schuetze (2001), qui n’arrivent pas à confirmer cette hypothèse. Selon leur analyse, les causes de l’augmentation du taux de travail autonome au cours de cette période se trouvent ailleurs et sont différentes pour les hommes et pour les femmes : les hommes se sont tournés vers l’entrepreneuriat en réponse à une diminution des opportunités dans le marché salarié, alors que les femmes ont vu augmenter leur taux de rétention au travail autonome. Selon eux, les facteurs démographiques n’ont donc pas vraiment de rôle à jouer. LaRochelle-Côté (2010) se penche aussi sur la question du travail autonome en relation avec la conjoncture économique, mais étudie plutôt la crise de 2008. Il remarque que la baisse de l’emploi rémunéré au Canada a précédé la croissance de l’emploi autonome au cours de la dernière récession, ce qui évoque la possibilité qu’une large part des nouveaux travailleurs à leur compte puisse avoir été des employés rémunérés ayant été mis à pied au début du repli. Ces résultats agrégés semblent toutefois indiquer que les licenciements pourraient n’expliquer qu’en partie la récente croissance du travail autonome.

D’autres aspects socioéconomiques ont été moins étudiés au Canada. En particulier, une des questions principales dans ce domaine est la présence de contraintes de liquidité. Il s’agit par contre d’un sujet qui a reçu beaucoup d’attention aux États-Unis et en Europe. Evans et Jovanovic (1989), Evans et Leighton (1989), Blanchflower et Oswald (1998) et Carrasco (1999) ont confirmé l’existence de contraintes financières freinant l’accès au travail autonome. Les résultats de Hurst et Lusardi (2004) précisent cette conclusion en trouvant que la relation positive entre richesse nette et probabilité d’être travailleur autonome est non linéaire et positive seulement pour les ménages les plus riches. Cependant, Cagetti et DeNardi (2006) montrent que ce résultat peut être lié à la définition du travail autonome utilisée par les auteurs.

En ce qui a trait au Québec, peu d’études ont traité des déterminants du travail autonome[2]. Une d’entre elles est celle de Beaucage, Laplante et Légaré (2004), qui traitent des déterminants du travail autonome au Québec et de la pertinence des explications de type push et pull. Ils tentent plus précisément d’identifier quels facteurs relèvent du push et quels autres relèvent du pull. Une des conclusions intéressantes de cette étude est que les niveaux de scolarité les plus élevés et les plus faibles sont associés aux transitions involontaires vers l’entrepreneuriat, un effet qui est aussi trouvé dans d’autres papiers, tels qu’Evans et Leighton (1989) et Kuhn et Schuetze (2001). Les auteurs trouvent le même résultat pour une expérience de travail plus longue sur le marché du travail. Par ailleurs, leurs résultats indiquent que l’entrée des femmes dans le travail autonome dépend davantage de l’aide gouvernementale ou des revenus d’un conjoint occupé à temps plein que pour les hommes. Toutefois, cette étude utilise un échantillon de 748 répondants seulement, alors que les questionnaires ont été recueillis et envoyés à des travailleurs autonomes ayant un courriel et inscrits sur la Toile du Québec, un site web répertoriant des entrepreneurs. L’échantillon n’est donc pas nécessairement représentatif de l’ensemble des travailleurs autonomes au Québec.

Béjaoui (2012) aborde la question de l’emploi autonome en âge avancé en se penchant sur des données de l’Enquête sociale générale de 2007. Il trouve que plus du tiers des retraités occupés font du travail autonome. Ce type d’emploi semblerait donc une avenue empruntée par les travailleurs du Québec approchant l’âge de la retraite et qui veulent commencer à diminuer leurs heures de travail tout en conservant un revenu d’appoint. Ceci confirme, indique l’auteur, que le travail autonome attire les travailleurs âgés en leur permettant de combiner travail et responsabilités personnelles et familiales. Schuetze (2015) analyse la dynamique du travail autonome en utilisant un échantillon de travailleurs en âge avancé au niveau canadien. Ses résultats montrent que les travailleurs qui deviennent travailleurs autonomes à un âge plus avancé quitteront aussi le marché du travail plus tard. En ce qui a trait à l’emploi autonome chez les travailleurs plus âgés, il importe de mentionner l’article de Zissimopoulos et Karoly (2003), basé sur des données américaines. L’étude aborde aussi la question des heures de travail. La conclusion principale de leurs analyses, à ce sujet, est que les transitions vers le travail à temps partiel sont beaucoup plus importantes pour les travailleurs autonomes que pour les salariés chez les hommes et les femmes de 51 à 67 ans. Ce résultat suggère qu’il pourrait y avoir une plus grande flexibilité, chez les travailleurs autonomes, à réduire les heures de travail plutôt qu’à passer complètement à la retraite.

2. Données, définitions et statistiques descriptives

2.1 Source des données

La base de données utilisée est l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) de Statistique Canada[3], [4]. Il s’agit de microdonnées longitudinales confidentielles qui couvrent l’ensemble des personnes au Canada[5], [6]. Les individus âgés de 70 ans et plus ne sont plus interviewés sur les questions relatives au travail. C’est aussi le cas des répondants de moins de 16 ans. Chaque année, deux groupes, ou panels, répondent à l’enquête. Chaque panel est suivi durant 6 ans. Chacun d’entre eux compte environ 17 000 ménages et environ 34 000 adultes. Tous les trois ans, le panel le plus ancien est retiré et un nouveau panel est introduit. Dans le cas présent, les panels deux à six figurent dans l’enquête, soit le panel 1993-1998, le panel 1996-2001, et ainsi de suite jusqu’au panel 2008-2010. Au final, les données des années 1993 à 2010 sont utilisées pour l’étude, soit l’étendue disponible au moment de faire les analyses. Lorsqu’un répondant quitte l’enquête, soit en déménageant hors du territoire couvert, en décédant ou en étant institutionnalisé, une pondération longitudinale égale à zéro lui est attribuée. L’échantillon passe à un peu plus de 141 810 observations pour le Québec et à un peu plus de 593 871 pour le reste du Canada après avoir retiré les individus de moins de 20 ans et ceux ayant un salaire annuel négatif ou supérieur à 200 000 $, contre 203 505 et 1 068 177 au début, respectivement.

2.2 Travail autonome et salarié

Il est d’abord important de définir qui sont les travailleurs autonomes en termes généraux. S’ils sont assez hétérogènes, ils travaillent néanmoins tous à leur compte. Quelques-uns d’entre eux ont une entreprise constituée en société, d’autres non. Un certain nombre de travailleurs à leur compte ont des employés, alors que plusieurs sont seuls à réaliser leur projet entrepreneurial. Pour notre analyse, deux variables sont créées à partir des données de l’EDTR pour identifier les travailleurs autonomes. Voici comment elles sont construites.

D’abord, nous utilisons une variable de l’EDTR pour obtenir de l’information sur le statut d’activité d’un individu au cours d’une année. Celle-ci peut prendre sept valeurs au total : « Occupé toute l’année », « Chômage toute l’année », « Inactif toute l’année », « En partie occupé et au chômage », « En partie occupé et inactif », « En partie au chômage et inactif », « En partie au chômage, occupé et inactif ».

Ensuite, nous utilisons trois différentes variables pour obtenir de l’information sur le statut de travailleur autonome d’un répondant. Une première variable indique si celui-ci est travailleur autonome incorporé, c’est-à-dire si son entreprise est constituée en société, alors que la seconde indique s’il est travailleur autonome non incorporé. Dans le troisième cas, il s’agit d’une variable qui indique la source majeure de revenu d’un individu au cours de l’année en cours. Elle peut prendre sept valeurs, soit « Aucun revenu », « Salaires et traitement », « Revenus d’emploi autonome », « Transferts gouvernementaux », « Revenu de placement », « Pensions de retraite privées » et « Autre revenu ».

Pour ce qui est du travail salarié, une variable dichotomique qui prend la valeur un lorsqu’un répondant indique avoir eu un emploi salarié au cours de l’année et zéro sinon permet d’identifier les répondants qui ont un emploi de ce type.

La première variable de travail autonome que nous construisons à partir des variables de base de l’EDTR présentées ci-haut est la variable dichotomique de type d’emploi exclusif (TA1). Dans ce cas-ci, le travailleur autonome est celui qui se déclare travailleur autonome incorporé ou non sans avoir obtenu de revenus d’un travail autonome agricole, qui est actif durant une partie de l’année, mais qui déclare ne pas avoir d’emploi salarié[7]. Cette variable exclut les travailleurs familiaux non rémunérés et les travailleurs autonomes agricoles[8]. Le travailleur salarié est celui qui se déclare travailleur salarié, qui est actif durant une partie de l’année, mais qui déclare ne pas avoir de travail autonome. Cette approche est similaire à celle prise par Abe, Betesh et Datta (2010), Hurst, Li et Pugsley (2010), Heim et Lurie (2012). Comme les travailleurs de cette définition sont entièrement autonomes, ou salariés, il s’agit de la variable cernant les travailleurs les plus homogènes.

La seconde variable que nous construisons est la variable dichotomique de type d’emploi par le revenu (TA2). Pour être catégorisé comme travailleur autonome au cours d’une année donnée, le répondant doit être actif durant au moins une partie de l’année, doit se déclarer comme travailleur autonome (incorporé, non incorporé, ou les deux, mais pas familial) et doit obtenir la majeure partie de son revenu total du travail autonome. Il doit aussi ne pas tirer ses revenus de travail autonome du secteur agricole. Identifier les travailleurs autonomes en fonction des revenus des répondants, tel que nous le faisons ici, est la façon de faire la plus inclusive. C’est la conclusion à laquelle parviennent Light et Rosentein (1995), cités par Li (2000), après avoir passé en revue des données du recensement aux États-Unis. Pour être catégorisé comme travailleur salarié, un répondant doit être actif durant au moins une partie de l’année, doit obtenir la majeure partie de son revenu total des salaires et traitements, doit déclarer avoir eu un emploi salarié au cours de l’année et doit ne pas se déclarer comme travailleur autonome (incorporé, non incorporé, ou les deux). Cette façon de faire suit Lin, Picot et Compton (2000) et est aussi similaire au choix fait par Blanchflower (2000), Schuetze (2000), et Holtz-Eakin et Rosen (2005).

Le choix de définir ainsi ces deux variables est motivé par la nécessité d’observer les travailleurs autonomes qui font de cet emploi leur activité principale. Les variables construites ici (TA1 et TA2) produisent néanmoins des résultats sensiblement similaires. Tel que remarqué par Holtz-Eakin et Rosen (2005), le choix final a peu de conséquences en pratique et les résultats principaux ne dépendent donc pas du choix de la variable. Une brève comparaison sera présentée dans la section suivante. Le tableau 1 résume les deux définitions.

TABLEAU 1

Résumé des deux définitions de la variable dépendante du type d’emploi

Résumé des deux définitions de la variable dépendante du type d’emploi

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2.3 Variables explicatives

Les variables explicatives sont définies dans l’annexe I. Il apparaît toutefois important d’expliquer ici comment sont construites les variables de revenus, étant donné qu’elles sont importantes pour l’analyse. Plusieurs variables de revenu annuel sont disponibles : revenu net et revenu de placement. Une variable transformant les sommes en quintiles est créée pour chacune d’entre elles. À noter que le premier quintile est celui où les revenus sont les plus faibles. Seuls les variables de revenu net et de placement sont conservées pour les régressions. Toutes les variables de revenus sont corrigées pour l’inflation[9]. Aux fins de l’analyse, nous conservons seulement les individus avec des revenus nets positifs et inférieurs à 200 000 $. Dans le cas de l’EDTR, il n’existe toutefois pas de variable décrivant la richesse nette d’un individu. Suivant Bruce (2000) ainsi que Saez et Zucman (2014), la variable de revenu de placement est donc utilisée ici comme proxy pour la richesse d’un répondant, en faisant l’hypothèse que ces deux variables sont positivement corrélées. Plus d’explications à ce sujet seront présentées dans la partie sur la modélisation du choix du type d’emploi[10].

Une fois que nous avons défini les variables explicatives, l’échantillon pour la variable exclusive (TA1), passe à 53 604 observations pour le Québec et à 225 500 pour le reste du Canada. Pour la variable exclusive (TA2), l’échantillon passe à 46 275 observations pour le Québec et à 193 850 pour le reste du Canada.

3. Caractéristiques du travail autonome au Canada et au Québec

3.1 Comparaisons et évolution : similarités et différences

Le graphique 1 illustre l’évolution du taux de travail autonome au Canada, soit la proportion de travailleurs autonomes par rapport au total des travailleurs autonomes et salariés, en fonction de chaque définition pour la période 1993-2010. À noter que ces statistiques, et celles qui suivent, ont été pondérées à l’aide des poids longitudinaux de l’EDTR. Les estimations produites sont donc représentatives de la population des 10 provinces canadiennes au moment de la sélection de l’échantillon longitudinal.

Pour ce qui est de la variable d’emploi exclusif (TA1), la proportion de travailleur autonome est de 13,4 % pour l’ensemble du Canada au cours de la période 1993-2010, alors que dans le cas de la variable par le revenu (TA2), le ratio est de 8,1 %[11]. L’évolution est très similaire pour les deux variables. Depuis 2002, la variable TA2 semble un peu plus stable. La corrélation entre les deux variables de type d’emploi et la variable de chômage agrégée est négative (-0,16 avec TA1 et -0,66 avec TA2).

Graphique 1

Taux de travail autonome au Canada selon la définition, 1993-2010

Taux de travail autonome au Canada selon la définition, 1993-2010

Note : Une récession a touché l’économie canadienne en 2008-2009. Un ralentissement a aussi eu lieu en 1995 et en 2001. (Cross et Bergevin, 2012).

Source : TA1 et TA2 sont des calculs des auteurs pondérés avec les poids longitudinaux de l’EDTR. Le taux du chômage, Statistique Canada. Tableau 282-0002

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3.2 Le travail autonome au Canada : portrait démographique et géographique

Le tableau 2 recense le taux de travail autonome pour le Canada et les provinces selon les deux définitions retenues du type d’emploi, pour les années 1993, 1998, 2002, 2006 et 2010. En ce qui a trait au taux de travail autonome moyen généré avec la définition de l’emploi par le revenu entre 1993 et 2010 pour l’ensemble des travailleurs autonomes dans les grandes provinces, il est le plus élevé en moyenne en Colombie-Britannique (11,3 %) suivi de l’Ontario (8,8 %), du Québec (6,8 %) et de l’Alberta (6,8 %). Si la définition par l’emploi exclusif est utilisée, les grandes provinces se classent dans un ordre différent. La Colombie-Britannique arrive toujours en premier, à 18,0 %, mais elle est suivie de l’Alberta et de l’Ontario, respectivement à 14,0 % et 13,7 %. Le Québec arrive en quatrième à 11,7 %. Ces résultats impliquent plusieurs choses pour le Québec. D’abord, le taux de travail autonome au Québec est en dessous de la moyenne au Canada avec les deux définitions. Ceci semble confirmer les craintes exprimées par le milieu d’affaires québécois. Ensuite, cela peut aussi suggérer qu’il pourrait exister au Québec des barrières au travail autonome qu’il n’y a pas ailleurs au pays. Il pourrait s’agir de facteurs institutionnels, par exemple. Il serait aussi possible, par ailleurs, que l’emploi salarié soit une avenue relativement plus intéressante pour certains, ou facile à trouver.

La vaste majorité des travailleurs autonomes est non incorporée. Le taux de travail autonome non incorporé était de 8,8 % en moyenne entre 1993 et 2010 lorsque la définition du type d’emploi exclusif est utilisée, alors que celui pour les travailleurs incorporé n’était que de 5,2 %. Ceci se rapproche beaucoup des taux obtenus à l’aide du tableau 282-0012 de CANSIM (Statistique Canada, 2013) qu’utilise l’EPA.

Tableau 2

Taux de travail autonome pour le Canada et les provinces selon la définition, certaines années

Taux de travail autonome pour le Canada et les provinces selon la définition, certaines années

Note : Calculs des auteurs pondérés avec les poids longitudinaux de l’Enquête.

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Les travailleurs autonomes sont de plus en plus présents sur le marché du travail à mesure que l’âge augmente. Pour la tranche d’âge des 16 à 20 ans, par exemple, le taux de travail autonome était en moyenne de 1,7 % pour l’ensemble du Canada pour la période 1993-2010, et cela, en fonction de la définition par le type d’emploi exclusif. La barre des 5 % est franchie seulement à partir de la tranche d’âge des 30-34 ans, où le taux de travail autonome atteint 7,2 %. Le taux de travail autonome croît d’une tranche d’âge à l’autre et atteint son sommet entre 65 et 70 ans, où le taux est de 21,1 %. Le taux de travail autonome tel que calculé à partir de la variable de type d’emploi par le revenu affiche la même tendance, mais plus prononcée. Le tableau 3 présente les taux de travail autonome pour le Canada et le Québec selon la tranche d’âge pour la définition de l’emploi exclusif au cours de la période de 1993 à 2010.

tableau 3

Taux de travail autonome pour le Canada et le Québec selon la tranche d’âge et la définition par le type d’emploi exclusif, 1993-2010

Taux de travail autonome pour le Canada et le Québec selon la tranche d’âge et la définition par le type d’emploi exclusif, 1993-2010

Note : Calculs des auteurs pondérés avec les poids longitudinaux de l’Enquête.

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Par ailleurs, les statistiques descriptives indiquent que le travail autonome est un type d’emploi majoritairement masculin. En particulier, les travailleurs autonomes du Québec se retrouvent un peu en dessous de la moyenne canadienne avec une majorité d’hommes à 14 % en comparaison avec les femmes à 9 %. En comparaison, parmi les grandes provinces, la Colombie-Britannique présente un taux de travail autonome pour les hommes s’élevant à 21,7 % et un taux autonome pour les femmes à 13,9 %. Le tableau 4 résume les taux de travail autonome, par province, pour chaque sexe.

tableau 4

Taux de travail autonome pour le Canada selon le sexe et la définition par le type d’emploi exclusif, 1993-2010

Taux de travail autonome pour le Canada selon le sexe et la définition par le type d’emploi exclusif, 1993-2010

Note : Calculs des auteurs pondérés avec les poids longitudinaux de l’Enquête.

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Un autre fait observé, et conforme à la littérature, a trait au mariage des différents types de travailleurs. Peu importe la définition utilisée, les travailleurs autonomes sont davantage mariés que les salariés. Dans tous les cas, le Québec se retrouve sous la moyenne canadienne.

4. Les déterminants du travail autonome au Canada et au Québec

4.1 Méthodologie

Pour comprendre les déterminants associés au choix d’être travailleur autonome, une approche par analyses multivariées est privilégiée. Les variables sont retenues en fonction de ce qui a été démontré pertinent dans la littérature, mais les caractéristiques des données canadiennes sont également prises en compte.

Nous analysons les données de panel avec un modèle probit à effets aléatoires. Les effets aléatoires nous permettent de contrôler pour l’hétérogénéité non observée des individus sans avoir à mettre de côté les variables démographiques qui ne changent pas dans le temps. Le modèle est estimé afin d’analyser la probabilité que l’individu travaille comme entrepreneur (TA = 1) plutôt que travailleur salarié (TA = 0). Dans le contexte du problème particulier à étudier ici, le modèle s’écrit formellement comme suit :

où l’hétérogénéité non observée est contrôlée par des effets aléatoires αi avec une distribution normale αi~N(0, σ2α). Ceci nous permet de connaître la partie non expliquée dans le modèle qui est due à l’hétérogénéité non observée. Nous présenterons les résultats concernant le paramètre ρ, la corrélation intragroupe d’erreur dans la variable latente TA. Les dimensions individuelles et temporelles du panel sont dénotées par les indices i et t. La fonction de densité ∧(.) contient les variables sociodémographiques, données par Xit, ainsi que les variables de revenu de placement (en quintiles) et de chômage (agrégé au niveau canadien ou provincial), respectivement les variables RP et TC.

Un des objectifs de l’étude actuelle est d’analyser le lien entre le choix occupationnel et les contraintes de liquidité. Il est donc essentiel de se pencher sur la richesse des individus. Dans le cas de l’EDTR, il n’existe toutefois pas de variable décrivant la richesse nette d’un individu. La variable de revenu de placement (RP) est donc utilisée ici comme proxy pour la richesse d’un répondant, en faisant l’hypothèse que ces deux variables sont positivement corrélées, suivant Bruce (2000) et Scholnick, Massoud et Saounders (2008). À noter que dans le cas de ce second article, les auteurs font cette hypothèse dans le cadre de l’analyse du paiement des cartes de crédit plutôt que dans le contexte du travail autonome. Les revenus de placement étant le flux obtenu de la richesse, le premier sera une bonne approximation du second si le taux d’intérêt est le même pour tous les individus et si le taux d’emprunt est égal au taux de prêt. Une telle hypothèse est faite par Evans et Jovanovic (1989). L’hypothèse d’un taux d’intérêt constant est au moins une approximation élémentaire de la réalité, indiquent les auteurs. Plusieurs demandes de prêts sont refusées et plusieurs nouvelles entreprises indiquent avoir de la difficulté à obtenir du crédit, selon eux, ce qui suggère que la courbe d’offre de capital n’est pas croissante sur un grand intervalle. Les banques ne semblent pas ajuster leur prime de risque pour chaque individu. Au final, la variable de revenu de placement est donc conservée comme un proxy élémentaire pour la richesse des individus, dans le but de répéter le test de l’hypothèse des contraintes de liquidité pour les régions étudiées ici.

La variable de chômage (TC) est la variable contemporaine ou décalée du taux de chômage national ou provincial. Nous utilisons celles-ci pour différentes analyses et pour les tests de robustesse. Toutefois, notre variable de base, celle qui est conservée pour les résultats principaux, est la variable du taux de chômage provincial, suivant Lin, Picot et Yates (1999). Elle est aussi retardée d’une période.

De plus, comme la variable de chômage annuel est agrégée et non propre à chaque répondant, la variable muette de contrôle pour les années a été retirée pour éviter les problèmes de colinéarité.

Nous utilisons aussi un certain nombre de variables de contrôle. Le vecteur X regroupe les variables socioéconomiques, décrites dans la partie sur les statistiques descriptives. Les variables utilisées pour cette analyse sont : statut matrimonial, sexe, niveau d’éducation (variable à trois niveaux), âge (variable par groupe d’âge), état de santé (variable à deux niveaux) et taille du ménage. Nous contrôlons aussi pour les revenus nets (quintiles). Les variables muettes de contrôle de provinces sont aussi ajoutées.

Afin d’avoir des résultats plus intuitifs à interpréter, nous calculons et présentons les effets marginaux moyens. Dans le cas actuel, les effets marginaux moyens permettent de savoir de combien augmente en moyenne la probabilité d’être travailleur autonome lorsqu’une variable augmente d’une unité. Enfin, les écarts-types robustes ont été estimés en groupant ceux-ci par identificateur (clustering by id). Ceci permet aux observations d’être corrélées pour chaque répondant, mais pas nécessairement entre les répondants.

4.2 Résultats

La partie qui suit vise à présenter les résultats des régressions portant sur les régions du Québec et du Canada hors Québec, ou reste du Canada. Dans les deux cas, les régressions portent sur les deux définitions retenues du travail autonome, soit par le revenu et selon le type d’emploi exclusif. Nous évaluons un modèle probit avec effets aléatoires dans chaque cas[12].

Le tableau 5 présente les effets marginaux des deux variables de type d’emploi : le type d’emploi exclusif (TA1) et le type d’emploi par le revenu (TA2) pour le Québec et le reste du Canada. Les résultats pour l’ensemble du Canada ne sont pas présentés. Ils sont en somme très similaires à ceux du Canada hors Québec[13].

Pour ce qui est des variables démographiques, le fait d’être marié et d’être un homme a un effet positif et significatif aux niveaux conventionnels sur la probabilité d’être travailleur autonome plutôt que salarié. Dans tous les cas, il est plus probable d’être travailleur autonome pour un homme. Le fait d’avoir un diplôme d’études postsecondaires a toutefois un effet positif et d’amplitude plus élevée pour le Québec. L’effet est par ailleurs plus faible pour le reste du Canada.

Pour ce qui est de l’âge, se situer dans les quatre groupes d’âge supérieurs fait augmenter la probabilité d’être travailleur autonome dans les deux régions. L’effet est ici généralement plus fort au Québec. Plus précisément, dans le cas du modèle probit avec effets aléatoires construit avec la variable d’emploi exclusif, la probabilité d’être travailleur autonome augmente de 20,9 points de pourcentage pour ceux qui ont entre 60 et 70 ans au Québec par rapport à ceux qui ont 20-29  ans, la catégorie exclue, contre 8,4 pour les 30-39 ans. En comparaison, dans le reste du Canada, les effets respectifs sont de 21,1 points de pourcentage et de 7,9 points de pourcentage. Ce résultat est conforme à ce qui a été montré dans les statistiques descriptives, soit un taux de travail autonome qui augmente avec l’âge. Il importe d’ailleurs de noter que la tranche d’âge des 60-70 ans est celle qui a le plus important impact sur la probabilité d’être travailleur autonome. Cela semble cohérent avec les résultats de Quinn (2000), de Zissimopoulos et Karoly (2003) et de Béjaoui (2012). Les résultats obtenus examinés à la lumière de cette littérature semblent donc indiquer que les travailleurs approchant la retraite (60-70 ans) ont une probabilité beaucoup plus élevée d’être uniquement à leur compte plutôt que salarié, car ils peuvent tolérer davantage de variabilité dans les heures avant de se remettre à la recherche d’un emploi et que les travailleurs autonomes font le choix de travailler plus longtemps. En d’autres termes, la littérature indique que les travailleurs autonomes font preuve d’une plus grande flexibilité à la baisse dans les heures travaillées à l’approche de la retraite et qu’ils choisissent généralement de travailler plus longtemps, ce qui peut expliquer le résultat que les travailleurs plus âgés aient une probabilité plus élevée d’être des travailleurs autonomes plutôt que salariés.

tableau 5

Régression probit avec effets aléatoires du type d’emploi sur un ensemble de variables explicatives pour le Québec et le reste du Canada sur la période 1993-2010 (données de panels regroupés - variable du type d’emploi exclusive et variable par le revenu), effets marginaux moyens

Régression probit avec effets aléatoires du type d’emploi sur un ensemble de variables explicatives pour le Québec et le reste du Canada sur la période 1993-2010 (données de panels regroupés - variable du type d’emploi exclusive et variable par le revenu), effets marginaux moyens

Note : Calculs des auteurs pondérés avec les poids longitudinaux de l’Enquête. Catégories omises pour les variables catégoriques : « Études secondaires non terminées » pour l’éducation, « 20-29 ans » pour le groupe d’âge, mauvaise santé, le premier quintile pour les revenus nets et la catégorie regroupant les trois premiers quintiles pour les revenus de placement.

* ρ < 0,05, ** ρ < 0,01, *** ρ < 0,001

-> See the list of tables

Notre résultat est aussi cohérent avec les recherches de Schuetze (2015). Il utilise sensiblement les mêmes données que celles utilisées ici, soit les données de l’EDTR pour la période 1993-2008. Il se penche sur un échantillon de personnes de 55 et plus. Il trouve que la proportion de travailleurs indépendants parmi les travailleurs âgés est élevée au Canada. Cela s’explique selon lui par le fait que les travailleurs indépendants restent plus longtemps sur le marché du travail que les employés. Et lorsque l’auteur tient compte des caractéristiques individuelles et d’ancienneté des travailleurs, ceux qui deviennent travailleurs indépendants à un âge plus avancé continuent de travailler plus longtemps que les employés.

Le résultat que nous avons obtenu pour la variable d’âge n’est donc pas nécessairement nouveau au regard de la littérature dans l’ensemble, mais ces analyses permettent de confirmer ce résultat pour le Québec.

Pour ce qui est des autres variables, le fait d’avoir un bon état de santé a un effet nul sur la probabilité d’être travailleur autonome au Québec (les coefficients sont tous non significatifs) et très faible au Canada. Ce résultat est en ligne avec les résultats de Perry et Rosen (2001) pour les États-Unis. Pour la variable de la taille du ménage, les résultats ne sont pas les mêmes selon la définition que nous analysons. Avec la variable de type d’emploi exclusive, plus le ménage est grand, plus la probabilité d’être travailleur autonome augmente. Cependant, avec la variable de type d’emploi par le revenu, les effets marginaux sont non significatifs. Pour ce qui est des revenus du travail, ils ont un effet négatif et significatif sur la probabilité d’être travailleur autonome pour les répondants dans le quintile supérieur. Plus les revenus du travail augmentent, plus la probabilité de devenir travailleur autonome diminue.

Il importe maintenant d’aborder la question des revenus de placement (RP), utilisés comme proxy pour la richesse des individus. Les revenus de placement ont un effet positif et significatif sur la probabilité d’être travailleur autonome pour les répondants dans le quintile supérieur. L’effet marginal moyen pour le dernier quintile, dans le cas de la variable par le type d’emploi exclusif, est de 12,5 points de pourcentage pour le Québec et de 11,7 points de pourcentage pour le reste du Canada. Ce résultat suggère que les travailleurs autonomes québécois et canadiens font face à des contraintes de liquidité, ce qui rend plus difficile l’entrée dans un emploi autonome. Ceux qui ont une richesse suffisante peuvent démarrer leur entreprise avec plus de facilité puisqu’ils peuvent financer leur projet sans avoir à emprunter, ou peuvent emprunter plus facilement. Ils sont moins contraints par le crédit. Ceux qui ont une richesse moindre n’ont pas ces options. Ils deviennent donc des travailleurs autonomes relativement moins fréquemment. Cette hypothèse a été testée et confirmée entre autres pour les États-Unis par Evans et Jovanovic (1989), pour l’Espagne par Carrasco (1999) et pour un ensemble des pays par Fonseca et al. (2007). Comme dans l’étude de Hurst et Lusardi (2004), la relation positive entre la richesse et la probabilité d’être travailleur autonome est plus forte pour les ménages les plus riches. Dans le cas des régressions présentées ici, l’effet positif des revenus de placement sur la probabilité d’être travailleur autonome, pour les individus dans le quintile supérieur, est plus marqué pour les travailleurs autonomes qui sont exclusivement dans ce type d’emploi. Cela pourrait signifier que les travailleurs autonomes se livrant uniquement à ce type d’emploi démarrent des entreprises plus grandes qui demandent plus de capital. Il serait alors plus difficile d’emprunter et un plus grand nombre d’entre eux seraient contraints par le crédit. Il serait intéressant d’approfondir la recherche à ce sujet. À noter aussi que l’effet est plus marqué pour le Québec que dans le reste du Canada en ce qui a trait à la variable d’emploi exclusif, bien qu’il soit d’ampleur similaire lorsque nous utilisons la variable par le revenu.

Le chômage agrégé retardé (TC) au niveau provincial, notre dernière variable d’intérêt, a un effet dans l’ensemble assez faible, mais négatif sur la probabilité d’être travailleur autonome. Les coefficients sont tous significatifs au niveau de 1 %.

Ce résultat faible et négatif est conforme à ce qui est trouvé par Blanchflower et Oswald (1998) ainsi que Blanchflower (2000), qui estiment un modèle probit. L’effet marginal moyen est somme toute assez faible et de grandeur très similaire pour le Québec et le reste du Canada. Selon le modèle et la région, une hausse du taux de chômage d’un point de pourcentage est associée à une baisse de la probabilité d’être travailleur autonome. L’effet qualitatif demeure le même lorsque la régression est répétée avec une variable agrégée au niveau provincial. Selon les explications d’Acs, Audretsch et Evans (1994), il appert que dans les régions étudiées par les auteurs, l’effet de diminution des revenus potentiels des nouveaux entrants est plus important que l’effet de réduction du coût d’opportunité associé au fait de devenir travailleur autonome lorsque le chômage est élevé. Les résultats obtenus suggèrent donc que les éléments relatifs à la théorie du push sont dominés par les éléments de la théorie du pull du travail autonome, c’est-à-dire que les travailleurs autonomes sont des individus qui choisissent le travail autonome à cause des bénéfices perçus davantage qu’en raison de facteurs conjoncturels qui les poussent vers le travail autonome.

Enfin, il est intéressant de noter que nos résultats varient peu en fonction de la définition du travail autonome utilisée. C’est le cas notamment pour nos conclusions principales ayant trait à l’effet de l’âge, du chômage et des revenus de placements.

4.3 Robustesse

Nous avons effectué plusieurs tests supplémentaires sur le plan des variables explicatives afin d’évaluer la robustesse des résultats, notamment en ce qui a trait à l’effet du chômage sur la probabilité d’être travailleur autonome.

La variable retardée de chômage agrégée au niveau provincial a d’abord été remplacée par une variable contemporaine de chômage agrégée au niveau canadien et au niveau provincial. Ensuite, nous lui avons substitué une variable de contrôle pour les années. Dans les deux cas, le changement de variable n’induit pas de grande variation dans les coefficients des autres variables de la régression. Nous avons également trouvé les mêmes résultats en incluant la variable de contrôle provincial pour les régressions du Canada hors Québec. En ce qui a trait au Canada hors Québec, la catégorie exclue est le Nouveau-Brunswick.

Ensuite, nous avons remplacé la variable retardée de chômage agrégée au niveau provincial par une autre qui tient compte des variations dans le taux de chômage. Il s’agit simplement d’une variable où chaque observation est la différence entre le taux de chômage à l’année t et le taux de chômage à l’année t-1. La variable est non significative pour tous les modèles, c’est-à-dire pour le Québec autant que pour le reste du Canada, pour notre variable principale de travail autonome comme pour la variable d’emploi par le revenu. Les modifications n’induisent pas de changements notables dans l’effet des autres variables.

Enfin, nous avons ajouté une variable d’interaction aux quatre modèles présentés dans les résultats. Il s’agit d’une interaction entre la variable de quintile de revenu net et la variable retardée de chômage agrégée au niveau provincial. Dans tous les cas, l’effet est nul. La variable est aussi non significative pour trois des quatre modèles. Elle n’est significative que pour le modèle pour le reste du Canada (ROC) avec la variable par le revenu. Ici non plus, les modifications n’induisent pas de changements notables dans l’effet des autres variables.

Conclusion

Notre analyse descriptive visait à évaluer les déterminants du choix occupationnel, soit le travail autonome ou salarié, au moyen d’un modèle probit avec effets aléatoires. Trois points intéressants ressortent de l’ensemble.

Premièrement, les travailleurs autonomes du Québec sont touchés de contraintes de liquidité, comme ceux du reste du Canada. Ce résultat est nouveau puisque cette hypothèse n’avait pas encore été vérifiée pour les régions étudiées ici. Ensuite, les travailleurs canadiens en âge avancé ont tendance à être travailleurs à leur compte davantage que les plus jeunes, très probablement afin de rester actif à temps partiel à l’approche de la retraite, ou d’entrer en préretraite. Enfin, le chômage agrégé au niveau provincial influence négativement la probabilité d’être travailleur autonome. Ceci indique que les facteurs de pull dominent sur les facteurs de push.

Notre étude comporte toutefois une limite particulière en raison de notre choix d’utiliser un modèle avec effets aléatoires. C’est que l’hétérogénéité non observée pourrait a priori jouer un rôle important dans le choix occupationnel – elle permet de capter la persistance. Nous avons également omis d’autres dimensions de la persistance telles que la dépendance à l’état de la nature ou à la durée en ne considérant pas de modèle dynamique.

Ces résultats signifient plusieurs choses pour la politique économique. D’abord, des programmes d’entrepreneuriat pourraient être mis sur pied ou bonifiés pour faire contrepoids aux contraintes de liquidité et s’assurer qu’elles ne freinent pas la création d’entreprises. Cette recommandation est spécialement pertinente dans un contexte où les contraintes de liquidité semblent plus mordantes au Québec et où la province compte relativement moins d’entrepreneurs qu’ailleurs au pays. Ensuite, dans un contexte économique où garder les gens plus âgés en emploi devient une priorité pour les finances publiques, le travail à son compte pourrait être mis de l’avant comme un tremplin vers la retraite, ou comme façon de demeurer actif sur le marché du travail tout en ayant la possibilité de réduire ses heures. Enfin, en période difficile, le travail autonome peut être présenté comme une alternative légitime au chômage et à l’assurance-emploi afin de dynamiser le marché du travail. Le programme d’assurance-emploi pourrait être modifié afin d’encourager davantage le retour au travail par la voie d’un emploi autonome.