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« Le ministre de la Santé Olivier Véran a souligné samedi que les personnes atteintes de handicap "doivent bénéficier des mêmes soins que le reste de la population", refusant même d'"imaginer" un "tri" des patients atteints de coronavirus »

Introduction

La première vague de la pandémie de COVID-19 a mis les systèmes de santé de nombreux pays sous pression. En France, en mars 2020, l’afflux de patients vers les hôpitaux a pris de vitesse le système de soin. Les ressources matérielles ont manqué. Les soignants, eux, s’épuisaient. Devant cet état d’urgence sanitaire, un premier confinement a été instauré afin de permettre au système d’absorber ce flux croissant. Parallèlement, des protocoles de tri des patients ont été mis en place, afin de déterminer qui aurait accès à ces ressources de soin. Selon certains auteurs, les procédures de tri seraient discriminatoires pour les personnes en situation de handicap (Chamorro & Vennetier, 2020). Cette affirmation se base sur la divulgation d’un document interne à l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Île-de-France, émise le 19 mars 2020. Ce document a rapidement été dénoncé par les associations représentant les personnes en situation de handicap.

Le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, a été contraint de répondre à ces accusations lors d’une conférence de presse, le 4 avril 2020. Il a alors déclaré refuser de croire qu’un tel tri soit possible. Ce ministre, également médecin hospitalier, explique que les soins seraient les mêmes pour toute la population. Pourtant les pratiques de tri semblent communes dans les hôpitaux pour les médecins qui interviennent sur les plateaux des chaînes d’information continue ou même pour certains journalistes. Preuve en est les questions posées à Emmanuel Hirsch lors d’une interview donnée au Quotidien du médecin[1]. Un autre document publié par la Société Française d’Anesthésie et Réanimation (SFAR) présentant des recommandations de gestion des flux de patients montre également que cette pratique est connue et habituelle. Derrière cette dissonance, entre le discours d’un ministre et ceux de militants ou de médecins, se pose la question de la réalité à laquelle renvoie le terme de « tri ».

Si nous nous plaçons dans une approche pragmatiste et sémiotique (Lorino, 2001, 2018), nous comprenons rapidement que derrière le terme de « tri » plusieurs réalités coexistent. Selon Peirce (1998), un signe a une fonction indexicale : il renvoie à des réalités différentes en fonction du locuteur qui l’émet. À la dimension indexicale du langage, on peut ajouter l’influence du contexte qui l’a vu naître (Girin, 2016; Peirce, 1991). La signification d’un terme dépend donc de la réalité à laquelle l’auteur fait référence et de la situation dans laquelle ce terme est apparu (Peirce, 1991).

Nous pouvons donc légitimement nous demander ce que signifie ce terme de tri pour les médecins, pour les praticiens sur le terrain. À quelles pratiques renvoie-t-il? Nous nous intéressons donc à la fonction d’indice du terme de tri. Peirce (1991) décrit, dans la médiation sémiotique les trois fonctions du signe : représentation, indice et symbole. La fonction de représentation, ou fonction iconique correspond à la caractéristique de représenter une réalité que l’on prête à un terme. La fonction de symbole, elle, correspond aux significations partagées portées par le terme. Enfin, la fonction d’indice, la fonction qui nous intéresse ici est l’ensemble des traces dont témoigne le terme. Le terme, ou le mot « tri », pris comme indice est donc le début de notre enquête.

Nous avons donc formé une communauté d’enquête (Dewey, 1967) avec onze médecins pour comprendre leurs pratiques de « tri ». Nous souhaitions comprendre le sens que ce terme avait pour eux, comment il se traduisait dans leurs pratiques. Notre enquête nous a également amenés à étudier les deux documents évoqués plus haut, la note de l’ARS et les recommandations de la SFAR. Ces documents s’appuient sur le même outil : l’échelle de fragilité clinique de Rockwood, venue du Canada. Cet outil est peu ou pas connu des médecins que nous avons interrogés. Nous inscrivons notre réflexion dans la lignée de ceux considérant que les outils et techniques ne sont jamais neutres, qu’ils ont toujours des effets sur la réalité et bien au-delà de la volonté de leurs utilisateurs (Berry, 1983; Chiapello & Gilbert, 2013; Le Galès & Lascoumes, 2007; Leroi-Gourhan, 1964; Rabardel, 1995; Simondon, 1958; Stiegler, 2018). Ainsi, si ces documents font de la fragilité un argument central dans les décisions de tri, plusieurs questions se posent alors. Qu’est-ce que la fragilité? Comment est-elle mesurée? Que signifie la fragilité entendue comme argument d’action de tri et quels sont ses effets, ses enjeux? Si les médecins ne connaissent pas ou peu l’outil en question que peut signifier son utilisation dans des recommandations se présentant comme un outil d’aide à la décision d’envergure nationale?

Dans la première partie, nous détaillons la méthodologie abductive employée dans cette enquête dialogique médiatisée. La deuxième partie est consacrée aux résultats, nous y décrirons ce qu’est la pratique de tri entendue comme gestion de flux dans les activités des médecins interrogés. Nous nous pencherons plus spécifiquement sur l’outil « échelle de la fragilité » auquel font référence les documents évoqués auparavant (la note de l’ARS et les recommandations de la SFAR). Ensuite, nous définirons la notion de fragilité en nous basant sur ce que les médecins ont pu nous dire et sur la littérature médicale. Enfin, nous nous pencherons sur la grille AGGIR, outil concrètement utilisé dans les processus d’admission en services de réanimation en dehors des périodes de crise. Dans la troisième partie, nous discuterons et analyserons la façon dont ces outils influencent les pratiques, et révèlent une approche représentationaliste de la gestion des flux par les médecins.

Méthodologie

Cette recherche s’est déroulée selon la méthode de l’enquête dialogique médiatisée (Dialogic Mediated Inquiry - DMI). Le premier temps de l’enquête a consisté en une étude documentaire qui nous a permis d’alimenter les entretiens que nous avons réalisés dans un second temps.

L’étude documentaire a concerné des dizaines de documents édités par des ARS et la SFAR, et comme nous l’avons évoqué plus tôt nous avons centré notre attention sur les différents documents qui traitaient des questions de gestion de flux, d’orientation des patients, des recommandations en cas de tension ou saturation des services. Il faut tout de suite noter que sur ces dizaines de documents, seules la note de l’ARS et les recommandations de la SFAR traitent ouvertement et explicitement de cette question du tri, même s’ils ne le nomment pas ainsi. La très grande majorité des documents publiés véhicule des conduites à tenir en termes d’hygiène, en termes de communication, ou bien fournit des formulaires administratifs aux acteurs des secteurs sanitaire et médico-social.

Cette étude documentaire nous a servi notamment à alimenter les discussions avec les médecins interrogés en questionnant le lien entre les outils et leurs pratiques. Tous les entretiens ont ainsi commencé par une question sur la notion de « tri ». Nous avons ensuite évoqué avec eux les documents de l’ARS et celui de la SFAR, les procédures de gestion des services en tension et en saturation, le recours à l’échelle de fragilité de Rockwood. Les entretiens étaient surtout guidés par les propos des médecins, sur lesquels nous rebondissions pour faire des liens avec les éléments de l’étude documentaire.

Les entretiens ont été réalisés auprès de onze médecins. Sans grille particulière pour les structurer, ces entretiens donnaient aux médecins la liberté de décrire leurs pratiques. Le traitement du matériau n’a pas donné à codage. En effet, la notion d’indexicalité de Peirce (1902) nous apprend qu’un signe, qu’un mot peut renvoyer à des réalités différentes en fonction des locuteurs. Le codage entendu comme pratique visant à rassembler des éléments de discours distincts et à marquer ces éléments par un signe choisi par le chercheur nous semble porter le risque de ne pas prendre en compte cette notion d’indexicalité du langage. En codant, le chercheur risque de projeter sa propre réalité sur les termes employés par les enquêtés. En lieu et place d’un codage, nous traitons ces entretiens au fil de l’eau et en essayant d’identifier des pattern, des motifs qui feraient lien entre les différentes réalités décrites par les médecins. Ces pattern, comme l’étude documentaire, alimentent alors les entretiens qui suivent.

Figure 1

Liste des médecins interrogés lors de l'enquête

Liste des médecins interrogés lors de l'enquête

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La DMI est une méthodologie de recherche conçue par Lorino, Tricard et Clot (2011). D’inspiration pragmatiste et sémiotique, cette méthodologie de recherche se classe parmi les approches abductives et s’inspire de la théorie de l’activité médiatisée de Vygotski (1986), et de celle du dialogisme de Bakhtin (1981). Conçue dans une perspective transdisciplinaire, cette méthodologie a pour ambition de donner à comprendre la complexité des organisations, à partir de ce que font les acteurs et de ce qu’ils disent de ce qu’ils font. L’intégration du discours sur l’action des acteurs est primordiale, car l’observation seule donne accès à ce qu’ils font, et non pas à ce qu’ils auraient voulu faire, mais que les circonstances ne leur ont pas permis. L’enquête dialogique donne donc accès aux activités « frustrés ou empêchées » (Clot, 2009) qui font partie intégrante de l’activité des acteurs (Yanow, 2006).

Contrairement à Lorino, Tricard et Clot (2011) qui ont conçu cette méthodologie dans le cadre d’une recherche-action, nous la mobilisons dans le cadre d’une recherche compréhensive. Si la recherche-action a pour objectif de transformer l’organisation qu’elle étudie, notre seule prétention est de mieux comprendre la pratique des médecins située dans le système de soin. Pour Jacques Girin (2017) comprendre est « synonyme de saisir le sens de l’activité de ceux que l’on observe ». Dans une perspective pragmatiste, le sens de cette action ne peut pas être séparé des acteurs ou du contexte dans lequel l’action est menée. En cela, les personnes interrogées constituent une communauté d’enquête (Dewey, 1967) qui vont partager avec nous le questionnement, mais également l’élaboration des hypothèses dans cette approche abductive.

Cette communauté d’enquête compte onze médecins avec qui nous avons réalisé des entretiens par visio ou par téléphone, en raison du confinement qui nous empêchait d’avoir un accès direct à une observation des pratiques ou à des entrevues en situation d’action. Le tableau ci-dessus précise la spécialité de chacun des médecins, leurs lieu et région d’exercice.

Les onze médecins ont été sollicités de telle façon qu’ils puissent témoigner de leurs pratiques à différents endroits du parcours du patient. Deux autres médecins avaient été sollicités, mais ont refusé de participer à cette enquête. Nous avons arrêté de solliciter des médecins lorsqu’une certaine saturation théorique a été atteinte (Strauss & Glaser, 2010), c’est-à-dire lorsque les données recueillies ne semblaient plus apporter d’éléments nouveaux à nos analyses.

Nous avons pu interviewer un ancien virologue ayant exercé en milieu hospitalier, seul médecin qui n’était plus en activité au moment de la recherche. Sa participation nous a permis de mieux cerner la façon dont les épidémies sont appréhendées par les autorités de santé, en dehors de la pandémie actuelle. La figure 1, ci-dessus, précise le secteur d’exercice des médecins interrogés. Parmi ceux exerçant en libéral, s’ils pratiquent tous la médecine générale, nous pouvons ajouter que deux d’entre eux sont également médecins coordonnateurs en Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) et un intervient dans un établissement et service médico-sociaux (ESMS). Parmi les cinq médecins exerçants en milieu hospitalier, deux occupent leurs fonctions dans des services d’urgence, les trois autres dans des services de réanimation.

Nous avons donc choisi d’interroger des médecins qui interviennent à différents moments du parcours de soin du patient. Ces médecins exercent également dans des régions géographiques différentes et étaient concernés ou non par des hôpitaux en tension. Ainsi cinq médecins exercent dans la région Grand-Est. Les autres médecins exercent en Bretagne, en région parisienne et dans la région Nouvelle-Aquitaine. Nous avons fait attention, lors de nos sollicitations, à la répartition pour chaque catégorie évoquée auparavant. De la sorte, pour les médecins situés dans la région Grand-Est, nous trouvons deux médecins généralistes, dont un coordonnateur en EHPAD, un médecin urgentiste et deux médecins exerçant en service de réanimation. Au moment de nos entrevues, les praticiens du Grand-Est étaient tous concernés par des services de réanimation en tension ou saturés, contrairement aux autres régions.

Résultats : les pratiques de tri

En France, toute la stratégie de gestion du début de la crise de la COVID-19 est basée sur l’objectif d’éviter l’engorgement des services de réanimation dans les hôpitaux. Nous avons vu, au jour le jour, l’évolution de la fréquentation des services de réanimation. Passant d’état de tension à celui de saturation, impliquant le désencombrement des services les plus touchés et des transferts vers d’autres hôpitaux.

Les indicateurs de saturation étaient communiqués, mais sans le nombre de places effectivement installées, ces informations avaient donc une signification limitée. En effet, des cartes interactives étaient mises à la disposition du grand public. Elles reflétaient l’état de congestion des services de réanimation par département. Si la capacité totale en lits de réanimation en France est d’environ 5 000 lits[2], à ce moment de la crise, la carte, elle, ne présente que des taux d’occupation. Il était donc très difficile de savoir à quelle réalité renvoyaient ces taux puisque l’on ne connaissait pas le nombre de lits installés par département.

On a alors parlé de « la tension hospitalière sur les capacités en réanimation, basée sur les taux d’occupation des lits de réanimation par des patients atteints de COVID-19, par rapport à la capacité initiale avant l’épidémie »[3]. Mais au fil de l’épidémie, les indicateurs seuils de la tension ont évolué, rendant très difficile la comparaison des situations.

« Nous avons très rapidement compris que cela allait être très compliqué. Le nombre de patients hospitalisés augmentait chaque jour. »

Médecin 6

Seule la notion de saturation semble claire dans la mesure où les capacités d’un service de réanimation sont dépassées. Ainsi, par exemple, la région Grand-Est a été très touchée dès le début de l’épidémie en France. Les services de réanimation alsaciens et vosgiens ont rapidement été en tension au début de la première vague. Puis avec un taux d’occupation de 300 % dans certains départements[4], ils ont été saturés avant même que le confinement ne démarre. Cependant, comme nous l’évoquions, sans connaitre le nombre de lits installés par département, il est difficile de saisir la réalité à laquelle renvoient ces chiffres.

La pratique du tri concerne tout le système de soin, car elle peut s’effectuer à différents moments avant ou pendant le parcours hospitalier. Par exemple, le tri peut commencer dès l’évaluation d’une situation par le médecin généraliste, avant une éventuelle hospitalisation. Les médecins généralistes interrogés nous ont affirmé que l’état de tension ou de saturation des hôpitaux influençait clairement leurs décisions d’orientation des patients.

« Je savais très bien que je ne pouvais pas envoyer tel ou tel patient vers l’hôpital. Soit parce que d’autres étaient déjà dans des états plus graves, soit que la concentration des patients dans ce lieu risquait de poser problème. »

Médecin 9

De l’arrivée à l’hôpital, au service des urgences et à chaque phase du parcours du patient, la question de la gestion des flux se pose. Au moment de l’admission du patient, ainsi qu’au moment de son évaluation par le personnel soignant, la réalité de la tension ou de la saturation des services de réanimation est dans les têtes de tous les professionnels, selon les médecins interrogés.

« Il y a toujours du tri… On doit bien orienter les patients en fonction des traitements dont ils ont besoin… et en fonction de ce que l’on peut faire… »

Médecin 9

La gestion du flux des patients repose sur une évaluation pronostique de leur état de santé. Pour ce qui est de l’admission en réanimation, pour les patients les plus gravement atteints, deux questions peuvent se poser. La première concerne la capacité individuelle d’un patient à supporter les soins de réanimation. Lourds, intrusifs, ces soins peuvent laisser des séquelles, voire affecter la qualité de vie d’un patient. La seconde question se pose lorsque deux patients auraient besoin de soins de réanimation, mais que les ressources disponibles ne permettent d’en proposer qu’à un seul. Dans ce cas, la décision à prendre par l’équipe médicale s’apparente à une hiérarchisation des besoins des patients.

« Les soins que nous délivrons en réanimation sont lourds et peuvent engendrer des séquelles parfois importantes. Nous devons penser à la qualité de vie du patient après ces soins. Ensuite, il y a la question des moyens, quand nous n’en avons plus assez pour soigner tout le monde comme nous le souhaiterions… »

Médecin 7

Ces décisions relèvent de procédures établies, de modes opératoires partagés. Les médecins travaillant dans les services de réanimation insistent sur le caractère collégial des décisions prises. Si tous affirment « savoir décider » et assumer cette pratique qui fait partie intégrante de leur métier, tous expliquent également l’importance des procédures et du travail collectif. Nous n’avons pas eu accès au détail technique de ces procédures, mais leur place dans le discours des médecins montre leur importance dans les pratiques, telles qu’ils les décrivent.

« On ne décide jamais seul… Ce serait impensable. Nous avons besoin des procédures, de penser à plusieurs, de discuter, de confronter nos avis… L’enjeu éthique est important… On ne peut pas faire ça seul… »

Médecin 8

Selon les médecins interrogés, le tri, comme gestion de flux, est une pratique institutionnalisée dans le système de soin, basée sur une logique économique en santé, visant à déterminer le niveau de priorité d’accès aux soins des patients en fonction de leur état. Les ressources de soins à allouer le sont donc en fonction des besoins des patients, évalués par les médecins et les professionnels soignants.

L’outil « Échelle de fragilité clinique »

En France, au début de la pandémie de COVID-19, anticipant un afflux massif de patients vers les hôpitaux, les autorités diffusent des documents présentant les principes de gestion des flux. Un tri des patients reposant notamment sur un outil : l’échelle de fragilité de Rockwood.

Si les réalités peuvent être très différentes d’un département à l’autre, les mêmes préconisations de gestion des flux de patients ont été diffusées sur le territoire national.

Comme nous l’avons évoqué en introduction, le ministre de la santé français a déclaré, le 4 avril, ne pas vouloir croire à l’existence d’un « tri ». Dans cette conférence de presse, il dénonçait la fuite d’un document interne à l’Agence Régionale de Santé (ARS) qui évoquait la nécessité de coordonner la gestion des flux. Ce document se réfère à l’outil « Échelle de la fragilité » de Rockwood (2005) pour justifier des décisions qui privilégieraient l’accès aux soins pour les personnes présentant le moins de risques d’évolution négative. Le ministre, en affirmant que ce document était rédigé par des consultants extérieurs à l’ARS, pensait disqualifier son contenu. Mais si ce document n’abordait que très superficiellement la question de la gestion des flux, celui de La Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR) le fait de manière beaucoup plus assumée, beaucoup plus claire.

La SFAR a publié, le 15 avril 2020, une note de recommandation présentant des algorithmes de décision en fonction des états de tension ou de saturation des services de réanimation. Reposant de manière très explicite sur l’échelle de fragilité de Rockwood, cet outil d’aide à la décision précise par exemple que dans un contexte de tension, l’initiation des traitements de réanimation d’un patient ne pourrait avoir lieu que si celui-ci présente un score strictement inférieur à 7. Dans un contexte de saturation, ce score doit être strictement inférieur à 5.

La figure ci-dessous décrit les différents niveaux de l’échelle de fragilité et précise la signification de chaque score. Si nous nous plaçons en situation de saturation des services de réanimation, c’est-à-dire que tous les lits sont occupés. Dans ce cas, une personne « légèrement fragile », de niveau cinq, c’est-à-dire une personne qui a besoin d’aide dans la gestion de ses finances ou qui présente des difficultés pour faire ses courses, pour préparer ses repas, pour faire son ménage, alors cette personne ne pourrait théoriquement pas accéder aux soins de réanimation. Ces soins, dans ce cas de figure, seraient réservés aux personnes présentant un niveau de fragilité allant jusqu’au niveau quatre, c’est-à-dire des personnes qui « ne dépendent pas d’autrui pour de l’aide au quotidien ».

Autrement dit, dès le moment où les services de réanimation sont en tension, alors les personnes complètement dépendantes pour leurs soins personnels (niveau sept) sont écartées des soins de réanimation. Lorsque les services passent d’un état de tension à un état de saturation, alors seules les personnes non dépendantes accèderont aux soins.

« Je ne connais pas du tout cet outil… et pour être honnête nous n’avons dû avoir qu’une demi-journée de cours pendant notre formation sur la question de la fragilité… »

Médecin 2

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Pour les médecins interrogés, cet outil est peu connu, peu ou pas utilisé. Ils reconnaissent tous l’importance des procédures dans une démarche de construction d’une décision collégiale, de façon à ce que les éléments qui conduisent à cette décision soient le plus objectifs possible. Découvrant l’outil lors de notre entretien, un des médecins généralistes nous explique que : « cet outil est une échelle de la dépendance plus que de la fragilité… ». Il examine chaque niveau présenté dans la figure ci-dessus et s’étonne d’une confusion entre dépendance et fragilité.

Par exemple, même si le niveau sept de l’échelle est illustré par un fauteuil roulant, cette image ne désigne pas une personne en situation de handicap, à mobilité réduite, mais une personne dans un processus de fragilité dont plusieurs fonctions physiologiques sont passées sous un certain seuil. Cette personne supporterait donc difficilement des traitements lourds qui lui seraient potentiellement préjudiciables et risqueraient d’accélérer sa perte d’autonomie.

Nous avons posé la question à tous les médecins de la possibilité d’utiliser cette échelle pour les personnes en situation de handicap. Tous nous ont répondu qu’ils ne voyaient pas de difficulté à cela même si l’outil semblait davantage pensé pour les personnes âgées. Un médecin travaillant en réanimation nous a dit que les déficiences de personnes peuvent être prises en compte dans la décision médicale, d’autant plus qu’elles n’influent pas systématiquement sur le pronostic. Il imaginait alors l’exemple d’un patient aveugle atteint du COVID-19, sa déficience sensorielle n’aurait eu, selon lui, aucune influence sur les décisions de soins à administrer. Les déficiences des personnes en situation de handicap peuvent donc jouer un rôle dans la décision médicale en fonction de la façon dont le médecin évalue leurs impacts sur le pronostic. Concernant l’outil, une difficulté se pose alors. Même sorti de ses contextes de conception et d’usage habituels, l’outil semble pouvoir faire penser qu’il s’appliquerait aux personnes en situation de handicap.

« La fragilité, elle est difficile à définir, mais quand on la voit on sait ce que c’est… »

Médecin 11

« Parfois on sent que quelque chose cloche… Il y a quelque chose qui ne va pas… on sait que cette personne va supporter difficilement un traitement, ou bien qu’elle est à deux doigts de décompenser… Je pense que c’est ça la fragilité… les signes sont difficiles à saisir, mais nous connaissons les patients… Et mis bout à bout, ces signes nous laissent penser que cette personne est fragile… »

Médecin 7

La mesure de la fragilité reposant sur la subjectivité du médecin évaluateur, une décision de ne pas recourir à une thérapeutique jugée risquée est toujours possible. L’absence de définition clinique consensuelle de la fragilité montre que la tentative d’évaluation d’un pronostic ne peut pas être automatisée. Un algorithme ne peut pas remplacer une analyse. Cependant l’usage de cet outil comme outil de gestion, d’aide à la décision, de gestion des flux tend à gommer cet aspect subjectif autour de la fragilité et de ne plus en faire qu’un indicateur construit uniformément. Pour jouer ce rôle, l’outil doit mobiliser des catégories stables, fiables et homogènes. Ces catégories deviennent donc des idéaux régulateurs qui vont influencer les utilisateurs, tout en gommant les singularités notamment des patients en situation de handicap.

La grille AGGIR, une vision économique de la dépendance

Les médecins que nous avons interrogés, notamment ceux exerçant en service de réanimation, nous ont dit utiliser un outil pour construire leurs décisions : la grille AGGIR (Autonomie Gérontologie Groupe Iso Ressources). Toutes leurs décisions ne reposent pas sur ce seul outil, mais l’évaluation de la dépendance qu’il permet leur donne des informations importantes. Cet outil est utilisé de manière habituelle, en dehors du contexte de la crise de la COVID-19 et pas uniquement en fonction des niveaux de tension ou de saturation des services de destination. Nous n’allons pas entrer dans les détails de l’usage de la grille AGGIR, mais il est important d’en comprendre l’origine et l’usage habituel pour saisir ce qu’il révèle de la décision médicale.

« La fragilité est difficile à évaluer objectivement, par contre on a des outils pour évaluer la dépendance. On utilise la grille AGGIR. Ce n’est pas le seul élément, mais c’est un des éléments qui nous permet de nous faire une idée et de prendre une décision [d’orientation]… »

Médecin 7

Tout d’abord rappelons qu’AGGIR signifie Autonomie Gérontologie Groupes Iso-Ressources. Le concept de Groupe Iso-Ressources (Fries, 1990; Frutiger & Fessler, 1991) a permis l’élaboration « d’instruments médico-économiques [qui] ont été construits dans la perspective de rationaliser la consommation des ressources » (Coutton, 2001). Ces différents groupes permettent de catégoriser les patients en fonction de leur niveau de consommation de ressources de soins. La grille AGGIR, théoriquement déterminant ces besoins de ressources, a donc été choisie pour construire le système de tarification des Établissements d’Hébergement des Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD). Le « Gir » représenterait le degré de dépendance, comme détaillé dans la figure ci-dessous[5].

La grille AGGIR a donc pour fonction de décrire le niveau de dépendance des personnes âgées à travers une évaluation scorée pour ensuite attribuer les allocations budgétaires correspondantes.

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Le choix des médecins de dispenser des soins de réanimation à un patient ne se fait donc pas en fonction du seul état de santé de ce dernier. En utilisant cet outil, le médecin évalue également l’impact que ces soins vont avoir sur les besoins du patient en matière de ressources quotidiennes, en matière d’aides pour les actes de vie quotidienne, pour les soins personnels. La dépendance est donc bien à entendre ici selon une définition économique : la personne dépendante coûte à la société en consommant des ressources d’accompagnement et de soin. La décision d’attribution des soins se fait donc en partie selon une logique médico-économique selon laquelle peuvent être potentiellement refusés des soins en fonction des coûts que les patients représenteraient ensuite.

Cette vision médico-économique de la dépendance et donc de la fragilité, puisque nous avons vu que la distance est parfois minime entre les deux notions, se confirme dans la littérature. Nous avons vu le lien inféré entre vitesse de marche et espérance de vie. Dans une perspective médico-économique, cela signifie que l’avancée en âge doit s’accompagner irrémédiablement d’un développement de l’accompagnement.

« La perte de la capacité à la mobilité augmente avec l’âge chez les hommes (de 1,2 % entre 50 à 54 ans jusqu’à 31 % après 85 ans) et les femmes (de 0,4 % entre 50 à 54 ans jusqu’à 52 % après 85 ans). Cette charge importante (pour la personne ainsi que pour la société) indique implicitement la nécessité de développer de nouveaux services et pratiques pour proposer une meilleure prise en charge à la population âgée croissante. »

Vellas, 2015

Et encore plus clairement, la fragilité est un concept qui permet d’évaluer le risque de dépendance et donc les surcoûts à prévoir pour la société.

« Le surcoût de la fragilité permet de quantifier le montant des sommes pouvant être consacrées à l’Action sociale. »

Rapp & Sirven, 2015

La grille AGGIR est faite pour évaluer la dépendance en fonction de l’incapacité à réaliser certains actes de la vie quotidienne. La dépendance est alors entendue comme une consommation des ressources nécessaires à compenser ces incapacités. Utiliser cet outil dans le cadre de la gestion de flux fait automatiquement de la dépendance un critère de sélection des populations en fonction des coûts en ressources d’accompagnement et de soins qu’ils pourraient représenter dans le futur. L’usage de la grille AGGIR comme orientation de la décision d’accès aux soins de réanimation signifie que la décision de soins est influencée par des logiques médico-économiques. La personne qui consomme beaucoup de ressources d’accompagnement serait-elle alors privée de soins de réanimation? Cette question est légitime, car, comme nous l‘avons montré, les simplifications successives autour de la notion de fragilité provoquent des effets problématiques. Confondre fragilité et dépendance, fragilité et âge, réduire la dépendance à une consommation de ressources, conduit à rechercher chez les patients les signaux faibles d’une éventuelle future dépendance pour éviter de futures dépenses au système social. Cette logique n’est pas celle des médecins, mais celle d’un système de santé qui se structure autour des outils et des principes rationalistes.

Discussion : construire des représentations de l’incertain

La fragilité est au coeur d’une clinique de la vigilance (Dourlens, 2008). Le risque et l’incertitude sont des éléments majeurs de cette clinique, mais en temps de crise, lorsque les systèmes de soins sont sous tension, ou saturés comme pendant la première vague de COVID-19 en France, les risques sont autant du côté des organisations, de la logistique, de la gestion, que du côté du patient et de son évolution dans un environnement donné. Dans cette discussion, nous nous posons la question de ce qu’est la fragilité et sa construction. Nous montrons que cette notion renvoie directement à une question de rationalité des acteurs, et que les outils prennent une place particulière dans sa caractérisation.

La notion de fragilité

Qu’est-ce que la fragilité? En médecine, il existe une énigme : pourquoi deux personnes de même âge, de même niveau de santé, ne supportent-elles pas de la même manière les traitements? Il ne semble pas y avoir de cause directement identifiable à cet écart. Ce phénomène est désigné sous le terme de fragilité.

« FRAILTY is a nonspecific state of increasing risk, which reflects multisystem physiological change. It is highly age-associated. »

Rockwood & Mitnitski, 2007

La fragilité n’est pas la dépendance, elle est plutôt une identification du risque de dépendance. Ce concept est utilisé dans une logique de prévention, essentiellement chez les personnes âgées, même si la vieillesse n’est pas synonyme de fragilité. En effet, la fragilité est caractérisée comme un ensemble de facteurs physiologiques qui diminuent chez le patient la capacité à subir un stress. Autrement dit, la fragilité c’est l’état de la personne qui va lui permettre de supporter un traitement ou non (Hogan & Maxwell, 2013), par exemple une chimiothérapie. Le processus de fragilité est mesuré afin d’évaluer les éventuels gains et risques associés à une thérapeutique donnée. Si la définition conceptuelle de la fragilité est assez consensuelle, sa définition clinique ne l’est pas du tout. Il y a donc de forts débats parmi les spécialistes pour savoir quels signes physiologiques composent la fragilité.

« Le syndrome de fragilité est fortement lié à un risque accru de résultats négatifs en matière de santé, y compris une invalidité grave, l’hospitalisation, l’institutionnalisation et la mortalité. Les personnes âgées fragiles ne présentent pas encore ces résultats négatifs, mais (si elles ne sont pas traitées) vont générer des dépenses de santé importantes dans un avenir proche. »

Vellas, 2015

La notion de fragilité ne recouvre pas une réalité unique, car elle repose sur l’introduction des statistiques dans la démarche diagnostique : le médecin, face à l’incertitude, cherche dans des statistiques à évaluer le risque de décompensation d’un patient. La fragilité relève donc d’une pratique médicale préventive et prédictive (Dourlens, 2008).

« Une revue de neuf études prospectives sur près de 35 000 sujets âgés de 65 ans montre une corrélation entre la mesure de la vitesse de marche, interprétée selon l’âge et le sexe, et l’espérance de vie à 5 et 10 ans »

Studenski et al., 2011[6]

Les corrélations statistiques qui sont à la base de la notion de fragilité durcissent (Desrosières, 1993) un objet « fragilité », en d’autres termes, la notion de fragilité est construite sur la base de statistiques avant d’avoir une réalité clinique. Cette construction statistique permet d’y raccrocher des réalités cliniques qui étaient parfois difficilement qualifiables. Comme l’explique Lorino (2018), la médiation sémiotique opérée par ce terme est performative : parler de fragilité fait exister une réalité de fragilité.

Quand l’objet fragilité est utilisé à des fins de prévention, ces corrélations prennent un sens (lien vitesse de marche / espérance de vie) puisque la relation entre les termes est informative. Mais il en va autrement lorsque l’objet fragilité est utilisé à des fins de sélection de patients dans une logique de gestion de flux. En effet, dans cette perspective, les médecins que nous avons interrogés nous expliquent que la vitesse de marche peut être un critère à rechercher pour prendre une décision. En faisant cela, les médecins transforment des corrélations en liens de causalités, comme si individuellement, la diminution d’une vitesse de marche d’un patient lambda entrainait de facto une diminution de son espérance de vie. Rappelons que ces médecins ne connaissaient pas ou peu l’outil « échelle de fragilité clinique » de Rockwood, mais pour eux, rechercher des critères objectifs qui leur permettraient de prendre une décision est nécessaire.

Même si l’un d’entre eux s’est posé la question de la confusion entre fragilité et dépendance, les médecins oublient facilement la complexité de la notion de fragilité, son caractère multidimensionnel, si cela peut leur permettre de prendre une décision.

Il existe pourtant des déterminants socio-économiques de la fragilité, notamment si la personne est issue de l’immigration (Rapp & Sirven, 2015) qui montrent que nous ne sommes pas égaux devant elle. Elle varie selon le contexte, la disponibilité des ressources, l’exposition au risque, les caractéristiques des groupes sociaux-économiques. L’environnement joue donc un rôle important dans la construction et la compréhension de la fragilité d’une personne.

Si la fragilité est un processus réversible notamment pouvant prendre en compte l’impact que l’environnement a sur la personne (intervention, habitat, etc.) l’usage de l’outil dans une démarche de sélection fait de la fragilité un état fortement lié à l’âge (Rockwood et al., 2004). En gommant sa dimension processuelle et réversible, cet usage spécifique met en lumière uniquement les incapacités et déficiences (réelles ou potentielles) des personnes inscrites dans un processus de vieillissement se résumant à une dégénérescence, le risque de dépendance devenant un potentiel coût pour la société.

Question de rationalité, ou de rationalisme

Pour affronter des risques, pour les gérer, les acteurs font souvent appel à des approches représentationalistes (Lorino, 2018) : se représenter le phénomène pour le maîtriser. Comme nous l’avons vu, la fragilité est une notion qui est construite à partir de corrélations statistiques. Elle sert à identifier les risques de dépendance, et donc à anticiper, à prévoir les réponses que le système de santé va devoir proposer dans l’avenir.

Le discours des médecins fait souvent référence aux moyens qui sont les leurs pour faire face à cette pandémie. Plusieurs d’entre eux ont notamment évoqué ce qu’ils ont dénommé des « politiques rigoristes » qui auraient systématisé un état de tension à l’hôpital. La tension n’est donc pas liée seulement à la pandémie. Le manque de moyens matériels et humains, la difficulté à organiser la logistique sont apparus criants pendant la première vague de la pandémie.

Dans un article du Monde en 2014[7], Thierry Nobre expliquait l’urgence de rationaliser les organisations hospitalières. Selon lui, la méthode des coups de rabot met en difficulté des organisations déjà sous tension. Il en appelle à utiliser des méthodes d’amélioration continue inspirées des méthodes japonaises. S’il explique l’importance de la participation de tous les acteurs, il passe, selon nous, à côté d’un élément important : les méthodes d’amélioration continue et de gestion de la qualité ont été conçues dans une proximité avec les notions d’enquête, de participation, chères aux pragmatistes. Cependant, elles ont largement évolué vers des systèmes normatifs, prescriptifs où le contrôle joue un rôle majeur (Lorino, 2018), selon des logiques rationalistes.

La notion centrale dans les démarches qualité à l’hôpital est certainement celle de conformité (Hayo, 2017). La conformité est centrale, car le secteur est dominé par une logique fin-moyens (Lorino, 2018), autrement dénommée rationalité en fins eu égard aux moyens (Castoriadis, 1975) ou une rationalité instrumentale (Weber, 1991). Cette façon de penser infère un lien direct entre fins et moyens : « J’ai un objectif, je consacre les moyens adéquats et l’objectif va être nécessairement atteint ». Dans le cas des hôpitaux, cette pensée en fins-moyens tend à confondre qualité et conformité. Il suffirait de respecter des normes pour que l’activité soit de qualité. C’est évidemment une vision simpliste de la qualité qui repose sur des liens de causalité qui semblent évidents, mais qui évince toute prise en considération de la complexité des situations et des contextes.

La montée en puissance des fonctions de techniciens spécialistes (sur des fonctions de contrôle, des fonctions d’achats, de logisticiens, d’information médicale, etc.), la mise en concurrence en interne de certains services (Andrien, 2020) ne dessineraient-elles pas les contours d’organisations aux prises avec des logiques tayloriennes de division du travail?

La rationalité instrumentale domine très largement le discours économique, au point de disqualifier toute autre forme de raisonnement (Boudon, 2003). Il n’existerait donc qu’une rationalité instrumentale, et des formes d’irrationalité qui s’y opposeraient. Cette domination a pour effet d’empêcher de penser les choix de gestion, présentant les situations comme inévitables, supprimant toute composante politique ou idéologique aux choix des acteurs.

Dans une telle perspective, la gestion des flux de patients s’apparenterait à une gestion des populations et de leur accès à des ressources de soins contraintes par la conjoncture économique. Les ressources de soins installées ne seraient pas discutables, elles ne seraient que le fruit de décisions rationnelles basées sur les ressources économiques disponibles. La fragilité serait alors un concept servant à représenter ces populations. L’utilisation de ce concept est performative puisque servant à matérialiser des états de santé potentiels, il conditionne des traitements. C’est cette représentation des populations qui permet de proposer des réponses adaptées aux risques identifiés. Le devenir des patients, de ces populations est donc prédéterminé par des corrélations statistiques qui permettent de cerner les risques potentiellement encourus.

Gouverner par les outils

En 1990, Engel, Moisdon et Tonneau décrivaient déjà une stratégie de développement technique des hôpitaux, stratégie convergente dans les sphères gestionnaire et médicale (Engel, Moisdon, & Tonneau, 1990). Ce développement était selon eux une réponse paradoxale aux restrictions budgétaires : croître pour ne pas subir les effets des restrictions. Cette montée en technicité donne une place prépondérante aux outils, qui viennent matérialiser la rationalité instrumentale évoquée ci-dessus.

Nous avons vu que la plupart des médecins interrogés ne connaissaient pas l’outil « Échelle de fragilité clinique » utilisé par la SFAR dans ses recommandations de gestion de flux des patients vers les services de réanimation. Cependant, tous évoquaient la nécessité de construire des décisions à partir d’éléments objectifs. Ils prêtaient à cet outil, et aux outils de manière plus générale, la faculté de rendre plus objectives les informations qu’ils permettaient de traiter. Pourtant, nous pouvons interroger l’objectivité des évaluations réalisées avec cet outil précis. Les outils sont des êtres de langage (Lorino, 2002) et ce dernier n’est jamais univoque. Les différents médecins ne comprenaient pas de la même façon les descriptions des différents niveaux de l’échelle, parce que les mots ne renvoyaient pas à une même réalité pour tous. L’outil n’objective pas les informations qu’il absorbe. Il les rend conformes au mode opératoire qui le constitue. Le recours à un outil permet d’évacuer les données que ce dernier ne peut pas traiter pour se concentrer sur celles qui sont utiles.

Certains médecins, parmi ceux interrogés, minimisaient l’impact des outils. Mais c’est ignorer que les outils, les technologies ne sont jamais neutres (Berry, 1983; Chiapello & Gilbert, 2013; Ellul, 1977; Rabardel, 1995; Simondon, 1958). Les outils sont une externalisation de la mémoire (Stiegler, 1998, 2018), voire même une externalisation de la rationalité (Andrien, 2019). Ils automatisent des réflexions, et permettent d’éviter de penser. À ce titre, les utilisateurs des outils peuvent sans difficulté véhiculer les logiques sous-jacentes que les outils portent depuis leur conception et qui se révèlent dans le langage qui accompagne l’outil (Lorino, 2002; Lorino & Teulier, 2005). Les outils sont formés de mots, de notions, de concepts qui les accompagnent et les constituent. Ce langage se véhicule quoi qu’il arrive, que l’utilisateur en partage la signification ou non, et influence la pratique (Berry, 1983).

Ainsi, en utilisant l’outil « Échelle de fragilité », la fragilité, initialement notion multidimensionnelle complexe, devient un synonyme de dépendance, fortement liée à l’âge du patient. L’outil ou l’instrument n’est pas, dans ce cas, seulement cette échelle. C’est aussi la procédure qui s’y réfère, ces outils d’aide à la décision ont été conçus pour minimiser les risques, pour rendre la gestion plus efficace.

Le gouvernement par les nombres, par les objectifs chiffrés, a pris une place très importante depuis les années 50 et la construction des systèmes d’information dans les administrations (Desrosières, 2008). Cette gouvernementalité statistique (Rouvroy & Berns, 2010) montre ses limites avec la crise de la COVID-19. Une des limites importantes à comprendre est cette place donnée aux outils. Nous sommes dans un parfait exemple de gouvernement par les instruments (Lascoumes & Le Galès, 2004a, 2004b). Les outils utilisés dans ces pratiques (échelle de fragilité de Rockwood, Grille Aggir, etc.) peuvent s’apparenter à des technologies du pouvoir qui invisibilisent les processus de décision. Bernard Stiegler, reprenant Leroi-Gourhan, montrait que l’individu externalise sa mémoire dans la technologie numérique (Stiegler, 1998). Nous pensons que le médecin externalise même sa rationalité (Andrien, 2019). Il abandonne aux outils et aux algorithmes le soin de penser l’accès aux soins, en essayant de trouver dans une échelle, dans une grille, une mesure de l’obsolescence de la vie.

Les médecins insistent sur le questionnement éthique et en même temps sur la place des procédures. Ils font part de leurs croyances dans l’importance de l’objectivation de situations complexes. Ils mettent en avant leur besoin de construire des ilots de certitude. Selon eux, la décision repose sur leur capacité à analyser, à comprendre, à calculer. Nous sommes donc bien dans une approche rationaliste, où le calcul du risque, la mesure prennent le pas sur la pensée.

En instrumentant les processus de gestion de flux de patients, les outils permettent de gérer les populations, car ils permettent de standardiser les modes d’action collectives.

Conclusion

Les médecins, individuellement, ne se conforment pas tous aux recommandations. Ils ne suivent pas toujours les consignes administratives. Il existe donc des marges de manoeuvre des individus face à ce gouvernement par les outils. Mais la place que ces médecins donnent à l’éthique, à la réflexion sur leurs choix, sur leurs décisions, laisse penser que ces dernières ne seraient pas influencées par les outils, par l’environnement dans lequel ils évoluent.

Nous n’avons constaté aucune discrimination volontaire vis-à-vis des personnes en situation de handicap dans les discours des médecins décrivant ces pratiques de gestion des flux. Cependant, le rôle important des outils et l’existence d’une pensée médico-économique dans les décisions de gestion de flux des patients révèlent la nécessité pour les médecins de construire des représentations des patients, des savoirs qui auront des effets performatifs.

Nous avons montré que la notion de fragilité s’est construite à partir de corrélations statistiques entre différents facteurs. Ces facteurs, parfois éloignés l’un de l’autre, permettraient d’identifier des risques de dépendance et de décompensation. La population considérée comme fragile est donc une population qui aurait d’autant plus besoin de soins et surtout de surveillance. Alain Desrosières (1992, 1993, 1995) explique parfaitement que la rationalité statistique, cette façon de penser qui fait des chiffres la base de toute décision ou action, peut être remise en question selon deux principes : soit en fonction de la façon dont les statistiques sont construites, soit en fonction de la réalité qu’elles sont censées traduire ou représenter. Il est donc nécessaire de questionner la réalité que traduit l’usage de la notion de fragilité, notamment pour les personnes en situation de handicap. Les corrélations statistiques qui constituent cette notion sont fortement liées à l’âge des patients, mais qu’en est-il de leur condition de vie? La fragilité traduit des pratiques de gestion de risque, où les cliniciens tentent de diminuer la survenue d’une éventuelle dépendance. Mais qu’en est-il pour des personnes déjà dépendantes dont les incapacités n’entrent pas en cohérence avec ces projections statistiques?

Les pratiques de tri ne sont pas spécifiques à la crise de la COVID-19. Chaque année à cause de la grippe saisonnière des services de réanimation sont saturés. Et en temps normal chaque admission fait l’objet d’une évaluation pour savoir si un patient va supporter les soins… Mais une décision médicale est-elle bien différente d’une décision de gestion?

Le poids des outils et des procédures, la domination d’une rationalité instrumentale trahissent la domination d’un rationalisme médical prompt à construire des représentations des maladies, des risques de maladies et de leurs porteurs. Si les pratiques de tri ne mettent pas en évidence de discrimination vis-à-vis des personnes en situation de handicap, elles mettent en lumière l’absence de participation des patients à la construction des représentations qui les concernent.

Peut-on imaginer une approche pragmatiste de la gestion des organisations de soins, qui se traduirait par un débat démocratique local, contextualisé, sur les procédures de gestion de flux, sur les pratiques et la construction des décisions? La démocratie sanitaire n’aurait-elle pas à gagner à s’inspirer de philosophes comme Dewey ou Peirce, en valorisant l’enquête et la participation et en considérant que le langage qui constitue le savoir est toujours employé dans des contextes et situations singulières?

Limites de la recherche

Notre référence à la philosophie pragmatiste nous oblige une première remarque. Comme toute recherche qualitative, la formation de l’échantillon des médecins interrogés ne vise pas une représentativité statistique. De plus le système de santé français est d’une telle complexité que nous devons garder à l’esprit que la réalité dont parlent les médecins n’est peut-être pas toujours la même d’une région à l’autre, d’un contexte à l’autre, et ce, malgré la diversité de provenance des médecins interviewés. Nous n’avons pas recherché d’éventuels critères individuels (histoire, vécu personnel, origine socio-culturelle, âge, etc.) des médecins qui auraient pu influencer leurs discours.

Cependant, nous n’avons pas eu accès aux organisations, aux environnements directs des médecins interrogés. Nous n’avons pas pu observer leurs comportements, leurs activités en situation, en raison du contexte sanitaire. Nous nous sommes contentés de ce qu’ils disaient de leurs pratiques, de leur activité. Cette enquête dialogique ne peut donc que rester humble face aux discours des acteurs. Cette limite est importante, car la méthode développée par Philippe Lorino repose sur une action située. Ainsi, nous ne pourrions prétendre respecter entièrement cette méthodologie sans ouvrir vers des pistes nécessaires de contextualisation des pratiques des médecins interrogés, dans le cadre des organisations dans lesquelles ils s’inscrivent. Le système de soin ne peut pas être considéré comme une organisation, tout au plus serait-il un agrégat d’organisations hétérogènes, de tailles et de compositions différentes. Les réalités des territoires, des lieux de soins, des collaborations avec les EHPAD ou ESMS doivent être contextualisées pour être creusées davantage.

Contribution méthodologique

L’enquête dialogique médiatisée (Dialogic Mediatised Inquiry - DMI) de Lorino, Tricard et Clot (2011) a été élaborée dans le cadre d’une recherche-action. Comme nous l’avons détaillé dans la partie traitant de la méthodologie, nous l’avons appliquée dans une recherche compréhensive. Notre enquête n’a pas pour ambition de transformer une organisation, mais elle tente de comprendre le sens que leur activité prend pour les médecins interrogés.

Cette approche abductive nous a amenés à partager avec la communauté d’enquête des médecins des hypothèses, des questions au fil des discussions. Les questions, les analyses ont été co-construites avec eux. Nous leur avons soumis les outils et l’étude que nous en avons faite. Ils nous ont mis sur la piste de la notion de fragilité, la façon dont ils la mobilisaient dans leur pratique, ce qu’ils en avaient appris, ce qu’ils en savaient.

Le médecin 9, un médecin généraliste, semble avoir pris conscience de ses pratiques d’orientation, de tri de patients depuis son cabinet. Il a terminé l’entretien en nous confiant qu’il venait de réaliser qu’il reproduisait des logiques qui lui semblaient auparavant naturelles, mais qui devaient effectivement être interrogées. Nous ne pouvons pas savoir si ce médecin a effectivement changé sa façon de penser ou de pratiquer. Si c’est le cas, nous pouvons formuler une hypothèse importante : même à vouloir utiliser cette méthodologie dans le cadre d’une recherche compréhensive elle resterait profondément liée à ce contexte qui l’a vu naître, la recherche-action. La co-construction des hypothèses avec la communauté d’enquête et les interactions entre chercheur et co-enquêteurs seraient des leviers de transformation de l’activité des individus, mais également les éléments d’une recherche réellement participative. Cette méthodologie porterait-elle en elle les ingrédients d’une recherche engagée vers le changement social?