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Une prise de conscience rapide de l’inégale vulnérabilité face au Coronavirus

Le 6 mai 2020, Luc Broussy publiait sur le site des Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées (EHPA), un article sur « la surmortalité en Ehpad », pendant la crise de la COVID-19. Documenté à partir des données de Delphine Roy, administratrice à l’INSEE, et celles de Baptiste Coulmont, professeur de sociologie à l’Université Paris 8, l’article faisait le « terrible constat » d’une montée en flèche des décès « évidente et massive » en France, pendant la période de la pandémie, principalement chez les personnes âgées de plus 75 ans. Évidence encore plus nette parmi les résidents en Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD), cette surmortalité apparaissant dans 81 départements français sur 100, mais principalement dans le Grand Est et en Île de France. 92 % des décès ont concerné des personnes de plus de 65 ans, et 75 % de plus de 75 ans. Entre 2019 et 2020, le nombre de décès dans les maisons de retraite a triplé en Île de France, et doublé dans le Grand Est. L’article de Luc Broussy résume les données statistiques de la manière suivante : « Avant l’âge de 65 ans, la mortalité est très proche entre 2019 et 2020 (6 % seulement de décès constatés en plus), elle a baissé de 19 % chez les moins de 25 ans (moins exposés aux accidents pendant cette période); elle a été stable entre 25 et 49 ans, a augmenté de 10 % entre 50 et 64 ans, mais surtout de 22 % entre 65 et 74 ans, et de 30 % au-delà de 75 ans. »

En un mot, le virus a été un véritable tueur pour les personnes âgées. L’article rappelle que si la canicule de 2003, qui avait déjà principalement visé les personnes vieillissantes, avait provoqué 14 000 décès de plus que la moyenne des années précédentes, il y aura eu 31 000 morts excédentaires, en France, en raison de la pandémie. Plus de deux fois plus qu’en 2003 par conséquent… en admettant évidemment que les infections par le virus ne repartent pas à la hausse dans les mois suivant la période de confinement qui a été imposée de la mi-mars à la mi-mai 2020.

Et parmi les personnes non âgées décédées, la majorité était atteinte de problèmes de santé fragilisant déjà ceux qui en étaient porteurs, comme l’hypertension ou le diabète, par exemple.

En d’autres termes, la COVID-19 aura principalement tué des personnes vulnérables. En avions-nous la claire conscience au début de l’épidémie, ou du moins lorsque celle-ci a frappé la France? Sans doute pas autant qu’au moment où je rédige cet article, mais dès le début, nous avons très rapidement entendu parler de ces « facteurs de risque » qui rendaient plus ou moins probable la contamination et son évolution délétère. Certaines maisons de retraites, particulièrement celles qui accueillent des personnes très dépendantes, ont même commencé à interdire les visites plusieurs jours avant le confinement général de la population française le 17 mars 2020, et parfois dès le 1er mars dans certains établissements.

Très rapidement, le corps médical, les gouvernements, et l’ensemble de la population des pays qui ont fait le choix du confinement ont su que le virus ne frappait pas au hasard, même si l’on a vu des personnes qui ne faisaient partie des « catégories à risque » être gravement atteintes par le coronavirus, et en mourir quelquefois. L’expérience a montré ultérieurement que le temps d’exposition au virus ainsi que la « charge virale », c’est-à-dire la densité de la présence du virus dans un organisme qui en est infecté, pouvaient être également des facteurs de contagion importants. C’est la raison pour laquelle des personnels soignants, par définition plus exposés au virus que la moyenne des autres travailleurs, ont succombé au coronavirus.

Très vite, nous avons donc su que nous n’étions pas égaux face au risque d’infection : il variait suivant l’âge, le type d’activité, le nombre de personnes rencontrées, où avec lesquelles on avait à vivre (la promiscuité étant un facteur de transmission rapide, dès qu’un des membres du groupe était atteint).

En cela, la situation n’était pas exceptionnelle, puisque toute infection a prioritairement tendance à toucher les plus fragiles, les grippes saisonnières étant toujours particulièrement mortelles pour ceux qui sont déjà affaiblis avant leur apparition.

La protection des plus vulnérables affirmée comme « priorité absolue »

En un sens, presque partout dans le monde a été fait le choix, non seulement de privilégier la protection de la vie sur les impératifs économiques mais, plus précisément, la protection de la vie des plus fragiles d’entre les êtres humains.

À ce sujet, le discours du Président Macron annonçant, le 12 mars 2020, que la nécessité du confinement était parfaitement clair. Il déclarait :

« Dans le contexte actuel, l'urgence est de protéger nos compatriotes les plus vulnérables. L'urgence est de freiner l’épidémie afin de protéger nos hôpitaux, nos services d'urgence et de réanimation, nos soignants qui vont avoir à traiter […] de plus en plus de patients atteints. Ce sont là nos priorités. C'est pour cela qu'il nous faut continuer de gagner du temps et suivre celles et ceux qui sont les plus fragiles. Protéger les plus vulnérables d'abord. C'est la priorité absolue.

C'est pourquoi je demande ce soir à toutes les personnes âgées de plus de 70 ans, à celles et ceux qui souffrent de maladies chroniques ou de troubles respiratoires, aux personnes en situation de handicap, de rester autant que possible à leur domicile. Elles pourront, bien sûr, sortir de chez elles pour faire leurs courses, pour s’aérer, mais elles doivent limiter leurs contacts au maximum.

Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas un coût ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. »

De fait, la crainte que les personnes âgées ne soient les premières victimes de la pandémie a bel et bien été confirmée puisque, en France, les personnes vivant dans les Ehpad constituaient, à la fin du mois de juin, la moitié des victimes.

Or, si un confinement d’abord annoncé de quinze jours, puis reconduit pendant deux mois, a bien eu lieu, les autorités de santé ont-elles tiré, pendant la crise, toutes les conséquences logiques de la déclaration faite par Emmanuel Macron le 12 mars 2020, concernant les personnes vulnérables? En avaient-elles la possibilité concrète? « La santé gratuite » n’est certes pas « un coût » mais « un bien précieux », principalement « quand le destin frappe », mais encore aurait-il fallu que cette affirmation ait été à l’ordre du jour avant que le destin ne frappe, pour avoir tous les effets qu’on pouvait en espérer, au moment de la crise! Malheureusement, s’il était parfaitement vrai, et surtout humain, de juger début mars, que la « priorité absolue » devait être de protéger les plus vulnérables, cela devait susciter des décisions de protection qui ne pouvaient se limiter au confinement. Il fallait notamment doter les personnels de tous les matériels susceptibles d’assurer la sécurité des résidents dans les établissements pour personnes dépendantes. Si la protection des vulnérables était absolument prioritaire, ces personnes devaient également être bénéficiaires des moyens de dépistage, de protection et de soin les plus efficaces.

Pourtant, le 15 avril 2020, le Conseil d’État rejetait la procédure d’urgence déposée par le Syndicat des Avocats de France, qui l’avait engagée bénévolement pour venir au secours des résidents et des personnels des « Ehpad », en demandant que tous les moyens disponibles soient affectés à ces établissements, puisqu’il apparaissait déjà que 80 % des personnes tuées par le coronavirus avait plus de 75 ans.

Je me suis jointe à cette procédure, parce que ma mère se trouve dans un établissement, dans lequel, le 18 avril, on déplorait le décès de seize résidents, et la présence de douze résidents présentant encore des symptômes du virus, sans que tous aient pour autant été systématiquement testés, afin que chacun soit soigné en connaissance de cause. Neuf membres du personnel avaient été testés positifs, et près du tiers était en congé maladie. À la fin du confinement, on déplorait, dans cet établissement, dix-neuf décès sur 84 résidents. (Moyse, D., 7 mai 2020).

Les résidences pour personnes âgées n’ont pas été également touchées par la COVID-19, mais les pronostics y faisaient déjà craindre une surmortalité catastrophique, au moment où le Syndicat des Avocats de France a déposé son référé auprès du Conseil d’État.

Un décalage entre la déclaration de principe, et ses possibilités concrètes d’application

La priorité absolue décrétée par Emmanuel Macron, le 12 mars, pouvait-elle être effectivement respectée?

Une telle préséance pouvait-elle se décider une fois que la pandémie était déjà commencée? Suffisait-il, pour l’affirmer, d’en appeler soudain à cet « État providence » qui, dans la logique néolibérale, est considéré comme désuet et paternaliste? Il faut certes croire que la vision managériale de l’économie n’en est pas encore venue entièrement à bout, puisqu’il a été possible à l’État français de proposer des aides aux entreprises, et un chômage partiel à tous ceux qui étaient privés de leurs activités en raison du confinement.

Mais pour le système de santé que s’est-il passé, et quelle en a été la conséquence sur les personnes fragiles? Pour les protéger en effet, il aurait fallu être en mesure de leur affecter des personnels suffisamment nombreux, le matériel suffisant à leur protection, et à celle des malades, et la possibilité de dépister le virus pour isoler les personnes contaminées de celles qui ne l’étaient pas.

Pour faire face à une situation aussi inédite, il aurait été nécessaire d’accepter, avant la crise, que l’hôpital dispose d’un certain nombre d’éléments inutiles en temps ordinaire : des lits de réanimation, qui, par définition, ne servent qu’en cas d’urgence, et des stocks de matériels protecteurs qui, eux aussi, ne sont pas utilisés habituellement. Or, la logique managériale à laquelle les hôpitaux ont été soumis depuis le début des années 80 (Commission DLA 37, 2015) exclut, lamine, supprime, tout ce qui n’est pas immédiatement utilisable : «  Les managers n’ont pas d’ennemi, écrit Pierre Legendre, mais seulement des concurrents dans les défis du marché. Et pourtant, les managers eux aussi exterminent : ils font disparaître, quand la nécessité l’exige, les tâches superflues qu’ils appellent « effectifs en surnombre ». […] Aussi opaque que le destin dans la tragédie antique, l’évolution qui a entraîné la gestion de tout est un rouleau compresseur. […] Il aplatit le matériau humain pour en gérer les fragments. » (Legendre, P., 2016). Le matériau humain et le matériel, peut-on ajouter, en ce qui concerne l’hôpital. Concrètement, cela se traduit, comme dans les entreprises qui obéissent au même système, par la réduction des personnels, par la diminution maximale des journées d’hospitalisation, et du temps accordé aux malades, par la suppression de tout ce qui n’est pas immédiatement utilisé, par la suppression de soins dont le « résultat » n’est pas « objectivable » : masques, gants, gel hydro-alcoolique, blouses de protections, temps d’accompagnement des patients, etc. Évidemment, ces diverses réductions ne sont pas de complètes suppressions. Si c’était le cas, le système de santé s’effondrerait. Mais la logique managériale exige que l’hôpital, comme le reste, fonctionne à « flux tendu », c’est-à-dire en éliminant tout ce qui est jugé excédentaire, et trop coûteux.

Si cette logique est hélas déjà très pénible en temps ordinaire pour les personnels soignants, qui exprimaient en vain leur souffrance au travail depuis très longtemps, elle les projette dans une situation insurmontable, éthiquement irrecevable, en cas de crise. C’est exactement ce qui s’est passé avec la pandémie de coronavirus.

Certains services hospitaliers, soumis à des restrictions de plus en plus pénibles pour les soignants et les soignés, ont été saturés par l’afflux massif de patients atteints par la COVID-19, et cela les a parfois empêchés d’accueillir tous les malades. Hôpitaux et Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes se sont rapidement retrouvés en situation de pénurie, et ont dû exercer, sans les protections nécessaires à la sécurité de tous : pas assez de personnels, de masques, de blouses, et pas de tests de dépistage, pour prendre les décisions d’isolement des personnes contaminées ou leur dédier un personnel spécifique évitant la propagation du virus.

Affirmation de la dignité des malades et principe d’équité également bafoués en cas de pénurie!

Dans ce contexte, on peut se demander si la surmortalité observée aura eu pour seule cause l’infection par le virus. Témoignages et textes officiels font plutôt penser que plusieurs patients auront été d’autant moins « réanimables » que, faute de moyens d’intervention, on aura décrété par avance qu’ils ne l’étaient pas. L’interview par un journal local, d’une infirmière du Centre Hospitalier Universitaire de Nancy, affectée au début de la crise dans le service où étaient hospitalisées les personnes touchées par le coronavirus, est à cet égard très poignante :

- Comment s’est passée votre arrivée dans un service COVID-19?

« La première fois qu’on a fait la transmission des informations avec les médecins, à 14 heures, on commence à parler du premier patient. Je ne comprends pas bien. Ils nous disent : « Untel est COVID positif, il a ça, ça, ça. Non réanimable. » Hop! On passe au deuxième! « Non réanimable. » On passe au troisième! « Non réanimable. » En fait, tous les jours, les médecins font le point sur l’état des patients avec les réanimateurs et décident ensemble si les patients sont réanimables ou pas. Quand nous, l’équipe paramédicale de jour, nous faisons la transmission avec l’équipe de nuit, ou inversement, on précise donc cela : « réanimable », « pas réanimable ». D’habitude, jamais on n’aurait parlé comme ça des patients! »

- Qu’est-ce que cela implique, s’ils ne sont pas réanimables? 

« Ça veut dire que, si leur état se dégrade, ils ne seront pas transférés en réanimation, et ne seront donc pas intubés. Les médecins estiment qu’ils ne s’en sortiront pas. »

- Selon quels critères?

« En fonction de leurs antécédents : s’ils ont eu un cancer, s’ils sont en mauvais état de santé de manière générale, s’ils ont des maladies chroniques, s’ils sont très âgés, on ne va pas les réanimer. On ne va donc pas mettre en oeuvre tout ce qu’on peut pour les sauver. Une dame de 80 ans, diabétique, se portait « bien » : elle n’avait pas de fièvre, etc. Même chose pour un monsieur de 82 ans qui n’avait pas d’antécédents particuliers, peut-être un peu de diabète. Si leur état s’était dégradé, ils n’étaient pas réanimables. »

- Avez-vous vu mourir des gens « non réanimables »?

« J’avais un patient qui était en train de mourir. Ils lui avaient mis des sédatifs, « pour qu’il soit confortable » – c’est comme ça que les médecins disent – et qu’il parte tout doucement. Donc, oui, des gens vont mourir. Et meurent déjà dans ce service. »

Depretz, F., 9 avril 2020

De fait, ce témoignage apparaît comme la conséquence directe de la situation de pénurie. Les textes officiels ont aussitôt pris acte de cette pénurie et proposé des « recommandations » supposées faire face aux conséquences qu’elle impliquait.

Énoncées en particulier par les Agences Régionales de Santé (ARS.), elles se sont notamment appuyées sur la contribution, proposée le 13 mars 2020, par le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), sous le titre : COVID-19 - Enjeux éthiques face à une pandémie. Cette contribution, rédigée dans l’urgence, s’appuyait elle-même sur un avis publié en 2009 sur « les questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale » (CCNE, 2009). Il est intéressant de connaître cet élément, parce qu’il témoigne du fait que, si la forme prise par la pandémie était évidemment imprévisible, l’hypothèse d’une pandémie, elle, ne l’était pas. J’avais moi-même abordé cette éventualité et les questions qu’elle posait dans un article de La Croix en date du 8 décembre 2009. Dans ce document, le CCNE affirme que les décisions qui devraient être prises en répondant à « l’exigence fondamentale du respect de la dignité humaine », c’est-à-dire, précise le texte du 13 mars, « que la valeur individuelle de chaque personne [devrait] être reconnue comme absolue » (CCNE, p. 4).

Que faire, dans ce cas, lorsque l’organisation de la société a affaibli les ressources de telle manière qu’elles ne permettent plus, en cas de crise, de prendre en charge tous les patients? Assez curieusement, le CCNE en appelle ici au sens de l’ « équité », sans prendre soin de définir ce qui est ainsi désigné. Le mot d’ « équité » a certes une longue histoire qui commence, en Occident, avec la philosophie d’Aristote, et le CCNE n’avait certes pas le temps de faire la généalogie des concepts employés. Néanmoins, il est intéressant de constater que, dans son sens courant, comme dans son sens philosophique, l’équité est généralement appréhendée comme un correctif de la loi, destiné à établir un sens réel de la justice, et à faire en sorte que le principe d’égalité qui la sous-tend devienne effectif. Ainsi, dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque, Aristote affirme que l’équité est encore supérieure à la justice. La justice, en effet, c’est l’application de la loi en vue de l’égalité de tous. Or, la loi a pour caractéristique inévitable d’être générale, et de ne pouvoir embrasser, avec toute la précision voulue, tous les cas particuliers auxquels elle devra s’appliquer. Aristote n’y voit pas un défaut de la loi, mais sa caractéristique : elle ne peut qu’être générale. D’où la nécessité de l’intervention du juge qui devra appliquer avec équité, c’est-à-dire en lien précis avec la situation singulière sur laquelle il devra statuer, cette loi générale. Aristote a alors recours à l’image de la règle de plomb qu’utilisaient les architectes dans l’Île de Lesbos, ce fil à plomb ayant pour avantage d’épouser parfaitement la forme de ce qu’il a à mesurer. Autrement dit, l’équité n’est autre que l’effort pour adapter la loi fatalement générale à une situation tout aussi fatalement singulière. Le sens de l’équité supposera donc de compenser parfois une inégalité de fait pour aboutir à encore plus d’égalité.

Ainsi, par exemple, on peut voir dans l’attribution d’une heure supplémentaire, lors d’examens scolaires, à des enfants en situation de handicap, une mesure d’équité destinée à faire en sorte qu’ils aient des chances égales de réussite, par rapport aux élèves qui ne sont pas en situation de handicap. Dans cette perspective, des élèves composeront en cinq heures, tandis que la règle générale impose aux autres de composer en quatre.

En d’autres termes, l’équité a une finalité compensatoire, qui contribue à établir encore plus d’égalité entre les citoyens. Elle est destinée à faire que la loi, trop abstraite en raison de sa généralité, s’applique avec précision à une situation donnée. Elle doit être au service de la justice et non utilisée comme moyen de légitimation d’une injustice. Il n’y a, en réalité, aucun principe, à proprement parler moral, qui puisse justifier le fait que des patients soient parfois privés des chances d’échapper à une pathologie qui les atteint.

C’est sans doute pourquoi le CCNE a pris soin de réaffirmer : « En situation de restriction des ressources, sélectionner des personnes en fonction de leur seule valeur « économique », immédiate ou future, c’est-à-dire de leur « utilité » sociale n’est pas acceptable : la dignité d’une personne n’est pas tributaire de son utilité ». Mais, de manière assez vague, le Comité ajoute : « Ainsi, dans une situation de pénurie de ressources, les choix médicaux, toujours difficiles, seront guidés par une réflexion éthique qui prendra en compte le respect de la dignité des personnes et le principe d’équité » (CCNE, 13 mars 2020, p. 4).

Mais, à quel titre respect de la dignité des personnes et principe d’équité, pourraient-ils se révéler compatibles avec le tri des malades? Le respect de la dignité de la personne, c’est l’affirmation de sa valeur absolue, et le principe d’équité, c’est celui qui exige que l’on corrige les inégalités par une mesure compensatoire.

C’est tout à fait dans cette perspective que le Syndicat des Avocats de France a déposé le référé en Conseil d’État, mentionné précédemment, en faveur des Établissements d’Hébergement pour Personnes âgées dépendantes : puisque celles-ci se révélaient particulièrement vulnérables au virus (la majorité des décès concernant, dès cette époque de la pandémie, les personnes de plus de 75 ans), elles devenaient prioritaires, précisément au nom de l’équité, dans l’attribution des moyens disponibles pour leur protection. Or, le Conseil d’État a refusé de reconnaître la légitimité de cette requête. Une autre requête a ensuite été déposée au Tribunal Administratif du Val de Marne qui l’a à son tour déboutée. Maître Christophe Sgro s’est alors à nouveau tourné vers le Conseil d’État, pour un dernier appel : En vain!

Pourtant, il paraissait d’autant plus légitime, au nom de l’équité, de juger les personnes vulnérables prioritaires dans l’attribution des moyens, que ce geste aurait été fidèle à la proclamation du 12 mars du Président Macron.

Les soignants condamnés à des « choix de Sophie »

Mais il faut bien reconnaître que cela aurait de toute façon été un pis aller, dans une situation de restriction des moyens et des personnels qui a condamné ceux qui ont dû faire face à l’épidémie à de véritables « choix de Sophie ». On se rappelle que, dans le roman de William Styron, Sophie est sadiquement poussée, à son arrivée à Auschwitz, par un médecin nazi à « choisir » lequel, de son fils ou de sa fille, elle « décide » de « garder » pour qu’il ou elle échappe à la mort. Sophie refuse cet impossible choix, jusqu’au moment où le sadique s’apprête à lui arracher un enfant. Sophie fait alors le choix qu’elle ne « devait » pas faire, en lui disant, dans un cri, de prendre sa petite fille de sept ans. Depuis, l’expression un « choix de Sophie » désigne non seulement un impossible choix, mais un choix qui ne peut en aucun cas relever d’une nécessité éthique. D’une nécessité d’urgence, peut-être, d’une nécessité éthique, en aucun cas. Sophie n’avait en fait pas le choix. Si elle l’avait eu, elle aurait protégé la vie de ses deux enfants. D’autant que, même le survivant ne pouvait précisément que « survivre », après avoir été le « bénéficiaire » d’une telle atrocité. Sophie ne s’en remettra jamais.

Il peut arriver qu’on soit condamné à faire un impossible choix, et même un choix contraire à tout principe moral, comme c’est le cas raconté par Styron. Mais, à partir de là, il n’est absolument plus possible de parler d’éthique! Le choix de Sophie, c’est le choix moralement inadmissible!

Or, si l’on revient à la situation qui nous occupe ici, trier les malades ne peut avoir d’autre justification que le souci de ne pas laisser mourir tous ceux qui sont en danger! C’est le seul aspect « éthique » de l’affaire. On n’a pas les moyens de soigner tout le monde, et l’on est donc conduit à « prioriser », dit le CCNE, « certains patients ». Cela piétine tout autant le principe de l’égale dignité de tous, que le principe d’équité! Car un sens juste de l’équité aurait nécessité qu’on accorde prioritairement des soins, comme cela était préconisé par le Président de la République, aux plus fragiles! On comprend alors que le CCNE ait jugé nécessaire une « réflexion éthique de soutien » aux « acteurs » malheureux de cette situation, et proposé la création d’une « cellule de soutien éthique ». Mais là encore, on peut s’étonner de l’appellation de cette cellule, qu’on aurait banalement pu nommer « cellule de soutien psychologique ». En effet, aucun médecin ou personnel soignant, confronté à l’impossible choix de sélectionner les personnes à traiter, à hospitaliser, ou à réanimer n’aura pu considérer qu’il s’agissait là d’une démarche éthique, mais seulement de la politique du pire dans une situation particulièrement insupportable, pour un médecin. Aucun médecin condamné à choisir quel malade il aura dû soigner en priorité n’aura en effet pu ignorer qu’il était amené par la situation, à rompre, purement et simplement, le serment d’Hippocrate qui, au moment où il avait obtenu le diplôme l’autorisant à exercer, lui aura fait prononcer ces mots : « Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. »

La cellule « éthique », dont on ne voit d’ailleurs pas à quel moment les praticiens auront pu la consulter dans la situation d’urgence qu’ils vivaient, n’aura pu que prendre acte du conflit intenable auquel les praticiens étaient condamnés.

La reconnaissance de la dignité exige celle de la valeur inconditionnelle de la personne humaine, celle du principe d’équité suppose la reconnaissance des besoins spécifiques de chaque personne. Dignité et équité étaient ici manifestement bafouées.

Pourtant, c’est dans cette situation que les Agences Régionales de Santé ont été mises en « devoir » de promulguer, elles aussi, des « recommandations » pour faire face à la crise. L’agence d’Île de France a publié le 19 mars, un texte intitulé : Recommandations régionales COVID-19.

Sélectionner les malades pour ne pas s’ « obstiner déraisonnablement »?

Celles-ci font apparaître des remarques qui soulèvent des questions aussi délicates que celles qui viennent d’être mentionnées. Comme dans le texte du CCNE, la « priorisation » des soins, pendant la crise du coronavirus, apparaît comme une fatalité, en contexte de pénurie de personnels et de matériel de protection :

« L’afflux de patients gravement atteints, voire en défaillance vitale pose la question des situations où l’équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles est rompu. » Il est donc « possible que les praticiens sur-sollicités soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgence concernant l’accès à la réanimation », déclare le texte de ces recommandations (ARS Île de France, 19 mars 2020, p. 1). Comme les médecins ne sont pas forcément « habitués à la démarche réflexive des limitations de traitement », le document annonce alors poursuivre deux objectifs :

« - Les assister dans l’enjeu décisionnel de l’admission en unité de soins critiques, ce qui peut comprendre des situations […] de limitations et retrait de traitement de suppléance vitale dans le cadre du refus de l’obstination déraisonnable, ces décisions pouvant intervenir dès l’admission ou en cours de séjour. 

-Les aider à continuer d’assurer des soins continus et de qualité, en particulier pour l’accompagnement de fin de vie […], afin que cette prise en charge palliative aiguë assure un confort de vie et un accompagnement des familles. »

ARS Île de France, p. 2

Un peu plus loin, il est même précisé que « la place laissée aux proches dans le processus décisionnel et dans l’accompagnement risque d’être limitée par des circonstances exceptionnelles. »

Dans ce contexte, on peut alors s’interroger sur l’application du principe de « non obstination déraisonnable ». Le texte énumère, en effet, le cas de la décision de « non admission en soins critiques », d’une manière qui soulève quelques questions. Cette non admission peut être justifiée, précise le texte :

« - soit parce que refusée par le patient et/ou sa famille.

-soit du fait d’une absence de signes de gravité pour la réanimation, […]

- soit parce que l’admission en soins critiques relèverait d’une obstination déraisonnable, définie comme des thérapeutiques ne bénéficiant pas au patient, disproportionnées par rapport au bénéfice attendu, qui n’aurait d’autre but qu’un maintien artificiel et transitoire de la vie, au prix de souffrances pour le patient et ses proches, et d’une détresse des équipes. Une telle admission risquerait aussi de priver un autre patient d’une prise en charge en réanimation, alors qu’il aurait plus de chances d’en bénéficier. Ainsi est-il licite de ne pas admettre un patient en réanimation, dès lors qu’il s’agit d’une obstination déraisonnable, quand bien même une place serait disponible ».

Dès lors, le document de l’Agence de Santé invite-t-il à prendre en compte « l’état antérieur du malade », « tout aussi bien que la gravité clinique actuelle », sa fragilité, son âge, ses pathologies antérieures, son état cognitif, et « la cinétique de dégradation de son état général les derniers mois. »

Est ainsi évoqué à plusieurs reprises la question de l’ « obstination déraisonnable ». Or, si l’on peut généralement, et en contexte ordinaire, souscrire au principe suivant lequel il ne faut pas s’acharner à maintenir en vie une personne dont les traitements sont devenus impuissants à préserver sa santé, on doit s’interroger sur l’aptitude à juger de cette « obstination », dans le contexte de la crise que nous avons traversée. N’y a-t-il pas alors un grand risque de voir ce principe instrumentalisé pour justifier l’impossibilité d’intervention, en raison de la pénurie? N’y a-t-il pas fort à parier qu’on aura jugé « déraisonnables » des tentatives de réanimation qu’on aurait jugées raisonnables en des temps plus apaisés? La crise actuelle ne montre-t-elle pas le caractère aléatoire du recours à un tel concept, bien commode pour limiter les soins, quand le mouvement général d’économies tous azimuts a rendu impossible de dispenser tous, ceux qui seraient nécessaires? N’est-ce pas problématique, au regard des personnes âgées comme des personnes en situation de handicap, de prendre en compte, pour juger de la nécessité d’intervention, les handicaps ou l’âge d’une personne? En situation de pénurie, seuls les antérieurement bien portants sont-ils assurés d’être soignés?

En fait, il n’y a pas d’autre moyen de lutter véritablement pour affirmer la dignité de la personne, c’est-à-dire de faire sortir cette affirmation de la pure déclaration d’intention, que de prendre des orientations sociales et politiques qui épargnent aux médecins d’avoir à faire face à des cas de conscience insurmontables, et à l’intolérable nécessité de rompre le serment qui anime habituellement leurs pratiques.

Comment des politiques qui sacrifient depuis des décennies, la vocation d’hospitalité des hôpitaux à des logiques d’entreprises auraient-elles pu placer les médecins dans des conditions d’exercice propices au bien de tous, sans distinction d’âge, d’état physique, cognitif ou de santé?

Au nom du respect de la dignité de tous : rompre avec la logique managériale dans le domaine de la santé, et réinventer notre rapport au monde

Comme le montre un rapport de la Commission DLA-37 de mars 2015, sur l’évolution de l’hôpital de 1983 à 2009, « les économistes de la santé et les gestionnaires ont voulu mettre en avant une productivité des activités de soins, et choisi de mesurer un des facteurs de la dite productivité, par le taux d’occupation des lits sur l’année. » (p. 10). La même logique s’est appliquée au matériel. « Rien de trop », et surtout « rien d’inutile » est devenu le mot d’ordre, qui a rendu, en l’occurrence, bien difficile le respect de la dignité de tous.

À l’occasion des manifestations par lesquelles, durant l’hiver 2019-2020 qui a précédé la pandémie, médecins, infirmiers, aides-soignants exerçant soit à l’hôpital, soit en maison de retraite avaient prévenu : « Il va y avoir des morts! ». Et sans doute, s’ils avaient prévu la possibilité de cette crise, peut-être ne l’imaginaient-ils pas si imminente. L’épidémie leur a malheureusement donné raison au-delà de tout ce qu’ils pouvaient prévoir. La pandémie a légitimé leurs requêtes de manière incontestable.

Pour faire de la protection des plus vulnérables une « priorité (réellement) absolue », il faudra rompre avec les politiques antérieures, et rendre effective l’affirmation suivant laquelle « il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ».

En fait, la logique du « flux tendu » qui était supposée permettre des économies aura coûté très cher! Non seulement, et d’abord, elle aura tué des personnes qui n’auraient pas été contaminées si un matériel suffisant avait été fourni, mais elle aura mis à l’arrêt les activités mondiales. L’économie n’avait pas été aussi gravement touchée depuis la Seconde Guerre mondiale. On a subordonné la dignité de la personne à des calculs, pour finalement s’apercevoir de l’extrême fragilité de nos sociétés. Cette dignité a été balayée par un monde qui s’est privé de la possibilité de porter un égal respect à tous, par les choix économiques qu’elle a fait.

Plus radicalement, la pandémie a montré comment notre rapport au monde nous place dans une situation peu compatible avec le respect de tous les hommes. Certes, les personnes vulnérables ont été déclarées prioritaires. Il est vrai que, au nom de leur protection, on a arrêté l’activité mondiale. Mais dans les faits, ce sont pourtant, une fois de plus, les plus vulnérables qui auront été principalement touchés non seulement par le virus qui a menacé leur vie, mais aussi dans leur travail, ou dans les activités économiques qui leur permettaient de survivre. La course à la consommation illimitée, aux déplacements toujours plus rapides et toujours plus nombreux, la fuite en avant dans la toute puissance et la catastrophe qu’elles ont fini par fomenter (en admettant que d’autres crises ne sommeillent pas dans la réserve de l’empire du management) nous révèlent que le rapport au monde qui est actuellement, et sans doute pour longtemps encore, le nôtre est pourtant à bout de souffle, et que nous ne pouvons plus habiter la terre comme nous le faisons.

Cette crise a toutefois montré que nous pouvions changer nos rythmes de vie, qu’il suffisait de quelques jours d’arrêt pour que l’air devienne plus respirable et que la nature reprenne ses droits, pour que, au-delà du respect des hommes, le respect de la vie apparaisse aussi comme la condition du respect de la nôtre.