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Que sont devenus les groupes d’entraide mutuelle (GEM), eu égard aux finalités du mouvement de vie autonome[3], quinze ans après leur institutionnalisation administrative? Poser cette question, c’est poser une énigme qui pourrait se formuler ainsi : l’évolution actuelle des GEM est-elle fidèle à leur vocation initiale, telle que voulue par ses fondateurs? Pour pouvoir y répondre, il faut, bien évidemment, définir ce que sont les GEM, revenir sur l’histoire de leur fondation. Mais chercher à répondre à cette question, c’est aussi chercher à évaluer l’impact social de cette structure au regard des finalités du mouvement de vie autonome

Qu’est-ce que les GEM?

Les groupes d’entraide mutuelle que nous évoquons ici, ont bénéficié d’une reconnaissance administrative et d’un financement de fonctionnement, en France, par une circulaire ministérielle du 29 août 2005. Cette circulaire[4] fait suite au vote par les Assemblées législatives de la Loi du 11 février 2005 « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Cette circulaire précise : « Outre la reconnaissance du handicap résultant de troubles psychiques et son inscription pour la première fois dans le code de l’action sociale et des familles, la loi nouvelle veille à apporter à ces personnes handicapées les réponses appropriées à leurs besoins spécifiques, notamment en prévoyant la création de groupes d’entraide mutuelle (GEM), conçus à la fois comme moyen de prévention mais aussi comme élément de compensation des conséquences du handicap ».

Depuis, une succession d’arrêtés, dont le dernier date du 21 juillet 2019, ont précisé le cahier des charges, textes qui règlementent le fonctionnement des GEM. Ces textes précisent que ces structures ne constituent pas des structures médico-sociales. Ils nous précisent que le GEM peut se définir comme un collectif de personnes animées d'un même projet d'entraide. À ce titre, son organisation et son fonctionnement doivent être suffisamment souples pour s'adapter dans le temps aux besoins des personnes qui le fréquentent. Il n'en demeure pas moins que de telles réalisations concernant des personnes particulièrement vulnérables ne peuvent être soutenues que si certaines conditions de qualité et de sécurité sont réunies. Le GEM, précisent-ils, est une association d'usagers adhérents. L’association doit être épaulée dans son fonctionnement par un parrain. La constitution de cette association d'usagers est la condition fondamentale dont le respect entraîne le conventionnement du GEM. Une des conditions à remplir par l'association d'usagers pour être conventionnée et financée en tant que GEM est d'avoir le soutien d'un parrain et de conclure une convention de parrainage de manière à faciliter le bon fonctionnement du GEM. La subvention versée par l'Agence régionale de santé (ARS) aux GEM avec lesquels elle a passé la convention vise tout particulièrement à leur permettre de recruter et de rémunérer un ou deux animateurs sensibilisés aux problématiques des personnes fréquentant ces GEM. Ceux-ci doivent disposer de locaux adaptés à leur objet et bien ciblés, distincts des lieux de soins.

À l’origine des GEM

La représentation des « survivants de la psychiatrie » à l’ONU

Cette reconnaissance administrative publique, tout comme la Loi 2005-102[5] n’est pas une génération spontanée. Elle est issue d’un mouvement en profondeur, à l’échelle mondiale qui a vu la reconnaissance de la situation de handicap. Cette loi précède de peu la Convention des droits des personnes handicapées [CDPH] de l’Organisation des Nations unies (2006) et les personnes en souffrance psychique ont été représentées, lors de la rédaction de celle-ci, par le Réseau Mondial des Usagers et Survivants de la Psychiatrie, (World Network of Users and Survivors of Psychiatry-WNUSP), présent comme acteur au sein du comité ad hoc. Le WNUSP a interrogé ses parties constituantes, notamment le Réseau européen, European Network of Users and Survivors of Psychiatry (ENUSP), qui a lui-même demandé la participation de ses adhérents. C’est par cet intermédiaire que j’ai, moi-même, apporté ma contribution au nom d’Advocacy France. Or, historiquement, le WNUSP a été inspiré par le mouvement de vie autonome, et la volonté d’émancipation des personnes psychiatrisées. En associant les usagers et les survivants, le WNUSP a réuni dans une même organisation ceux qui contestent l’appareil psychiatrique (les survivants) et ceux qui visent à le réformer (les usagers).

Rappelons rapidement la devise du Mouvement mondial des personnes handicapées qui est : « Rien à notre sujet sans nous ». Le mouvement pour la vie autonome se positionne comme un mouvement pour les droits humains et les droits civiques. Le concept d'usager en santé mentale est consubstantiel à la critique de l'asile et aux pratiques de désinstitutionalisation.

Advocacy France

Advocacy France, fondée en 1997, est une association nationale d’usagers en santé mentale basée sur la reconnaissance des droits des usagers et la lutte contre la discrimination dont ils sont l’objet. Advocacy France se situe dans la continuité de l’esprit de l’ENUSP et d’ATD Quart Monde, revendiquant, comme ces organisations, la dignité pour les personnes défavorisées et le partage des savoirs. Bien que n’étant pas moi-même un usager, j’y suis resté, à titre personnel, comme citoyen et non du fait de ma qualité de professionnel en santé mentale que j’étais alors. Advocacy-France a créé, dès 2001, des Espaces conviviaux citoyens (ECC) et ces « espaces » permettront à l’administration de disposer de prototypes au moment de la circulaire des GEM quatre ans plus tard. Outre la défense des droits et la représentation politique des usagers dans les instances instituées, Advocacy France a organisé des forums, réalisé des films, une campagne anti-discrimination, une lutte pour l’abrogation des tutelles comme mesure de suppression des droits basée sur la désignation de la personne comme incapable. Advocacy a pris à Paris, la tête de l’organisation de Mad Prides (l’équivalent, en santé mentale, de la Gay Pride) et dirigé une recherche-action menée par des usagers sur l’application, en France, de la CDPH (ONU, 2006) et de la Loi 2005-102[6]. Nous avons vu que les GEM avaient été légalement institués par la Loi 2005-102 et ce que cette loi devait à la mobilisation des personnes ayant des incapacités, toutes incapacités confondues, dont les personnes présentant des troubles psychiques.

Évolution du système psychiatrique

L’autre origine de la reconnaissance des GEM par l’administration vient de l’évolution des modes de prise en charge des personnes par la psychiatrie. L’abandon de la pratique totalitaire de l’asile est annoncé par la Loi relative à la sectorisation psychiatrique du 31 décembre 1985. L’État prend en compte le besoin des « malades mentaux » de vivre dans la cité et le fait que les moyens le permettent. Il est intéressant de constater que le décret d’application du 14 mars 1986 qui définit alors les réalisations concrètes qui en découlent reprend les propositions émises au moment du Front populaire 50 ans plus tôt. Certes, il vaut mieux une prise en charge psychiatrique hors des murs que dans les murs, mais l’aggiornamento qui en découle ne remet pas en cause la pratique psychiatrique telle que la pratique asilaire l’a générée. On assiste alors à une psychiatrie asilaire hors les murs. Face à ce détournement du principe initial de désinstitutionalisation dont était porteuse la politique de sectorisation psychiatrique, Lucien Bonnafé, qui a été l’un des principaux promoteurs de la sectorisation, s’exclamera devant moi, dans un débat : « Le secteur psychiatrique, c’est la pire vacherie qu’on m’ait faite »[7]. Le livre de Philippe Clément, La forteresse psychiatrique (2001) décrit bien cet état des lieux, notamment la connivence entre infirmiers du Centre médico-psychologique (CMP) ou de l’hôpital de jour et les gérants de tutelle qui permet de conditionner l’approvisionnement financier des personnes sous tutelle à leur prise de médicaments. On voit bien, à travers cet exemple, que l’État ne « lâche rien » en matière de contrôle social tout en mettant en place la démarche de désinstitutionalisation.

De ce constat, certains tenants de la psychothérapie institutionnelle tirent la conclusion d’un « abandon de la psychiatrie publique » en 2019. Ils dénoncent le fait qu’une psychiatrie basée sur « le neuroscientisme » confondant sans vergogne le psychisme et le « cerveau », alliée à une standardisation des soins s’appuyant sur des algorithmes, entraîne une diminution drastique des lits et des moyens psychiatriques. Ils opposent une mauvaise psychiatrie organiciste et une bonne psychiatrie humaniste qui s’adresse au sujet. S’il n’est pas faux de voir historiquement dans les psychiatres organicistes les défenseurs de la psychiatrie hors des murs (Édouard Toulouse, qui créé les premiers dispensaires et les visites à domicile est le tenant d’une « biocratie », état social parfait que permet la biologie) cette critique n’explique rien. Wilhelm Reich lui aussi, à Vienne, crée des dispensaires psychiatriques dans des quartiers défavorisés et ses théories sont loin d’être eugénistes. Le problème essentiel n’est donc pas là. Certes, la défense d’une psychiatrie humaniste n’est pas inutile, mais elle reste dans le champ de la psychiatrie, une discipline médicale. S’il est important de défendre la dimension humaine que doit avoir le rapport médecin-malade, il reste un rapport de pouvoir basé sur le savoir. Il ignore que le « malade » est aussi un sachant sur sa vie, sur sa situation, que « l’usager » est une personne ayant des incapacités en quête de vie autonome. Il ignore la question de la citoyenneté.

Mise en oeuvre des GEM

C’est donc vingt ans après la Loi relative à la sectorisation psychiatrique que l’État va donner une assise juridique et financière aux GEM. Cette décision, comme on l’a vu, est prise pendant l’élaboration de la CDPH à l’ONU. Elle se situe dans le cadre de la reconnaissance, dans la Loi 2005-102 du handicap psychique[8] comme catégorie possible d’incapacités aux côtés d’incapacités d’ordre moteur, sensoriel et mental, avec lesquelles il est, enfin, différencié. Notons que la France utilise le concept de handicap psychique quand l’acception internationale dit « situation de handicap psychosocial ». Les batailles menées à ce sujet lors de la rédaction de la Loi ont été perdues. La différence sémantique, ici, est essentielle par rapport à la prise en compte du changement de paradigme. Le refus de la prise en compte de la dimension sociale dans la définition du handicap permet de maintenir l’idée, portée par la formule préconisée par Bernard Jolivet[9] avant que la Loi n’existe de « handicap-par-maladie-mentale ». Alors, malades ou handicapés? Aujourd’hui encore la confusion demeure. Elle va avoir des conséquences non négligeables sur l’exercice des droits ouverts par la CDPH, notamment sur l’application de l’article 12, qui reconnaît aux personnes handicapées le droit à une pleine capacité juridique. Le droit est reconnu, disent certains juristes rompus au jésuitisme, mais pas la possibilité de l’exercer. Dans l’esprit de beaucoup de monde, les personnes handicapées psychiques ne sont pas des personnes adultes, ne sont pas des personnes handicapées comme les autres, à qui on peut faire confiance.

La gestion des GEM va s’en ressentir. Les personnes handicapées psychiques n’ont pas attendu la Loi pour former des associations et s’unir. Quelques-unes existent avant 2005 mais, faute de moyens, parfois elles ne peuvent se pérenniser. Quatre d’entre elles sont fédérées dans la FNAPsy (Fédération nationale des associations de patients Psy), créée par un psychologue-patient psy, Loïc Legoff. Advocacy France a créé à Caen et à Paris des ECC et ces prototypes serviront de modèles pour la circulaire instituant les GEM.

Mais les GEM ont d’autres origines. L’association de parents - l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM) - a créé des clubs occupationnels, en dehors de l’hôpital, souvent avec l’aide des secteurs psychiatriques. Des équipes psychiatriques ont créé des associations de secteur composées généralement de soignants et de malades, pour gérer des appartements thérapeutiques et des activités extrahospitalières. La circulaire de 2005 insiste bien sur la différence entre les clubs, les associations créées dans un but thérapeutique et les GEM, lieux de rencontre et de vie sociale entre « usagers » de la psychiatrie. Cette différence s’amenuise de jour en jour, au fil des années. Le Club des peupliers, créé par le secteur psychiatrique du XIIIe arrondissement de Paris dans un but thérapeutique est aujourd’hui agréé comme GEM. Il n’en demeure pas moins que le principe de la gestion du GEM par une association d’usagers est un principe démocratique très intéressant et le modèle suscite bien des convoitises. Mais qu’entend-on par « usager »? Un « usager », au GEM, ne saurait pas être quelqu’un qui fréquente le GEM; celui-ci sera un adhérent, « usager » désignant quelqu’un qui est utilisateur des services de psychiatrie. Cependant, pour venir au GEM, point n’est besoin d’en apporter la preuve, et ceci est très intéressant. L’entrée est libre et se fait sans ordonnance, ni orientation par une commission administrative. Le seul fait que ce soit un choix de l’intéressé, qu’on le veuille parce qu’on s’y sent bien, suffit. Cependant, si le GEM se définit comme un espace social et non un lieu de soin, il dépend administrativement de l’ARS qui gère les organismes sanitaires et médico-sociaux, alors que les orientations sont définies par la CNSA, au titre du handicap. Le Groupement français des personnes handicapées (GFPH), branche française de Disabled Peoples’ International (DPI), aimerait bien, sans succès, voir la formule s’appliquer à d’autres types de handicap, car elle développe la « pairémulation »[10]. Les associations de parents de personnes traumatisées-crâniennes, puis de personnes autistes ont obtenu de bénéficier d’agréments de GEM spécifiques, car ces personnes ne sont pas des « malades mentaux ». Mais alors? Quand va-t-on cesser de considérer les personnes en situation de handicap psychosocial, c’est-à-dire dont la situation est un empêchement à une vie sociale ordinaire, comme des malades mentaux? On est loin du compte. Les GEM sont, à ma connaissance, les seules organisations gérées par des associations dont on exige qu’elles soient parrainées par une autre organisation.

Cela relève d’un a priori de méfiance à l’égard des personnes en souffrance psychique. Enfin, la possibilité de créer un GEM sans association d’usagers est toujours prévue dans les textes. Il faudra, disent les textes, que celle-ci soit créée dans les trois ans qui suivent l’ouverture du GEM. Mais alors, est-ce une création de structure « par » les usagers en santé mentale ou « pour » eux?

Dans la pratique, qu’en est-il de l’autonomie et de la pairémulation dans les GEM? Le cahier des charges impose comme condition, outre le parrainage, un local adapté et l’embauche d’un animateur. Le profil du poste de celui-ci est défini en annexe et n’est pas réglementé par une formation précise. C’est un gage de souplesse et de créativité. Une des fonctions essentielles est l’aide à apporter au fonctionnement de l’association d’usagers qui est bien définie comme organe de direction du lieu. Certes. On a vu, à l’expérience, que la présence d’un salarié garant du lieu était indispensable au sentiment de sécurité, à la stabilité et à la pérennisation de la vie collective. Certes. Dans la réalité, les choses ne sont pas toujours simples. De plus en plus les ARS insistent pour que l’animateur ne soit pas seul salarié et pour que le GEM soit doté de deux salariés, fussent-ils à temps partiel et la pairémulation cède le pas aux techniques d’animation et aux programmes occupationnels.

Récemment, j’ai été contacté par un animateur d’un GEM en Alsace du Nord. Celui-ci rédigeait un mémoire de fin de formation. L’objet de sa recherche porte sur le rôle de l’animateur de GEM, l’énigme à résoudre par la recherche étant de savoir si la fonction de l’animateur de GEM est un obstacle à l’émancipation des adhérents du GEM.

À l’occasion de nos échanges, nous avons fait le même constat : il nous semble que l’évolution générale, en France, de cette structure s’oriente vers une uniformisation générale des pratiques de l’animateur ou de l’animatrice et des adhérents des GEM, quand bien même l’histoire et les textes règlementaires mettent l’accent sur la diversité (des formations, des pratiques, des activités). Nous avons avancé l’hypothèse que cette uniformisation était en lien avec la demande des administrations de l’État, qui attendent des GEM qu’ils jouent un rôle d’outil de contrôle social.

L’ARS intègre les GEM, en tant que collectifs d’usagers, dans les dispositifs de concertation comme les schémas territoriaux de santé mentale. S’il est important que la parole des usagers soit écoutée et entendue dans l’élaboration des politiques publiques, il faut se méfier des récupérations institutionnelles. Remarquons à ce propos qu’aujourd’hui les termes de « santé mentale » ont remplacé celui de « psychiatrie » dans le langage administratif français, alors que les deux notions ne se superposent pas. La psychiatrie est une discipline médicale quand la santé, depuis la définition donnée par l’OMS, est un état de bien-être et non l’absence de maladie : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1948).

Paradoxes

Nous sommes au coeur d’un paradoxe qu’il nous faut examiner et prendre en compte à défaut de pouvoir immédiatement le dépasser. Un paradoxe qui a une double origine ou plutôt même deux paradoxes. D’une part, la notion de soin en santé mentale est équivoque, et d’autre part, la médicalisation du trouble psychique substitue le mandat à la demande.

Je m’explique : le français utilise un seul mot, le mot soin  là où l’anglais utilise au moins trois mots : care, cure et treatment qui ont des acceptions pour le moins différentes. Le mot care désigne que l’on prend soin de (quelqu’un), alors que l’on applique un traitement à (quelqu’un mais aussi à quelque chose, notamment une maladie). Le mot cure s’applique à un traitement médical alors que le fait de prendre soin indique une préoccupation de quelqu’un pour quelqu’un. C’est l’intérêt de ce qu’on appelle aujourd’hui, même en France, la « philosophie du care » que d’avoir mis en avant ce souci de l’autre qui répond à une exigence éthique, née de la prise en compte de l’autre comme de soi-même[11]. Depuis Philippe Pinel, et ce fut sûrement une grande révolution, le « soin » des personnes en souffrance psychique est confié à la médecine. En prônant la médicalisation de la souffrance psychique, la société confiait la résolution du problème à un corps de spécialistes. Si les personnes cessaient d’être responsables de leur souffrance psychique, celle-ci ne cessait pas, pour la société, d’être inquiétante et supposée dangereuse. D’où le mandat confié à la psychiatrie – et par la suite au travail social – d’être garant de l’ordre social. Dans le cas des GEM, l’obligation, pour une association d’usagers, d’avoir un parrain n’est-il pas le signe flagrant de la défiance du pouvoir politique et donc de la société à l’égard du fait que des usagers en santé mentale se constituent en associations?

Face au mandat, la parole des personnes compte peu. Mais ça ne l’empêche pas d’exister. Les personnes en souffrance psychique expriment une demande. Cette demande peut justement s’exprimer par la douleur que ressentent ces personnes. Le soin, c’est justement la prise en compte de cette douleur, qui s’exprime comme elle peut. Les médecins – et pas seulement eux, mais l’ensemble de la société – ont à prendre en compte cette parole, à reconnaître la vérité des personnes et non les objectiver en traquant la « maladie ». C’est pourquoi le nouveau paradigme du handicap qui pose les questions en termes d’accessibilité, qui prend le relais du paradigme médical du handicap est tellement important pour ces personnes qui vivent une « situation » souvent (pas toujours) temporaire.

Appropriation du pouvoir

C’est en revendiquant haut et fort le mot d’ordre « Rien à notre sujet sans nous » que les usagers en santé mentale, adhérents des GEM, peuvent faire valoir leur demande de reconnaissance, leur capacité à exister, tant dans le fonctionnement interne du GEM que dans la présence d’une parole citoyenne collective.

Dans ce combat, les GEM sont des espaces collectifs et l’on voit bien comment le mandat social peut inciter à en faire des lieux de regroupement où l’on occupe des « psychotiques chroniques », ou au contraire la prise en compte de la demande des personnes peut inciter à en faire des lieux d’exercice du pouvoir et d’une action collective dans la cité. C’est pourquoi, l’Association Advocacy-France préfère cette appellation d’Espace convivial et citoyen qu’elle leur a donné avant la circulaire de 2005 (instituant les groupes d’entraide mutuelle) et qu’elle a conservée.

C’est ici que la revendication d’empowerment prend tout son sens. Mais il faut prendre garde à la polysémie du terme comme l’ont bien montré Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener. (2013). Les auteures définissent trois « idéaux-types » auxquelles elles rattachent des « chaînes d'équivalence » qu’elles disent emprunter à Ernesto Laclau  (p.15) : le modèle radical selon lequel les enjeux de l'empowerment sont la reconnaissance des groupes pour mettre fin à leur stigmatisation, l’autodétermination, la redistribution des ressources et les droits politiques. Le modèle social-libéral articule, quant à lui, les défenses des libertés individuelles avec une attention à la cohésion sociale et la vie sociale. Il prend en compte les conditions socio-économiques et politiques sans s'interroger sur les inégalités. Le modèle néolibéral correspond à une rationalité politique centrée sur l'économie. Elle consiste dans l'extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions.

On voit ici assez bien comment l’utilisation, voire la revendication de l’utilisation du concept d’empowerment peut donner lieu à des différences de pratique suivant qu’il est utilisé dans le sens d’une revendication de dignité ou dans le sens d’une procédure réadaptative visant à former les gens à une prise d’autonomie. Dans un cas on peut parler de démarche d’émancipation, dans l’autre cas, de pérennisation des rapports de pouvoir dans un aggiornamento des méthodes psychopédagogiques. La confusion peut se doubler d’un deuxième malentendu suivant que l’on parle d’une démarche d’empowerment individuel ou d’empowerment collectif, c’est-à-dire d’une démarche de (ré)insertion sociale par l’autonomie individuelle ou d’un combat contre une stigmatisation provoquée par une situation de handicap. Dans ce combat, bien sûr, il ne s’agit pas de revendiquer la fierté d’être fou, ce qui ne voudrait strictement rien dire, mais la fierté d’être soi. La fonction de l’animateur n’est pas tout à fait la même dans le cas d’un lieu occupationnel ou d’un espace citoyen. Et là encore réside un dernier paradoxe. L’animateur est-il un obstacle à l’émancipation des usagers en santé mentale, adhérents du GEM? Incontestablement, il a un/le pouvoir. D’un autre côté, l’association, sans la présence d’animateur, sans local, est-elle en capacité de vivre avec une certaine pérennité? D’où la nécessité de crédits, d’où le recours à la solidarité nationale, donc à l’administration qui la représente (CNSA) et qui est porteuse d’un mandat. Elle est porteuse à la fois de la pérennité et du mandat. C’est bien là, d’ailleurs, la fonction de « l’État ». Faut-il s’étonner, alors que, dans la durée, la pression du mandat se fasse plus apparente? Ainsi par exemple, lors d’une rencontre avec l’administration régionale de l’Agence régionale de santé (ARS), préalable à la rédaction du dossier d’agrément pour un nouveau GEM en Bretagne, l’inspectrice-chef en charge de la question nous a expliqué, à mes collègues et moi-même, que l’objectif d’un travail en collaboration avec la demande du secteur psychiatrique était nécessaire à l’obtention de l’agrément.

Peut-on dire pour autant que les GEM sont intégrés au système psychiatrique et, comme tels, peuvent être considérés comme outils de contrôle social plus que comme moyens d’émancipation et aménagement raisonnable géré par des pairs? Faut-il les rejeter au nom de la pureté d’un dogme qui dénoncerait le fait que les innovations, que les alternatives psychiatriques soient vouées à disparaître, soient amenées à être récupérées par le système comme le disent Robert Castel, Françoise Castel et Anne Lovell (1979) : « Lorsqu’on admire ces réalisations “démocratiques”, on oublie en général d’ajouter qu’elles sont souvent inspirées par la volonté de faire respecter de gré ou de force le consensus » (p. 354).

S’il faut se battre pour préserver une parole d’émancipation des usagers, pour autant les GEM constituent un modèle de fonctionnement démocratique que beaucoup envient. Ainsi, j’ai entendu, lors d’une réunion de la Fondation de France consacrée aux « actions participatives », des femmes maghrébines d’un quartier populaire se rencontrant chez l’une ou chez l’autre pour faire cuisine et couture en commun, exprimer leur désir de soutien à la création d’un espace partagé. Peut-être l’expérience des personnes en situation de handicap psychosocial peut-elle bénéficier à d’autres personnes handicapées, voire à l’ensemble de la société?