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Introduction

Dans le contexte des grandes luttes contre la dictature duvaliériste, en Haïti, plusieurs mouvements sociaux se sont transformés en s’inspirant des expériences de leurs prédécesseurs et des réseaux transnationaux existants. C’est le cas du mouvement féministe haïtien qui, inspiré par les associations féministes ayant critiqué l’occupation américaine dans les années 1920 et milité pour le droit de vote pour les femmes, s’est revitalisé au feu des luttes pour la démocratie et la justice sociale des années 1980 (Merlet, 2010 et Côté, 2014). C’est aussi le cas du mouvement des personnes handicapées, qui s’est élargi, distancié des perspectives caritatives pour adopter celles des droits humains et institutionnalisé pendant les décennies 1980 et 1990 (Péan, 2011; Baranyi et Louis, 2016). La reconnaissance des droits des femmes et des personnes handicapées dans la Constitution haïtienne de 1987 est liée, en partie, aux luttes de ces mouvements et à leurs alliances avec les autres forces démocratiques de l’époque. Toutefois, selon la nouvelle génération d’organisations de femmes handicapées (OFH) qui a émergé en Haïti à partir de 2008, ni les revendications des mouvements féministes et des personnes handicapées, ni les transformations institutionnelles obtenues par ceux-ci – création du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes (MCFDF) en 1994 et du Bureau du Secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées (BSEIPH) en 2007, adoption de la Loi sur l’intégration des personnes handicapées en 2012 et de la Politique et du plan d’action national pour l’égalité femmes-hommes en 2014 – n’ont pris en compte les voix et les expériences spécifiques des femmes en situation de handicap.

Ce défaut de reconnaissance ne devrait pas surprendre. Ainsi, la marginalisation des femmes handicapées et de leurs enjeux par les deux grands mouvements – le mouvement féministe et le mouvement des personnes handicapées – qui auraient dû, selon les militantes représentant les intérêts des femmes handicapées, porter leurs demandes est à l’origine de la création d’organisations autonomes de femmes handicapées dans plusieurs contextes nationaux et transnationaux (Price, 2011). Selon Conejo (2002), à l’échelle internationale, ce n’est qu’à l’occasion de la Quatrième conférence mondiale sur les femmes de Beijing, en 1995, qu’un symposium dédié aux femmes handicapées est organisé et que leurs revendications sont intégrées à la plate-forme d’action issue de la conférence (p. 599). Par ailleurs, Price (2011) affirme que ce n’est qu’au début des années 2000, dans le plaidoyer qui a mené à l’adoption de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRDPH) des Nations unies, en 2006, que les associations de femmes handicapées se sont affirmées comme actrices autonomes dans un mouvement transnational qui avait été historiquement dominé par les hommes handicapés.

Cet article prend pour objet le déploiement en Haïti depuis 2008 de mobilisations intersectionnelles de femmes handicapées venant politiser des expériences de vie situées à la jonction du genre et du capacitisme[1] théorisés comme systèmes imbriqués de la domination sociale (Masson, 2013). Il vise à caractériser l’activisme intersectionnel de nouvelles OFH, engagées au cours de la dernière décennie dans des activités de plaidoyer pour la reconnaissance des voix, des expériences vécues et des revendications des femmes handicapées. Il se propose également d’analyser les effets de ce plaidoyer sur les milieux associatifs et les institutions publiques, et les dynamiques politiques qui y sont associées. Première étude des OFH haïtiennes, l’article fait plus largement une contribution aux analyses intersectionnelles de l’engagement des organisations de femmes handicapées dans les processus de changement institutionnel (voir par exemple Kayess, Sands et Fisher, 2014; Thill, 2019), tout en soulignant l’importance de considérer les rapports de pouvoir entre majoritaires et minoritaires qui affectent les relations des OFH avec leurs alliés potentiels au sein du secteur femmes et du secteur des personnes handicapées.

Cadre théorique

Sur le plan théorique, nous mobilisons, d’une part, une approche féministe intersectionnelle pour analyser l’agentivité et les discours des organisations de femmes handicapées ainsi que la réception de leurs demandes de reconnaissance et d’inclusion par les autres mouvements sociaux. L’intersectionnalité est un concept « savant », c’est-à-dire un construit théorique dont la maternité est attribuée à Kimberlé Crenshaw (1989) et qui est inscrit dans les débats universitaires depuis. Ce concept trouve son origine dans les savoirs militants produits par des féministes appartenant à des groupes sociaux marginalisés – femmes Noires américaines, au premier chef, mais aussi femmes lesbiennes, des classes populaires, du « tiers-monde » et d’autres encore – pour qui l’analyse de genre s’avère insuffisante pour rendre compte des inégalités, oppressions et discriminations qui façonnent leurs existences (Masson, 2015, p. 36-37). Savantes ou militantes, les perspectives intersectionnelles s’opposent plus généralement aux interprétations « monistes » (Bilge, 2010, p. 51-55), c’est-à-dire qui ne considèrent, sur le plan analytique comme sur le plan politique, qu’un seul axe de la domination, par exemple le système de genre. Au contraire, elles proposent de penser l’imbrication de différents types de rapports sociaux afin d’analyser leur action conjuguée. Plus encore, elles tiennent compte des rapports de pouvoir intracatégoriels, c’est-à-dire des rapports inégalitaires entre individus et groupes sociaux situés en position de majoritaires (c’est-à-dire en position dominante), et de minoritaires (c’est-à-dire en position subalterne), et ce, en regard d’un ou plusieurs axes de la domination (Masson, 2015, p. 39; voir aussi Juteau, 1999). Bien que la pensée féministe intersectionnelle permette d’analyser la façon dont les expériences des femmes sont façonnées par une pluralité de ces axes, les recherches se réclamant de l’intersectionnalité se sont concentrées principalement sur la triade « genre-race-classe ». Celles qui s’intéressent à l’intersection du genre et du capacitisme demeurent encore peu nombreuses (mais voir Masson, 2015, en français, ainsi que les travaux anglo-saxons mentionnés dans Thill, 2019, p. 690-691).

D’autre part, nous mobilisons des concepts tirés du féminisme institutionnaliste de Mazur (2009) ainsi que de Mackay et Krook (2015). Celui-ci nous invite à examiner la constitution des acteurs collectifs sur la scène publique – ici, les nouvelles OFH – et les modalités de leur engagement à différentes étapes et niveaux du processus d’élaboration de politiques. Nous prêterons attention aux caractéristiques matérielles et discursives de leur plaidoyer, entendu comme l’ensemble des activités par lesquels les organisations de mouvements sociaux usent de mécanismes institutionnels afin d’influencer les décisions et politiques de divers ordres de gouvernement (voir Ollion, 2015). Nous nous pencherons tout particulièrement sur leur utilisation stratégique des ouvertures présentées par les structures d’opportunités politiques[2] des institutions internationales et nationales et à leurs résultats, ainsi qu’aux facteurs associatifs et institutionnels qui facilitent ou posent obstacle à la réception de leurs demandes ainsi qu’aux changements proposés.

Méthodologie de l’étude

Cet article est basé sur une étude qualitative menée entre 2018 et 2020 et centrée sur trois OFH haïtiennes, l’Association filles et femmes au soleil (AFAS) et l’Union des femmes à mobilité réduite d’Haïti (UFMORH), toutes deux basées dans la capitale, Port-au-Prince ainsi que l’Association des femmes handicapées du Sud (AFHS), basée aux Cayes, dans le département du Sud. Ces associations sont engagées dans l’action publique et sont celles qui sont les plus actives à l’échelle nationale et internationale[3]. L’étude repose sur des méthodes de recherche primaire mixtes : un séjour exploratoire en 2018, qui a permis de cibler une bonne partie des organisations et des participants potentiels; des entretiens formels, dont la très grande majorité ont été réalisés en juin et juillet 2019; et enfin une analyse documentaire. Cette dernière a pris pour objet les rapports alternatifs[4] produits par les OFH, seules ou en collaboration avec d’autres associations de personnes handicapées, et leur contrepartie que sont les rapports officiels produits par les institutions onusiennes et haïtiennes dans le cadre des mécanismes de surveillance de l’application de la CRDPH et de la Convention pour l’élimination des discriminations faites aux femmes (CÉDEF). Quinze entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec des militantes et militants clés des trois nouvelles OFH, ainsi que d’organisations phares du mouvement des personnes handicapées (Femmes en action de la Société haïtienne d’aide aux aveugles – FASHAA; le Réseau associatif national pour l’intégration des personnes handicapées – RANIPH et RANIPH-Sud; la Société haïtienne d’aide aux aveugles – SHAA), et du mouvement féministe (Solidarite Famn Ayisyèn – SOFA, et de l’Initiative pour un développement équitable en Haiti – IDÉH). Nous avons également rencontré des cadres des institutions étatiques pertinentes (le BSEIPH et le MCFDF), ainsi que de l’organisation internationale Disability Rights Fund (DRF) en Haïti. Les sites Internet et pages Facebook de certaines associations et institutions nous ont fourni des informations complémentaires. Nos résultats préliminaires ont été validés par le public haïtien concerné à la conférence virtuelle sur « Accessibilité, handicap et environnement bâti en Haïti », les 25 et 26 juin 2020.

Les principales questions qui ont guidé l’élaboration des grilles d’entretiens pour les différentes catégories de participants, ainsi que l’analyse qualitative des documents et des entretiens sont les suivantes : comment et pourquoi un militantisme intersectionnel des femmes handicapées a-t-il émergé en Haïti et comment s’est construit leur plaidoyer? Quels sont les résultats de leurs efforts, sur le plan organisationnel; sur celui de leur reconnaissance par d’autres associations, l’ONU et l’État; ainsi que sur le plan des politiques publiques et des changements de facto? Quels sont les facteurs associatifs et institutionnels nationaux et internationaux qui contraignent, facilitent ou soutiennent leurs revendications de reconnaissance, ou qui expliquent les réactions des institutions haïtiennes ainsi que celles des organisations phares des mouvements féministes et des personnes handicapées?

Mobilisations des OFH en Haïti – émergence et plaidoyer

À partir de 2008 apparaît en Haïti une nouvelle génération d’organisations de femmes handicapées qui se distingue par son engagement dans des actions de plaidoyer qui politisent les existences des femmes handicapées tout en soulignant l’interaction entre oppression de genre et oppression sur la base des incapacités. À cette époque, comme aujourd’hui, il existe très peu d’organisations de femmes handicapées sur le territoire haïtien. La plus ancienne et la plus connue est la FASHAA, créée en juillet 1991 comme la section « femmes » de la SHAA. Elle offre un espace de socialisation féminine, de solidarité et de formation pour ses membres, incluant sur les droits des femmes, mais ne s’engage pas dans le plaidoyer, même si plusieurs de ses membres actives approuvent les critiques et revendications portées par les nouvelles OFH (entretien avec deux membres de la FASHAA, 2019).

La nouvelle génération d’OFH est représentée par l’AFAS, l’UFMORH et l’AFHS. L’AFAS est fondée en 2008 par Michaelle Louis. Elle compterait 70 membres, dont la majorité est à Port-au-Prince. L’association a d’abord été connue pour son concours annuel « Une couronne pour l’intégration de la femme handicapée », qui visait à permettre aux femmes handicapées de redécouvrir leur corps, de prendre conscience de leur beauté intrinsèque et de rehausser leur estime de soi. Selon le site Internet de l’AFAS (2018), en 2012-2013 elle travaillait au développement du leadership des filles et des femmes handicapées avec le soutien financier du BSEIPH. L’association se tourne vers le plaidoyer à partir de 2014-2015, grâce à l’obtention d’une première subvention de projet de DRF, qui sera suivie d’autres (Disability Rights Advocacy Fund [DRAF] Grants Directory, 2020). En 2018, l’AFAS se présentait sur son site Internet comme une association ayant pour mission de faire connaître les préoccupations des filles et des femmes handicapées, de les rendre visibles, de faire entendre leurs voix et de défendre leurs droits.

L’UFMORH est mise sur pied en septembre 2009 par Soinette Désir et une dizaine d’autres femmes handicapées qui s’étaient réunies : « pour faire le plaidoyer, pour avoir une organisation de femmes handicapées qui milite pour le respect des droits : droit à l’éducation, à la justice (…), [à] avoir un foyer, [à] ne pas être victimes de discrimination et le droit d’être incluses à part entière dans leurs communautés » (entretien avec Soinette Désir[5], UFMORH, 2019).

Si les premières actions de plaidoyer se font à l’échelle microlocale, de plus grande portée est une conférence de presse où, devant un parterre de journalistes, l’UFMORH analyse la Loi de 2012 sur l’intégration des personnes handicapées et attribue de mauvaises notes à l’État haïtien sur les plans de la santé, de l’éducation, de la justice, ainsi que sur la question des femmes handicapées. L’intérêt de l’UFMORH pour le plaidoyer et l’application de la CRDPH est soutenu annuellement, à partir de 2015, par des fonds de DRF pour des projets ciblant tantôt les droits des femmes handicapées, tantôt ceux des personnes handicapées en général (DRAF Grants Directory 2020). Malgré ce que laisserait croire son nom, l’organisation veut inclure des femmes ayant des limitations fonctionnelles plus diverses que la seule mobilité physique et compterait 30 membres actives ainsi que de 50 à 60 membres non actives, concentrées elles aussi à Port-au-Prince. En 2020, l’organisation définit sa mission comme celle de « faire respecter les droits des femmes et filles ayant une déficience, de promouvoir l’autonomie et l’inclusion des femmes à mobilité réduite » (UFMORH, s.d.).

L’AFHS naît d’un projet, mené en 2013 par la branche du Département du Sud du RANIPH, dont un des objectifs était « d’établir une organisation de femmes handicapées pour promouvoir leurs droits » dans ce département (DRAF Grants Directory 2020). L’association est aussi née en même temps qu’un processus de plaidoyer auquel elle a participé activement, en l’occurrence une consultation entreprise par le RANIPH-Sud dans le but de produire un rapport alternatif pour le Comité des droits des personnes handicapées (CDPH) chargé du suivi de la CRDPH. Selon Marijoe Pierre (entretien en 2019), la fondatrice de l’association, l’AFHS y est engagée : « Nous avons fait un travail de terrain avec la Coalition RANIPH-Sud : aller dans les autres communes, rencontrer les femmes handicapées et parler avec elles, [pour qu’] elles nous expliquent comment était leur vie. Nous avons recueilli toutes ces informations et [fait le travail de] les transmettre à la coalition ».

L’AFHS s’est donné pour mission de « travailler sur les questions de plaidoyer et de respect des droits des femmes et des filles handicapées dans le département du Sud », en particulier sur les violences et la discrimination (entretien avec Marijoe Pierre, 2019). Depuis 2015, elle reçoit annuellement des fonds du DRF (DRAF Grants Directory, 2020). Installée aux Cayes, l’association totalise environ 170 membres dans ce chef-lieu et les communes environnantes.

Par leur accent sur les droits et l’égalité des femmes, ces OFH se situent dans l’espace du féminisme. Toutefois, la non-reconnaissance des femmes handicapées, que leurs militantes disent ignorées ou oubliées par le mouvement féministe dit « historique » en Haïti, est un des motifs ayant présidé à leur création. « Les femmes handicapées ne sont pas incluses dans le mouvement féministe en Haïti. C’est [l’une des raisons] qui nous a poussés à créer cette association » (entretien avec Marijoe Pierre, 2019). De fait, le mouvement féministe s’est initialement constitué, en Haïti comme ailleurs, sous le mode d’une lutte moniste, c’est-à-dire s’attaquant aux « rapports sociaux de sexe » analysés comme l’axe fondamental structurant les expériences des femmes. L’intersection des axes de la domination sociale – ici, du genre et du capacitisme – crée cependant des positions de majoritaires (femmes valides) et de minoritaires (femmes handicapées) dans l’espace du féminisme qui, lorsque non reconnues, concourent à universaliser l’expérience des majoritaires à l’ensemble des femmes et à exclure ou marginaliser celles des femmes handicapées.

Comme on a pu le constater plus haut, par leur financement et l’orientation de leur plaidoyer, les OFH se situent également dans l’espace du mouvement des personnes handicapées. Les militantes invoquent cependant l’existence de rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes handicapés dans le mouvement et affirment que ce dernier ne tient que peu ou pas compte des femmes handicapées. Elles insistent aussi sur l’importance de représenter la spécificité des expériences d’inégalité et de discrimination vécues par les femmes : « Toutes les personnes handicapées ont des problèmes, mais on constate que les problèmes des femmes et filles handicapées en Haïti sont plus spécifiques. (…) C’est pour cela que nous avons créé cette association » (entretien avec Marijoe Pierre, 2019, le mot en italiques est accentué lors de l’entretien). Le mouvement des personnes handicapées en Haïti s’est lui aussi constitué sous le mode d’une lutte moniste contre les inégalités et oppressions associées au handicap. Il est toutefois traversé par les rapports de genre. L’intersection de ces axes de la domination sociale crée, ici aussi, des positions de majoritaires (hommes handicapés) et de minoritaires (femmes handicapées) assorties de rapports de pouvoir qui s’exercent tant sur les plans interpersonnel qu’organisationnel.

Pour contrer ce qui est perçu comme un déficit de représentation, tant du côté du mouvement féministe que du mouvement des personnes handicapées, il s’agit alors, pour les militantes des OFH, que les femmes handicapées puissent se représenter elles-mêmes : « Nous ne voulions pas que les autres parlent pour nous. Nous voulions que ce soient les femmes handicapées qui portent leur parole. (…) Donc, il faut que les femmes handicapées soient au milieu de la cause, parties prenantes et porteuses de leurs revendications » (entretien avec Soinette Désir, 2019, le mot en italiques est accentué lors de l’entretien).

Cette parole, ces revendications nourrissent un plaidoyer dont le discours s’est construit principalement à travers la participation des trois organisations à l’élaboration de rapports alternatifs, signés par elles-mêmes ou, le plus souvent, en collaboration avec des organisations du mouvement des personnes handicapées et présentés aux instances idoines de l’ONU dans le cadre des mécanismes internationaux de suivi de la mise en oeuvre de la CRDPH (Société civile du département du Sud 2013; Coalition RANIPH-Sud et al., 2017), de la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (CÉDEF) (AFAS et UFMORH, 2016), ainsi que de la promotion et de la protection des droits humains (AFAS et al., 2016).

Le plaidoyer des nouvelles OFH possède deux caractéristiques qui expriment la nature intersectionnelle de ces mobilisations. La première est que celles-ci se portent simultanément sur deux terrains : celui des droits des personnes handicapées et celui des droits des femmes, et plus précisément ceux de la mise en oeuvre de la CRDPH par le gouvernement haïtien et de l’inclusion des femmes handicapées dans la Politique nationale d’égalité femmes hommes, sous la responsabilité du MCFDF. La seconde est qu’elles affirment la nécessité de comprendre les expériences vécues par les femmes handicapées et d’y répondre en tenant compte tout à la fois de l’oppression de genre et de l’oppression capacitiste. Le discours de plaidoyer des OFH illustre la manière dont ces expériences, façonnées par l’intersection des rapports de domination, sont politisées.

Le premier rapport alternatif à la CRDPH, auquel a participé l’AFHS sous la bannière de la Société civile du département du Sud (2013), exposait assez brièvement certains aspects des expériences des femmes handicapées. Le rapport alternatif de l’AFAS et de l’UFMORH à la 63e session du Comité de la CÉDEF à Genève (2016), constitue la version la plus étoffée du discours officiel de plaidoyer des OFH pour l’inclusion des femmes handicapées dans les politiques de l’État haïtien. Il porte sur six grands enjeux : la violence et l’accès à la justice; l’éducation; l’emploi; la santé; la participation à la vie politique; et la Politique d’égalité femmes hommes.

La violence est une question centrale pour les OFH : elle nous a été rappelée à chaque entretien. Dans le rapport au Comité de la CÉDEF, on peut lire que les femmes et les filles handicapées :

font face à la violence et à l’exclusion basées sur leur genre et leur handicap. Elles sont doublement discriminées. La violence dont elles sont l’objet est une combinaison de leur genre et de leur déficience physique, sensorielle ou intellectuelle. (…) Leur situation est plus inquiétante que celle des autres femmes et même par rapport aux hommes handicapés

AFAS et UFMORH, 2016, p. 1

Les OFH dénoncent les croyances populaires qui incitent au viol des femmes handicapées en affirmant qu’une relation sexuelle avec celles-ci porte chance à l’homme ou lui attire de l’argent. Elles dénoncent également le fait que les initiatives visant la réduction de la violence faite aux femmes en Haïti ne sont pas inclusives des femmes handicapées et que les refuges, les lignes téléphoniques et les informations disponibles pour les femmes victimes de violences ne leur sont pas non plus accessibles. Enfin, elles s’insurgent contre le déni du droit des femmes handicapées à la justice : « elles sont tournées en dérision par les policiers lorsqu’elles tentent de porter plainte contre les violences, les postes de police et les tribunaux ne sont pas accessibles, il n’y a pas d’interprètes pour les femmes sourdes, et les policiers, tribunaux et juges ne sont formés ni sur l’approche inclusive du handicap, ni sur le genre » (AFAS et UFMORH, 2016, p. 2).

En ce qui concerne l’éducation, l’AFAS et l’UFMORH (2016) soulignent que « le pourcentage des femmes handicapées est très faible par rapport à celui des hommes en situation de handicap fréquentant une université ou autres écoles professionnelles. De plus, dans les familles les parents négligent l’éducation de leurs filles vivant avec un handicap et n’investissent pas dans leur éducation » (p. 4). Pour les OFH, l’accès à l’éducation des femmes handicapées se conjugue donc simultanément en fonction du genre et du handicap et leurs revendications appellent des campagnes de sensibilisation à l’importance d’une éducation pour les filles et les femmes handicapées.

Dans ce rapport, l’AFAS et l’UFMORH (2016) affirment que les femmes handicapées, « par le fait de leur handicap ET par le fait qu’elles sont des femmes (...) ne jouissent pas d’opportunités égales pour l’accès à l’emploi » (p. 3, majuscules dans l’original). Le chômage, notent-elles, est endémique en Haïti et « frappe davantage les femmes en général et les femmes en situation de handicap en particulier » (p. 3). Devant ces constats, les OFH déplorent que les quotas d’emploi prévus par l’État concernant les femmes d’une part, et les personnes handicapées, d’autre part, ne se préoccupent pas nommément de l’accès à l’emploi des femmes handicapées, dont la spécificité n’est pas reconnue et qui demeurent largement exclues de l’application de ces mesures (p. 3).

Le rapport dénonce également le fait que « le droit à la santé sexuelle et reproductive des femmes et des filles en situation de handicap n’est pas respecté » ainsi que le manque d’« accès aux informations et aux services leur permettant de mieux gérer leur santé et de mieux se protéger » (AFAS et UFMORH, 2016, p. 4). Il rapporte « que la majorité des familles ne tient pas compte de l’éducation sexuelle de leurs filles handicapées » et que le droit des femmes handicapées à la maternité est souvent remis en question, incluant par « de la violence verbale et psychologique » (p. 4).

En ce qui a trait à la participation à la vie politique, l’AFAS et l’UFMORH (2016) jugent que « [l]es conditions générales ne sont pas remplies par l’État pour que les femmes handicapées votent et se portent candidates » (p. 5). Les OFH soulignent le manque d’accessibilité aux bureaux et bulletins de vote ainsi que des problèmes de sécurité et de violence qui affectent l’accès de toutes les personnes handicapées, incluant les femmes, au processus politique (AFAS et UFMORH, 2016, p. 6).

Comme on peut l’apprécier, le discours de plaidoyer des nouvelles OFH s’articule autour de l’affirmation de la spécificité des expériences vécues par les femmes handicapées comparées à celles des hommes handicapés ou des femmes non handicapées. Dans les rapports alternatifs tout comme dans les entretiens, une sensibilité intersectionnelle apparaît aussi par le recours aux vocables de « double discrimination »; de « discriminations multiples » lorsque l’on y ajoute celles liées au type d’incapacité (Pierre, 2020), et plus récemment dans le discours de Samantha Junie Pierre de l’UFMORH (2020) par l’emploi de la notion de « discriminations croisées ».

Les OFH exigent également une meilleure représentation des femmes handicapées dans les processus d’élaboration des politiques qui les concernent. Cela est visible non seulement dans leur plaidoyer et leurs actions visant à faire reconnaître les enjeux spécifiques aux femmes handicapées dans toutes les politiques publiques liées aux droits des personnes handicapées, mais également dans la critique qu’elles adressent tout spécialement à la Politique d’égalité femmes hommes (2014-2034) et à son Plan d’action, Selon l’AFAS et l’UFMORH (2106) :

Le Plan national d’égalité femmes hommes (2014-2020) adopté par l’État haïtien à travers le Ministère à la Condition féminine ne tient pas compte des femmes handicapées qui n’ont pas été consultées dans le processus.  (…) les organisations de femmes handicapées n’ont pas été consultées lors de l’élaboration de ce document et leurs besoins n’ont pas été pris en compte. Elles ne sont pas non plus présentes dans les structures de suivi de cette politique

p. 1

L’AFAS et l’UFMORH (2016) réclament la participation des OFH dans le processus de mise à jour du Plan pour que celui-ci tienne « compte des femmes en situation de handicap » et de leurs besoins (p. 1), tout en demandant une représentation des OFH dans le comité de suivi de la Politique et leur participation à sa mise en oeuvre. Elles souhaitent également l’établissement d’un processus de production de données sexo-spécifiques « incluant les situations de handicap afin que [les] besoins [des femmes handicapées] soient pris en compte dans les programmes mis en oeuvre par l’État haïtien » (p. 2).

Le plaidoyer pour l’inclusion des femmes handicapées dans la Politique d’égalité femmes hommes occupe une place importante dans les préoccupations et l’activité des OFH. En plus d’insister sur cette question dans les divers rapports alternatifs auxquelles elles participent, les OFH ont emprunté aux répertoires du lobbying politique auprès des institutions gouvernementales – notamment le BSEIPH et le MCFDF (AFAS, UFMORH, AFHS), des ateliers de sensibilisation auprès d’autres organisations et, à l’occasion, de la manifestation publique et notamment du sit-in (entretien avec Soinette Désir, UFMORH, 2019).

Effets des mobilisations des OFH

Transformations des subjectivités et des capacités dans les OFH

Le premier effet des activités de ces organisations est de contribuer au processus d’autonomisation (ou empowerment) des femmes handicapées qui y participent, soit au développement d’une perception d’elles-mêmes comme citoyennes porteuses de droits et femmes capables d’action. Selon Soinette Désir, « Les femmes handicapées commencent à comprendre qu’il est de leur devoir de faire leur plaidoyer elles-mêmes » et de faire entendre leurs voix (entretien en 2019). L’agentivité des femmes handicapées est le moteur de ces mobilisations, qui prennent appui sur l’engagement des militantes, leurs expériences de l’oppression et leurs désirs de changement. On note au fil du temps un graduel renforcement des capacités organisationnelles des OFH, notamment au chapitre des compétences, du leadership, de la planification stratégique, de la gestion financière de projets et des techniques de plaidoyer (entretien avec Jo-Ann Garnier, DRF, 2019). Le contraste qualitatif entre le premier rapport alternatif rédigé par les femmes handicapées et leurs alliés dans le département du Sud (Société civile du département du Sud, 2013) – une esquisse – et les rapports plus substantiels soumis par la suite à plusieurs mécanismes onusiens par l’AFAS et l’UFMORH (2016), AFAS et al. (2016) et la Coalition RANIPH-Sud et al. (2017) est significatif à cet égard.

Si ces transformations des subjectivités et des capacités dans les OFH doivent en partie à l’apprentissage qui se réalise progressivement, dans et par les mobilisations, elles le doivent également à l’arrivée en Haïti du DRF, en 2012. La mission de cette organisation non-gouvernementale internationale, fondée en 2008, est de soutenir les organisations de personnes handicapées (OPH) dans la défense de leurs droits (DRF, 2020). En Haïti, le DRF appuie des projets des OPH visant la mise en oeuvre de la CRDPH et des objectifs de développement durable, le renforcement des capacités des associations à faire du plaidoyer, ainsi que l’amélioration de la représentation des groupes les plus marginalisés, notamment des femmes, au sein du mouvement des personnes handicapées (entretien avec Jo-Ann Garnier, DRF, 2019). C’est dans cette perspective que le DRF a soutenu financièrement la création de l’AFHS. Il offre également aux OFH de l’assistance technique et de la formation à la défense des droits dans les arènes nationales et internationales. Il est aussi devenu, depuis 2013, leur principal bailleur de fonds, leur accordant de modestes subventions annuelles allant de 8 000$ à 20 000$ US, notamment pour des projets faisant la promotion des droits des femmes handicapées en relation avec divers articles de la CRDPH et une meilleure inclusion de celles-ci dans la Politique d’égalité femmes hommes et dans le mouvement des personnes handicapées (DRAF Grants Directory 2020). Selon Jo-Ann Garnier, que les OFH soient maintenant équipées pour le plaidoyer « est un premier niveau de succès » (entretien en 2019). 

Toutefois, certains facteurs organisationnels contraignent l’action des OFH. Tout d’abord, elles sont peu nombreuses en Haïti, ont un nombre limité de membres et leur ancrage est local et urbain plutôt que national. Le fait qu’elles soient de petites organisations soulève aussi le risque d’une certaine personnalisation du leadership, lequel peut poser des défis pour la continuité du plaidoyer. De plus, elles disposent de peu de ressources intrinsèques, ce qui les force à se reposer sur des soutiens externes, tels le DRF, l’International Disability Alliance et le Bureau des avocats internationaux d’Haïti pour l’appui technique, ainsi que sur le DRF pour le financement de leurs activités et leur pérennisation.

Quels effets des mobilisations des OFH sur le secteur des personnes handicapées?

Quels sont, à ce jour, les effets de la présence des nouvelles OFH et du plaidoyer féministe intersectionnel qu’elles portent sur le secteur des personnes handicapées, tant du côté du mouvement associatif que de celui des institutions? Une première façon d’évaluer les résultats des mobilisations des nouvelles OFH est de mesurer leur inclusion comme actrices politiques ainsi que celle de leur plaidoyer dans les rapports alternatifs produits par le milieu associatif des personnes handicapées, tel qu’indiqué par les rapports de l’AFAS et al. (2016) et de la Coalition RANIPH-Sud et al. (2017).

Dans le rapport alternatif soumis au Conseil des droits humains des Nations unies en mars 2016, et dont l’AFAS et l’UFMORH sont deux des quatre signataires, on retrouve sous une forme moins achevée les thèmes du rapport de l’AFAS et de l’UFMORH à la CÉDEF produit à peine trois mois plus tôt. En 2017, l’AFHS et l’URMORH font partie des signataires du rapport alternatif soumis dans le cadre de la mise en oeuvre de la CRDPH par la Coalition RANIPH SUD et al. (2017). Ce rapport reprend, également de manière succincte, une sélection d’éléments du plaidoyer du rapport des OFH à la CÉDEF, notamment en ce qui concerne les thèmes de la violence et de l’accès à la justice, la santé sexuelle et reproductive, la participation à la vie politique et la Politique d’égalité femmes hommes. Les thèmes de l’éducation et de l’emploi des femmes handicapées en sont absents. S’ajoutent toutefois au rapport la question de la stérilisation et de la contraception sans consentement de femmes handicapées, en particulier de jeunes filles sourdes ou déficientes intellectuelles, ainsi que le cas du « lynchage », dans la nuit du 18 au 19 mars 2016, de trois jeunes femmes sourdes dans la commune de Cabaret, accusées d’être des loups garous (Coalition RANIPH-Sud et al., 2017, points 19, 30 et 67).

Les mécanismes d’évaluation périodique des conventions internationales, auxquels doivent répondre les États, font figure de structures d’opportunités politiques dont se saisissent les OFH haïtiennes pour rendre visibles les enjeux concernant les femmes handicapées, ceci tant dans le milieu des OPH qu’auprès des institutions internationales et, éventuellement, nationales. Comme on a pu l’apprécier, les nouvelles OFH se sont indéniablement faites une place dans les processus de production de rapports alternatifs par les associations de personnes handicapées.

Dans le cadre de la CRDPH, les associations de la société civile sont invitées à intervenir sur les divers articles de la convention, dont l’article 6 sur les femmes handicapées. Les rapports alternatifs font partie de l’ensemble des données sur la base desquelles le Comité des droits des personnes handicapées (CDPH) fait ses observations et recommandations aux États. Une deuxième façon d’évaluer les impacts des mobilisations intersectionnelles des OFH est de retracer l’inclusion des éléments de leur plaidoyer dans ces recommandations. Quel écho ce plaidoyer trouve-t-il dans le rapport de 2018 du CDPH?

Tout d’abord, le CDPH (2018) recommande à l’État haïtien « de reconnaître les formes multiples et croisées de discrimination », dont celles qui affectent les femmes handicapées (point 9). En lien avec l’Article 6, il recommande l’inclusion des droits des femmes handicapées dans « la législation sur l’égalité des sexes » et « les lois et les politiques publiques relatives au handicap » (point 11a). Par ailleurs, le Comité se prononce sur plusieurs enjeux concernant au premier chef les femmes. Il se montre notamment préoccupé par la violence sexuelle, l’absence de données sur les violences et les obstacles rencontrés par les femmes handicapées quant à l’accès à la justice. En matière de santé sexuelle et reproductive, il recommande à l’État haïtien d’« assurer l’égalité d’accès aux services de soins de santé sexuelle et procréative » (point 41b). En matière d’éducation, il recommande à l’État l’adoption de mesures visant à « promouvoir l’éducation de toutes les personnes handicapées, en particulier des femmes et des enfants » (point 43d). Finalement, il recommande l’instauration de mécanismes « visant à accroître le taux d’emploi des personnes handicapées, en particulier des femmes et des jeunes handicapés, sur le marché du travail » (point 49b). Comparer les observations et recommandations du CDPH au plaidoyer des OFH montre que ce comité de l’ONU a repris presque toutes les revendications des OFH et y a ajouté ses propres notions, notamment le concept de « formes multiples et croisées de discrimination ». Ainsi, l’intervention du CDPH octroie de la légitimité au plaidoyer des OFH et amplifie ce dernier.

Qu’en est-il de l’« effet boomerang [6]» en Haïti des incursions des OFH sur le terrain onusien? Selon Jo-Ann Garnier du DRF (entretien en 2019), un des effets de ces mobilisations est une plus grande place des femmes dans le mouvement des personnes handicapées :

On commence à entendre la voix des femmes et […] je dirais que les femmes parlent beaucoup, se font entendre beaucoup plus ces jours-ci que les hommes du mouvement […]. Donc, en leur donnant l'espace, et vraiment il ne fallait que ça, qu’elles aient l’espace, qu'elles soient renforcées pour qu'elles assument le leadership et qu'elles comprennent qu'elles ont inévitablement un rôle de leader à jouer. Donc on les entend, elles sont très présentes dans les médias […], on est conscients de leur existence.

Du côté des institutions haïtiennes, le BSEIPH, qui avait publicisé les revendications des OFH en 2016 dans son bulletin électronique Handiscoop, donne suite en partie aux recommandations du CDPH en lançant, fin 2018 début 2019, des démarches pour amender la Loi de 2012 et consulter les OPH. Les OFH ne sont peu ou pas représentées dans ces consultations qui rassemblent des organisations nationales de personnes handicapées où les enjeux concernant les femmes handicapées ne sont pas explicitement représentés. En février 2020 toutefois, l’État, alors gouverné par Jovenel Moïse, nomme madame Soinette Désir, fondatrice de l’UFMORH, comme nouvelle Secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées, une nomination d’importance pour les OFH. Cette désignation d’une activiste dévouée à la cause des femmes handicapées à la barre du BSEIPH ravive l’espoir que la Loi de 2012, qui ne mentionne qu’une seule fois les femmes, sera amendée pour tenir compte de leurs réalités. Il importe toutefois de signaler que cette affectation a eu lieu dans le cadre d’une grave crise de légitimité du gouvernement Moïse, de la part de secteurs assez larges de la population qui demandaient sa démission depuis 2018. Nous reviendrons aux conséquences de ces contraintes contextuelles à la fin de l’article.

Également, malgré l’accueil favorable de cette nomination par les grandes OPH et malgré l’inclusion des OFH et de leurs enjeux dans les processus de production de rapports alternatifs et les recommandations de l’ONU, les réseaux qui dirigent le Groupe de réflexion stratégique du secteur n’ont pas, jusqu’à maintenant, invité les OFH à nommer des représentantes à cet espace de concertation. Ceci nous rappelle que malgré la reprise et l’amplification des revendications des OFH par le CDPH et le changement de direction au BSEIPH, les changements de fond tardent à se manifester dans le mouvement. De fait, il semble exister une implicite division du travail militant[7] entre le RANIPH-Sud, allié des OFH, coordonnateur du plaidoyer aux instances de la CRDPH, et convaincu de l’importance de l’Article 6 de la Convention, versus les grands réseaux domestiques d’OPH où les réflexions et discussions sur la question des femmes handicapées n’ont pas encore eu lieu (entretien avec Rose-May Legouté, RANIPH-national, 2019).

Nous avons également senti sur le terrain une méconnaissance, voire une incompréhension de la part de dirigeants et membres masculins[8] du mouvement des personnes handicapées face à l’idée que les expériences d’inégalité et de discrimination vécues par les femmes handicapées ont un caractère souvent spécifique et méritent à ce titre une attention particulière de la part du mouvement et des institutions. Ce défaut de reconnaissance se comprend mieux lorsqu’on se rappelle qu’un des privilèges des majoritaires dans les rapports de pouvoir est de ne pas subir les expériences intersectionnelles d’oppression vécues par les minoritaires « et, par conséquent, de ne pas en voir immédiatement la saillance », tout en universalisant leur propre expérience à l’ensemble de la population qu’ils disent représenter (Masson, 2015, p. 57),

Quels effets des mobilisations des OFH dans l’espace du féminisme?

Contrairement à leur action sur le terrain de la CRDPH, les OFH ont soumis seules leur rapport à la CÉDEF, sans partenariat avec des organisations du mouvement féministe. L’essentiel de ce rapport est présenté dans la première partie du présent article. Les observations finales du Comité de la CÉDEF (2016) méritent d’être citées en totalité, car elles reprennent la plupart des enjeux soulignés par l’AFAS et l’UFMORH :

Le Comité prend acte de l’adoption par l’État partie d’une loi protégeant les droits des personnes handicapées. Il s’inquiète néanmoins de la stigmatisation et des discriminations considérables dont les femmes et les filles handicapées continuent de faire l’objet dans l’État partie, ainsi que des violences et de l’exploitation sexuelle qu’elles subissent fréquemment. Le Comité constate avec inquiétude les obstacles auxquels elles sont confrontées en matière d’accès à la justice, de participation politique, d’emploi, d’éducation et de services de santé sexuelle et procréative.

Le Comité (…) recommande à l’État partie de mettre effectivement en oeuvre la loi sur l’intégration des personnes handicapées par la voie de sanctions appropriées contre les auteurs de violences et de discriminations à l’endroit des femmes et des filles handicapées et en veillant à ce que les victimes de tels actes reçoivent une indemnisation satisfaisante. Le Comité recommande également à l’État partie de mener des actions de sensibilisation afin de faire évoluer les attitudes culturelles négatives envers les femmes et les filles handicapées et de faire en sorte qu’elles accèdent à la justice, à la participation politique, à l’éducation, à des activités génératrices de revenus et à des soins de santé, y compris en matière de sexualité et de procréation

p. 15-16

Quels sont les impacts des observations du Comité de la CÉDEF, sur la reconnaissance des OFH et de leurs revendications en Haïti même? Le plaidoyer des OFH au CÉDEF a eu un certain effet boomerang en Haïti. Peu de temps après, le MCFDF a procédé à une forme de reconnaissance de ces organisations, notamment à travers des rencontres privées de leurs représentantes avec la Ministre. À l’été 2018, celle-ci admettait l’importance de mettre à jour le Plan d’action pour l’égalité femmes hommes en consultation avec les femmes handicapées (entretien avec Soinette Désir, UFMORH, 2019). À partir de septembre 2018, des conversations se sont poursuivies avec une nouvelle ministre dans le but de formaliser un engagement envers l’inclusion des femmes handicapées dans les travaux du MCFDF (entretien avec Soinette Désir, UFMORH, 2019). Néanmoins, les actions concrètes se font toujours attendre.

En ce qui concerne les relations des OFH avec les organisations du mouvement féministe haïtien, un sentiment d’être exclues par un discours qui ne considère que les droits « des femmes en général » traverse les rapports alternatifs et nos entretiens avec les OFH. Ces dernières ne lâchent toutefois pas prise et continuent d’adresser des demandes d’inclusion au mouvement féministe haïtien. Les paroles de madame Désir, reprises par Duvil (2016), sont claires à cet égard : « Pendant que l’on se bat pour une égalité hommes-femmes, on ne peut pas négliger cette inégalité qui existe entre les femmes entre elles », avance Soinette [Désir], qui dénonce le fait que les femmes handicapées soient mises de côté dans les décisions qui les concernent, même dans le mouvement féministe en Haïti ». Celle-ci précise (entretien en 2019) :

Il faut qu’il y ait un mouvement féministe (…) qui écoute la voix de toutes les femmes sans discriminations. (…) Il faut qu’il y ait plus de sororité entre les organisations féministes et les organisations de femmes handicapées pour pouvoir porter plus loin cette voix [la voix des femmes handicapées].

L’émergence, à travers les nouvelles OFH, d’une parole politisée de la part des femmes handicapées et sa constitution progressive à travers leurs activités de plaidoyer, et tout particulièrement le rapport alternatif de 2016 à la CÉDEF, aurait commencé à avoir certains effets dans le mouvement féministe haïtien. Selon Jo-Ann Garnier (entretien en 2019) :

Les associations de femmes ne considéraient pas les associations de femmes handicapées comme faisant partie du mouvement des femmes… Et maintenant, on voit [que] la collaboration commence; il y a vraiment un networking, il y a des alliances qui se créent et les organisations de femmes commencent à s'intéresser à la thématique des femmes handicapées.

En partie corroborée par nos entretiens avec les OFH, cette évaluation doit être nuancée en mettant en lumière des dynamiques de transformation plus larges au sein du mouvement. Les véritables collaborations entre les nouvelles OFH et le mouvement féministe haïtien sont plutôt le fait d’organisations féministes plus jeunes qui affirment leur attachement à l’analyse intersectionnelle. En particulier, l’IDÉH a commencé à tisser des relations avec les OFH et a affirmé sa volonté de tenir compte des expériences et revendications des femmes minorisées, telles que les femmes handicapées. Ainsi, elle s’est penchée sur la question de l’accessibilité des femmes handicapées à la santé sexuelle et reproductive, sur les effets du handicap sur la violence basée sur le genre, et a soutenu les demandes des OFH pour la mise à jour du plan d’action de la politique d’égalité femmes hommes (entretien avec Claudine Saintal et Mause Darline Francois, IDÉH, 2019). Selon Jeannine Adelphin de l’AFAS (entretien en 2019), la reconnaissance est mutuelle : « Nous considérons l’IDÉH comme une organisation soeur ».

De son côté, la plus grande organisation féministe historique d’Haïti, SOFA, créée en 1986 et qui compte 10 000 membres dans sept départements (SOFA, 2020), dit travailler depuis plusieurs années avec la FASHAA, qu’elle invite à ses activités de formation et à ses tournées de consultation. La SOFA n’entretient toutefois pas de liens similaires avec les nouvelles OFH qui politisent les expériences vécues des femmes handicapées, à la jonction du genre et du capacitisme. Cependant, selon une représentante (entretien en 2019), l’organisation est sensible à la présence des groupes LGBT et des OFH :

Parce qu’après 30 ans, il y a de nouveaux acteurs qui émergent dans la société haïtienne, il y a de nouvelles problématiques, on est à l’écoute de ces problématiques-là et on doit s’inventer et se réinventer aussi par rapport à [elles]. Parce que ce sont des minorités (…) à un certain moment leurs combats entrecroisent nos combats. Du coup, pourquoi ne pas travailler ensemble?

Dans cette perspective, le plan stratégique de la SOFA projette d’explorer les possibilités de construire « un front politique commun » de groupes minorisés pour « transformer les rapports inégalitaires de manière globale » dans la société haïtienne (entretien avec une représentante de SOFA en 2019). Mais contrairement à l’IDÉH qui, dans une perspective intersectionnelle, voit les luttes des femmes, des personnes LGBT et des femmes handicapées (entre autres) comme étroitement imbriquées, la SOFA demeure analytiquement ancrée dans la perspective moniste du mouvement féministe historique haïtien[9]. Elle voit donc ces luttes comme des combats distincts qui, s’ils peuvent faire l’objet de rapports d’alliances ne sont pas intrinsèquement les leurs. Mais, ajoute la représentante rencontrée, « si les femmes handicapées doivent mener un combat, elles peuvent compter sur la SOFA » (entretien avec une représentante de SOFA en 2019).

Conclusion

Dans cet article, nous avons vu comment, depuis 2008, ont émergé en Haïti des OFH dont la nouveauté se caractérise par une volonté d’aller au-delà de la constitution d’espaces de sociabilité féminine pour se porter sur le terrain du politique. Contre le déficit de représentation résultant de leurs positions de minoritaires dans des rapports de domination entrecroisés, la parole des OFH s’énonce à partir d’une position sociale située à la rencontre du genre et du capacitisme comme systèmes de domination. Usant du répertoire du plaidoyer, leurs mobilisations viennent politiser de manière intersectionnelle les expériences vécues des femmes handicapées et affirmer leur spécificité. Ces mobilisations sont portées par l’agentivité de femmes qui ont appris à se voir, à travers l’action, comme des sujets politiques. L’agentivité des femmes handicapées haïtiennes s’exerce toutefois dans un contexte où diverses dynamiques politiques sont à l’oeuvre et qui tantôt facilitent, tantôt contraignent ou posent obstacle à leur action, affectant ainsi les résultats de cette dernière.

D’une part, l’appui stratégique et financier de l’ONG internationale DRF a soutenu un processus d’autonomisation (empowerment) des femmes handicapées actives dans les trois OFH ainsi qu’un renforcement de leurs capacités organisationnelles. Cet appui a largement contribué à orienter leur action vers des activités de plaidoyer. Porteuse de nouvelles normes – acquises à la suite de chaudes luttes (Arnade et Haefner, 2011) – concernant les droits des femmes et des filles handicapées[10], la CRDPH, à travers ses mécanismes de suivi, offre aux OFH haïtiennes une structure d’opportunités politiques leur permettant de se faire entendre à l’échelle internationale. La reprise et l’amplification de leurs analyses et revendications par le Comité de la CRDPH a le potentiel de produire des effets en retour tant sur les institutions nationales que sur le mouvement des personnes handicapées. Des possibilités similaires sont offertes par la CÉDEF qui, si elle n’inclut pas nommément le handicap comme facteur de discrimination des femmes, voit son application surveillée par un Comité international qui adopte en pratique une approche féministe intersectionnelle (Campbell, 2015).

D’autre part, contraignent ou posent obstacle à l’impact des mobilisations intersectionnelles des OFH, le fait qu’elles demeurent de petites organisations ancrées localement, ainsi que les rapports majoritaires/minoritaires dans leurs relations avec les deux grands mouvements auxquels elles s’identifient. Actrices politiques incluses « à la marge » dans le mouvement des personnes handicapées, elles bénéficient de l’appui du RANIPH-Sud et de la légitimité que leur accordent l’Article 6 et le langage de la CRDPH sur les discriminations croisées subies par les femmes et les filles handicapées, mais sans pour autant que cela ait encore trouvé écho auprès des grandes organisations et des réseaux nationaux dont l’action repose sur la catégorie de « personnes handicapées ». Dans le mouvement féministe haïtien, la prédominance d’une analyse moniste privilégiant les « rapports sociaux de sexe » chez les organisations féministes historiques, pourrait céder le pas à des alliances stratégiques. Une inclusion plus directe et effective des femmes handicapées et de leurs enjeux demanderait toutefois l’adoption plus large de sensibilités intersectionnelles dans le mouvement. Les rapports majoritaires/minoritaires qui matérialisent les rapports genrés et capacitistes traversent également le champ des institutions – ici le BSEIPH et le MCFDF – qui se montrent à la fois résistantes et perméables aux changements.

Comme nous l’avons vu, si les OFH ont pu se constituer en actrices politiques, leur action se situe encore à l’étape de la reconnaissance et de la représentation, c’est-à-dire d’une demande de reconnaissance et de légitimité pour les analyses et revendications qu’elles portent, et de leur représentation dans les processus nationaux d’élaboration de politiques. Dans cet article, nous avons fait état des soutiens et des contraintes rencontrés à ce stade. Les perspectives en ce qui concerne les effets éventuels de leurs mobilisations aux étapes ultérieures du processus d’élaboration de politiques, soient ceux de l’adoption de réformes politiques ciblant les préoccupations des femmes handicapées et de leur mise en oeuvre sont, quant à elles, hautement tributaires de l’évolution du contexte sociopolitique.

En effet, l’État et la société haïtienne traversent depuis trop de temps déjà une série de crises profondes et multidimensionnelles[11] qui contraignent énormément toute réforme progressiste (Baranyi, 2019). L’État lui-même dispose de peu de moyens pour répondre aux demandes de sa population et ceux-ci sont grugés par diverses malversations, dénoncées par les manifestations populaires contre la vie chère et la corruption initiées en juillet 2018 par le mouvement « Kot kòb Petwo Karibe a? » (Où est l'argent de Petro Caribe?). Depuis février 2020, l’administration Moïse avait profité de la fin des mandats parlementaires pour camper une stratégie de gouvernance par décret, de violence contre les voix dissidentes et de cooptation de certaines associations. Cette dérive autoritaire a réduit l’espace dont les OFH, OPH et autres associations de la société civile disposent pour l’obtention de réformes (Louis, 2021), sans parler de leur mise en oeuvre.

Jusqu’ici, les pays membres du Core Group sur Haïti (y compris le Canada, les États-Unis et la France) ainsi que les institutions multilatérales influentes comme l’ONU, avaient globalement appuyé l’administration Moïse. La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’aggraver les crises macroéconomique et fiscale qui jugulaient déjà un État faible (Baranyi, 2012) et irresponsable (Lamour, 2019). Néanmoins, un repositionnement attendu du Core Group pourrait converger avec un renouveau des pressions de la société civile organisée. Un tel réalignement faciliterait la création d’un gouvernement de transition qui pourrait organiser des élections légitimes et ouvrir la porte aux réformes envisagées par maints secteurs. Le mouvement féministe et celui des personnes handicapées sont déjà impliqués dans la construction de ces processus. Malgré leur portée modeste, les OFH, qui font figure de passerelle potentielle entre ces deux mouvements, pourraient contribuer à la formation d’alliances multisectorielles. La matérialisation de cette possibilité dépendra en partie de la capacité des divers groupes minorisés à s’autonomiser, à se fédérer et à construire les alliances requises pour convaincre les autorités de la nécessité d’un meilleur partage de la représentation, du pouvoir et des biens publics.