Article body

Roger Gentis est mort le 1er août 2019. Je remercie le RIPPH et sa revue AEQUITAS de me donner ici l’occasion, en lui rendant hommage, d’honorer ma dette à son égard. Roger Gentis fut pour moi un maître et un exemple. Dès les années 1960-1970 il ouvrait les portes à une autre manière de voir et de parler des personnes en souffrance psychique. Il contestait l’exclusion et la ghettoïsation dont les « fous » étaient l’objet, il remettait en cause l’ordre psychiatrique en considérant que cette question n’était pas une affaire de spécialistes, mais concernait toute la société, en un mot que c’était une affaire citoyenne. « Changer la psychiatrie, ça n’a rien à voir avec la technique, ça n’est foutre pas un problème médical. Vous pouvez bien inventer tout ce que vous voudrez, des médicaments et le reste, tant que vous resterez dans la pratique médicale, tant que vous resterez dans l’idéologie médicale, ça sera toujours du pareil au même, rien ne changera vraiment et vous vous retrouverez toujours couillonné », écrivait-il en 1971.

Il exprimait tout haut ce que nous étions quelques-uns à penser tout bas et qui m’incita, en 1975, à créer une institution alternative ouverte, articulant de petites unités mixtes et se définissant tout à la fois comme lieu de vie et lieu de soin, le foyer Léone Richet[1]. En 1988, en formation au Centre de recherche et de formation en psychanalyse (CFRP) fondé par Maud Mannoni et dont il était un des fondateurs, j’intégrais son séminaire sur la polysémie de la notion de psychothérapie (où j’y retrouvais entre autres Fernand Oury[2]). Nous sommes alors devenus amis et il fut l’une des premières personnes dont j’ai souhaité une conférence lors de la fondation de l’Association Croix-Marine de Basse-Normandie.

On peut voir en Roger Gentis un psychiatre rattaché à la mouvance de la psychothérapie institutionnelle. Il avait rejoint François Tosquelles à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban où il était médecin-chef du service des femmes quand ce dernier était médecin-chef du service des hommes, puis il avait pris la succession de Georges Daumézon à l’hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubray. Il avait dirigé aux Éditions du Scarabée (éditions du Centre des méthodes d’éducation active destiné à la formation des infirmiers psychiatriques) la collection « Bibliothèque de psychiatrie publique » et publié des livres « Vieillards et séniles », « Les schizophrènes », « les alcooliques ».

On peut aussi voir en Roger Gentis un contestataire de l’ordre psychiatrique. Il a dirigé les numéros de la revue Partisans[3] : « Garde-fous, arrêtez de vous serrer les coudes » (mars 1969) et « Folie pour folie » (février 1972). Il a également publié, chez Maspero, des livres aux titres révolutionnaires : « Les murs de l’asile » en 1970, « Guérir la vie » en 1971 et « La psychiatrie doit être faite/défaite par tous » en 1973. Ce n’était pas un effet de l’époque post-soixante-huitarde. En 2010, 40 ans après, paraît un livre portant pour titre : « La psychiatrie, ça sert à quoi, au juste? » (regroupant ses articles publiés dans la Quinzaine littéraire). Si ses prises de position sur la psychiatrie ne sont pas des effets de manche, mais l’expression d’un authentique engagement, elles sont à entendre avec ce commentaire : « Ce que j'ai écrit là, ça se situait dans la droite ligne du mouvement désaliéniste; il n'y a rien d'antipsychiatrique », dit-il à Patrick Faugeras en 2005 (p. 75).

On peut voir en Roger Gentis un psychanalyste lacanien, mais il ne faut pas oublier alors ses écrits sur le corps et sur Canetti (psychiatre en milieu carcéral) qui permettent de voir quelqu’un qui ne se laisse pas enfermer dans une chapelle. Ceci nous oblige à poser la question de l'originalité de la pensée de Gentis. Il interpelle le public, non pas au nom d'un supposé savoir, mais pour reconnaître une place aux fous, parce que la folie est humaine. En dénonçant la répression dont la folie est l'objet, Gentis interpelle la part de folie en chacun de nous. Du coup, ce n'est pas, comme chez Foucault, la répression de la folie, dont il est question, mais de la répression des fous, comme êtres tenus à part, et en cela il rejoint Lucien Bonnafé, psychiatre français désaliéniste ayant élaboré et mis en place la politique de secteur psychiatrique. Mais Gentis n'est pas marxiste. Il ne le fait pas, comme David Cooper, au nom de la révolution à venir, au nom de l'idéal social à venir, mais, disciple de Tosquelles, au nom de la revendication d'existence. Preuve que ceci n'est pas un effet de mode, Gentis, dans sa pratique de médecin-chef de secteur, initie, en 1981, avec le Projet Aloïse une pratique théâtrale dans la cité, précurseur des groupes d'entraide mutuelle. Lors d’une conférence à Orléans, en 1981, il dit : « On peut dire que ce qu’il faut changer, c'est l'attitude de tout le monde envers la folie : médecins, travailleurs sociaux, famille – et le malade lui-même, qui partage comme les autres les préjugés culturels. Tous les gens qui décident ou provoquent l'hospitalisation agissent en fonction d'une méconnaissance fondamentale. Ils sont incapables de saisir ce qui est en jeu dans la folie concrète du malade auquel ils ont affaire parce qu'ils se défendent eux-mêmes concrètement contre ce qui est mis en question dans cette folie. [Cette] méconnaissance des problèmes est une méconnaissance active. [Elle] procède de défenses contre ce qui est le fondement même de l'existence sociale de chacun : tout ce qui fait notre identité... Le sexe, d'abord[4]. Et puis l'ascendance, la lignée. Et encore le fait d'être un individu, un et distinct des autres : pas toujours évident pour le schizophrène, presque jamais pourrait-on dire. Si cette mise en question de l'identité suscite tant de réactions de défense, c'est évidemment parce que chacun se sent concerné. Car cette identité ne va pas de soi, elle est construite, elle n'a d'existence que dans l'ordre symbolique qui assure la possibilité de la vie sociale, le fait que les hommes puissent vivre entre eux, donc tout ce qui est envisagé sous la rubrique de la langue, de la culture, des institutions, du politique, du social ». Cette citation pose d'une manière extrêmement précise et claire la question de la revendication d'existence, et de son expression : la prise de parole.

Faut-il s'étonner alors de lire sous la plume de Roger Gentis, dans la revue Partisans, en 1972 : « Il est, selon nous de la plus grande urgence, et de la plus grande importance, que des infirmiers psychiatriques, et plus encore les « malades » et « anciens malades » se mettent à parler et à écrire. Cela a déjà commencé à se faire. Nous voudrions que ce numéro ne soit qu'un jalon. L'entreprise devrait être poursuivie : il faut une nouvelle revue qui marque une coupure d'avec toutes celles qui existent ou ont existé en ce domaine. Une revue où la psychiatrie est abordée sous ses aspects et avec des implications politiques. Une revue ouverte, où la parole est à tout le monde, et particulièrement aux malades ou dits tels, qui ont sans doute beaucoup de choses à nous apprendre. Sans exclure bien entendu les textes écrits par des individus, nous voudrions que cette revue s'appuie avant tout sur le travail de petits groupes ».

Les « malades » et « anciens malades » vont s'emparer de cette possibilité. L'une d'elles est publiée dans la revue dont voici un extrait : « Je prends la liberté de vous écrire. Et, après tout, un certain nombre de gens a peut-être compris qu'il fallait “prendre” la parole... Il se trouve : le hasard fait curieusement les choses, alors que j'avais déjà décidé d'accepter le prochain pneumatique pour l'hospitalisation, et décidé de ne pas revenir sur ma décision, il se trouve que je suis tombée sur votre ouvrage : Les Murs de l’asile, chez une amie. Au bout de 40 pages, j'aurais vraiment voulu vous remercier de ce que vous formuliez, surtout de la manière dont vous explicitez le fascisme. Tout ce que vous disiez me touchait profondément : en tant que future pensionnaire de l'hôpital psychiatrique d'une part, et aussi j'ai le sentiment profond qu'il faudrait mieux savoir les écouter, et apprendre à dialoguer avec eux [il s'agit des enfants schizophrènes] ... Qui parlera? À qui parler? Les expériences de démocratisation de la parole sont difficiles! Et pourtant... il faudrait prendre la parole, et se foutre du reste. En attendant, je suis dedans, et si je devais sortir, j'aurais terriblement peur ».

Gentis ne donne pas la parole. Il permet, à ceux qui sont reconnus par la Convention des droits des personnes handicapées des Nations unies[5] comme personnes ayant un handicap psychosocial[6], de la prendre, et de la prendre dans la cité (ce qui va beaucoup plus loin qu’un simple mouvement désaliéniste). Il leur reconnaît leur capacité, leur capacité citoyenne. Il y aura bientôt 50 ans de cela. C’est dire ce que nous lui devons.

J’ai écrit en introduction que Roger Gentis avait été pour moi un maître et un exemple. Je tiens à m’en expliquer : les textes de Gentis dans les années 1970 m’ont permis d’imaginer une alternative à l’hospitalisation psychiatrique et de créer sur Caen et ses environs le foyer Léone Richet dont j’ai assuré la direction pendant 30 ans et qui existe toujours. C’est une structure, éclatée sur plusieurs lieux, ce qui favorise la circulation, lieux de vie et lieux de soin de petits effectifs inscrits dans la cité, où la prise en charge de la vie quotidienne et des activités d’expression est sous la responsabilité des pensionnaires. La devise, trouvée dans l’action, est de revendiquer que « c’est en élaborant l’institution que le pensionnaire s’élabore lui-même, construit son identité »[7]. Pour parler en termes médicaux, disons que c’est sur ce mot d’ordre que l’institution assume sa fonction thérapeutique au regard de sa mission d’aider les personnes à sortir de l’ornière de la psychose en se réappropriant, grâce à des aménagements raisonnables, leur sentiment d’exister. Dans cela, quel est l’héritage de Roger Gentis? Que le fou soit reconnu avec sa folie dans la cité, que la psychiatrie soit l'affaire de tous (« faite/défaite par tous » selon ses propres termes). Roger Gentis le revendique avec force.

La démarche de Gentis se situe dans le cadre des « idées de mai 68 », dans le prolongement de la démarche antiautoritaire en psychiatrie initiée par Foucault, encouragée par le freudo-marxisme, très en vogue à l'époque. Mais, comme on a vu, il s'en démarque. Roger Gentis se défend d'avoir fait oeuvre antipsychiatrique. La prise en compte des « idées de mai 68 » se retrouve aussi chez Deleuze et Guattari, le deuxième Foucault, et Sartre quand il fonde Libération. Or Sartre est le maître à penser de Cooper et Laing et aussi de Basaglia, c’est-à-dire des antipsychiatres. Ceci nous oblige à poser la question de l'originalité de la pensée de Gentis. Il reconnaît la place des « fous », des personnes qualifiées de « folles » comme des personnes, dans la société. C’est très important et c’est le signe d’un changement de paradigme. Cela fait 50 ans et on a oublié l’évolution accomplie par la psychiatrie depuis cette époque. L’évolution n’est pas dans le seul fait de la vie dans la cité pour les personnes en souffrance psychique. Cela était revendiqué bien avant encore par quelqu’un comme Édouard Toulouse (1865-1947), tenant d’une psychiatrie organiciste et biologique, et d’une certaine idée de la sectorisation psychiatrique que défend actuellement le principe de l’obligation de soins extrahospitaliers. Le changement fondamental est dans l’idée du respect et de la citoyenneté de la personne qualifiée de folle dans la cité. En cela Roger Gentis se fait le porte-parole d’un mouvement issu de la « pensée de mai 68 » où nous avons été quelques-uns à nous reconnaître. Quand Gentis publie ses écrits majeurs, début des années 1970, la psychiatrie est asilaire, mais la sectorisation (extrahospitalier) est en effervescence. Pompidou a succédé à de Gaulle qui a démissionné à la suite du référendum sur les régions et la réforme du Sénat, mais les esprits sont restés mobilisés. C’est l’efflorescence des revues. La revue Autrement, qui existe toujours, et qui donne au mouvement alternatif, à cette époque-là, ses lettres de noblesse. La revue Partisans de Maspero, qui a déjà publié en mars 1969 le numéro mentionné plus haut, coordonné par François Gantheret, « Garde-fou, arrêtez de vous serrer les coudes », et qui fait paraitre en février 1972 un numéro coordonné par Roger Gentis et Horace Torrubia « Folie pour folie ». La revue Esprit, publie en avril-mai 1972 un numéro, coordonné par Philippe Meyer, et qui sera un grand succès de librairie, « Pourquoi le travail social? ». D’autres revues naissent à ce moment-là, spécifiques au secteur de la santé mentale : Garde-fous en psychiatrie et Champ social dans le secteur social et médico-social. Il s’agit, à la fois de contester le rôle de contrôle social des institutions, et de promouvoir leur réforme en profondeur, leur aggiornamento, dénoncer les scandales et susciter des solutions de remplacement. C’est l’époque de la création des groupes d’information. Michel Foucault, Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit et Pierre Vidal-Naquet créent le Groupe d’information sur les prisons (GIP), pour donner la parole aux prisonniers, et la formule fait école. C’est la création du GISTI (Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés), du GITS (Groupe d’information des travailleurs sociaux), du GIA (Groupe information asiles), qui est, en France la première association d’usagers en santé mentale. On utilise alors le terme de « psychiatrisés ». Si le « mouvement de mai 68 » est spécifiquement français, la révolte étudiante est alors partout. À la suite de la lutte pour les droits civiques apparait le mouvement féministe qui revendique le droit des femmes, puis le mouvement de vie autonome des personnes handicapées dans les campus californiens. Le Réseau mondial des usagers et survivants de la psychiatrie en est issu. Il était cohérent, pour moi, de rejoindre ce mouvement.

Dans le champ de la santé mentale, Roger Gentis a défendu, avant tout le monde, le droit à la parole pour celles qu’en France, aujourd’hui on nomme les personnes handicapées psychiques. Merci Roger.