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Le développement de la pair-aidance dans le domaine de la santé mentale est en plein essor dans le monde francophone et la publication de ce livre en témoigne. Il contient un nombre impressionnant de collaborations tant de la part de pairs-aidants – ou médiateurs santé-pairs (MSP) tels qu’on les dénomme en France – que de praticiens, surtout du domaine de la psychiatrie, mais aussi de la sociologie, de la psychologie et des sciences de l’éducation alliant ainsi savoirs expérientiels, savoirs théoriques et professionnels. Les collaborations proviennent majoritairement de la France (quatorze chapitres sur les 22 que contient le livre), avec quelques contributions du Québec (six chapitres) et de la Suisse romande (deux chapitres)[1]. Le livre se décline en trois grandes sections : les fondements théoriques et les données de la science, la pair-aidance en pratique, et enfin la formation à la pair-aidance et l’accompagnement des pairs-aidants.

Les fondements théoriques et les données de la science

Selon le sociologue Baptiste Godrie « le concept de savoirs expérientiels est devenu une référence incontournable dans toutes les politiques publiques en santé mentale, cadres règlementaires des établissements de la santé et des services sociaux ainsi que dans les milieux universitaires. Ce concept est également au coeur du développement de nouveaux métiers comme les experts du vécu et les pairs-aidants » (p. 19). Mais pour Audrey Linder, une doctorante en sociologie de l’université de Lausanne, ces savoirs expérientiels ne s’élaborent pas uniquement à partir du vécu personnel, mais aussi au cours d’échanges entre pairs, par l’observation de situations similaires. Toutefois, en Suisse comme en France – et dans une moindre mesure au Québec – « il n’existe[rait] pas de lieux et de temps d’échanges, de coconstruction et de transmission des savoirs expérientiels entre pairs-aidants en santé mentale, en dehors du moment de la formation initiale (p. 10). En effet, pour la plupart, ces PA, « une fois employés dans des équipes cliniques ou en recherche [se] retrouvent souvent seuls ou, au mieux, à deux pour porter les savoirs expérientiels » (p. 10).

Cette section met en relief les différences culturelles entre les pays d’origine des contributeurs. Par exemple les auteurs français traduisent peer support workers par pairs-aidants professionnalisés (p. 54), mettant ainsi l’accent sur un processus de professionnalisation les concernant, alors qu’au Québec la traduction « travailleurs pairs-aidants » renvoie à leur rôle spécifique d’entraide auprès de leurs pairs. D’ailleurs dans la majorité des chapitres de cette section la posture adoptée est celle de la professionnalisation – comme le sous-titre l’indique – de ce métier de PA. Mais à ce moment on risque que le savoir d’expérience demeure « à l’état de rhétorique, voire dissimulé, [les] pairs-aidants [ayant] ainsi tendance à adopter un rôle paraclinique, en animant des programmes d’éducation thérapeutique ou de mentorat et en dispensant des interventions généralement offertes par les cliniciens » (Linder, p. 16).

Selon le psychiatre français Bernard Durand la pair-aidance, en France, serait née des groupes d’entraide mutuelle (GEM). Mais les groupes d’entraide s’appuient sur le modèle de soutien par les pairs (peer support) alors que les travailleurs pairs aidants (peer support workers) sont davantage avancés dans leur processus de rétablissement que les pairs aidés, et sont employés, comme leur nom l’indique, dans des établissements de santé mentale pour servir de modèle pour leurs pairs (St-Onge, 2017). Dans les GEM, les participants se retrouvent dans une relation symétrique de réciprocité (Repper et Carter, 2010) alors que dans le travail de pair-aidance, les travailleurs PA ne sont pas tout à fait dans une relation de ce type, mais d’hybridation, pour reprendre le terme de Baptiste Godrie. Ne serait-ce pas plutôt les organismes « par » et « pour », c’est-à-dire des organismes où l’entièreté du personnel consiste en des personnes ayant un vécu psychiatrique qui offre des services à des personnes en souffrance qui sont à l’origine de la pair-aidance? Mais comme il le nuance très bien un peu plus loin dans son chapitre, Bernard Durand mentionne que les GEM ont été un terreau pour le développement de la pair-aidance, mais, étant donné que le contexte culturel en France diffère de celui des États-Unis, de l’Angleterre, du Canada – et du Québec –, une des raisons de cette démarche de professionnalisation entourant la pair-aidance, c’est que les GEM ont été développés à l’initiative de soignants. Je dirais, à l’instar de Godrie (p. 21) et de Maugiron et ses collègues pairs (p. 69), que la pair-aidance s’est plutôt déployée par l’intermédiaire de la participation à des activités de groupes associatifs « par » et « pour » les personnes présentant un trouble de santé mentale. Mais il est intéressant de souligner que l’élément déclencheur du développement de la pair-aidance a la même origine en France et au Québec. C’est-à-dire la présentation du premier PA canadien certifié du programme états-unien de la Georgie[2], Roy Muise, au congrès de l’Association québécoise pour la réadaptation psychosociale (AQRP). Cet événement a permis de mobiliser plusieurs acteurs québécois et français dont Patrick Le Cardinal qui y assistait en compagnie de deux anciens usagers de la psychiatrie et présidents de GEM (p. 91).

Le souhait de professionnalisation des PA semble entrer en contradiction avec certains constats : le fait qu’il n’existe pas de titre d’emploi, pas nécessairement de contrat de travail et pas de référentiel de compétences (Staedel et Tricard-Mariotti, p. 73). Ces deux gestionnaires de la pair-aidance de Lille et Lyon souhaitent décloisonner les pratiques de ce travail qui semblent surtout axées sur la réadaptation pour qu’elles s’orientent davantage vers la prévention et le rétablissement. En ce sens, des initiatives de PA et d’usagers de services visant à élargir leur rayon d’action par l’intermédiaire d’organismes s’apprêtent à démarrer une expérimentation sur plusieurs territoires.

Dans leur chapitre sur l’efficacité des interventions réalisées par les PA, les psychiatres françaises Sophie Cervello et Mélanie Bulinge font la démonstration, par des recherches qualitatives, de bénéfices, pour les pairs aidés, mais aussi pour les professionnels, de cette offre de services. Sur le plan quantitatif, les résultats sont plus mitigés. On note par ailleurs des améliorations sur le plan de l’autonomie, sur une diminution des services d’urgence et de crise, sur l’espoir, le rétablissement. Mais la revue Cochrane de Pitt et ses collaborateurs (p. 100) – qui serait la plus rigoureuse et complète –, n’a pas révélé de différences significatives sur plusieurs variables d’ordre psychosocial entre l’intervention par des PA et celle des professionnels. Mais comme le font ressortir ces auteures, on se demande si les interventions par les pairs ont été clairement définies ou si la plupart occupent des rôles similaires aux professionnels, en particulier dans les équipes de suivi communautaire.

La pair-aidance en pratique

On relève des préalables pour les équipes cliniques accueillant un PA : une bonne qualité relationnelle et « l’existence d’une orientation éthique des soins [soutenant] le rétablissement » (p. 120). À cet effet, un consensus semble émerger des chapitres de cette section : il est primordial que l’équipe – et je dirais l’établissement – dans laquelle est insérée un PA soit orientée vers le rétablissement. Sinon, le PA aura la responsabilité d’introduire cette notion dans l’équipe et cela risque de créer des heurts, et un lourd fardeau pour celui-ci. Dans cette optique, il est nécessaire qu’une phase de préparation soit préalable à l’arrivée du PA dans l’équipe pour que celle-ci puisse comprendre le rôle du PA et ainsi favoriser son intégration.

Le PA Luc Vigneault et le groupe multidisciplinaire CAP sur le rétablissement de Québec mentionnent à-propos qu’une « des clés de voute du rétablissement [est] l’appropriation du pouvoir d’agir (p. 135). Ce chapitre fait une démonstration éloquente du rôle spécifique du PA dans l’équipe qui sert de modèle d’espoir et de rétablissement, non seulement aux personnes aidées, mais aux professionnels qui reconnaissent l’apport inestimable du PA – qui est aussi patient-partenaire – entre autres pour contrer la stigmatisation que vivent les personnes aidées. Selon ces auteurs, il faut éviter le piège de perdre cette spécificité en voulant jouer le même rôle que les professionnels.

Dans le chapitre sur la pair-aidance et la coordination de parcours[3], le psychiatre français Julien Dubreucq, avec son équipe de Grenoble, se sont inspirés de l’approche des forces de Rapp et Goscha[4] où un coordonnateur de parcours – ou un intervenant-pivot comme on le dénomme au Québec – oriente les soins et les services vers le rétablissement. Une pair-aidante, formée à l’éducation thérapeutique du patient (ETP) a été intégrée à cette équipe en 2017 et un autre PA l’a rejointe à la suite de l’obtention de sa licence professionnelle de MSP en 2018 de l’université Paris-13. Les usagers sont dirigés vers leur service par le coordonnateur de parcours avec l’accord de leur médecin traitant. Ils sont parfois orientés vers un des groupes thérapeutiques coanimés par des PA (thérapie cognitivo-comportementale par exemple). On constate que le rôle des PA est très près de celui des professionnels, et le fait qu’on les dirige vers leurs services, par un médecin, dénote une certaine forme d’hiérarchisation et de contrôle par le corps médical. On peut se demander si cela est compatible avec l’idée d’autodétermination des PA et leur rôle spécifique d’entraide. La psychoéducation décrit bien le but de cette forme d’intervention qui est de « fournir aux personnes directement concernées et/ou leurs proches des informations sur les troubles, les traitements et les stratégies permettant de [mieux vivre avec ces troubles] (p. 153, le souligné est de moi) à laquelle sont associés des PA comme coanimateurs. On souhaite, avec l’ajout de ce type de travailleur, contribuer à la déstigmatisation des troubles de santé mentale. Je crois que la présence d’un PA constitue effectivement une valeur ajoutée, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une intervention professionnelle, d’un rôle d’enseignement qui n’est pas nécessairement axée sur l’entraide. Ainsi, comme le souligne Véronique Barathon, PA dans le domaine de l’autisme, la pair-aidance est un « métier se situant entre l’entraide et l’approche thérapeutique, et les personnes ne savent parfois pas où se situer dans cet accompagnement » (p. 178).

Formation à la pair-aidance et accompagnement par les pairs

Dans cette dernière section on expose le développement et la structure du programme Pairs aidants réseau (PAR) de l’AQRP au Québec, l’émergence du programme de MSP en France, ainsi que son évolution et enfin, le programme de mentorat sous l’égide de l’Université de Montréal qui prend appui sur l’ETP développée en France. Au chapitre de la pair-aidance, on peut affirmer que le Québec fait office de pionnier en la matière, du moins dans le monde francophone, le programme PAR ayant été créé en 2006 et offre une formation spécialisée en intervention par les pairs depuis 2008. Il existe des ressemblances, mais aussi des divergences entre nos deux pays. En France, un fort accent a été placé sur la professionnalisation de la pair-aidance, on pourrait dire également à Montréal avec le programme de mentorat qui s’inspire de l’approche ETP. À l’AQRP, on s’est plutôt inspiré de ce qui se fait aux États-Unis dans les équipes de suivi communautaire à l’effet que les PA agissent à titre de spécialistes de l’entraide entre pairs (p. 227). Plus de la moitié des 29 personnes formées dans le cadre de la création du diplôme de MSP en collaboration avec le CCOMS de Lille « fait partie des équipes de soins et exerce en tant que professionnels du champ de la santé mentale » (p. 241). Pour ce programme un PA doit être apte à procéder à une évaluation psychosociale alors qu’au Québec, cet acte est réservé aux travailleuses et travailleurs sociaux. Quant au recrutement, le programme sous l’égide du CCOMS est plus exigeant que les deux autres programmes. En effet, depuis 2018, on exige une licence, c’est-à-dire un baccalauréat (l’équivalent du diplôme collégial au Québec) plus trois années – donc l’équivalent du baccalauréat québécois – offert par l’université Paris-13. La formation, d’une durée de 240 heures et s’étalant sur une année, est offerte par des usagers, des psychiatres et d’autres professionnels alors que le programme PAR est de 154 heures incluant un stage et un séminaire d’intégration, mais est offert exclusivement par des PA[5]. Une autre exigence du programme de MSP : les étudiants et étudiantes doivent remettre un mémoire professionnel en fin d’année, donc une charge de travail importante. L’originalité de cette formation française est d’intégrer les MSP en emploi tout en suivant leur cursus universitaire, ce qui favorise l’obtention de leur diplôme. Quant à l’autre formation française, le diplôme universitaire Pair-aidance en santé mentale, elle est portée par l’université Lyon-1 et le Centre ressource de réhabilitation psychosociale et de remédiation cognitive qui a été créée en 2019. La formation inclut un stage de 35 heures et quatre sessions de trois jours d’enseignement.

La formation axée sur le mentorat de l’Université de Montréal consiste en un microprogramme universitaire de dix crédits[6] s’étalant sur une session incluant un stage de trois crédits. Une particularité de ce programme, comme son nom l’indique, est que les futurs PA mentors auront comme rôle d’enseigner à leurs pairs, dénommés « patients-apprenants », des stratégies pour favoriser leur rétablissement selon l’approche ETP. Il faut mentionner qu’au Québec « pour travailler dans un établissement du ministère de la Santé et des Services sociaux, par exemple dans un centre intégré universitaire affilié à l’université de Montréal, un pair-aidant doit avoir complété avec succès [la] formation québécoise [ou] la formation montréalaise de pair-aidant » (p. 252). D’ailleurs une PA certifiée de la formation québécoise est coresponsable d’un cours de cette formation sur le mentorat « [de sorte] que la dynamique d’apprentissage propre à ce microprogramme s’appuie sur une [posture] de l’apprentissage par l’expérience » (p. 259).

Au-delà des postures épistémiques, ce livre met en relief l’importance de cesser de se camper uniquement sur des savoirs scientifiques, techniques et professionnels pour intégrer la réalité que vivent les personnes recevant des services de santé mentale. Comme le soulignent avec à-propos Maugiron et ses collègues pairs-aidants « cela invite à considérer [les savoirs des pairs-aidants] autrement que comme de savoirs biaisés, subjectifs – et partant de là non fiables – et à les considérer comme des savoirs pouvant fertiliser les savoirs dominants » (p. 68). J’aime bien l’idée soulevée par cette équipe de pairs-aidants à l’effet que les PA et les professionnels « doivent se rencontrer pour se potentialiser et ainsi être en mesure de proposer les meilleures réponses possibles aux personnes en demande d’aide. Cela revient donc à analyser les rapports usagers-professionnels comme des rapports de savoir, alors même qu’ils ont longtemps été analysés sous l’angle des rapports de pouvoir » (p. 67-68). Mais selon ces auteurs, cet angle d’analyse a soulevé des « crispations quasi identitaires » et, malheureusement, cela s’est révélé contre-productif. De nombreux témoignages nous sont en effet parvenus que des PA en exercice ont été mal reçus dans des équipes. Dans cette perspective, il est primordial de préparer les équipes à recevoir ces nouveaux travailleurs en leur offrant des sessions de sensibilisation.

On peut se demander si les deux tendances concernant la position des PA dans ce livre sont complémentaires ou incompatibles. Comme le dénote Godrie (2016, p. 366) : « la professionnalisation a le mérite de poser frontalement la question de l’efficacité des pairs et de leur compétence par rapport à leurs collègues non pairs ». Mais à l’instar de Cervillo et Bulinge, cet auteur souligne que des études rigoureuses ne permettent pas de savoir avec précision si les PA mobilisent leur savoir expérientiel et de rétablissement dans leur travail. Par ailleurs, « poussée à l’extrême, la logique professionnelle tendrait [à] neutraliser la contribution spécifique des pairs fondée sur leur expérience vécue et leur proximité expérientielle avec les usagers, ou à tout le moins, à inhiber la réflexion sur la contribution propre des pairs, limitant les éventuelles adaptations des postes et la mise à profit de leurs forces (Godrie, 2016, p. 366). Mais si pour certains cette idée de professionnalisation est de plus en plus acceptée, la question de leur positionnement reste à débattre selon Bernard Durand. Je partage la question qu’il pose avec acuité s’il ne serait pas préférable que les programmes de pair-aidance soient gérés par un collectif indépendant « dans un cadre associatif [au lieu que les PA soient] positionnés comme membres des équipes soignantes sous l’autorité des médecins » (p. 58). Ainsi on pourrait s’inspirer du programme PAR au Québec qui est un organisme à but non lucratif qui forme des pairs-aidants à travers toutes les régions du Québec et dont la formation est offerte exclusivement par des PA.