Article body

Avant de montrer ce que peut apporter la notion de condition à l’analyse de la question des personnes qu’au Québec on dit « avec une incapacité » et en France « handicapées », je vais insister sur le fait que les différentes terminologies les concernant, se révèlent inadéquates parce qu’elles désignent, veulent définir et même fixer une identité qui tend toujours vers une sorte d’essentialisation. Mon approche par la notion de condition est une façon modeste d’écarter ces assignations. Je crois que c’est aussi une façon de conforter les efforts actuels pour être enfin des citoyens à part égale, pour reprendre une expression qui a été chère aux québécois.

Les terminologies sont très nombreuses et très diverses à travers le monde et à travers l’histoire. A travers le monde, on parle ici d’« invalide », là d’ « empêché » (behindert en allemand), ailleurs de « handicapé », de disabled et j’en oublie. A travers l’histoire la liste des désignations plus ou moins successives contiendrait plusieurs pages. L’inadéquation de toutes ces désignations se révèle justement dans leur chaos, il faut toujours en changer car aucune ne convient. Et aucune ne convient pour la raison qu’elles désignent et fixent et que c’est là leur péché originel contre lequel s’insurgent de plus en plus les personnes concernées. Je prends rapidement quelques exemples.

En France, le mot handicap, adopté au départ pour ne plus parler en termes d’« in-firme », « im-potent », « in-capable » etc. mais pour montrer la possibilité d’égalisation des chances malgré les charges différentes qui pèsent sur les concurrents lesquels peuvent participer à la course commune, a connu le destin de tous les mots négatifs et identitaires, devenu à nouveau synonyme de « manquant », de « diminué ».

« En situation de handicap » semble meilleure car elle désigne l’environnement plus que la personne. C’est sa partielle inadéquation qu’il faut relever, car la personne, n’est pas toujours en situation de handicap, quelle que soit sa capacité et donc cette appellation finit par définir la totalité de la personne à tort. De plus la « situation de handicap » peut être tellement étendue qu’elle perd toute pertinence et désigne de façon aléatoire.

Une autre formule qu’on a beaucoup employée récemment en France est « autrement capable ». Est-ce inspiré du mot disability où l’on peut voir dans le « dis » non le sens de moins, mais de différent ? Dire d’une personne qu’elle est autrement capable a certes un avantage car on parle en termes de possibilité. Capable autrement c’est encore une identité : on est des capables mais à part. De plus c’est également globalisant alors qu’on peut être capable autrement pour telle situation et pas du tout autrement pour telle autre. Petrucciani était autrement capable pour se hisser jusqu’à son piano mais une fois là il jouait comme les plus grands jazzmen.

On me dira que le mot disability nous fait sortir de ces pièges identificatoires puisqu’il a été adopté pour parler en termes de modèle social, opposé au modèle dit médical et individuel. Il faudrait tout de même faire des enquêtes en population générale comme disent les démographes pour voir ce que le grand public entend par ce mot. L’activisme et l’élaboration universitaire sont une chose, les représentations communes en sont une autre. Je n’oublie pas que les Etats-Unis sont le pays de Goffman et de Murphy. De plus dans l’usage qui a duré plusieurs décennies suite à la classification dite de Wood, aujourd’hui rejetée mais que l’historien ne peut ignorer, disability, quoique différent d’impairement, restait attaché à l’incapacité. Quoiqu’il en soit des discussions possibles sur la terminologie de la disability, elle ne peut être isolée de son histoire.

Certes on pourrait en rester là en disant continuellement : attention j’appelle de telle façon des personnes qui ont des caractéristiques physiques ou mentales plus rares que la moyenne des citoyens, mais ne pensez pas que ce soit là leur identité. De nombreuses périphrases seraient nécessaires. J’ai pensé que le recours à la notion de condition nous sortait de cette ornière. Cette ornière, pour le dire une fois encore est d’une part la fixité plus ou moins forte, il est vrai, selon les termes mais commune malgré tout à ces désignations. D’autre part un certain misérabilisme s’attache, au moins dans l’esprit commun, à ces définitions ou désignations. Le malaise réside précisément dans cette passion de la désignation : les personnes ne s’y retrouvent jamais, la plupart du temps parce que ce sont des attributions faites par les « valides » dominants dans la société. Je reviendrai sur cette question fondamentale en fin d’exposé. Bref reprenons l’analyse à partir d’une autre perspective.

Qu’est-ce qu’une condition ? On peut commencer par explorer ce qu’entendent par-là certains ou certaines auteures. La condition ouvrière de Simone Weil, la philosophe. La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, La condition noire, essai sur une minorité française de Pap Ndiaye. Sans oublier La condition Humaine de Malraux. En résumé ce qui m’est apparu de commun entre ces analyses ce sont les traits suivants : la condition est un mode d’existence et d’expérience marqué par certaines caractéristiques. Parmi celles-ci, il y a au moins une qui est partagée par des personnes qui forment un groupe, parfois une minorité ou un ensemble plus vaste, mais qui est entièrement historique. Les ouvriers tels que les voient Simone Weil dans les années 1930 sont des personnes rivées à la machine et ainsi déshumanisées, ou plutôt selon son expression, déracinées, leur ôtant toute liberté et volonté de rébellion à force d’être asservies à la production mécanique, devenant étrangères à elles-mêmes. Cette condition, analysée de façon différente des grands théoriciens comme Lénine ou Trotski, ne peut être tolérable. Elle n’entend pas faire de la condition ouvrière un destin, ni même une classe ouvrière. Je vois là la marque que la condition pour n’être pas rien n’est qu’historique. Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir va dans le même sens : la femme, ou mieux peut-être le féminin, est minoré, infériorisé et dominé par les hommes et par le masculin. Ceci dit, si c’est un fait historique qui remonte loin, ça ne reste qu’un fait historique : « on ne nait pas femme on le devient », selon la célèbre formule de Beauvoir. Aussi déterminée soit une situation, elle n’est jamais un destin mais une simple condition

Pour Hannah Arendt la condition de l’homme moderne, celui qui vit dans les décennies post deuxième guerre mondiale, est marquée par le nazisme et l’extermination des juifs. Condition prolongée, si j’ose dire, par le régime stalinien. Cette marque qui caractérise les générations post guerre, et pas seulement les juifs bien évidemment, est bien quelque chose de partagé, même si ce n’est pas toujours conscient, mais qui n’enferme pas définitivement.

Pap Ndiaye me permet d’arriver à une notion précise quand il écrit : « Le terme de condition, certes un peu vieilli aujourd’hui, semble néanmoins adéquat en ce qu’il désigne une situation sociale qui n’est ni celle d’une classe, d’un Etat, d’une caste ou d’une communauté, mais d’une minorité, c’est-à-dire d’un groupe de personnes ayant en partage, nolens volens, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires. La condition noire est donc la description de cette expérience sociale minoritaire » (Ndiaye, p. 29). Une minorité en ce sens sociologique n’est pas une question de nombre, mais une question de position sociale. Pap Ndiaye remarque qu’on attribue aux personnes noires diverses identités mais qu’il y en a une qui leur colle à la peau, si je puis dire, celle qu’il appelle prescrite. « Mais quel que soit le bricolage identitaire opéré par les individus et la subtilité avec laquelle ils l’adaptent aux circonstances sociales, il demeure que, généralement, dans une bonne partie de leur vie sociale, ils sont considérés comme noirs. C’est cet élément de visibilité qui semble s’imposer et fait souvent enrager les Français noirs, y compris ceux qui ne rechignent pas à se désigner comme tels, dans la mesure où ils ne veulent pas être résumés à une seule identification et où celle-ci semble jeter une suspicion sur leur identité française » (Ndiaye, p. 54)

Ces livres qui abordent les « populations » dont ils traitent sous le concept de condition me révèlent que s’il y a bien des caractéristiques, qui appartiennent à certains groupes dont les membres les partagent, elles ne sont que des conditionnements historiques et donc pouvant être changés, voire supprimés. Je remarque que Pap Ndiaye montre que la population qu’il examine joue avec de multiples identités : celle prescrite, celle choisie, celle qu’il nomme fine et à l’inverse une autre que l’on peut dire épaisse, auxquelles on peut ajouter une identité juridique et une identité psychologique. Je m’en explique dans mon livre. Je ne les énumère rapidement ici que pour souligner combien un groupe, même stigmatisé peut jouer sur plusieurs registres et échapper à toute définition ou identité figée.

C’est ainsi que j’ai tenté d’analyser les différentes strates que contenait l’expérience des personnes dites handicapées. Elles sont à mes yeux, je le souligne, seulement dites handicapées, ou disabled, ou avec une incapacité, mais ceci n’est que l’identité prescrite et très fine. Reprenant l’analyse à partir de l’abondante littérature désormais issue des personnes concernées, j’ai cru pouvoir décrire cette condition actuelle comme comprenant diverses vies ou plutôt, pour éviter tout malentendu, plusieurs façons d’être au monde. Certes l’expérience d’une brisure, d’un malheur, ou d’une malchance, qui vous écarte de la voie moyenne est toujours attestée. Mais se fait jour immédiatement, ou avec un décalage temporaire, une vie nouvelle, une renaissance ou du moins une reprise d’une nouvelle ligne, souvent étonnante. Non pas que la vie antérieure dans le cas d’accident de vie, ou rêvée et imaginée dans le cas d’une bifurcation biologique anténatale, périnatale ou postnatale, ne vienne hanter cette vie nouvelle, mais elle prend la force d’un événement au sens le plus fort et positif du terme. Cette analyse de la condition m’amène à examiner le pourquoi du refus, de plus en plus fort, de toute assignation, de toute définition, de toute identité cadrée. À l’inverse se révèle toute une série d’affirmations, de soi, de la citoyenneté, dont la sexualité et, me semble-t-il de plus en plus, un désir de choix de vie, au-delà même de la revendication des droits. Une nouvelle génération de personnes dites handicapées me paraît se lever. Je parle ici des pays démocratiques, bien évidemment, car la condition handicapée se présente différemment, nous le savons tous, sous les régimes autoritaires ou simplement dans des cultures différentes de la nôtre.

Si ma description de la condition handicapée a une certaine pertinence, elle aboutit à considérer qu’elle peut devenir subversive car les frontières entre un monde soi-disant de la validité et un autre soit disant du handicap tentent à s’effacer. Ceci ouvre le chemin pour un travail approfondi relatif au dépassement d’oppositions ruineuses qui maintiennent ceux qui sont lourdement désignés dans une soumission à une normalité arbitraire. Si l’on se rend sensible à la remise en question des oppositions qui pourtant nous ont permis en Occident de penser le monde (dont la principale, celle de nature/culture, suivie de celle femme/homme ou de transcendance/immanence), alors l’opposition valide/handicapée doit être remise en cause. La vision qui en résulte me paraît être celle d’un continuum de situations diverses où les frontières sont changeantes et jamais fixes.

Pour s’y acheminer on peut avancer dans deux directions. La première est une conversion du regard, lui aussi double. Malgré les obligations administratives, on doit toujours considérer toute personne humaine comme une personne unique parce que non seulement elle possède avec moi la même humanité mais plus encore parce que chacun, chacune, possède cette humanité d’une façon unique. Nous sommes à jamais « celle-là », « celui-là ». La deuxième conversion du regard est le regard social que je rattache à la société inclusive. Je ne fais pas référence à l’inclusion qui est redevenu une tarte à la crème et une langue de bois, mais il s’agit de considérer que toutes les formes de société (nationale, locale, associative, entrepreneuriale) ont à se poser la question de leur transformation pour pouvoir accueillir toutes les différences, tous les « celui-là » et les « celles-là »

Le deuxième grand dépassement me semble être dans l’abattement des frontières entre les personnes dites handicapées, les personnes stigmatisées comme les pauvres, les sans-logis, les gens discriminés à cause de la couleur de leur peau, leur religion ou leur orientations genrées. Comment cela ? En participant à des rapprochements avec de grands associations, ou ONG ou autres formes d’organisations, telles, pour ne citer que quelques exemples français ATD quart monde (Agir pour Tous dans la Dignité et pour un monde sans pauvreté), la fondation Abbé Pierre, etc. Je reste un chercheur et non un leader. Ce que je dis simplement est que le monde dit du handicap doit se relier à d’autres forces qui luttent contre les ségrégations et les mises à l’écart des biens communs et des débats collectifs.