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Il y a des petits livres qui sont décisifs. J’avais eu l’occasion de le dire, dans la revue Alter, à propos du collectif intitulé Repenser la normalité, perspectives critiques sur le handicap. L’ouvrage à deux auteurs dont je parle présentement se signale, selon moi, par deux traits qui ne vont pas si couramment ensemble : une base d’observations participatives liée à une conceptualisation rigoureuse. Ces qualités se révèlent sur deux thématiques : la question de l’autodétermination et celle de la désinstitutionnalisation. Le dictionnaire français n’admet pas encore ce dernier mot alors qu’il est de plus en plus utilisé. Comme quoi on continue, au moins en France, à éprouver de la difficulté devant la pratique réelle. J’insisterai sur l’élaboration et le développement des notions de l’autrice et l’auteur de ce travail, car celui-ci permet de mettre une grande clarté dans des débats trop souvent réduits à une formule ou un slogan. Qu’est-ce donc que l’autodétermination ? La capacité de faire des choix, à laquelle on la réduit souvent, est insuffisante. Il faut la compléter par trois éléments : être maître d’oeuvre de sa vie en vue de la meilleure qualité de vie possible ; exercer le contrôle sur les dimensions importantes de sa vie ; gouverner sa vie sans influence externe indue. Ces réquisits mettent en relief quatre composantes de l’autodétermination : autonomie, empowerment, autorégulation, autoréalisation. Ces éléments risquent d’être vus comme synonymes alors qu’ils sont distincts et, par là, montrent la subtilité de l’autodétermination. Je laisse le lecteur découvrir ces nuances, importantes, car une note de lecture n’est pas faite pour déflorer le plaisir de la découverte. Disons seulement que l’analyse que je viens d’évoquer se prolonge par celle des conditions de mise en oeuvre de l’autodétermination telles que l’apprentissage et le développement des capacités, ou les croyances et facteurs sociaux environnant, le maintien de la motivation. Ainsi se fait le lien entre le modèle de développement de l’autodétermination et le modèle québécois de développement humain, mis au point notamment par Patrick Fougeyrollas qui signe la préface de l’ouvrage.

La deuxième partie du livre n’est pas moins importante, qui porte sur la notion de désinstitutionnalisation. Qui dit « désinstitutionnalisation se réfère à institution. Pour savoir ce que signifie quitter les institutions ou y renoncer, encore faut-il savoir ce qu’est une institution. La notion est au pluriel tant il y a de sortes d’institutions. Pour notre domaine l’ouvrage rappelle que le mouvement de sortie des institutions a commencé avec la question des hôpitaux psychiatriques devenus de véritables enfers, et surtout ne correspondant plus à leur objectif de soin des malades. Ce fut le cas du mouvement dit antipsychiatrique en Europe et de l’expérimentation menée au Québec dans les années 1980. Déjà on peut voir que la désinstitutionnalisation prend plusieurs formes, allant de la suppression des hôpitaux psychiatriques, à la thérapie institutionnelle, en passant par les secteurs psychiatriques. Ainsi « Si l’institution n’est pas l’établissement, et si l’institutionnalisation n’est pas non plus l’entrée en établissement, de quoi s’agit-il ? » (p. 61). De là l’obligation de faire le tour des définitions de l’institution. Celle à laquelle aboutit cette rigoureuse enquête est celle de Bourdieu : « Rassembler les différents sens de instituere et de institutio mène à obtenir l’idée d’un acte inaugural de constitution, de fondation, voire d’invention conduisant par l’éducation à des dispositions durables, des habitudes, des usages » (p. 64). Il y a donc un double mouvement : de normalisation et d’innovation. Autrement dit la désinstitutionnalisation est inscrite dans l’institution, et inversement. Cette riche idée est une vision bien plus large que celle de sortir des établissements et de les supprimer. Car il ne faut pas se faire d’illusions : il faut bien instituer des processus, des accompagnements, des modes de vie. Les tenants de la suppression des établissements reconstituent des institutions sous une forme ou une autre. L’important est que ce soit dynamique et que jamais la normalisation prenne le dessus. Les auteurs reprennent le vocabulaire de Castoriadis qui distingue l’instituant et l’institué. L’instituant c’est l’innovation le refus de l’universel et l’institué est la norme et la recherche de l’universel. La désinstitutionnalisation est un mouvement dialectique, toujours possible et nécessaire quel que soit le cadre pratique dans lequel on se trouve. Ainsi, si on ne saurait abolir les établissements qui accueillent des polyhandicapés, la désinstitutionnalisation ne doit pas y être moins active, notamment en tenant compte, comme dans tous les cas, de la parole des intéressés. Donc de leur participation.

Á l’évidence dès lors que l’on insiste sur l’autodétermination et sur la désinstitutionnalisation, telles qu’elles sont approchées dans ce livre on ouvre la voie au risque de la liberté, mais autrement enthousiasmant que d’être déterminé par des impératifs extérieurs et arbitraires. La troisième partie du livre est consacrée à cette thématique. Affirmer l’autodétermination et la désinstitutionnalisation conduit à une révolution, qui se joue autour de la participation. Il s’agit de déjouer les pièges des interprétations minimalistes ou déviantes, si fréquentes et si récurrentes, de ces deux dynamiques. Je ne vais pas les citer toutes, mais cela peut-être le maintien de la notion de prise en charge, l’attitude de protection, la peur du « n’importe quoi ». Il convient de plaider pour ce que les auteur(e)s nomment la dignité du risque. Elle implique : « Un examen de l’organisation des services au sein des établissements, et invite également à interroger la construction sociale du handicap et l’organisation institutionnelle » (p.94). Cet examen est proposé à deux niveaux : le niveau macro où se situent les instances décisionnaires et les financeurs et le niveau micro qui correspond aux activités concrètes et à la gestion quotidienne. « Nous devons travailler à identifier le niveau du risque optimal et approprié pour chaque personne. En soutenant la dignité du risque et en encourageant les gens à faire des choix et à prendre des initiatives, les accompagnants doivent aider à lutter contre l’impuissance acquise et renforcer l’estime de soi, l’empowerment, la liberté et l’espoir » (p.101).