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Introduction

Quel peut être le rôle de l’ethnographe dans les dispositifs d’accueil de personnes ayant subi des atteintes graves à leur intégrité physique et psychologique (viols, tortures, séquestrations, violences verbales extrêmes) ? En retour, comment l’ethnographe peut-il intégrer (ou non) le discours en lui-même perturbant des victimes à sa pratique professionnelle de collecte des discours et de réinsertion de ces derniers dans une logique culturelle et sociale ? En bref, en quoi l’ethnographie est-elle un recours face aux traumatismes observés ou rapportés par celles et ceux qui les ont subis ? J’ai été conduite à me poser ces questions à l’occasion de mon implication dans des situations thérapeutiques particulières, sur lesquelles je voudrais ici revenir brièvement, vingt ans après les faits.

Le mardi 3 février 2015, la Cour internationale de justice a rendu sa décision sur la plainte déposée par la Croatie qui accusait la Serbie d’avoir perpétré un génocide à l’égard des populations croates durant la guerre qui les opposa de 1992 à 1995. La Cour internationale de justice déclara que la Serbie n’avait pas commis de génocide. Cet organe judiciaire des Nations unies se prononça, le même jour aussi, sur la contre-plainte déposée par la Serbie, qui portait la même accusation de génocide à l’égard de la Croatie dans le conflit de 1991 à 1995. La Cour estima qu’il n’y avait pas eu non plus de génocide contre la population serbe de Croatie. Les juges estimèrent que les actes commis par les Serbes au début du conflit n’avaient pas pour but, selon leurs termes, de « détruire » le groupe ethnique croate résidant dans certaines zones de la Croatie réclamées par les sécessionnistes serbes, mais, toujours selon leurs termes, de les « déplacer par la force ». Rappelons que le conflit serbo-croate a provoqué la mort d’au moins 20 000 personnes entre 1991 et 1995. Ces déclarations de la Cour internationale de justice m’ont incitée à me questionner sur le positionnement variable de l’ethnologue selon l’évolution des contextes politiques et historiques dans lesquels s’inscrit sa recherche. La décision de la Cour internationale de justice clôt une dizaine d’années de procédures. Elle ne permet pas d’oublier les faits issus d’un contexte de guerre mais elle contribue, par le recours aux institutions judiciaires internationales, à un processus de paix et de normalisation des relations sociales.

Cette normalisation m’a permis de reconstruire le fil de ma réflexion et de commencer à me questionner sur la validité de la conceptualisation anthropologique lorsque le continuum d’une recherche se déroule avant et pendant un événement qui va modifier fondamentalement son approche. Je présenterai, dans la première partie de ce texte, le projet de recherche « Migrants et réseaux de soins : pour une adaptation interculturelle » avec ses présupposés initiaux, tel qu’il s’est déroulé pendant plusieurs mois. Dans la seconde partie, j’aborderai la rupture épistémologique qui a fait suite à une modification radicale des paramètres de recherche. Ceux-ci ont provoqué un doute quant à la référence à la culture comme totalité et ont introduit un questionnement sur la validité des concepts lorsque l’ethnographe se trouve confrontée à des récits traumatiques qui rapportent la destruction des liens sociaux fondamentaux et que ses interlocuteurs la prennent à témoin alors qu’elle-même perd ses propres repères. Cette situation extrême interroge finalement aussi bien l’anthropologie elle-même.

Première partie de la recherche, avant l’événement de rupture

La recherche interdisciplinaire intitulée « Migrants et réseaux de soins : pour une adaptation interculturelle » a été menée de 1997 à 2003 par l’Université de Lausanne dans le cadre du Programme national suisse de recherche « Migration et relations interculturelles » (Guex et Singy, 2003). Ce projet de recherche devait permettre de dégager des propositions pour favoriser une meilleure intégration des personnes d’origine étrangère dans le système de santé suisse et plus généralement dans la société d’accueil, et en parallèle d’évacuer certains préjugés que pouvait avoir le corps médical. Ce projet avait pour objet d’étude la mise en place d’un nouveau corps professionnel, les « interprètes médiateurs culturels », et portait sur le questionnement de leur apport potentiel à la pratique médicale. Pour mener à bien cette étude, un « Collège interdisciplinaire Soins et Migration » avait été constitué. Il était composé de médecins rattachés à la faculté de médecine et de chercheurs de la chaire de linguistique de la faculté des lettres de l’Université de Lausanne, auxquels avaient été adjoints des anthropologues. Suite à la défection de deux de mes collègues, je suis restée la seule de ma discipline à collaborer à cette recherche. Les présupposés initiaux étaient que les traducteurs pouvaient endosser plusieurs rôles. Leurs services avaient été répertoriés selon la nomenclature suivante : « traducteur au mot à mot, informateur culturel, courtier en matière de culture, avocat du patient ou protecteur des droits du patient, ou encore co-thérapeute » (Jalbert, 1998).

Sur le plan de la théorie anthropologique, les travaux d’Arthur Kleinman, Byron J. Good et Mary-Jo DelVecchio Good prédominaient. Arthur Kleinman, dès les années 1980, proposait de considérer le système médical comme étant comparable à un « système culturel ». Pour lui, l’idée fondamentale est que la maladie ne doit pas être considérée comme une entité en soi, mais comme un modèle explicatif. Ainsi la culture d’une société ne sert pas seulement à expliciter la compréhension de ses représentations de la maladie, mais elle est constitutive de ce qui est perçu comme étant maladie, des phénomènes humains complexes pouvant être définis comme « maladie » et par là devenant l’objet de pratiques médicales (Kleinman, 1995 ; Kleinman et Desjarlais, 1994). Byron J. Good et Mary-Jo Delvechio-Good (Good, 1998; Good et Delvechio-Good, 1981) considèrent, quant à eux, que toutes les réalités de la maladie sont constituées de manière significative et que toute transaction clinique est fondamentalement herméneutique, c’est à dire interprétative. Pour ces auteurs, chaque maladie condense un réseau de significations personnelles, sociales et culturelles spécifiques au patient : le « semantic illness network ». Et chaque thérapeute dispose d’un répertoire de modèles interprétatif, biomédical, psychodynamique, systémique, environnemental et social, auxquels correspondent des stratégies d’interprétation spécifiques. Pour ces auteurs, la pratique clinique procède d’une double interprétation : le thérapeute interprète la condition du patient à partir de ces modèles médicaux, et les données que le patient propose à son interprétation sont elles-mêmes issues d’un processus de construction de significations. Dans cette approche du processus de la diversité culturelle du soi, les modèles locaux ou indigènes de la maladie entrent en ligne de compte. Le rôle attribué, dans notre recherche, aux interprètes médiateurs culturels, eux-mêmes originaires des mêmes aires linguistiques que les patients, était d’isoler ces modèles indigènes de la maladie et de les rendre explicites.

Ces différents présupposés conceptuels ne nécessitaient pas que la recherche privilégie une aire culturelle particulière, puisqu’il s’agissait de prendre en compte le patient en tant que tel et de construire une interaction, par l’intermédiaire de l’interprète médiateur culturel, qui permette à celui-ci une inscription suffisante dans le système de santé suisse. La région lausannoise, comme d’autres régions de la Suisse, avait accueilli durant les précédentes années de forts contingents de travailleurs provenant de l’ex-Yougoslavie, venus accroître une population de migrants d’Italie, d’Espagne, du Portugal et plus récemment d’Amérique latine, d’Afrique et du Moyen-Orient. Notre protocole de recherche avait pour projet d’intégrer des patients de ces différentes origines au gré de leur fréquentation des services médicaux.

Pour mener à bien notre recherche, deux méthodologies d’enquête furent mises en place. D’une part, des groupes de paroles, ou focus group, ont été constitués par catégories d’acteurs : interprètes, médecins, psychothérapeutes, patients. Ces groupes étaient organisés et gérés par le collège des linguistes, accompagnés parfois par des médecins. Ceux-ci rencontraient le même groupe deux à trois fois de suite et leur soumettaient une série de questions. D’autre part, quant à moi, mon parti pris fut de m’inscrire à l’intérieur du dispositif des consultations médicales ou psychologiques pour y développer une activité ethnographique selon une méthodologie usuelle d’observation participante. Ces consultations se déroulaient le plus généralement à trois, le patient, l’interprète et le médecin voire l’infirmier ou un autre membre du monde médical. Le dispositif pouvait aussi intégrer d’autres participants, que ce soit des membres de la famille du patient, plusieurs membres du corps médical ou tout autre représentant du réseau thérapeutique ou de soutien dans lequel avait été inséré le patient. Il s’avéra rapidement que ma position ne pouvait être lue de manière neutre par les différents protagonistes. J’avais signé le protocole d’éthique exigé par la commission idoine des hôpitaux et j’étais astreinte au secret professionnel, ce qui me donnait un statut proche du milieu médical. Pour celui-ci, je m’inscrivais dans un champ scientifique qui avait été choisi pour les différentes interactions et enjeux de l’introduction de l’interprétation dans sa fonction de médiation culturelle, ce qui donnait une bonne légitimité à ma présence, sans toutefois que la relation ethnographique soit réellement comprise. Comme je n’appartenais pas au corps médical, il s’agissait aussi pour les membres de ce dernier de me rendre le plus explicite possible leurs actions en cours de consultation. Ces aspects paradoxaux pouvaient complexifier nos relations, et les membres du corps médical m’attribuèrent des positions variables durant les consultations, de simple observatrice à « experte en cultures ». L’attitude à l’égard du corps médical des traducteurs, qui souhaitaient acquérir la reconnaissance du statut particulier d’« interprètes médiateurs culturels » et pour lesquels cette recherche devait contribuer à sa définition, était de faire la preuve de leurs compétences aussi bien linguistiques que culturelles. En règle générale, ils étaient arrivés au cours des vagues migratoires antérieures et avaient faits des études universitaires, qu’ils ne pouvaient valider en Suisse. Il s’avéra aussi qu’ils entretenaient souvent des relations avec les patients en dehors des consultations, en les soutenant dans différentes démarches administratives ou encore en les accompagnant dans certaines circonstances, par exemple des rencontres avec le corps enseignant ou dans les structures d’accueil de la petite enfance lorsque ceux-ci avaient des enfants.

Les débuts de l’enquête offrirent peu de difficultés d’intégration pour moi dans le dispositif de la consultation médicale, qui passait simplement de trois à quatre personnes : le patient, le médecin, l’interprète et moi-même – l’ethnologue. Pour les patients, mon rôle restait peu défini : ils m’assimilèrent, pour certains, au corps des interprètes et, pour d’autres, au corps médical, puisque je prenais des notes comme ces derniers. Les interprètes m’intégrèrent rapidement dans leur groupe. Je n’entrerai pas ici dans le détail des interactions à l’intérieur de ce dispositif construit dans une perspective interculturelle, si ce n’est pour en rapporter quelques observations qui rejoignent celles d’une partie des chercheurs travaillant dans ce contexte. Dans la communication interculturelle, ce qui entre en rapport ce ne sont pas des « cultures » ou des « identités », c’est à dire des concepts, mais des personnes, et ce sont elles qui véhiculent ou médiatisent les relations entre les cultures. « C’est un phénomène d’interaction où ses objets se constituent tout autant qu’ils communiquent. » (Lipiansky, 1995, p. 36). Cette dynamique relationnelle peut être saisie selon deux points de vue, le premier relevant d’un regard objectif décrivant et analysant les types de contacts entre ressortissants de cultures différentes selon les contextes sociaux, économiques et politiques et le second relevant d’une approche subjective. Ce dernier correspond plus directement à la situation d’enquête dans laquelle je me trouvais et répondait à la construction du dispositif interrelationnel mis en place. L’approche subjective de ce type d’interaction prend en compte ce qu’elle suscite en matière d’attitudes, de sentiments, de valeurs et de discours, ainsi que d’images qui leur sont associées. Selon Edmond-Marc Lipiansky, « Ces images ne sont pas seulement […] des perceptions individuelles ; ce sont aussi des représentations sociales, enracinées dans une histoire, faites de stéréotypes, de mythes et de symboles à travers lesquels chaque communauté définit son identité et situe l’autre dans la similitude ou la différence, la proximité ou la distance, l’attraction ou le rejet. Le point de vue est alors celui d’une inter-subjectivité relationnelle à travers laquelle se fonde la conscience de soi et l’altérité. » (Lipiansky, 1995, p. 39) Cette approche subjective n’est pas exempte de biais conceptuels, et elle peut entraîner une surdétermination des formes culturelles, comme l'illustrent les remarques d’une femme médecin qui dit éprouver un « certain plaisir » à avoir en consultation des patients africains, qu’elle oppose aux patients originaires de l’ex-Yougoslavie :

Concernant les patients africains cela va mieux pour moi, c’est une immigration de longue date que nous connaissons mieux. Je sais mieux, par exemple, comment ils font le lien entre le corps et l’esprit. Je peux par exemple leur dire : « quand on enlève du sang, cela veut dire telle chose ou telle chose chez vous ». Je connais mieux leur pratique avec les plantes et aussi avec leurs sorciers. C’est un domaine que j’aime bien. […] J’ai aussi appris en posant des questions aux patients et en observant ce qui revenait souvent. J’essaie toujours de savoir comment lui, le patient, voit son problème dans sa culture.

Mais ce qui importe ici dans la configuration particulière de ce dispositif interculturel de la consultation médicale, c’est bien de suspendre son jugement et d’admettre que la doctoresse n’est pas plus naïve que vous ou moi, et que ce qui l’intéresse est bien la construction de la relation dans son soutien à une efficacité thérapeutique. Malgré le trouble suscité par cette surdétermination des formes culturelles, en acceptant d’être partie prenante du dispositif, le chercheur ne peut pas prétendre à une extériorité optionnelle s’adaptant à ses propres convictions. Cet équilibre conceptuel d'une approche interculturelle va être mis à mal par l’arrivée de la vague migratoire des requérants d’asile fuyant la guerre du Kosovo de 1998-1999.

Seconde partie de la recherche, la rupture épistémologique

Dès les débuts de ce nouveau conflit, le Collège interdisciplinaire Soins et Migration reçut la demande et un financement supplémentaire d’une fondation privée pour intégrer plus particulièrement dans cette recherche des personnes fuyant la guerre du Kosovo ou ayant fui les autres zones de guerre de l’ex-Yougoslavie. Ce contexte de migration aura des répercussions particulières sur le champ médical et sur la médiation culturelle. Ces personnes diagnostiquées comme souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique à la suite d’événements traumatiques collectifs furent très nombreuses à être suivies par les services médicaux et psychiatriques. Ces patients furent pris en charge notamment par un centre de psychopathologie s’inscrivant dans les courants de la psychiatrie transculturelle, qui m’intégra à un grand nombre de consultations.

Les récits des patients comportaient des scènes de viols collectifs et de tortures[1]. Sans m'apesantir sur les descriptions de ces scènes, je rapporterai ici quelques interactions entre patients et psychothérapeutes. À la question d’une psychothérapeute à une patiente : « Est-ce que vous avez une idée pourquoi beaucoup d’hommes serbes ont violé tant de femmes ? » La réponse de la patiente transmise par l’interprète médiatrice culturelle employant la troisième personne est : « Elle pense qu’ils voulaient rabaisser les femmes. Le but était de détruire les femmes mais aussi les témoins qui étaient des membres de leurs familles. » Lorsque la psychothérapeute demande son propre avis à la médiatrice, celle-ci répond : « Je pense qu’elle a raison. Ils ne pouvaient pas tuer tout le monde. Le but de l’ennemi est de les laisser vivantes mais mortes d’une certaine manière ». Le protocole étant que toute phrase dite doit être comprise par tous les acteurs de la consultation, l’interprète médiatrice culturelle traduit immédiatement ses propres propos à la patiente qui les commente : « La mort physique est horrible mais ce n’est pas la pire des choses. Ce qui est pire ce sont les atrocités qu’ils commettent sur les gens. Il leur faudra des années pour retrouver un semblant de vie. Ils vivent avec une immense souffrance qui les ronge. » Une autre patiente dira d’elle-même en employant la troisième personne, forme grammaticale de mise en distance qui sera gardée par la médiatrice : « C’est le néant. Elle est brisée, il faut recoller les morceaux. » Pour Veena Das (1997), le corps des femmes violées est assimilé à un territoire et réduit à une métaphore identitaire. Pour ces femmes, les frontières de leur corps ont volé en éclat par un processus de confusion entre corps et territoire, orchestré par l’ennemi, et a entraîné un bouleversement de l’ordre symbolique qui construit la cohérence du monde.

À la confusion orchestrée de la spatialité s’ajoute une dislocation temporelle. Celle-ci est provoquée par des actes de torture et peut subsister à long terme. Un patient bosniaque d’une vingtaine d’années qui a été torturé par les milices serbes d’Arkan répond à un psychothérapeute par l’intermédiaire d’un interprète médiateur culturel qui transmet ses paroles sous la forme suivante : « Il ne sait pas trop ce qui s’est passé hier ». L’interprète commente : « Il donne cette réponse, cela veut dire qu’il ne sait plus ce qui s’est passé dans le temps ». Après la traduction de ces propos au patient, celui reprend :

Ici quatre mois après mon arrivée, ma souffrance est telle… Mon état a empiré. Je ne suis plus capable d’imaginer un quelconque avenir ici ou ailleurs, je n’existe plus que comme une figurine. […] J’aimerais juste pouvoir finir avec moi-même. […] Le jour de mon retour [en Bosnie] sera un bon jour pour moi. Je vais sur l’endroit où j’ai été détenu. Je ne connais pas les gens qui m’ont fait du mal. Ce serait juste de finir ce qu’ils ont commencé. Ils m’ont détruit. Il n’y a pas d’autre endroit [où aller], c’est là qu’ils ont commencé.

La pratique des milices serbes provoque des effets analogues à ceux mis en relief par Lawrence L. Langer (1996), qui a recueilli des témoignages de survivants de l’holocauste. Certains d’entre eux ont subi une telle dislocation temporelle qu’ils sont allés jusqu’à demander leur inhumation à Birkenau, dans le camp de concentration où ils avaient été internés. Pour Lawrence L. Langer, « en brouillant les frontières entre les morts et les vivants, l’apocalypse génocidaire a mis en question les idées de mémoire partagée et de conscience collective ; que peut bien désormais signifier l’existence d’une parole authentique ? » (Assayag, 1999, p. 216).

En parallèle avec les récits des patients, circulent les spectacles d’atrocité et de violence transmis par les médias qui engendrent une « culture de la peur » avec ses expressions, ses appropriations collectives et ses formes de représentations culturelles. Paradoxalement, ces « trauma stories » deviennent pour les réfugiés la monnaie d’échange, le capital symbolique, qui leur permettra d’obtenir des ressources matérielles et pour certains d’accéder au statut de réfugié politique. Un psychothérapeute constate que ce qu’il nomme des « récits mythiques de l’horreur » circulent et « travaillent » dans la communauté bosniaque. Les patients requérants d’asile privilégient particulièrement le matériel vidéo constitué par des extraits de journaux télévisés ou des vidéo amateurs « particulièrement atroces » selon les psychothérapeutes. L’un d’eux dit avoir refusé le visionnement d’une vidéo sur Sebrenica circulant dans la communauté bosniaque, même si cette vidéo est souvent citée comme référence par des patients. Ce psychothérapeute, face à ce qu’il appelle « cette séduction des récits horribles », pense que les événements qui ont été vécus sont, par leur atrocité, au-delà de l’entendement humain et qu’il faut en quelque sorte s’en convaincre. « Est-ce que j’ai vécu ça ? Est-ce que j’ai vraiment vu ça ? ». Ce même psychothérapeute dit retrouver cette fascination de l’horreur dans les récits plus personnels sur la torture. Selon lui, « il y a une impossibilité à dépasser cette atrocité, même s’il y a un désir d’enfin, avec le temps, pouvoir la dépasser, et en même temps il y a cette impossibilité absolue de pouvoir la dépasser ».

Mon enquête ethnographique, qui comprit le suivi régulier et quotidien des consultations, dura pendant huit mois et fut particulièrement éprouvante pour moi. Je n’étais aucunement préparée à cette épreuve psychologique, pas plus que ne l'était une bonne partie des interprètes médiateurs culturels et très probablement une grande partie du corps médical. Il ne vint pas non plus à l’idée des médecins présents dans le Collège interdisciplinaire Soins et Migration qu’une aide psychologique aurait pu être nécessaire aux différents acteurs de la recherche. Quant à moi, en reprenant l’idée énoncée par Jeanne Favret-Saada (1977) qu’il ne peut y avoir d’observateur non engagé et que les données ethnographiques résultent toujours de l’interaction entre le chercheur et ses sujets d’étude, j’ai été « affectée » par cette recherche, et dans mon rapport d’enquête, j’ai écrit à cette époque :

Durant toute mon enquête, j’ai été hantée par la souffrance des patients, par cette spirale de violence politique qui produit des déracinements forcés et des traumatismes profonds. J’ai été habitée par des individus aux vies brisées par la douleur et confrontés à un paysage bureaucratique de lettres circulaires et d’autorisations provisoires de séjour.

Dans mon choix d’une « confrontation interactive et dialogique », pour reprendre les termes de Mikhail M. Bakhtin (1981), le chercheur ne sort pas « indemne » du terrain. Il m’a fallu quelques années pour sortir de cet état de sidération et pouvoir entamer une réflexion.

L’arrivée des requérants d’asile des pays de l’ex-Yougoslavie provoqua un basculement épistémologique de l’enquête. « Les gens de la guerre », comme ils furent nommés, n’étaient pas seulement des migrants mais des « Autres » (avec un A majuscule), porteurs de stigmates de violences indicibles, ils représentaient l’altérité absolue. Face à cette brutale incursion dans un espace du quotidien, les soignants réagirent de manières diverses. Je ne citerai que deux exemples. Un médecin généraliste décrit son impression d’impuissance face à un patient : « J’ai le sentiment que ce patient ramène tout au corps et à la douleur. C’est à peine si on ose le regarder, même le regard est intrusif. Tout ce qu’il touche de métallique provoque des décharges. Il s’asseye bruyamment, laisse tomber ses cannes et ne comprend rien à ce qui est dit. » Pour les psychothérapeutes formés à différentes techniques thérapeutiques, plus aguerris dans les relations transculturelles et au travail en tandem avec des interprètes médiateurs culturels, le constat est que ces nouveaux patients qui « viennent de la guerre » ne souffrent pas d’une psychopathologie que l’on pourrait nommer selon une classification usuelle, mais d’une perte d’identité passant par la dépossession de leur corps devenu objet de transaction. Le travail thérapeutique pour eux sera de remettre des frontières autour de ce qui est intime et non intime, puis d’utiliser ce corps réinvesti dans un rituel d’échange symbolique pour permettre à l’individu la réagrégation à un lien social. La relation psychothérapeutique est elle-même définie comme lien social. L’interprète médiateur culturel est inclus dans une règle subtile de l’échange. Dans cet espace intermédiaire mis en place dans les consultations psychothérapeutiques, l’interprète médiateur devient l’élément de passage garantissant l’intentionnalité. Il permet de réaffirmer que la pathologie est sociale et non individuelle et de contribuer à ce que les psychothérapeutes nomment un « socle d’alliance thérapeutique ». Il contribue aussi à rendre au patient ses expériences et liens acquis dans la période précédant la guerre accessibles, « il permet de jeter des ponts entre passé et présent ». L’interprète médiateur devient l’intermédiaire obligé pour une remise en sens s’opposant à la confusion orchestrée de la spatialité marquée par l’indifférenciation des corps et du territoire et à la dislocation temporelle.

Mon rôle d’ethnologue changea dans ces nouvelles interactions : sans entrer dans le détail des différentes configurations mises en place de manière expérimentale, puis de manière plus systématique lorsqu’elles portèrent leurs fruits, je fus invitée à contribuer à leurs développements. Je fus alors partie prenante des interactions en étant, par exemple, prise à témoin lors de séances d’induction hypnotique proposées par une thérapeute à des patients, durant lesquelles la médiatrice traduisait ses paroles mot à mot en adoptant le même rythme d’élocution, ou encore lors de récits de femmes durant lesquels le thérapeute, estimant qu’il devait respecter leur pudeur, sortait du lieu de consultation et nous laissait la médiatrice et moi gérer la situation. J’en vins à intégrer le groupe des médiatrices, à suivre plus particulièrement leurs journées de travail, à me plier à leurs recommandations de mises en valeur des gestes de l’ordinaire, mais aussi à être attentive et à effectuer leurs gestes rituels de protection contre des « forces négatives » dont elles ne précisaient jamais l’origine potentielle. En acceptant cette forme d’ethnographie, le chercheur vit dans une sorte de schize, soit une « disjonction de soi ». Selon les moments, il fait droit à ce qui en lui est affecté, malléable et modifié par l’expérience de terrain, ou bien il fait droit à ce qui en lui veut enregistrer cette expérience afin de la comprendre et en faire un objet de science. Cette forme d’approche a pour conséquence que les opérations de connaissance sont étalées dans le temps et disjointes les unes des autres. Quand on est affecté, on ne peut rapporter l’expérience et, quand on rapporte l’expérience, on ne peut la comprendre intrinsèquement. L’art du chercheur va être d’apprendre à se mouvoir entre des formes d’appropriations interactionnelles et d’ajustements situationnels, afin d’instaurer une relation d’apprentissage et de compréhension des perspectives des autres, sans laquelle la relation d’enquête reste peu féconde.

Nouvelle lecture des données ethnographiques

En repassant mes données ethnographiques au filtre d’une réflexion plus récente faisant suite au jugement rendu par la Cour internationale de justice et en les mettant en perspective avec les travaux des anthropologues étudiant les mutations de la psychiatrie, en particulier la prise en charge des traumatismes collectifs (comme Anne M. Lovell) ou les subjectivités nouvelles à l’ère post-coloniale (comme Stefania Pandolfo ou Veena Das), une nouvelle lecture des données ethnographiques, et plus particulièrement des gestes des médiateurs culturels et des psychothérapeutes, se mit en place. Dans l’ouvrage collectif de 2008 Face au désastre, Anne M. Lovell situe les travaux récents des trois anthropologues citées ci-dessus comme appartenant à ce qu’elle nomme « la grande rupture qui s’est opérée avec les perspectives traditionnelles de l’anthropologie psychiatrique et de l’ethnopsychiatrie » (Lovell, Pandolfo, Das et Laugier, 2008, p. 8). Pour elle, ce qui caractérisait ces approches était la surdétermination des formes d’expression de la folie ou de la maladie mentale par des catégorisations culturelles ou encore par la surinterprétation de l’identité socialement façonnée du malade, « comme construction sociale forgée dans l’interaction sociale, par des récits types et des dispositifs textuels aussi bien que par des institutions, y compris des institutions psychiatriques. » (p. 9). Pour Anne M. Lovell, la problématique des troubles mentaux s’est déplacée vers des interrogations plus larges, qui touchent la subjectivité et la construction du sujet. Cette chercheure rappelle que le stress post-traumatique, ou PSDT pour reprendre l’acronyme anglais, serait par excellence la maladie des gens « normaux », étant donné qu’on la considère, en général, comme une réaction normale à une situation « anormale », que celle-ci soit celle d’une guerre ou d’un cataclysme, à partir de laquelle des subjectivités inédites sont façonnées.

Lors des consultations, et surtout beaucoup plus fréquemment en quittant les lieux, les patients éprouvaient le besoin de me livrer des récits en demandant à l’interprète médiateur culturel de me les traduire. Ces récits me surprenaient par leur proximité narrative avec une activité onirique. Un homme me raconta comment sa femme, réussit, avec d’autres requérants d’asile, la traversée de la mer Adriatique vers l’Italie. Deux fois, ces migrants clandestins tentèrent le passage, mais à chaque fois, la tempête éclatait et la mer déchaînée les empêchait de continuer leur périple. La troisième fois, la tempête éclata mais sa femme se dressa debout à la proue du bateau en portant sa petite fille encore bébé dans ses bras, telle une apparition mariale, les vents se calmèrent rapidement, ce qui permit au bateau d’accoster sans difficulté en Italie. Un autre homme me raconta qu’après plusieurs jours de torture, il fut libéré nu et couvert de plaies, il erra, dit-il, comme un fantôme, jusqu’à ce que, recueilli par un paysan, celui-ci l’enveloppe dans la peau ensanglantée d’un mouton fraîchement tué. L’homme s’endormit dans cette matrice et ne se réveilla que lorsque des femmes l’en sortirent et le lavèrent. Pour cet homme, selon ses dires, non seulement il renaquit alors, mais son honneur aussi avait été lavé. Ces récits, à l’époque, s’inscrivaient pour moi dans une relation sociale dans laquelle l’ethnologue détient une fonction de collecteur de récits et de « savant » des imaginaires. Avec une plus grande mise à distance, il m'apparaît plutôt qu’une récupération psychique envisageable des déchirements et des traumatismes du passé emprunte le registre du fantasmagorique. Ainsi, en même temps qu'avaient lieu les recompositions mémorielles aléatoires auxquelles nous assistions, des compositions plus anciennes, des récits et des mythes des origines reprenaient de l’importance et apparaissent comme résistant à des pertes de signification provoquées par les situations « anormales » vécues par les patients. Les mondes sociaux affichaient ainsi un équilibre paradoxal. D’un coté, la récupération des traumatismes ne pouvait pas être admise dans un registre de réalité et se construisait dans un registre du fantasmagorique et de l’onirisme. D’un autre coté, l’ancrage dans une vie redevenue « normale » était favorisé par la fabrique de subjectivités ordinaires restituées dans un réseau social auquel contribuaient les gestes de l’ordinaire des médiateurs culturels et par une histoire subjective allant dans le sens d’une reconstruction possible du sujet dans un environnement social rendu à la normale par une autorité supérieure comme la Cour de justice internationale. Ces paradoxes n’auraient pas pu m’apparaître si je n’avais pas accepté de considérer l’intersubjectivité des « sujets » de l’enquête ethnographique en lien avec l’intersubjectivité mise en jeu entre moi-même comme ethnologue et « mes sujets d’étude ».

Les guerres d’aujourd’hui et les interventions internationales mobilisent après coup des compétences collatérales parmi lesquelles, parfois, celles des anthropologues. Ces spécialistes des collectivités humaines sont alors conduits à réévaluer leurs schèmes d’interprétation, en les mettant à l’épreuve de l’instabilité conceptuelle et émotionnelle que génère l’approche de la souffrance. Mon travail d’ethnologue a consisté ici à penser la place de l’anthropologie et son apport à la compréhension globale de ces situations extrêmes. En étant sensible et en prêtant attention dans mon ethnographie aux narrations faisant sens pour leurs auteurs, j’ai pu reformuler une lecture anthropologique des réappropriations des éléments d’un patrimoine culturel, non plus invariants figés, mais éléments actifs constitutifs d’un nouvel assemblage conceptuel et symbolique. En retour, ce type d’écoute particulière affecte l’ethnographe, qui se déconstruit et se reconstruit aussi dans l’interaction et n’est donc jamais indifférent.