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Introduction

En tant que chercheuses et chercheur en anthropologie membres du LABRRI, nous avons été amenés, dans le cadre de nos études doctorales, à faire de la recherche ethnographique. Cette présence sur le terrain demande, à divers degrés, une immersion de chaque chercheur et chercheuse dans un univers qui lui est plus ou moins étranger, ce qui peut être source de défis, tant sur le plan personnel que professionnel. Ainsi, malgré des expériences de terrain très différentes (Maude Arsenault passait quelques mois dans une clinique de réadaptation à quelques kilomètres de chez elle, Isabelle Comtois posait un nouveau regard, celui de chercheuse, sur des groupes de citoyennes et citoyens à Montréal, un milieu qui lui était familier en tant que professionnelle, et Anthony Grégoire est allé passer plus d’un an dans un village Noon au Sénégal), nous avons ressenti le besoin d’échanger entre collègues sur ces expériences, notamment sur certains moments de tensions qui sont venus nous remettre en question en tant que chercheur ou chercheuse ayant l’interculturel comme objet d’étude et comme approche.

Alors que l’anthropologie nous avait préparés à approcher le terrain avec une éthique relationnelle qui pose le problème de la réflexivité dans la recherche académique et celui des enjeux de pouvoir implicites sur le terrain, en se situant majoritairement autour de questions de partage d’autorité dans la recherche (Althabe et Hernandez, 2004), le traitement de la question de la relation elle-même ne nous a pas semblé suffisant pour répondre à ce que nous tentions d’expliciter. En tant que chercheuses et chercheur mobilisant une approche interculturelle, nous savons que les malaises ressentis sont source d’informations précieuses pour nos recherches, et nous étions habités d’un besoin de les expliciter pour en « faire sens » dans nos recherches ethnographiques (Benveniste, 1974). Ces malaises peuvent parfois avoir leur source dans des gestes ou des paroles qui ne sont pas optimaux au moment où ils surgissent, pouvant ainsi nous donner l’impression en tant que chercheur ou chercheuse d’avoir fait des « faux-pas ».

C’est ainsi, par le témoignage de ces malaises, en les concevant en tant qu’objet heuristique à part entière, que l’humilité a émergé comme un élément transversal à nos expériences respectives. Comment faire de la rencontre interculturelle un objet de recherche dans une expérience active et réflexive de l’intersubjectivité et de la pluralité des savoirs (Dewey, 2010)? Qu’est-ce qui nous permettait, alors que nous sommes toutes et tous porteurs de cultures et de traditions (Gadamer, 1976), d’aller à la rencontre de l’Autre et de traverser ces malaises afin de mieux nous comprendre? La notion d’humilité nous est alors apparue comme essentielle à la rencontre interculturelle, à la fois en tant qu’objet de recherche et en tant qu’expérience du terrain ethnographique. Nous avons ainsi fait l’hypothèse qu’une posture d’humilité (Paine, Jankowski et Sandage, 2016; Tervalon et Murray-García, 1998; Willis et Allen, 2011) permettait de faire ce travail sur Soi, et avec l’Autre.

Nous proposons d’intégrer le concept d’humilité à notre approche interculturelle à travers les trois moments de la rencontre interculturelle telle que nous la concevons au LABRRI, afin de mettre en lumière son rôle transversal pour une chercheuse ou un chercheur qui inscrit la rencontre interculturelle sur son terrain dans une perspective auto-critique (que nous nommerons ici centration). Pour ce faire, nous proposons d’abord un survol de nos conceptions de l’interculturel et nous présentons la notion d’humilité. Nous partageons ensuite trois expériences de terrain afin d’expliciter en quoi la posture d’humilité constitue un élément transversal permettant de naviguer à travers ces trois moments de la rencontre interculturelle pour en « faire sens » (Benveniste, 1974).

Vers une approche de l’interculturel

S’intéresser à l’interculturel nécessite de tenir compte de ce qui constitue sa polysémie. Selon White (2014), l’interculturel se décline en trois registres principaux. Premièrement, l’interculturel est utilisé de manière plutôt neutre, faisant référence à un fait social complexe de mixité d’altérités diverses (White, 2014). Cette altérité peut s’exprimer et s’observer, entre autres, en fonction de l’âge, du genre, de la profession et de la classe sociale, mais aussi de différences d’origines nationale, ethnique, linguistique et religieuse auxquelles elle est le plus souvent associée. Un deuxième registre, celui de l’interculturalisme, fait référence à un projet pluraliste axé sur une politique d’aménagement de la diversité principalement orientée vers l’intégration des nouveaux arrivants (Bouchard, 2010; Rocher et White, 2014). Finalement, l’interculturel est « une orientation épistémologique qui se caractérise par le souci d’autrui à travers une éthique relationnelle, l’humilité face à la complexité de l’Autre et la reconnaissance de la nature coproduite de tout savoir » (White, 2014, p. 37). Ce dernier registre couvre un nombre significatif de courants épistémologiques et mobilise un certain nombre de fondements, notamment la reconnaissance de la diversité, la lutte contre la discrimination et le rapprochement par le dialogue (White, 2017b).

Notre conception de l’interculturel et de la rencontre interculturelle est née de la pensée pluraliste telle qu’elle a été développée par l’Institut interculturel de Montréal (Das, 1988; Panikkar, 1979, 1987; Vachon, Krieger et Panikkar, 1998) et d’une convergence de recherches et de travaux de l’équipe du LABRRI reposant principalement sur une approche par le dialogue à travers la pensée herméneutique (Gadamer, 1976) et la pensée systémique (Bateson, 1977), ainsi que de travaux de Cohen-Emerique sur l’intervention en contexte interculturel (1993). Ainsi, l’interculturel est ici considéré comme un paradigme d’état relationnel où l’interaction est au coeur du sujet d’étude ou objet lui-même d’appréhension de la relation. Dans notre approche dialogique, nous considérons que la rencontre interculturelle se produit entre deux « entités » qui peuvent être, l’une comme l’autre, des individus, des groupes ou des organisations ayant des cultures propres, et elle peut avoir lieu dans différentes temporalités. L’approche présentée ici est conceptualisée en trois moments de la rencontre, qui peuvent avoir lieu ou non (White, 2017b) : le choc de la différence, l’explicitation et la conciliation. Ces moments sont mobilisés dans la cadre d’une recherche ethnographique où la rencontre de l’Autre est la finalité.

Le choc est considéré comme le moment où une réaction émotionnelle ou intellectuelle saisit, déstabilise et fait prendre conscience que la situation ne se déroule pas comme les actrices et acteurs impliqués s’y attendaient. Cette réaction découle d’une accumulation de facteurs contextuels et complexes menant à un seuil, à une rupture de sens pour la personne qui est saisie par ses incompréhensions. Dans la rencontre interculturelle, la notion de choc culturel (Genest, Gouin-Bonenfant et White, 2021) est souvent utilisée pour décrire ce moment et elle permet, selon nous, de préciser le type de situation vécue. Dans l’approche que nous proposons, nous reconnaissons que le choc peut être asymétrique et peut être vécu par les acteurs et actrices de la rencontre de différentes manières et intensités, et ce, sur une période plus ou moins longue. Le choc constitue ainsi un déclencheur où l’on prend conscience qu’une différence significative entre Soi et l’Autre bouleverse nos propres traditions, valeurs et façons de voir le monde. C’est uniquement à la suite de cette reconnaissance que peut s’ouvrir le deuxième moment de la rencontre.

Ce deuxième moment fait référence au processus dynamique d’explicitation entre Soi et l’Autre. Pour ce faire, certains préconisent une approche par décentration, qui consiste à se distancer du Soi et à se considérer comme objet pour arriver à tenir compte des différentes facettes de son identité et « faire émerger la relativité de ses points de vue » (Cohen-Emerique, 1993, p. 76). De notre côté, la pensée herméneutique nous amène vers la notion de centration (Das, 1993, citée dans Gratton, 2009), processus visant à identifier les facettes de notre identité au sein d’un groupe qui sont activées dans la rencontre et à mieux comprendre la portée de nos préjugés dans cette rencontre. En herméneutique, la notion de préjugé fait référence aux traditions acquises par enculturation tout au long de notre socialisation au sein de notre société et qui « constituent » la somme de notre histoire, de nos références, valeurs, systèmes de compréhension et de projection de la différence, etc. (Gadamer, 1976; Guerraoui, 2009; Ricoeur, 1990). S’il est alors impossible de se « détacher » de nos préjugés, toutefois, suivant la pensée de Panikkar, il faudrait les reconnaître à part entière pour se libérer de leur emprise afin de relativiser sa propre spécificité (Kopecka-Verhoeven, 2008, p. 161).

Ainsi, l’explicitation peut se faire de manière dynamique et réciproque, mais aussi unilatéralement, même si en général la prise de conscience des traditions du Soi est activée par le regard de l’Autre (Agar, 1982, 2017). Dans une perspective de réciprocité, les acteurs et actrices de la rencontre sont appelés à entreprendre une série de mouvements entre Soi et l’Autre pour arriver à une compréhension plus juste de la situation. Dans les cas où l’explicitation se fait de manière unilatérale, le processus de questionnement se fait entre Soi et un Autre imaginé (ou de façon intra-culturelle en dialoguant avec le Soi, voir Ruesch, Bateson, Pinsker et Combs, 2017). Dans pareil cas, là où un espace de négociation des tensions interculturelles ne peut être créé, l’Autre imaginé prend forme à partir de différentes sources d’information, notamment l’actualité et les médias (Bérubé, 2009), sources qui peuvent être utilisées pour tenter de comprendre l’Autre, mais dans une relation avec soi-même.

Enfin, la conciliation ou la recherche de signification commune (White, 2017a) constitue le moment le plus complexe à cerner en raison de l’aspect situationnel et contextuel de la rencontre (Maranhao, 1990; Watson-Franke et Watson, 1975, cités dans White, 2017a, p. 262). Il est aussi difficile de « nommer » ce moment puisqu’il consiste à saisir ce qui se produit après l’explicitation, où une multitude de scénarios sont possibles et difficilement dénombrables. En effet, nul ne peut « prédire » la réaction ou la volonté de tout un chacun de répondre à une rupture de sens en situation de rencontre interculturelle. Ceci nous place en défaut, en tant qu’auteur·e, mais aussi en tant que chercheur ou chercheuse, puisque la posture dialogique de notre approche interculturelle, ancrée dans une tradition anthropologique, exige cette conciliation alors même que l’Autre peut ne pas la rechercher. Le rapprochement devient donc, pour nous, une finalité qui, si elle n’est pas atteinte, nous demande de reprendre le processus d’explicitation afin de répondre à la question de la rupture de sens et de mieux situer les enjeux de cocréation du savoir ethnographique visé (Althabe et Hernandez, 2004).

C’est dans ce contexte que le troisième moment de la rencontre tend vers l’atteinte d’une entente réciproque, un accommodement des traditions en jeu, ou encore la négociation de la place de chacun en interculturation pour l’atteinte d’un compromis (Guerraoui, 2009). En ce sens, nous considérons que le terme « conciliation » est approprié pour nommer ce moment puisqu’il marque, dans ses racines premières, le processus de négociation des différences (et des différends) et le processus de rapprochement des actrices et acteurs impliqués dans la rencontre. Quoi qu’il en soit, ce troisième moment de la rencontre interculturelle intervient lorsque ces acteurs et actrices vont tenter de « faire sens » de leur expérience (Benveniste, 1974). Cette conception que nous avons de la rencontre interculturelle en trois moments permet finalement de mieux comprendre en quoi celle-ci engage un chercheur ou une chercheuse vers un état de changement, voire un « changement d’état d’esprit » (Genest, 2022).

Cette approche par les moments de la rencontre nous a amenés à nous questionner sur ce qui nous avait permis de les traverser sur nos terrains respectifs. Si, comme le souligne White (2014), l’approche interculturelle implique l’adoption d’une éthique relationnelle et une humilité face à la complexité de l’Autre, c’est cette dernière qui s’est révélée la plus saillante dans nos situations respectives. C’est à partir de ce regard sur les différents moments nommés plus haut que nous émettons l’hypothèse que la posture d’humilité puisse en constituer l’élément transversal, celui à partir duquel peuvent émerger les conditions propices à la rencontre interculturelle sur le terrain ethnographique.

Le concept d’humilité

Tout comme le terme « interculturel », le concept d’humilité est polysémique et ne fait l’objet de recherches en sciences humaines et sociales que depuis peu (Tangney, 2000). L’humilité n’a pas toujours été présentée de façon explicite comme posture d’une approche interculturelle ou de recherche en contexte interculturel. Pour certains, l’humilité est perçue comme une caractéristique intrinsèque à une personne ou comme un sentiment d’indignité (Tangney, 2000). Elle peut être considérée négativement lorsqu’elle est associée à une faible estime de soi ou à un sentiment d’insuffisance se manifestant, entre autres, par le syndrome de l’imposteur (Klein, 1992, Knight et Nadel, 1986). Au Québec, cette vision, particulièrement ancrée dans les traditions catholiques et les dynamiques historiques de groupe « manoritaire » (Azdouz, 2018), est liée à l’iconographie du porteur d’eau (Gourdeau, 2000) et à l’humilité comme vertu. Cependant, l’humilité peut aussi être associée à la sagesse (Templeton, 1997) ou à la capacité d’introspection. Elle correspondrait alors à une « juste connaissance de soi », soit de ses propres capacités tout en reconnaissant la possibilité de faire des erreurs (Richards, 1992; Tangney, 2012). Enfin, l’humilité peut également être conçue comme une volonté de reconnaissance des limites de ses savoirs et de la valeur intrinsèque des savoirs de l’Autre et elle s’inscrit alors dans une visée d’égalité entre Soi et l’Autre. C’est cette dernière conception de l’humilité qui fait l’objet de notre intérêt.

À la lumière de nos expériences de terrain respectives, la mobilisation de cette humilité face à l’Autre dans le cadre d’une recherche en interculturel nous semble devoir s’inscrire plus profondément que dans la seule préparation du terrain ou la volonté de laisser place aux savoirs de l’Autre. Cette humilité doit plutôt devenir une « posture », tant dans notre façon d’approcher l’interculturel que dans celle d’appréhender nos recherches, et elle s’inscrit dans la volonté d’établir, sur nos terrains, des relations interculturelles significatives (meaningful relations) (Paine, Jankowski et Sandage, 2016). Certains corpus littéraires nous semblent proches de cette conception que nous avons de l’humilité et sont susceptibles d’apporter un éclairage nouveau sur nos expériences et notre proposition de ramener l’humilité en tant que posture dans le cadre de la recherche en anthropologie. Il s’agit du corpus sur l’humilité culturelle, mobilisé particulièrement en milieu clinique, et du corpus sur l’implication réflexive du chercheur ou de la chercheuse sur son terrain.

S’il est possible d’établir plusieurs parallèles entre ces différentes conceptions de l’humilité, celle de l’humilité culturelle s’inscrit plus précisément dans une approche relationnelle entre Soi et l’Autre, tant dans les contextes de recherche qu’en intervention en contextes interculturels. Elle est, entre autres, mobilisée dans le domaine de la formation du personnel médical (Foronda, McDermott et Crenshaw, 2022), de l’enseignement supérieur (Tervalon et Murray-Garcia, 1998; Deardorff, 2010), de l’éducation interculturelle (O’Donoghue et Clarke, 2010) et de la recherche (Willis et Allen, 2011). Si certains conçoivent l’humilité culturelle comme une compétence interculturelle ou une dimension de celle-ci (Côté, Dubé et Gravel, 2022), d’autres la perçoivent comme une posture qui va au-delà de la compétence, tel un engagement processuel continu (Soulé, 2021; Tervalon et Murray-Garcia, 1998). L’humilité culturelle s’inscrit dans une approche interculturelle critique où la culture serait uniquement l’apanage de l’Autre, que ce soit les patient·e·s ou les participant·e·s à la recherche, et où la chercheuse ou le chercheur ou encore l’intervenant·e sont souvent exclus de l’équation (Beagan, 2015; Tervalon et Murray-Garcia, 1998). Un tour d’horizon de la littérature permet de saisir que le concept d’humilité culturelle comporte plusieurs dimensions intrapersonnelles et interpersonnelles (Paine, Jankowski et Sandage, 2016), et qu’il est possible de les regrouper en trois catégories :

  • La reconnaissance que nous sommes tous porteurs de culture(s) et que la différence culturelle s’inscrit dans la relation entre deux subjectivités susceptibles d’être sources d’incompréhensions (Foronda, McDermott et Crenshaw, 2022). Ceci implique de revoir sa positionnalité en tant qu’acteur et actrice dans la rencontre et dans la recherche : qui nous sommes, d’où nous venons et pourquoi nous faisons cette recherche ou cette intervention (Garner et al., 2021).

  • L’adoption d’une posture de réflexivité critique vis-à-vis de ses propres biais (in)conscients, préjugés et stéréotypes. L’humilité culturelle s’inscrit dans la poursuite d’une réflexion visant le nivellement du différentiel de pouvoir et le (re)questionnement de l’autorité professionnelle et de la hiérarchisation des savoirs (Soulé, 2021; Tervalon et Murray-Garcia, 1998).

  • L’établissement de relations mutuellement bénéfiques. L’humilité culturelle s’inscrit dans une volonté « d’atténuer » les dynamiques de pouvoir dans la relation entre les chercheurs et chercheuses et les membres du groupe à l’étude afin de coconstruire un environnement inclusif où les personnes et les communautés se sentent en sécurité, vues, comprises et valorisées dans le dialogue (Logie, 2021; Soulé, 2021; Willis et Allen, 2011).

Au niveau de la littérature anthropologique, les réflexions sur l’humilité remettent en question la réflexivité dans la recherche académique et les enjeux de pouvoir implicites dans la rencontre interculturelle (Althabe et Hernandez, 2004). Cette littérature met de l’avant une éthique relationnelle comme fondement des approches collaboratives (Lassiter, 2005a, 2005b) et met en évidence les biais implicites dans la recherche et la nécessité du partage du savoir (Fabian, 1995). En sciences humaines, et dans une perspective herméneutique, faire preuve d’humilité implique un retour sur soi-même comme une clé permettant de mieux comprendre en quoi nos propres traditions influencent nos perceptions face à l’altérité, mais aussi la positionnalité du savoir créé. C’est grâce à ce retour sur soi que la perception de l’identité de Soi et de l’Autre peut être recontextualisée, dans cette rencontre interculturelle qui encadre les acteurs et actrices participant à la recherche (Zimmerman, 1998). De plus, le repositionnement de Soi et de l’Autre aide les chercheuses et chercheurs, qui détiennent un statut différencié et des privilèges non négligeables, à mieux comprendre les enjeux de pouvoir(s) sur le terrain et les biais implicites qui influencent leurs perceptions face à l’altérité.

Replacer l’humilité dans l’étude de la rencontre interculturelle permet de faire le pont entre les deux corpus et d’en démontrer toute la pertinence. Effectivement, ramener une posture d’humilité dans une recherche anthropologique permet aux chercheurs et chercheuses de traiter de la rencontre interculturelle et de son apport à différents aspects de la recherche en interculturel, tout en suggérant une transversalité aux trois moments de la rencontre. C’est ce que nous tentons de démontrer dans les sections suivantes, où nous rapportons trois situations interculturelles, chacune abordant un moment précis de la rencontre pour y mettre en exergue l’humilité : la première correspond au choc vécu par la chercheuse, la deuxième correspond au moment de l’explication et la troisième traite du troisième moment, celui de la conciliation.

Trois situations interculturelles

Nous proposons de plonger dans trois situations interculturelles vécues par les auteur·e·s. Pour nous, une situation interculturelle se définit comme un moment d’interaction, ponctuel ou récurrent, en contexte pluriethnique ou non, où les préjugés et les différences entre les codes culturels non partagés conduisent à un bris de communication qui nuit au rapprochement et, par le fait même, au bon déroulement de la recherche (Arsenault, 2023; White, Grégoire et Gouin-Bonenfant, 2022). Par ailleurs, nous incluons dans cette définition les situations où les acteurs et actrices en présence peuvent ne pas avoir d’interactions directes. En premier lieu, nous présentons l’incompréhension d’une chercheuse (Maude Arsenault) face à la fermeture de son terrain et la réflexion qu’elle a dû mettre de l’avant pour saisir la place qu’elle devait prendre pour la poursuite de sa recherche. Ensuite, nous décrivons le passage d’une posture de professionnelle à une posture de chercheuse et comment une chercheuse (Isabelle Comtois) a dû remettre en question sa propre posture afin de reconnaître les savoirs des intervenant·e·s et des participant·e·s prenant part à sa recherche. Enfin, nous abordons la conciliation entre un chercheur (Anthony Grégoire) et son terrain pour la création d’une oeuvre artistique où il a dû négocier son statut d’étranger, ce qui le plaçait à la source de tensions tant dans sa recherche qu’au sein de la communauté avec laquelle il travaillait.

Situation 1 : choc d’une chercheuse chez Soi dans un milieu clinique

Dans le cadre d’une recherche ethnographique en milieu clinique à Montréal, Maude Arsenault, engagée par une équipe de recherche, suivait des travailleuses et travailleurs immigrants lésés en emploi pendant leur programme de réadaptation visant un retour au travail. Régulièrement, ces travailleurs et travailleuses voient un clinicien ou une clinicienne en séance individuelle (ergothérapeute, physiothérapeute, kinésiologue), séances auxquelles Maude a eu l’opportunité d’assister. Dans les premières semaines, elle s’est adressée aux cliniciens et cliniciennes pour savoir si elle pouvait assister à ces séances, et ceux-ci la renvoyaient aux patient·e·s. Puisqu’il s’agissait de la vie privée de ces derniers, elle trouvait cela logique. Vers la 6e ou 7e semaine du programme, les interventions des clinicien·ne·s devenaient plus difficiles puisque le retour au travail des patient·e·s devenait de plus en plus imminent. Cette étape constitue un moment charnière du programme et est souvent accompagnée d’une recrudescence des symptômes chez les patient·e·s. Lors de l’une de ces journées, une rencontre entre une patiente et un clinicien se préparait. Maude est donc allée demander à la patiente si elle pouvait y assister. Puisque la patiente était d’accord, elles y sont allées ensemble. À leur arrivée, le clinicien a averti la chercheuse que sa présence n’était pas la bienvenue aujourd’hui. Une première!

Le choc initial de se faire refuser l’accès aux rencontres privées – accès qu’elle considérait maintenant comme acquis – a réveillé chez Maude une première réaction défensive : « Leurs interventions deviennent moins fructueuses, et je sers de bouc-émissaire ». Cette première réaction a ensuite laissé place à un autre sentiment de mortification : « Pour X raisons, on ne veut pas de moi à la clinique ». Pour la continuité du terrain, puisque le milieu clinique pouvait décider unilatéralement de ne plus offrir d’accès aux chercheurs, elle devait comprendre afin d’agir, à l’avenir, selon les codes du milieu. Dans ce moment de vulnérabilité, elle s’est ouverte à ses collègues, qui lui ont donné accès à de premières pistes pour comprendre ce qui était en jeu : il y avait là rencontre interculturelle entre elle et le « milieu clinique ». Elle a donc pu passer outre l’état de choc et entrer dans une phase d’explicitation (qui s’est passée de manière univoque à cause des codes et impératifs du milieu de recherche). Cela lui a permis de mettre en lumière que son interprétation du renvoi des clinicien·ne·s aux patient·e·s comme univoque pour la permission de participer aux séances privées relevait de ses traditions anthropologiques du consentement. Toutefois, dans les traditions du milieu clinique, les objectifs de réadaptation se subordonnent parfois à la nécessité du consentement, dans quel cas ce dernier ne suffit plus. Maude a ainsi pu s’adapter aux codes du terrain, qu’elle comprenait maintenant sous un nouvel angle.

Dans cette situation, Maude a dû faire preuve d’humilité afin de réaliser qu’elle se trouvait en situation interculturelle. Puisqu’elle se trouvait dans une clinique au Québec, elle croyait connaître la culture clinique, étant elle-même québécoise et ayant déjà consulté des professionnel·e·s de la santé. Elle a dû remettre en cause ses présuppositions et entamer une réflexion lui permettant ainsi de reconnaître et passer outre ce choc culturel. L’humilité lui a permis d’avouer sa vulnérabilité et de s’ouvrir à de nouvelles informations sur son terrain – au sein duquel elle croyait pourtant s’inscrire par tradition – et d’y modifier son interprétation.

Situation 2 : explicitation entre posture professionnelle et posture de recherche

Comment concilier une posture de chercheuse et une posture de professionnelle dans le domaine de la participation citoyenne en contexte interculturel, sur son terrain? Impliquée bénévolement et professionnellement au sein de projets montréalais de participation citoyenne depuis plus d’une dizaine d’années, Isabelle Comtois anime, dans sa pratique professionnelle, des ateliers pour des citoyen·ne·s désirant s’impliquer dans leur quartier. C’est en écoutant leurs préoccupations et celles des intervenant·e·s qui les accompagnent quant à la rencontre citoyenne en contexte interculturel qu’elle a décidé d’entamer une thèse de doctorat en anthropologie. Sa thèse, de ce fait, porte sur l’étude des dynamiques citoyennes et interculturelles vécues au sein de groupes de citoyen·e·s.

Oeuvrant dans le cadre d’une recherche en partenariat et à la demande d’un organisme communautaire, Isabelle est consciente que sa pratique professionnelle va venir teinter la façon d’approcher son terrain et ses analyses, Elle ne se doute pas, au moment d’entamer son terrain, que sa posture de professionnelle va être à la source de plusieurs de ses malaises et frustrations en tant que chercheuse. Dès les premières séances d’observation du groupe de citoyen·ne·s, ces malaises se font sentir, et le choc culturel engendré par le passage d’un rôle de professionnelle active sur le terrain à celui d’observatrice non participante aux rencontres de ce groupe n’est pas suffisant pour les expliquer. Isabelle Comtois a ainsi eu l’impression qu’il « ne se passait rien » en termes de dynamiques citoyennes et interculturelles, contrairement à ce qu’elle observait pourtant dans sa pratique professionnelle d’animatrice d’ateliers citoyens. Par conséquent, sa posture de professionnelle l’a amenée à se questionner sur la pertinence et l’adéquation des actions prises par les intervenant·e·s accompagnant les citoyen·e·s. Alors que le choc interne lui a indiqué qu’il y avait possiblement une incompréhension de son terrain, la centration lui a permis de prendre conscience que le « problème » ne résidait peut-être pas tant dans le projet que dans l’adoption d’une posture inadéquate d’« experte » du sujet. C’est lors de la (re)lecture de ses notes de terrain qu’elle a réalisé que si elle ne changeait pas sa posture, elle s’orienterait vers une analyse fortement négative du projet.

Cette prise de conscience a forcé Isabelle à (re)centrer ses analyses à partir de son rôle de chercheuse. Cela lui a permis de réaliser que les malaises et les frustrations n’étaient vécus que lorsque son identité professionnelle était mobilisée, et que celle-ci activait des préjugés à l’endroit de certaines pratiques des intervenant·e·s et des citoyen·e·s. L’adoption d’une posture d’humilité en tant que chercheuse a permis la reconnaissance de ses préjugés et rendu possible un travail d’explicitation entre Soi et l’Autre imaginé (intervenant·e et citoyen·ne). La posture d’humilité a surtout permis à Isabelle de reconnaître, par l’observation des pratiques d’animation et d’accompagnement, l’expertise des intervenant·e·s et la légitimité des savoirs des citoyen·ne·s dans le projet. À partir de cette posture, la relecture des notes de terrain à propos des rencontres a permis d’identifier la présence de différences culturelles quant à la conception de l’accompagnement des citoyen·e·s, aux modes d’implication citoyenne des quartiers montréalais et à leurs dynamiques de cohabitation. Si ces différences semblent aujourd’hui aller de soi, ce n’était pas le cas de prime abord, tant elles étaient subtiles, lorsqu’Isabelle a été appelée à évoluer à la croisée de ses cadres de référence de chercheuse et de professionnelle.

Situation 3 : conciliation d’un chercheur et son terrain dans la création artistique

Dans le cadre de ses recherches en ethnomusicologie au Sénégal, Anthony Grégoire, Québécois d’origine canadienne-française, s’est retrouvé dans le rôle de producteur d’un album de mbilim à paraître sur la scène internationale. Un ensemble a été constitué en sélectionnant les musiciennes et musiciens parmi les membres de la communauté locale. Toutefois, au fil des répétitions, des tensions se sont accumulées entre Anthony et le guitariste soliste, au détriment même des relations au sein de l’ensemble. Un conflit a fini par éclater, ayant comme conséquence le départ du guitariste trois jours avant l’enregistrement de l’opus. Dans les discussions qui s’en sont suivies, Anthony a dû accepter de non seulement produire l’album, mais aussi de remplacer le guitariste soliste.

Toutefois, le malaise qu’il ressentait et sa compréhension imparfaite de certains codes rythmiques l’empêchaient de s’arrimer parfaitement à la structure mélodique sous-jacente : sa conception particulièrement occidentale du rythme et sa propre formation académique en musique jouaient contre lui. Si la communauté lui a tout de suite exprimé sa perception d’une couleur différente et d’une volonté de l’ensemble d’« internationaliser » le mbilim, les membres de l’ensemble savaient qu’il s’agissait en fait d’une limitation d’Anthony qui devait être négociée afin que la musique enregistrée ne s’éloigne pas trop des limites acceptables de ce qu’est un mbilim. Il faudra six mois supplémentaires entre l’enregistrement et le lancement de l’album avant qu’Anthony maîtrise la rythmique du mbilim.

Ces six mois de préparation ont donné lieu à d’intenses négociations quant aux différences perçues ou explicitées entre la pratique musicale et instrumentale du chercheur et celles des musiciennes et musiciens du terrain et ainsi qu’à d’intenses échanges afin de faire concorder leurs traditions respectives, et ce, tout en respectant les limites acceptables du mbilim de la communauté. Tout ce travail d’explicitation des mécanismes musicaux a été long et périlleux, et certaines répétitions ont vu naître des tensions qu’il aura fallu résoudre pour permettre à tout le monde de comprendre d’où chacun tenait son savoir et ses compétences. Les efforts afin de mettre de l’avant un mbilim à la croisée des traditions auront finalement été bien reçus, même pour celles et ceux qui doutaient qu’un Blanc puisse performer « leur » mbilim!

Pour ce chercheur, le fait d’être un « étranger » dans l’apprentissage du mbilim faisait de lui un élément polarisant dans le projet (Tiryakian, 1973), d’autant plus que ce projet émanant de la communauté n’était pas prévu dans la recherche initiale. L’humilité a été l’élément partagé par les membres du groupe, ce qui leur aura non seulement permis de travailler ensemble à comprendre ce qui créait les tensions qu’ils vivaient, mais aussi de transcender leurs différences pour arriver à un opus qui respecte à la fois les codes culturels sénégalais et les traditions d’artiste-chercheur occidental de leur guitariste soliste.

Le statut d’étranger d’Anthony a obligé les membres du groupe à aborder de front les tensions interculturelles que générait le fait d’être porteurs de traditions différentes et à s’inscrire mutuellement dans une sorte de partage réciproque et une instrumentalisation explicite du chercheur, et ce, dans une dynamique d’échange dialogique. Cette situation a, de surcroît, mis de l’avant la nécessité d’une participation impliquée d’Anthony dans le processus d’explicitation des différences culturelles. En contrepartie, les membres de l’ensemble musical ont soutenu le chercheur et résisté à leurs détracteurs et détractrices qui critiquaient ouvertement leur décision de laisser un chercheur occidental s’inscrire dans « leur » mbilim. De plus, ils devaient négocier avec leur communauté et avec le chercheur les informations à communiquer afin qu’ils puissent documenter et performer, ensemble, le mbilim – des informations qui, ils le savaient, allaient aussi se retrouver dans sa recherche doctorale. Pendant tout ce processus, Anthony a non seulement dû faire preuve d’humilité pour accepter de ne pas toujours être à la hauteur de ses attentes et de celles de la communauté et pour laisser libre cours à la critique de ses propres traditions, mais il a aussi eu à reconnaître sa propre place dans la création.

Les trois situations présentées ici rendent explicite la transversalité de l’humilité dans la posture de recherche préconisée dans cet article. La première situation met en lumière le besoin d’humilité afin de se rendre compte d’une situation de choc culturel et de l’accepter. Prendre un pas de recul a permis à la chercheuse en milieu clinique, où se situent différents enjeux de pouvoir(s), de revoir sa propre implication dans les relations observées sur son terrain. La deuxième situation expose tout le besoin d’humilité nécessaire à la chercheuse pour une remise en question de Soi et l’explicitation des malaises et des différentes perceptions liées à la différence de posture. En préparation d’un terrain où elle négociait sa place de chercheuse, elle a dû remettre en question sa posture de professionnelle pour aborder son terrain. La dernière situation montre toute l’importance de l’humilité sur le terrain afin que tous les acteurs et actrices en situation de rencontre interculturelle puissent s’inscrire activement dans un processus de conciliation pour atteindre une signification commune. L’évaluation constante des capacités et aptitudes du chercheur pour son intégration dans une pratique culturelle étrangère a requis beaucoup d’humilité de sa part afin que le processus de négociation de la place de chacun dans la création puisse suivre son cours sans compromettre son terrain de recherche et les projets qui y étaient développés.

Discussion

Obéissant à notre volonté de répondre à notre questionnement à propos de la façon dont une chercheuse ou un chercheur peut faire de l’interculturel un objet de recherche tout en l’expériençant, nous avons constaté qu’au-delà d’une éthique relationnelle et d’une sensibilité à nos propres biais et traditions dans la rencontre avec l’Autre, la posture d’humilité témoigne d’une juste (re)connaissance de Soi et de ses habiletés, mais aussi de la capacité à reconnaître ses erreurs et à s’ouvrir à d’autres idées. Ces réflexions contribuent à mettre en lumière la négociation entre une chercheuse ou un chercheur et sa posture de recherche, son terrain, puis ses collaborateurs et collaboratrices, où l’humilité permet non seulement de dépasser le choc, mais aussi de dénouer certaines tensions interculturelles et de favoriser la création d’un savoir partagé. Les trois situations choisies en exemple rendent explicite le bénéfice qu’apporte une posture d’humilité. Elle encourage un premier pas vers l’Autre, offre la possibilité de dépasser ses propres a priori et préjugés, devient une prédisposition à la réflexivité critique et confère aux chercheurs une plus grande sensibilité aux chocs culturels, tout en leur permettant d’atteindre le moment d’explicitation de la différence. Ces chocs peuvent être particulièrement subtils mais avoir un impact majeur pour le chercheur ou la chercheuse ou, au contraire, ils peuvent prendre une ampleur spectaculaire sans toutefois que les participant·e·s à la recherche n’aient réellement conscience des (en)jeux de négociation interculturelle à l’oeuvre dans la rencontre en question. Ainsi, les trois situations présentées ici illustrent que la posture d’humilité permet à chacun d’expériencer chaque moment et d’en faire un objet d’étude fécond et qu’elle est transversale aux trois moments de la rencontre. De plus, l’humilité d’une chercheuse ou d’un chercheur, par la réflexivité qu’elle génère, est primordiale dans l’étude de la rencontre tout comme dans son expérience.

Il est aussi clair pour nous que l’humilité ne doit pas demeurer à l’état de « préalable » à un terrain en contexte interculturel : elle s’inscrit plus largement dans une posture se déployant tout au long de la recherche. Si l’humilité relève d’une phase active de préparation à la recherche et implique une certaine manière d’aborder le terrain, sa prédominance peut toutefois varier ensuite, et elle peut être reléguée à un niveau plus ou moins conscient au cours de la recherche. Ce sont les différences rencontrées et les divers chocs culturels vécus qui agiront comme des leviers de réactivation de la posture d’humilité du chercheur ou de la chercheuse et qui lui signaleront ainsi qu’il ou elle doit réajuster sa posture, moduler ses actions et faire preuve d’une acuité accrue. Ainsi, certains moments pouvant être perçus comme des « faux-pas » sur le terrain relèvent plutôt intrinsèquement de la rencontre interculturelle, et l’humilité permet d’être plus sensible à ces moments d’absence de justesse dans l’évaluation de la place de Soi et de l’Autre et, par le fait même, elle permet de réajuster cette place. La posture d’humilité offre aussi une réponse à la critique de Fabian (2006) sur la question de l’objectification de l’Autre et de son détachement, voire de son effacement de la recherche au profit, souvent, d’un savoir occidental oubliant sa propre positionnalité. Le pouvoir de la rencontre interculturelle et celui d’une autoréflexivité continue lors du processus de recherche nous apparaît aussi avoir un potentiel transformateur non négligeable, en ce sens qu’en contexte interculturel, « comprendre, c’est comprendre autrement » (White, 2017b, p. 260) et que l’atteinte d’une intersubjectivité éthique « doit être comprise comme un objectif à atteindre, une entente qui vise en quelque sorte une transformation de la compréhension, qu’elle soit mutuelle ou non » (White, 2017b, p. 260). C’est là que réside pour nous l’une des limites du concept d’humilité culturelle, à savoir que cette dernière implique une issue mutuellement positive pour tous les acteurs et actrices en présence (Garner et al., 2021). Bien que l’adoption d’une posture d’humilité ne garantisse pas la réalisation de la conciliation, reconnaître cette limite vient paradoxalement renforcer la nécessité pour les chercheuses et chercheurs en contexte interculturel d’adopter cette posture, notamment lorsque l’on vise des relations plus égalitaires et une co-construction des savoirs, et ce, indépendamment de qui fait la demande initiale du projet de recherche.

Pour nous, la relation interculturelle ne peut se construire que 1) par la reconnaissance de nos traditions et de notre propre unicité, 2) par la reconnaissance complète et explicite de l’unicité de la personne en vis-à-vis ainsi que 3) par la reconnaissance et la négociation des différences qui nous séparent et des affinités qui nous rapprochent. Ainsi que le soulignait Panikkar (2013), « être » en situation de rencontre signifie déjà que l’on puisse se reconnaître en cet « Autre » du terrain. Cependant, l’humilité ne relève pas uniquement de la responsabilité du chercheur ou de la chercheuse qui s’introduit chez l’Autre. Nos expériences de terrain et nos réflexions nous ont amenés à reconnaître que cet Autre, en particulier par son accueil et par le partage de ses connaissances, fait lui aussi preuve d’humilité. Ce constat ne permet cependant pas de présager de la posture d’humilité de l’Autre, même en présence d’une posture d’humilité du côté de la chercheuse ou du chercheur.

Conclusion

La posture d’humilité se révèle doublement significative dans nos recherches, puisque ces dernières se font en anthropologie et en contextes interculturels. De ce fait, l’analyse des trois situations a permis de faire ressortir l’apport de cette posture pour les chercheuses et chercheurs en interculturel. Notre approche interculturelle nous amène à lire les situations à partir d’une centration qui nous demande d’identifier la facette de notre identité mobilisée dans la rencontre. C’est ce qui nous amène ensuite à distinguer l’identité comme chercheur ou chercheuse de cette identité mobilisée dans la rencontre. Nous sommes conscients que les différentes facettes de l’identité d’une personne sont imbriquées dans un tout complexe, mais il demeure que poser son regard sur les particularités respectives de ces facettes nous permet de prendre conscience de la complexité de la réalité interculturelle sur un terrain de recherche et nous permet de préciser où la différence fait une différence, pour reprendre l’expression de Bateson (1977).

Il nous apparaît ainsi important de faire de l’humilité une posture de recherche qui permette à chacun de s’engager dans un « changement d’état d’esprit » (Genest, 2022) et de transcender la positionnalité de son savoir. Cette posture nous semble être un levier pour la compréhension et la négociation des tensions et des appréhensions dans la rencontre interculturelle, et elle devient dès lors une composante importante de ce que nous aimerions qui devienne une approche interculturelle critique.