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On appelle « éthique » professionnelle, le silence des journalistes sur [l]es questions « intimes ». On appelle commérage, ce que les femmes en disent entre elles.

Brossard (1976b : 1)

Le moment de ce qu’on a appelé la seconde vague[2] du féminisme voit s’effriter l’imaginaire patriarcal, notamment la croyance selon laquelle « privé » et « politique » appartiendraient à des sphères séparées. Les féministes s’aperçoivent que la distinction traditionnelle entre l’intime et le public est liée au besoin que rencontre le système capitaliste et patriarcal de dissimuler ses rouages fondamentalement oppressifs (par exemple le travail gratuit, la reproduction de la force de travail). Elles comprennent aussi que cette distinction s’expose dans toute son artificialité dès que les femmes s’autorisent à réfléchir concrètement, ensemble, à leurs conditions de vie. En système patriarcal, explique Nicole Brossard dans l’exergue que nous avons choisi pour cet article, « on » cherche à dissuader les femmes d’analyser leur situation, en discréditant a priori tout ce qu’elles pourraient dire : on les assigne aux « commérages », aux bavardages supposément irraisonnés, pendant que d’autres peuvent asseoir leurs propos sur la reconnaissance d’une capacité « professionnelle » et morale à analyser le monde : les unes jasent de manière inconséquente, les autres développent une pratique « éthique ». Autrement dit, pour dissuader les femmes de comprendre le tort qu’on leur fait, on les décourage de parler publiquement de ce qui se passe dans les foyers, dans les corps, dans les esprits : la déontologie patriarcale baptise ces questions « intimes », établit artificiellement leur différence radicale d’avec ce qui serait vraiment politique et sérieux et ainsi s’en débarrasse. À chacun et à chacune alors de se démener avec ses problèmes, de croire qu’ils lui sont propres et qu’il ou elle est seule à se débattre avec ces questions.

Pourtant, l’« intime », ou la « vie privée », pour Nicole Brossard, « est politique » : c’est le titre de l’article qu’elle signe en première page d’une toute nouvelle revue[3] féministe québécoise, en avril 1976. La vie des femmes devrait en fait prendre – Brossard y appelle – les dimensions d’un « scandale » : il faudrait que « l’intime » jaillisse d’un coup avec fracas dans la sphère politique pour que la révolution féministe advienne. « Nous souhaitons que chaque femme dise le scandale de sa vie, fasse un scandale public[4] et qu’elle se détourne d’un pouvoir qui lui vole intimement et socialement le droit d’exister souverainement pour elle-même » (Brossard, 1976b : 2).

La création des Têtes de pioche est un moyen de faire surgir ce scandale : les six femmes qui en amorcent la publication s’accordent sur l’idée d’en faire autant un lieu de prise de conscience de la condition féminine qu’un outil à distribuer aux autres femmes ou encore un moyen de se regrouper pour mener la lutte politique. Contrairement à ce qui se passait dans Québécoises deboutte!, la revue féministe dont Les Têtes de pioche prennent explicitement le relais en 1976, les autrices signent de leur nom propre les articles qu’elles publient. Pour elles, l’écriture est doublement une action féministe : elle permet d’entrer dans la sphère publique et politique en tant que collectif, elle permet aussi à chacune d’engager sa subjectivité (son identité, ses idées, son corps) dans un mouvement commun et de montrer par le fait même que, dans le féminisme, la réflexion politique ne peut se détacher de l’expérience individuelle. Elles affirment ainsi que questionner la vie des personnes, ce qu’on nomme l’« intime » ou la « vie privée », est une condition nécessaire pour comprendre la société dans son ensemble ; inversement, la dissimulation des subjectivités entraîne l’exploitation des individus :

La vie privée, c’est la vie du corps qui mange, qui dort, qui cogite, qui défèque, qui sue, qui touche, qui souffle, qui jouit. […] C’est l’histoire cachée des femmes. C’est l’histoire que les hommes taisent. […] De comment on conçoit le rapport à son corps dans l’intimité, découlent toute une série de comportements et d’attitudes sociales desquels on prétend exclure la subjectivité en niant le corps quand il travaille, quand il projette, quand il se soulève devant les pouvoirs qui l’utilisent à leurs fins.

Brossard, 1976b : 1

Nicole Brossard poursuit ainsi la réflexion amorcée un mois auparavant dans l’éditorial collectif du premier numéro des Têtes de pioche, où les éditrices expliquaient qu’en créant ce journal, « [elles] ne voul[aient] pas ignorer encore une fois [leur] subjectivité, mais l’intégrer à [leur] action, à [leur] langage » (Le collectif, 1976 : 1). Les numéros des Têtes de pioche sont témoins des « subjectivités engagées » de leurs éditrices.

Nous tenterons dans cet article de cerner la manière dont l’idée même de subjectivité est ensuite développée au fil des numéros de la revue, peu à peu problématisée. Deux grandes dimensions doivent être considérées. D’un côté, en effet, l’idée de la subjectivité est liée à celle de personnel, de privé, ou encore d’intime : Les Têtes de pioche exploitent l’idée que « la vie privée est politique », de manière à montrer que les expériences subjectives, telles qu’elles sont racontées, révèlent la condition partagée des femmes au Québec. D’un autre côté, « subjectivité » est un terme de philosophie politique, que les collaboratrices des Têtes de pioche exploitent aussi : établissant leur statut de sujet, elles intègrent les récits de la vie intime des femmes dans une théorie politique. Engager leurs subjectivités dans la revue consiste aussi pour elles à donner les moyens aux Québécoises de prendre conscience de leur situation, de leurs possibilités de révolte et de leur position de sujet collectif féministe, politique, susceptible d’amorcer une révolution. Intégrer les singularités et les vécus dans une démarche collective est à la fois ce qui pousse en avant les analyses et ce qui peut les freiner parfois, voire les empêcher. Nous verrons que l’éclatement du collectif et la disparition des Têtes de pioche sont aussi liés, en fin de compte et de manière paradoxale, à un échec de l’inclusion du vécu et de la subjectivité de chaque militante dans le projet commun.

« La vie privée est politique » : ce que révèlent les expériences subjectives

L’idée que « le privé est politique » offre ainsi aux Têtes de pioche une première compréhension de la manière dont les subjectivités s’engagent dans la lutte féministe. L’idée dépasse bien sûr le cadre de la revue ; elle est commune à tout le féminisme de tendance radicale des années 1970. Elle est liée aux revendications sur la liberté des femmes à disposer de leur corps : les luttes pour le droit à l’avortement, à la contraception ou contre le viol sont les grands combats indissolublement privés et politiques de ces années-là. Dans l’espace public, l’implication subjective des femmes est régulièrement perçue comme un manque d’objectivité et une défaillance politique ; du point de vue des féministes, il est au contraire crucial de souligner qu’il s’agit là d’expériences d’abord vécues subjectivement – c’est directement de leur corps et de leur vie à chacune qu’il s’agit – et que, par conséquent, la subjectivité se trouve garante de l’analyse qu’on peut faire de ces expériences.

Les Têtes de pioche illustrent ainsi par des récits, en général rédigés partiellement ou totalement à la première personne, la signification politique de certains événements prétendument intimes. On peut citer, par exemple, le texte sur « Le viol » rédigé par Éliette Rioux (Rioux, 1976 : 1), les explications techniques de Diane Corbeil sur le fonctionnement de la contraception (Corbeil, 1978 : 4) ou encore les récits d’accouchement et de grossesse qui paraissent dans la rubrique « Dans quelle circonstance je suis devenue enceinte ». Les rédactrices prêtent également une grande attention à la manière dont l’oppression vécue par les femmes a des conséquences qui ne sont pas seulement matérielles, mais aussi psychologiques : elles prennent soin de souligner que toute la vie des femmes est marquée par le sexisme, que l’objectif – les faits de domination et de violence – et le subjectif – la manière dont les femmes intériorisent leur oppression et vivent avec leurs peurs et leurs traumatismes – sont les deux faces d’un même problème.

Éliette Rioux, l’une des rédactrices les plus prolifiques de la revue, est sans doute celle qui exprime le plus souvent ce rapport inextricable : enfant d’ouvriers, ouvrière et femme de ménage elle-même, lesbienne en sus, elle est capable de parler concrètement de la manière dont la domination sociale s’articule, mais elle choisit en général de « parler au je » (Jean, 1978b : 2). Dans son texte sur la « Dépression et [la] maladie mentale » (Rioux, 1978c : 6), elle utilise ainsi son propre parcours pour évoquer l’oppression générale des femmes ; parler de soi ne relève pas de la « complaisance », explique-t-elle, mais est bien un geste de « révolte ». Elle a été dépressive très jeune : elle raconte avoir vécu sa première expérience suicidaire à neuf ans, elle évoque ses souffrances à l’école, la misère de sa famille, sa conscience plus ou moins nette du risque de se faire violer par son propre père, du silence qui règne sur les viols incestueux commis autour d’elle. Elle raconte comment les violences ont changé de nature avec l’âge et comment parallèlement sa maladie mentale a évolué : comment elle a commencé à avoir des hallucinations, comment on a commencé à baptiser ses crises nerveuses « hystéries », comment se sont installés des cycles de dépression. Elle achève son texte sur le constat que les psychanalystes ont pu l’aider, mais jamais de manière pleinement satisfaisante : ils se trouvaient incapables comme hommes d’aborder la question des souffrances qu’elle vivait spécifiquement en tant que femme puisqu’ils les niaient en tant que phénomènes structurels. Son histoire est à la fois, Rioux le dit elle-même au début du texte, très singulière et très commune. Elle est bien tombée en « dépression », elle a effectivement souffert d’une « maladie », mais pour Rioux, on a tort de croire que ces mots s’appliquent seulement aux individus, car elle n’a pas tant souffert d’une « maladie mentale » que d’une « maladie sociale ». De même, selon elle, il faut plutôt parler de « dépression familiale et environnementale » que de dépression tout court : la souffrance psychique, ressentie de manière éminemment subjective, est aussi un fait social et nécessite, à ce titre, un traitement politique.

Rioux invite les femmes à raconter leurs histoires, à approfondir la compréhension de ce qu’elles vivent, afin de découvrir ensemble ce qu’elles y retrouveront de similaire, ce qui y est politique. Le mot-clé de la prise de parole devient le « vécu » : on le retrouve partout, sous les plumes de toutes les collaboratrices, y compris dans le courrier des lectrices. L’un des articles envoyés par une personne extérieure à la revue est particulièrement intéressant à cet égard. Marie Dallaire parle des violences qu’elle a vécues de la part du milieu gynécologique et médical à un moment où elle a dû se faire opérer pour un kyste des glandes de Bartholin (Dallaire, 1977). Dans cet article qui a pour titre « Les autres avaient dit pour moi, les autres diraient pour moi jusqu’à ce qu’aujourd’hui j’aie à dire », elle explique, dans un style télégraphique qui énumère les violences – le mépris, les gestes brusques, la négation des douleurs, les moqueries –, l’opération à vif. Elle insiste sur le tabou qui règne autour de ces violences et sur la manière dont sont étroitement liées la négation qu’elle a vécue en tant que personne, en tant que sujet de sa propre opération, et l’impossibilité de « dire » cette expérience. Jusqu’à ce qu’elle publie cet article, explique-t-elle, sa parole de femme a été accaparée par d’autres. Cela l’a empêchée de comprendre ce qui lui arrivait, comme de pouvoir se défendre : « Si je dis sur moi, c’est que tout n’a pas été dit », « je préfère relier ce qui me reste de mon histoire pour en faire une qui soit nôtre aussi », ajoute-t-elle (Dallaire, 1977 : 6). En publiant l’article de Dallaire, Éliette Rioux prend donc l’engagement de raconter le plus intime, le plus subjectif : les peurs, les incompréhensions, les cris étouffés, la douleur ressentie. Les récits d’accouchement ponctuellement publiés par la revue font le même constat : tout le monde se tait sur ce qui est réellement vécu, et le silence des femmes contribue à maintenir des dynamiques de domination et de fausses croyances. Il s’agit par conséquent de parler franchement, à partir de l’expérience vécue subjectivement, afin qu’elle soit reconnue par d’autres : réciter les souffrances physiques et psychologiques, raconter comment on empêche les femmes d’en parler (Ross, 1976 : 7), décrire les césariennes (Howard-Égré, 1976 : 4), mentionner les misères du post-partum (Rioux, 1977a : 1). Les autrices insistent pour choisir leurs propres mots et devenir pleinement sujets de ce qu’elles ont vécu.

Dans les témoignages publiés par des autrices non intellectuelles, l’arrière-plan théorique qui sous-tend le choix de raconter le vécu est souvent confus; au premier plan se trouve simplement la nécessité de prendre la parole en tant que femme. Les collaboratrices les plus érudites basent quant à elles les expériences du vécu sur des théories épistémologiques et politiques clairement définies. Pour elles, choisir de parler de vécu peut aussi relever d’une forme de stratégie discursive destinée à leur éviter de recourir à un vocabulaire et à des analyses trop élitistes : il est important pour les autrices des Têtes de pioche de rédiger une revue qui reste accessible à la plupart des Québécoises. On trouve par exemple le vécu chez France Théoret, lorsqu’elle critique l’isolement des « voix des opprimées », que « le plus fort a toujours intérêt à faire taire » : « Les femmes vont parler. Place au VÉCU! » (Théoret, 1976b : 3). Chez elle, l’énonciation de l’expérience vécue apparaît ainsi comme la première étape de la révolte des femmes. On se souvient que, dans la tradition philosophique marxiste, que Théoret connaît bien, la révolution ne peut advenir qu’à partir du moment où les ouvriers commencent à échanger sur leurs expériences, prennent conscience de leur condition d’oppression commune, comme du privilège épistémologique que leur confère leur point de vue spécifique sur la société capitaliste. Ils commencent alors à imaginer des rébellions, deviennent d’authentiques sujets historiques en tant que membres du prolétariat et amorcent la révolution[5]. Dans les textes de Théoret, sous des apparences simples, les enjeux sont posés selon les mêmes schémas d’analyse. On retrouve un certain nombre de déictiques du marxisme (Bergeron, 2013 : 59) : elle parle d’oppression, de conflits d’intérêts de classe et elle place ainsi derrière l’idée du vécu l’idée de l’avènement du sujet et de la conscience. L’usage du pluriel pour « les femmes », unifié ensuite dans le singulier à valeur généralisante du « vécu », n’est pas non plus si innocent qu’il en a l’air : il suggère que les femmes peuvent former une classe révolutionnaire unifiée. Même phénomène chez Éliette Rioux, dans un texte où, parlant explicitement de « classe sociale » (ouvrière) et de l’« aliénation » des femmes, elle appelle à un avènement de la « conscience » collective devant conduire à la lutte contre l’injustice. Toutefois, contrairement à ce qui se passe dans l’approche marxiste traditionnelle, l’idée de l’« expérience » vécue « viscéralement » intervient pour aider à proposer une analyse de type matérialiste qui échappe à un certain élitisme théoricien :

Tout ça pour vous dire que je ne parle pas de la classe démunie d’une façon intellectuelle (comme plusieurs se complaisent à faire parce que le prolétariat devient un mot à la mode), mais j’en parle avec mes tripes et ma souffrance et ça dérange tout le monde.

Rioux, 1978a : 3

On retrouve une perspective semblable dans un article sur « La gauche et le féminisme au Québec » de Michèle Jean, paru en avril 1978 :

Il y a [l’analyse] des féministes qui partent de l’oppression commune […] Analyse qui peut se faire non à partir de discours tout faits, mais à partir du vécu. […] il y a ceci de particulier dans le féminisme : c’est que sa théorie se construit parallèlement à l’action. Le féminisme n’a pas d’abord commencé par un mouvement d’idées comme le socialisme québécois. Il n’a pas une grille toute faite « derrière » laquelle il faut entrer de force, mais il s’articule, théoriquement parlant, à partir de l’action.

Jean, 1978a : 2

D’autres textes du numéro d’avril 1978 soulignent la colère des féministes radicales à la suite de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars 1978. Ces femmes racontent que des groupuscules de la gauche révolutionnaire sont montés aux tribunes et ont occupé l’espace pour défendre leur propre cause, empêchant ainsi les discussions proprement féministes d’avoir lieu. Michèle Jean répond en confirmant une nouvelle fois la nécessité pour les femmes de construire un mouvement de lutte autonome de la gauche. Chez elle, le vocabulaire et les analyses de type marxiste (« oppression », « classe sociale », « théorie », « action ») restent présents, tout en étant renversés : le « socialisme » est accusé d’être trop théorique et de produire une grille d’analyse « toute faite », que le féminisme n’a pas intérêt à suivre. Ici, l’avènement du sujet féministe ne dépend plus seulement de la prise de conscience, des concertations entre membres d’une même classe sociale, mais aussi de la mise au premier plan du vécu et de l’action. L’expérience et la pratique doivent ainsi, selon Michèle Jean, précéder l’idéologie : « [L]a pierre angulaire de l’analyse est l’expérience même de l’oppression » (Bergeron, 2013 : 155).

Le vécu devient ainsi un mot-clé pour distinguer le féminisme de la doxa socialiste, un « déictique féministe », pour reprendre l’expression de Marie-Andrée Bergeron. Quand on trouve le mot sous la plume de France Théoret, d’Éliette Rioux ou de Michèle Jean, il est clair qu’elles y placent un sens épistémologique et politique fort : il est question de faire advenir une conscience révolutionnaire féministe chez les femmes et de l’ériger en force collective pour renverser le système patriarcal.

De la nécessité de se situer : une défense du « nombrilisme » féministe

Pourtant, cette attention portée au vécu et à l’expérience subjective est parfois perçue comme une forme de nombrilisme : c’est une accusation que Les Têtes de pioche reçoivent en effet de la presse extérieure. Pour les éditrices au contraire, se raconter à la première personne consiste à entrer au coeur de l’action féministe : elles ne produiront rien de bon tant qu’elles ne se seront pas « situées ».

On nous a déjà accusées de faire du “nombrilisme”. Bravo! Nous acceptons le qualificatif, car de plus en plus nous pensons que justement notre libération passe par le nombrilisme. Il faut “se” regarder saigner, aimer, accoucher, avorter, torcher, crier, pleurer, et “se” dire comment nous vivons. […] Pour déboucher sur l’action, il faut se situer par rapport à l’action.

Les Têtes de pioche, 1977 : 2

Deux mois auparavant, Éliette Rioux avait déjà répondu à l’accusation de nombrilisme en soulignant qu’elle était étonnante puisqu’elle était énoncée par des hommes qui ne s’occupent de toute façon jamais que d’eux-mêmes (Rioux, 1977b : 2). Ayant un point de vue particulier sur la société, les hommes n’atteignent eux-mêmes jamais, explique-t-elle, que du particulier quand ils visent à l’universel, sans compter que le déséquilibre est grand entre ce qu’on sait de la manière dont les hommes lisent le monde et ce qu’on sait de la manière dont les femmes, elles, le perçoivent :

J’m’arrête ici parce que ça finirait pu si j’me laissais aller à regarder mon nombril et le vôtre mes soeurs... vu qu’on commence à (avec) peine à découvrir qu’on en a un… et qu’il ne ressemble pas obligatoirement aux nombrils masculins!

Rioux, 1977b : 7

« Se situer par rapport à l’action » est ainsi, selon Rioux, comme selon de nombreuses féministes des années 1970 et comme le développeront encore, plus tard, les théoriciennes des épistémologies du point de vue situé, la première condition pour réussir à mener l’action : savoir d’où l’on parle est nécessaire aussi pour produire une analyse convaincante. Marie-Andrée Bergeron parle à ce sujet, dans le cas des Têtes de pioche, d’une « subjectivité-femme ». L’expression désigne le moment où une femme prend explicitement la parole depuis son point de vue situé de femme, et « ce retour à soi permet de dire le monde à partir d’un sujet spécifique et genré » (Bergeron, 2021 : 143[6]).

Nicole Brossard est sans doute la collaboratrice qui formule le plus régulièrement l’impératif de prendre conscience de la « situation » précise des femmes engagées dans la lutte féministe. Elle lie clairement ses théories féministes à des notions héritées du marxisme. Elle explique ainsi, dès le premier numéro de la revue, que les femmes ont besoin de « se situer en tant qu’individu […] dans l’environnement historique » (Brossard, 1976a : 4), afin de pouvoir

Former une force consciente d’intervention (et non de réclamation) dans les rouages du savoir et du pouvoir, qu’il s’agisse du pouvoir anonyme politique et économique en place ou du pouvoir patriarcal, musculaire et économique des hommes.

Brossard, 1976a : 4

Reprise par l’intermédiaire de la notion de situation, la notion de subjectivité cesse de signifier un manque ou une défaillance, pour désigner finalement la condition de base de tout « savoir » et de tout « pouvoir ». Dans le même numéro inaugural, Michèle Jean et France Théoret parlent elles aussi de la nécessité de ne jamais « perdre de vue la base matérielle de notre lutte » en « amor[çant] l’étude de notre contexte » (Jean et Théoret, 1976 : 1).

Devenir un sujet collectif et politique : désirs et contradictions

L’analyse de la situation individuelle correspond donc aussi à l’analyse de la situation collective. Analysant l’usage de l’expression « mouvement des femmes », Nicole Brossard affirme qu’il s’agit d’un « déplacement » des femmes « dans le temps historique et l’espace territorial qui leur sont dévolus. » (Brossard, 1976c : 2). L’usage de l’expression demande nécessairement, en effet, de penser précisément les coordonnées spatiales et temporelles de la lutte, ses particularités. La subjectivité, l’existence d’une personne en tant qu’elle occupe une position irréductiblement singulière même si elle s’insère dans une cause collective, est ainsi placée au fondement de la dynamique du mouvement des femmes. Les féministes en mouvement proposent un nouveau type de rapport militant à l’action et à la théorie politique : elles sont attentives à la manière dont chaque personne s’inscrit dans le mouvement commun.

Les Têtes de pioche illustrent abondamment cette volonté de se reconnaître soi-même comme sujet, puis les autres femmes comme sujets elles aussi, afin de reconnaître qu’ensemble elles forment ce « mouvement ». Un texte écrit par Denise Boucher, publié en avril 1976, propose par exemple une succession de « je m’appelle » qui unissent dans un même sujet, le « je », une série de figures importantes de l’histoire des femmes :

Je m’appelle Liberty-Rose Barreau, je m’appelle Marie-Barbe Parent, […] je m’appelle du nom de chacune des femmes de la Révolution française […] je m’appelle Olympe de Gouge […] je m’appelle Simone de Beauvoir […] je m’appelle Virginia Woolf […] je m’appelle Christine de Pisan […] je m’appelle Mary Wollstonecraft […] je m’appelle la première sorcière brûlée en 1258 […] je m’appelle du nom de chacune des héritières de ces sorcières […] je m’appelle la Corriveau et je cherche mon histoire […] je m’appelle Flora Tristan […] je m’appelle Lydia Falcon, je m’appelle Eva Forest […] je m’appelle du nom de chacune des femmes du Chili, je m’appelle du nom de chacune des martyres de Pinochet, je m’appelle du nom de chacune des victimes du fascisme […] je m’appelle du nom de chacune des femmes qui aiment qui accouchent qui luttent […] je m’appelle Jeanne Mance […] je m’appelle Marguerite Bourgeois […] je m’appelle Idola Saint-Jean […] je m’appelle du nom de chacune des femmes […] je m’appelle Irma Levasseur […] je m’appelle du nom de chacune des Québécoises en lutte aujourd’hui dans tous les milieux.
je m’appelle Odette Gagnon du 8 mars 1976

Boucher, 1976 : 4

Chacun des noms cités est suivi d’explications sur la manière dont les personnes se sont engagées dans la cause des femmes : certaines sont écrivaines, d’autres médecins, d’autres mécènes et bienfaitrices, certaines ont été assassinées comme sorcières, certaines ont fait grève. Le texte s’achève sur le nom d’Odette Gagnon, qui lit le texte pour la soirée de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars 1976; il est aussi signé par Denise Boucher, qui le retranscrit. Ensemble, toutes ces femmes se fondent dans une même identité qui s’exprime à la première personne; la scansion du « je m’appelle », aux accents zoliens, appuie la dimension engagée du texte : « parler au je », prononcer les noms tirés de l’histoire des femmes est ainsi un geste profondément politique. Certains des noms ont fait ou feront l’objet par la suite d’une petite biographie dans « On n’est pas les premières » (Jean, 1976 : 8). Cette rubrique des Têtes de pioche propose aussi de raconter la vie et l’oeuvre d’une femme en particulier pour tisser l’histoire de l’ensemble des femmes. À chaque numéro, un petit encart accompagne le texte :

Comme nous, les femmes du Québec, avons été privées de “NOTRE” Histoire, nous avons cru qu’il serait utile de vous présenter dans chacun des numéros des Têtes de Pioche une Québécoise qui a, dans le passé, travaillé à l’amélioration de la condition féminine.

Jean, 1976 : 8

Cette affirmation répétée du « je suis une et collective » (Brossard, 1978 : 2), écrit par Nicole Brossard et mis en scène par la revue tout entière, relève pourtant souvent plus d’un souhait idéaliste que d’un accomplissement pratique. Marie-Andrée Bergeron a montré que, tout engagé qu’il soit à valoriser la singularité des autrices de la revue, le comité éditorial tend à maintenir « un gommage partiel de l’identité des rédactrices » derrière l’identité politique collective des Têtes de pioche (Bergeron, 2021 : 144). En outre, plusieurs collaboratrices soulignent combien leur engagement subjectif dans la réflexion et l’action collectives, même s’il est justifié et reconnu comme politiquement pertinent, freine parfois le mouvement de l’intérieur : les conflits aux Têtes de pioche sont nombreux pendant les presque trois années que dure la publication du journal.

Au fil des numéros de la revue, on constate par exemple un phénomène d’autocritique permanent, parfois agressivement intersubjectif. Les choix de chacune sont remis en question, toujours au regard de ce qu’ils signifient à la fois pour la femme qui les fait et pour le collectif qu’elle représente d’une manière ou d’une autre. C’est ainsi par exemple qu’en juin 1978 une lectrice, Nicole Arbour, critique vertement la présence de Michèle Jean au Salon de la femme, qu’elle considère comme une forme de trahison :

Ma chère Michèle lorsque l’on se dit féministe radicale et que l’on fait partie des Têtes de Pioche, on doit il me semble veiller à ce que nos actes ou actions concordent avec nos paroles, notre idéologie. Il me semble qu’il eut été plus digne pour toi (et pour nous) de refuser ce pseudo honneur en dénonçant publiquement cette “foire” sanctifiée par le système capitaliste.

Arbour, 1978 : 7

Bien que tout le monde ne soit pas d’accord sur la signification du geste de Michèle Jean, la revue met en scène cette dispute : ce qui importe, c’est de construire ensemble le « nous », en le questionnant[7]. De la même manière, en septembre 1977, une autre lectrice, Nicole McCauley, prend à partie les membres du collectif qui portent le nom de leur mari. Ce choix ne lui paraît pas personnel mais politique, et très grave :

Chères Têtes de Pioche, où commence le respect de soi, sinon par le respect de son identité.
AVANT DE DEMANDER LE RESPECT DE NOS DROITS, IL FAUDRAIT COMMENCER PAR SE RESPECTER SOI-MÊME.

McCauley, 1977 : 6

La lectrice parle ici d’« identité » et de « respect » de soi : pour celle-ci, il est impensable qu’une Tête de pioche s’engage dans le collectif si, publiquement, elle se soumet à certaines normes de la société patriarcale. D’une certaine manière, McCauley exige que l’engagement des subjectivités soit total… et se perde dans le collectif. Madeleine Howard-Égré, qui se sent personnellement attaquée, répond dans le numéro suivant en affirmant précisément qu’il s’agissait pour elle d’un choix actif, personnel et légitime (Howard-Égré, 1977 : 5). Elle y explique son choix d’avoir accolé le nom de son mari à son nom de naissance en passant à la fois par des arguments tout à fait subjectifs (un certain bonheur à porter le nom du mari, des sentiments confus par rapport au nom du père) et par des arguments politiques (son nom de naissance est le nom de son père, un anglophone : le porter serait-il moins sexiste et moins colonialiste que de prendre le nom du mari?). Son père, dit-elle, a doublement « colonisé » sa mère sa vie durant, en tant qu’homme et en tant qu’anglophone. Elle a souffert de cette domination et a été heureuse de prendre le nom de son mari, francophone, quand elle a pu. Elle montre ainsi qu’il n’y a pas de solution prédéfinie pour toutes les féministes et toutes les Têtes de pioche, que l’histoire et les dispositions de chacune doivent être respectées : « LA FÉMINISTE IDÉALE N’EXISTE PAS. C’est un mythe qu’il faut ranger au même titre que le mythe de la FEMME IDÉALE. » (Howard-Égré, 1977 : 5) Encore une fois, il s’agit d’affirmer que la subjectivité a sa part, qu’elle ne consiste pas en une abdication par rapport aux raisons politiques, mais au contraire en leur enrichissement. En choisissant son nom, Madeleine Howard-Égré défend l’idée que les « je », les subjectivités de chacune des femmes, sont des préalables au regroupement, qu’il faut respecter, connaître, dont il faut comprendre le rôle dans le fonctionnement du collectif, sous peine de voir celui-ci s’écrouler tout entier.

Les rapports conflictuels du privé et du politique : hétérosexuelles et lesbiennes

Les Têtes de pioche considèrent dans l’ensemble que les discours préfabriqués de gauche ont fait tort au mouvement féministe, à cause de leur négligence des subjectivités, des conditions d’existence précises de chacun et de chacune, des expériences particulières, de tous ces éléments dont elles prétendent au contraire montrer la valeur.

En 1977, c’est à la suite des conflits entre féministes radicales (qui considèrent que la lutte des femmes doit être autonome; Lorrain, 1976 : 2) et féministes marxistes (qui considèrent que la lutte des femmes peut s’associer aux luttes de gauche, en reprendre les outils et les stratégies) que le premier vrai conflit éclate et que le collectif de rédaction se scinde[8] . Au moment de faire le bilan des Têtes de pioche, un an plus tard, Michèle Jean explique la fin de la revue par les mêmes raisons. Elle oppose une période où la revue fonctionnait bien, avant « l’infiltration marxiste » de certaines, période pendant laquelle les femmes « parl[aient] au je » et réussissaient grâce à cela à « accorder [leurs] différences sexuelles, politiques ou socioéconomiques [p]ar delà ce qui [les] divisait », à la période qui a suivi, caractérisée par la prégnance d’un discours idéologique extérieur au féminisme (Jean, 1978b). « Nous ne parlions plus au je, mais à des étiquettes », explique Jean. Victime de ces tensions, la revue fait paraître son dernier numéro en novembre 1978; les rédactrices y mettent fin parce que, disent-elles, elles sont fatiguées et veulent se diriger vers de nouveaux projets. Derrière le conflit idéologique se jouent donc des tensions qui signalent l’échec d’un des rêves structurants de la revue : la promesse d’un engagement des « je » de chacune n’a pu être tenue, certaines partent.

On aurait tort toutefois de ne pas considérer dans l’analyse une autre facette cruciale de cette gestion de l’équilibre entre subjectivité et théorie politique, facette qui apparaît à la fois inattendue et particulièrement révélatrice. En réalité, entre novembre 1976 et mai 1978, la revue a publié une série d’articles (dossiers de fond, tribunes, lettres des lectrices) qui s’engagent dans l’analyse des incompréhensions entre hétérosexuelles et lesbiennes. La coïncidence de ce conflit avec celui qui oppose marxistes et radicales paraît frappante, et cela d’autant plus en fait que, dès l’origine, quoique cela ait été très peu, voire pas souligné, les deux conflits étaient liés et révélaient chacun différents types de compréhension des rapports entre subjectivité des femmes et engagement dans l’action féministe.

Dès la création de la revue en mars 1976, les lesbiennes se trouvent à peu près à parité avec les hétérosexuelles au comité éditorial. Cette coexistence ne semble pas faire difficulté, jusqu’à ce qu’en novembre 1976 Agathe Martin publie un article qui propose de réfléchir politiquement, dans une perspective féministe, au lesbianisme :

[I]l me semble qu’il y a toute une réflexion à mener autour de la question du lesbianisme. Le lesbianisme, comme simple (!) façon de vivre sa sexualité ou comme fin de non-recevoir et prise de position politique, existe. […] Les minorités sexuelles sont opprimées dans notre société […] et parmi elles, la minorité lesbienne l’est en particulier. Elle a le double tort, en regard du discours phallocrate et capitaliste dominant, de n’être pas productive d’enfants : de ne pas reproduire la force de travail et de valoriser la sexualité féminine et la jouissance entre femmes, ce qui oblitère la puissance et la séduction mâles. […]
Or, me semble-t-il, seul le respect véritable du lesbianisme (autant comme façon de vivre sa sexualité que comme choix politique) – ce qui est une façon extrémiste et radicale de vivre sa sexualité de femme – garantit à l’ensemble des femmes la pleine reconnaissance de leurs différences sexuelles et constitue en quelque sorte une caution morale, une « provision » selon laquelle l’oppression sexuelle est neutralisée (ou selon le cas, momentanément mise en veilleuse).

Martin, 1976 : 6

Dans ce texte, très engagé dans la réflexion sur le lesbianisme politique par rapport à ce qu’on peut lire à la même époque, Martin propose en fait une réflexion socialiste sur l’avenir du féminisme. À l’orée de la scission des Têtes de pioche, elle imagine une voie médiane qui permettrait à la fois de respecter l’autonomie des luttes des femmes et des analyses qu’elles ont à faire sur le fonctionnement de la société, et de mener pleinement la lutte des classes, contre le capitalisme. C’est dans le lesbianisme qu’elle voit une solution plausible, non comme fin universelle, mais comme proposition théorique et pratique pour penser en même temps un ailleurs du patriarcat et du capitalisme : en somme, elle reconnaît la force de proposition énorme que représente le lesbianisme pour le féminisme. Elle reconnaît aussi la « contrainte à l’hétérosexualité » (Rich, 1980) qui pèse sur les femmes, qui sert à la fois le patriarcat (puisque, dans le mariage hétérosexuel, les femmes sont au service des hommes) et le capitalisme (puisque, dans les familles, les femmes sont celles qui permettent de « reproduire la force de travail »). Selon Agathe Martin, le lesbianisme est ainsi en même temps quelque chose de profondément subjectif et individuel, sur quoi on ne peut et on ne doit avoir de prise (de même qu’elle appelle à ne pas manquer de respect envers l’hétérosexualité tant qu’elle est simplement une autre « option » sexuelle), et un « choix » radical dont tout le monde peut s’inspirer pour mener la lutte féministe et la lutte anticapitaliste et qui doit par conséquent être encouragé sur le plan politique :

Grâce à la mise en place d’institutions inexistantes dans le régime capitaliste monopolitiste d’État actuel, le socialisme assurera les conditions matérielles objectives nécessaires à une amélioration/transformation de la condition et de la vie des femmes. […] l’oppression sexuelle, qui est de l’ordre du privé (du sujet) et partant, de l’ordre des mentalités, n’y sera pas déracinée pour autant. La reconnaissance légale des minorités sexuelles et en particulier du lesbianisme (comme choix personnel et/ou politique) devient pour une société socialiste le garant de sa propre maturité sexuelle et partant, de sa viabilité. Il s’agit là d’un critère fondamental (mais non le seul), qui entraîne le rejet de l’hétérosexualité comme norme (discours dominant), autorise la coexistence des différentes formes de pratiques sexuelles et assure un des liens (manquants tragiquement à l’heure actuelle) entre le privé et le politique.

Martin, 1976 : 6

Ce qui est particulièrement frappant, si l’on s’arrête sur cet article en particulier, c’est la force qu’y prend l’idée d’une lutte spécifique des femmes, l’option du lesbianisme politique apparaissant comme plus radicale encore que le féminisme radical lui-même. En somme, Martin défend l’idée d’une protection des subjectivités lesbiennes, et même de s’appuyer sur elles pour imaginer de nouvelles propositions politiques radicales. Elle propose de considérer le lesbianisme comme un lieu stratégique crucial tant du féminisme que de l’anticapitalisme. Mais aussi, à peu près à ce moment, Martin sort du collectif en raison de ses convictions marxistes : la force de son propos politique n’aura donc pas vraiment de suite au sein de la revue.

Néanmoins, dans le numéro de décembre 1976, Nicole Brossard reprend certains aspects de cette réflexion : elle y parle de l’hétérosexualité « comme institution, donc comme base fondamentale du conditionnement psycho-économico-sexuel auquel tous les individus sont soumis » (Jean et Brossard, 1976 : 5). C’est son texte qui déclenche le premier conflit explicite à ce sujet dans les colonnes de la revue. Dans le numéro suivant, on trouve un texte rédigé par Madeleine Howard-Égré, qui se présente comme une réponse à une amie choquée par les propos de Brossard : cette amie craint que le féminisme radical ne rêve d’un monde où toutes les femmes seraient lesbiennes. Quelques mois plus tard, une nouvelle attaque indirecte est publiée dans le numéro d’octobre 1977, rédigée par Jovette Marchessault, qui ne fait pas partie du comité de rédaction. Marchessault s’en prend au livre Retailles de Madeleine Gagnon et de Denise Boucher, livre qui raconte comment leur groupe de réflexion féministe a été érodé par les conflits que provoquaient, selon elles, les lesbiennes. Arrive ensuite un double numéro de la revue, daté de décembre 1977 et janvier 1978 : s’y succèdent une série d’articles qui défendent alternativement des points de vue d’hétérosexuelles et des points de vue de lesbiennes. Quelques autres résurgences du conflit ponctuent les numéros suivants. Par exemple, dans une lettre adressée au collectif en avril 1978, Louise Kolbourg regrette que les féministes se déchirent entre elles au sujet du lesbianisme. Elle explique que si, la plupart du temps, la colère des femmes les pousse à agir ensemble, la « peur » héritée du patriarcat continue d’entraver leur marche :

[…] peur que le mouvement des femmes passe pour une gang de lesbiennes mal baisées, peur que les hétéro [sic] nous trahissent dans le lit de leur amant, peur de nos délires nouveaux et d’abord inconnus à nos yeux à nos corps, peur du pouvoir que nous reproduisons entre nous parce que nous sommes encore fragiles dans les révélations que nous nous faisons que le seul système de défense que nous ayons appris est celui qui nous vient des hommes.

Kolbourg, 1978 : 7

Ultérieurement, quand il sera question de lesbianisme, ce sera soit pour critiquer la virulence politique des lesbiennes (Howard-Égré, 1977 : 5; Tremblay, 1978 : 8), soit pour défendre le droit d’exister au sein du féminisme en tant que lesbienne et en revendiquer une certaine fierté (Rioux, 1978b : 9; Micheline et Samuze, 1978 : 7). Autrement dit, au fur et à mesure, le débat se resserre sur les vécus personnels; la question des institutions politiques, soulevée par Agathe Martin, est évacuée au profit d’une compréhension du lesbianisme alignée sur l’idée que « le privé est politique ». Les subjectivités hétérosexuelles et lesbiennes, les histoires et les ressentis personnels se trouvent placés au premier plan des réflexions : cette histoire s’inscrit en plein dans le projet initial des Têtes de pioche mais, conflictuelle et sanctionnée par la disparition de la revue, elle révèle aussi l’impuissance de ses collaboratrices à construire une action collective et politiquement radicale en restant toujours sur ces mêmes bases.

Conclusion

En fin de compte, la démarche des Têtes de pioche et son originalité en tant que pratique militante féministe, à savoir engager les subjectivités de chacune dans la revue, « parler au je », est aussi précisément ce qui finit par causer sa perte. La succession des conflits, qui opposent les expériences vécues de chacune aux impératifs politiques de la lutte commune, qui situent la question de la subjectivité au coeur des interrogations militantes, conduit peu à peu la revue à une aporie et provoque sa disparition.

Les luttes féministes aujourd’hui, comme les luttes antiracistes ou les luttes dites LGBT+, déroulent encore sensiblement le même écheveau de théories, d’idées partagées et tissées ensemble, et de noeuds conflictuels. Aux analyses politiques et structurelles de certaines personnes, d’autres opposent leurs vécus et leurs « ressentis »; aux besoins de chacun et de chacune de se situer individuellement et de négocier avec les normes sociales correspond aussi un besoin collectif de supprimer radicalement les structures oppressives; aux tâtonnements des unes s’opposent les valeurs de « pureté militante » des autres; etc. Les mêmes questions se rejouent, elles balancent entre une envie d’engagement politique collectif et une nécessité de sauvegarder les intérêts et les histoires individuelles; elles hésitent et tâtonnent, ne savent pas la part qui doit continuer de valoriser les « subjectivités engagées » de chacun et chacune, et celle qui doit les faire passer au second plan.

Dans les textes des Têtes de pioche, les subjectivités mises en scène proposent toutes des configurations différentes de ces choix et de ces dosages entre le privé et le politique. Des conflits et des incompréhensions en naissent parfois; mais c’est aussi en principe, au moins temporairement pendant les trois ans qu’aura duré cette revue, demeurée centrale dans l’histoire du féminisme québécois, ce qui permet aux femmes de faire mouvement, de construire une sororité forte sur ces contradictions. En somme, il s’agit encore d’être et d’agir chacune « une et collective » :

Quand des femmes parviennent à se regrouper entre elles et qu’il y a du projet et du désir, de ce que j’appelle la belle énergie des femmes pour et avec des femmes, il y a du mouvement et un mouvement qui rend possible des changements radicaux qui nous font vibrer de tout notre corps, de toute notre sueur, de toute notre tendresse, de tous nos muscles, de toute notre force vers d’autres femmes. […] Tout cela remue autour de nous la merde patriarcale. Ça la rend évidente et invivable. […]
Je suis une et collective, en mouvement avec la certitude que ce qui m’est vital ressemble à une soeur, à une amante, à ma fille, à l’ensemble des parcours qui parfois donnent sur l’utopie, qui en d’autres moments ouvrent et m’ouvrent sur le silence des grands espaces qu’ensemble…

Brossard, 1978 : 2