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20 août 2020

Xavier Phaneuf-Jolicoeur : Je vais commencer par une grande question, qu’on va revoir sous plusieurs angles tout au long de l’entrevue. Pourquoi avez-vous décidé de rapper, d’écrire? Peut-être que la réponse s’est modifiée de 1995 à 2020? Cela fait quand même 25 ans que vous écrivez et rappez.

J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je me rends compte qu’il y a un élément conscient et un autre inconscient. L’élément conscient, c’est que, quand j’avais peut-être 12 ou 13 ans, j’ai été témoin de l’arrivée de la vague hip-hop à Québec. Je fais partie de cette génération pour qui le rap n’existait pas, puis il est arrivé ici. Nous avons été happés par cette vague-là, c’est quelque chose qui nous a marqués, de voir ces nouveaux styles, qu’ils soient musicaux ou vestimentaires. Ces nouveaux codes culturels nous parlaient beaucoup. Et en même temps, j’ai fréquenté le premier groupe de rappeurs à Québec, qui s’appelait Presha Pack et était mené par mon cousin. J’étais un peu plus jeune, mais je tournais autour d’eux et j’étais fasciné par cet élément collectif, ce réflexe de toujours rapper aux coins de rues, partout. Ça m’a touché, et les choses ont continué avec un moment de ma vie où je cherchais un médium d’expression. [Rires.] J’ai toujours eu beaucoup d’imagination, mais je ne savais pas comment articuler cette imagination-là.

Je dis toujours que j’aurais voulu dessiner, même encore aujourd’hui j’aimerais dessiner, mais je ne suis pas bon en dessin, puis je n’y ai pas mis de temps. J’aurais toujours voulu jouer d’un instrument, aussi. C’est comme si l’écriture hip-hop se trouvait au croisement du dessin et de la musique parce qu’il y a un élément musical, rythmique et qu’on travaille avec les images en les mettant en mots. C’est une espèce de dessin aussi. Le rap s’est placé sur mon chemin comme ça. Au départ, je rappais les textes des rappeurs américains. Et un jour, je me suis dit : « Pourquoi pas moi? Je pourrais, moi aussi, le faire. » C’est comme ça que j’ai commencé. J’allais à l’école, je rappais « Murder Was the Case » de Snoop Dogg, puis j’ai décidé d’y aller. J’arrivais à l’école et – drôle de coïncidence, c’était dans mon cours d’histoire, l’histoire qui va me suivre aussi pendant longtemps – j’ai pris une feuille de papier et j’ai écrit. J’ai même mis un titre, « Lyrics », puis j’ai écrit mon premier texte. Quelques phrases, puis après, j’ai continué de rapper un autre texte et un autre. Ce sont des feuilles que j’ai encore aujourd’hui. J’ai gardé tous mes textes depuis mon premier. Je l’ai encore, ce texte-là. Souvent, je dis que c’est mon réflexe d’historien de tout garder.

X. P.-J. : Les archives!

Tout, tout, tout ce que j’ai pu toucher, je l’ai gardé. J’ai commencé à écrire comme ça, je dirais que c’est l’aspect conscient.

L’aspect inconscient, c’est qu’avec le recul, je me rends compte que c’était la première fois que, à travers le mouvement hip-hop, je me voyais représenté. Dans ma jeunesse – je suis né ici, j’ai grandi ici, durant les années 1980, 1990 –, je ne me suis jamais vu dans les médias d’ici. Aucun média n’a transcrit ma réalité de jeune métis des ruelles de Limoilou. Que ce soit d’un point de vue dit « culturel » ou d’un point de vue social, ce ne sont pas des réalités qui, au Québec, ont été traduites dans nos téléromans, dans nos films. Ça n’a pas été traduit dans nos chansons non plus, ni à la radio. Tout le canevas médiatico-culturel ne s’adressait pas à moi. Mais quand j’ai vu le rap, je me suis dit : « Ah, me voici! C’est là que j’étais tout ce temps-là! » Donc le rap me parlait. Je sais qu’il a parlé à toute cette génération-là : oui, des jeunes issus de l’immigration, oui, des jeunes Afro-Québécois, Afro-Canadiens et aussi des jeunes Blancs qui étaient dans la marge. Des jeunes que je fréquentais dans ma jeunesse et qui, même s’ils étaient des Québécois blancs, ne se retrouvaient pas dans les téléromans, ne se retrouvaient pas dans la musique qui passait ici. Je sais que le rap leur a parlé.

Je pense à Souldia, qui est plus jeune que moi, mais qui se situe dans ce contexte social. Je pense aux Sozi, qui font partie de mon groupe. Ou même, à Ogden d’Alaclair Ensemble avec qui j’en ai discuté. Il me disait : « Ça m’avait parlé aussi, en tant que jeune fils d’immigrants. Je suis blanc, mais je ne sens pas que je fit dans le cadre social. » Le hip-hop est vraiment, on le sait, issu des marges. Il a permis aux jeunes des marges partout à travers le monde de se situer et de trouver un médium pour s’exprimer et aussi de trouver un langage commun. Et ça, je le vois partout où je vais dans le monde. Je vais au Brésil, je parle avec des rappeurs, même si on ne parle pas la même langue, on parle hip-hop quand même!

Voici une anecdote que je raconte souvent : j’étais au Brésil et quand je suis en concert à l’extérieur, si des gens qui sont dans la salle rappent, j’ai l’habitude de les faire monter sur scène avec moi. J’étais avec une traductrice, puisqu’eux ne parlaient ni français ni anglais et que moi je ne parle pas portugais. J’ai dit à la traductrice : « Dis-leur de faire un 16 ». Elle m’a répondu : « Qu’est-ce que tu veux dire, je ne comprends pas, je leur dis quoi? » Je lui ai dit : « Non, fais juste leur dire : “16”. Juste “16” ». Elle s’est retournée et elle leur a dit « 16 » en portugais, et tout de suite ils ont compris. [Rires.] En hip-hop, on le sait, un 16, c’est la formule de 16 mesures. Bref, nous avons parlé la langue hip-hop.

Le hip-hop m’a permis de mieux me situer culturellement et de contribuer à la culture québécoise. On s’est fait nos propres éléments culturels, nos propres codes où on se voit, où on se parle, où on se reconnaît, où on est capables de communiquer. Je pense que ça a aussi été le rôle du hip-hop aux États-Unis, au moment de sa conception et le rôle qu’il a continué à jouer partout sur terre. Hier, je voyais une capsule sur un rappeur indien qui fait partie de la caste qu’on appelle « les intouchables », les Dalits, je crois. Lui, c’est un fermier, un villageois, et il rappait à propos de ça. Et je me suis dit : « Wow, c’est la force du rap de donner une voix à des gens qui n’en ont pas. » Je suis encore fasciné par ça 25 ans plus tard.

Sarah Yahyaoui : Voyez-vous des échos entre votre travail sur l’histoire (donc comme guide et communicateur, puisque vous ne vous dites pas historien) et votre travail de rappeur? Quels seraient les liens entre ce travail sur l’histoire et le travail du rap et du hip-hop?

Déjà, il y a un lien de communication : si on veut livrer l’histoire, il faut la raconter, et tout dépend de la manière dont elle est racontée. C’est pour ça qu’on rencontre des gens qui détestent l’histoire parce qu’ils n’ont pas eu de bons professeurs, et d’autres qui sont mordus d’histoire parce qu’ils ont eu de bons professeurs. L’historien, en somme, devient un MC. [Rires.] L’historien n’a pas le choix de rendre son histoire, son récit, de manière intéressante pour accrocher les gens. C’est ce que le rap m’a apporté : il m’a permis de raconter l’histoire à un public. Il y a plusieurs historiens qui vont raconter l’histoire, mais qui ne se rendent pas compte qu’il y a des gens qui la reçoivent, à l’autre bout, et que la manière dont ils la racontent a une influence sur la manière dont elle est reçue. Je pense que c’est vraiment le lien de la transmission : le rap transmet quelque chose, un message, une histoire en elle-même, un vécu. Il y a des liens plus étroits qu’on peut l’imaginer.

Catherine Leclerc : Vous parlez ici du rap comme d’un véhicule d’idées. Dans le milieu de l’art, quelle que soit la forme artistique, il y a une tension entre, d’un côté, l’art comme véhicule d’idées (faire passer un message) et, de l’autre, l’art comme travail sur la forme (l’art pour l’art). Cette opposition se manifeste-t-elle dans votre pratique? Vous situez-vous d’un côté plus que de l’autre?

C’est quelque chose qui me touche particulièrement. On sait que le rap a un élément très contestataire, un élément de positionnement social et politique. Je dirais que je me réclame de cet élément-là : j’ai utilisé mon art pour avoir une voix parce que je n’avais pas de voix quand j’ai commencé à rapper. Le rap m’a permis d’avoir une voix, d’abord grâce au rap lui-même, puis grâce à ma position de rappeur, à l’extérieur de l’univers du rap.

Souvent, on se demande : les gens devraient-ils absolument avoir un message quand ils rappent? Et je pense qu’à partir du moment où on a une influence, le positionnement devient important parce qu’il nous permet de passer des messages et de contribuer à un changement social, à un changement de mentalité. Mais tout le monde n’a pas ces capacités-là, tout le monde n’est pas apte à faire passer un message. Il y en a qui ne veulent pas faire passer de message, puis c’est correct aussi. Vous m’avez dit : « L’art pour l’art »; on dit souvent : « Rapper à propos de rapper ». Il y a une formule d’écriture rap qu’on appelle l’egotrip : on rappe à propos de soi, mais pas seulement de manière fanfaronne. Ce n’est pas seulement « écoute comme je suis bon », c’est « écoute comment je le dis, écoute la métaphore, la comparaison. Regarde comment je l’ai articulée », et c’est ça qui est intéressant. Donc là, on travaille plus la forme et le format, mais il n’y a pas nécessairement de message en tant que tel. L’aspect artistique est extrêmement présent.

L’egotrip est un type d’écriture que j’aime beaucoup parce que c’est le type d’écriture le plus libre. On peut sauter du coq à l’âne sans problème, c’est ça qui est intéressant. En vieillissant – j’ai envie de dire en acquérant plus de maturité – je l’ai transformé : au lieu de parler de moi seulement, j’utilise cette forme pour passer des messages quand même. En sautant du coq à l’âne, je passe des micro-messages qui s’emboîtent les uns dans les autres dans le format de l’egotrip. Je ne suis pas un grand fan de l’idée de prendre un sujet et de dire : « Bon, je vais rapper à propos de l’environnement » ou « je vais rapper à propos du profilage ». Ça m’est arrivé, mais ce n’est pas ça qui me stimule. J’aime l’enchevêtrement d’idées, de rimes, de métaphores, de jeux de mots qui, finalement, donnent une oeuvre un peu abstraite, mais nous permettent en même temps de plonger dans nos petits moments. Si on écoute mon dernier album avec le groupe de jazz 5 For Trio, la plupart des chansons tournent autour de cet aspect-là. S’il y a un titre, c’est seulement parce qu’il faut nommer l’oeuvre; pour la plupart des oeuvres, ça aurait pu être « Sans titre », juste des oeuvres en soi, où on plonge et où on suit le fil. On prend un fil, on le tire, et il arrive ce qu’il arrive.

Pendant longtemps, on m’a catégorisé comme un rappeur engagé. Moi, c’est quelque chose dont j’ai essayé de me dégager parce que je sentais qu’on enfermait mon art dans l’engagement. Et je considère être plus qu’une personne engagée, c’est-à-dire que chaque être humain a plusieurs facettes. Et dire que je suis un rappeur engagé fait qu’on s’attend à ce que dans chacune de mes chansons, je dise : « Non à ça » et « on ne fait pas ça ». Je suis plus que ça! En plus, le problème pour moi, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui se limitent à parler de leur engagement. On va rapper contre la mondialisation économique, on va rapper contre la mainmise des banques, on va rapper contre le gouvernement, mais après, dans la vie de tous les jours, qu’est-ce qui se passe? On ne peut pas se contenter de rapper à propos de. Ce serait comme dire : on parle sans marcher.

Il y a un parallèle à faire avec la militance des réseaux sociaux. On fait un post comme « Black Lives Matter », et après, on n’agit pas, on continue sa vie. C’est pour ça que je me suis dit : « Tu sais quoi? Mon rap n’a pas besoin d’être engagé. Ma vie doit l’être. » À ce moment-là, je vais me sentir plus accompli et je vais sentir que je fais une différence, plus qu’en rappant : « Oui, les banques ci, les banques ça », sans agir. Si on écoute l’album À l’ombre des feuilles, ce n’est pas un album engagé. C’est un album où, vraiment, j’ai écrit comme j’avais envie d’écrire, tout simplement. Je me considère comme un humain ou un citoyen engagé, mais mon rap va plus loin que ça.

X. P.-J. : Dans À l’ombre des feuilles, vous avez des textes sur des personnages historiques. Il y a quand même un certain engagement, ne serait-ce que dans le fait de raconter ces histoires-là?

Je suis d’accord; on pense à « Faits VQ », à « Alex Grant »… Je ne peux pas complètement me détacher de ce que je suis, sauf que j’ai essayé de sortir mon rap de ce cadre, dans lequel je me suis moi-même enfoncé. Dans ma musique de jeunesse, si on écoute Sagesse immobile, Le vieux d’la montagne, ou mes autres projets avec Limoilou Starz, je faisais ce que j’appelais du « terrorythme ». J’ai un engagement fort, à travers le rap, mais je suis plus que ça. Et maintenant je me rends compte que ce que j’essaie d’écrire, ce sont des textes qui tournent autour des résiliences, de la persévérance, du courage, etc. Sans vouloir en faire quelque chose de preachy, c’est ce qui me parle. Comme je le dis toujours, je suis la personne la plus exposée à mes textes : je les écris, je les rappe, je les pratique, je les fais en show. Si je rappe toujours de la négativité, je m’envoie de la négativité. C’est comme ça que j’ai arrêté de faire du « terrorythme ». Ce qu’on fait exerce une plus grande influence qu’on l’imagine sur les gens, mais sur soi-même aussi. À partir de ce moment-là, j’ai décidé de faire quelque chose de plus positif, pour pouvoir me faire grandir et faire grandir les gens qui écoutent mon rap. Je veux que les gens puissent l’écouter et le prendre, le porter, avoir envie d’aller plus loin. C’est un exemple que je donne souvent en entrevue : un jour, j’étais dans une école, et un jeune m’a demandé quel genre de rap je fais : « Tu fais du rap engagé, du rap gangster? Tu fais quoi? » Je lui ai répondu : « Écoute, le rap que je fais, je veux que tu écoutes ma musique, puis que tu aies envie d’avoir des bonnes notes. Le rap que je fais, je veux que tu l’écoutes, puis que tu aies envie de devenir astronaute. Je veux que tu écoutes mes chansons, puis que tu aies envie de guérir le cancer. » C’est ça, mon rap. Je veux qu’on l’écoute, puis qu’on ait envie de grandir et d’aller plus loin.

S. Y. : En ce qui concerne les ateliers, pourquoi avez-vous voulu enseigner l’écriture du rap, et quels étaient vos objectifs en écrivant le « manuel d’écriture hip-hop » qu’est À l’ombre des feuilles?

Ce qui est particulier, c’est que je n’ai jamais eu l’idée de faire des ateliers d’écriture. L’idée vient du Musée national des beaux-arts du Québec. En 2008 ou 2009, un employé du Musée m’a approché et m’a dit : « On aimerait que tu fasses un atelier d’écriture pour nos jeunes. C’est la semaine de relâche, on sait quoi faire avec les adultes, on sait quoi faire avec les enfants, mais on ne sait pas quoi faire avec les ados. Donc on s’est dit qu’un atelier d’écriture de rap, c’était une bonne idée. » « Pourquoi pas?! » Je me suis lancé et, pendant des mois, j’ai commencé à théoriser ce que je faisais d’instinct depuis plusieurs années. Je me suis mis à penser : « Comment je fais ça? Ah, c’est ça : une métaphore, une comparaison. » Ce sont des choses que je faisais, mais auxquelles je ne m’étais jamais arrêté. Quelle est la notion littéraire, quelle est la technique, des rimes simples, doubles? Je me suis mis à théoriser, ça m’a tout de suite fait très plaisir de le faire. J’ai fait la présentation, puis je me suis dit : « Il y a quelque chose là. » Pour les écoles, pour les jeunes, pour avoir une meilleure compréhension, justement, de l’aspect littéraire du rap, de la force du rap, de sa richesse. 

Tout de suite après, j’ai commencé à sortir du pays, je suis parti aux États-Unis pour donner des ateliers. J’ai commencé à contacter des écoles en leur disant : « Voici ce que je peux faire. » Et j’ai vu que tant les professeurs que les jeunes étaient touchés par ça. Pour les professeurs, c’est un peu un cheval de Troie. Ça leur permet de faire passer des éléments de poésie sans que les élèves ne se rendent compte qu’ils font de la poésie. Ça leur permet de rejoindre des jeunes qu’ils n’étaient pas capables de rejoindre, les jeunes « bums ». Les jeunes qui ne sont pas intéressés au départ, c’est toujours eux qui participent le plus, dans le cours. C’est ça qui est intéressant, que ça vienne vraiment toucher des jeunes qui sont difficiles à atteindre pour les professeurs. De fil en aiguille, j’ai donc commencé à donner des ateliers à travers le Québec et à travers le monde. Ce qui me permet finalement de présenter ce que je peux faire. Admettons que je m’adresse à une université ou à une école, je dis : « Je peux donner un atelier d’écriture, faire un concert, faire une conférence. » Je peux aller dans le département d’histoire, le département de français, puis faire un concert pour tout le monde ensuite.

C’est une chose que j’aime faire parce qu’elle permet de transmettre des techniques qu’on a toujours employées d’instinct. Il n’y avait rien de couché sur papier, ce qui est correct aussi parce que le rap s’inscrit dans l’oralité et que l’oralité est importante. Je pense que la colonisation a donné une aura négative à l’oralité. En Afrique, ou partout dans le monde, il y a toujours eu cette force de l’oralité. On pense aux griots qui maintiennent la mémoire d’un empire, d’un pays, d’un village, d’une famille. La colonisation a donné cette aura négative : si ce n’est pas écrit, ça n’a aucune valeur. Il faut se détacher de ça pour comprendre que ce qui n’est pas écrit a une valeur. L’UNESCO, récemment, a mis sur pied un projet sur le patrimoine immatériel et la reconnaissance de l’apport de l’oralité. Pour moi, c’est pour ça que si ce n’est pas écrit, ça va, mais puisque je m’exprime dans ce cadre ici, qu’on vit ici, il m’est important d’écrire, de transmettre quelque chose par écrit, pour que les gens qui ne sont pas familiers avec le rap puissent le lire et le voir parce qu’ils ne sont pas tous portés à écouter la musique.

Je voulais donc que le livre transmette le savoir du rap à l’extérieur du mouvement hip-hop, mais aussi que le mouvement hip-hop puisse s’y reconnaître. En l’écrivant, je voulais que les gens puissent le lire et dire : « Shit! C’est ce qu’on fait! C’est nous! » Et le rap change aussi. Les codes musicaux changent dans le rap : aujourd’hui, on parle du trap, par exemple. L’écriture change aussi, on est plus en surface aujourd’hui. Je voulais pouvoir transmettre ce que j’appelle la voie de la plume : les gens qui mettent beaucoup d’efforts dans l’écriture, avec des techniques ancestrales… [Rires.] Bon, on n’est pas encore rendu là, mais je voulais que les jeunes puissent y être exposés. C’est drôle parce que, quand j’ai sorti ce livre-là, un des membres de mon groupe de Limoilou Starz m’a dit : « Wow! T’es comme le dude qui accompagnait Jacques Cartier, dans le temps, pour prendre en note tout ce qui se passait. » [Rires.] C’est Jacques Cartier qui prenait ses propres notes, mais on comprend…

S. Y. : Ça rejoint aussi cet aspect-là de la colonisation, c’est-à-dire que l’écriture serait un acte colonisateur : le premier lien, c’est Cartier.

Oui, mais bon, je l’ai pris comme un compliment! Je comprenais d’où ça venait. Pour ce qui est de Québec, je voulais ancrer les noms des acteurs de cette scène-là, de la génération que j’appelle « les bâtisseurs »; les premiers albums à Québec, les premiers shows qui ont contribué à fonder cette culture-là. À Québec, principalement, parce que là était mon lieu d’action, mais au Québec aussi. On parle beaucoup du rap aujourd’hui, on parle des Alaclair, des Loud, des Koriass, tout ça. Oui, ce sont de bons artistes, mais on a tendance à oublier ce qui s’est fait avant. Et c’est pour ça que je suis content que vous parliez de Muzion et de J. Kyll parce qu’on ne peut pas oublier ces bâtisseurs du rap queb’. Ce qu’il ne faut pas oublier, en cette période où les rappeurs qui sont mis de l’avant sont tous blancs, c’est que les gens qui ont donné leur identité au rap queb’ sont des Afro-Québécois. Les premiers à rapper en joual, c’est Sans Pression, c’est Yvon Crevé, c’est 01 Étranjj, c’est KC LMNOP, c’est Muzion. Ce sont des Afro-Québécois qui ont donné son identité au rap québécois. Parce qu’avant ça, les gens rappaient avec l’accent français. Il y a comme un changement de paradigme, en ce moment, qui se fait vingt ans plus tard, qui est assez particulier.

S. Y. : Cela ressemble à ce qui se passe aux États-Unis aussi, où le meilleur vendeur, dans les groupes de rap, est les Beastie Boys; où le meilleur vendeur solo, c’est Eminem. Cet effacement se produit souvent, et c’est important d’en parler.

X. P.-J. : Pour revenir à l’écriture du manuel, pensez-vous que le fait d’écrire un manuel a modifié votre manière d’écrire le rap, votre écriture créative? Le fait d’avoir théorisé votre pratique a-t-il changé quelque chose à cette pratique?

Non, pas du tout, parce que je suis assez ancré dans ce que je fais. Quand j’écris un texte de rap, j’écris un texte, c’est-à-dire que je me plonge, puis j’écris. Je ne pense pas en termes théoriques. Je ne dis pas : « Bon, il faudrait que je place une métaphore là. Si je faisais une rime? » Je fais juste y aller, juste le faire. J’ai l’impression que c’est peut-être une chance d’être capable de me détacher parce que, quand on théorise une chose, on le fait pour que d’autres gens puissent s’y pencher et la voir. Sinon on n’a pas besoin de le théoriser, on ne le fait que pour soi. Si on le théorise, c’est pour l’oeil ou l’oreille de l’extérieur, mais quand j’écris un texte de rap, je travaille de l’intérieur. Le reste ne me concerne plus, les gens le prendront comme ils le voudront. Et donc, ça n’a aucunement changé la façon dont j’écris.

X. P.-J. : De quoi se compose, selon vous, un chef-d’oeuvre de rap? Dans le manuel, vous donnez plusieurs critères (sans les appeler des « critères »). Vous parlez du lexique, de la complexité, des figures de style, de la densité… En entrevue avec Rapolitik[2], vous mentionnez que, pour vous, le plus grand album, c’est Illmatic de Nas, qui pourrait donc être un exemple. Pourquoi, selon vous, est-ce un grand album? De quoi est fait un grand album plus généralement?

Il y a plusieurs éléments : le beat, le texte (pour moi, c’est le texte en premier, mais prenons les deux pêle-mêle), et comment ils se situent dans un contexte temporel. Illmatic est sorti à une époque de transition. Il y avait eu l’âge d’or… Pour moi, l’âge d’or, c’est surtout dans les années 1990, mais techniquement, dans la périodisation hip-hop reconnue, ce sont les années 1980. Illmatic se situe à la sortie de cette période, vers les années 1990, à la jonction d’artistes qui n’étaient pas nécessairement très lyrical. Et Nas va prendre ça. Sa manière de jouer avec le texte, d’amener ses comparaisons, ses métaphores et de rapper sur ce qui se passe sur le terrain chez eux… ce croisement de tous ces aspects. Il était exactement au bon moment, à la bonne place, avec le bon esprit pour absorber tout ça, puis l’exprimer. L’album de Nas, c’est un album que j’écoute encore aujourd’hui et qui, pour moi, est intemporel. En fait, c’est un des seuls albums de rap que je trouve intemporels. Quand j’écoute les beats, je ne me dis pas : « C’est tellement un beat de 1994 », alors que 36 Chambers de Wu-Tang : « Yo ça, ça sonne 1993 ». Quand j’écoute Ready to Die de Biggie, c’est la même chose, ça sonne 1994. Il y a des albums comme ça qui sont inscrits dans le temps, et ils sont bons, mais on sent leur inscription dans le temps, par leur sonorité, par la manière de rapper. Mais dans le cas de Nas, que ce soit le beat, que ce soit la façon dont il rappe, c’est comme s’il s’immobilisait dans l’espace-temps. C’est pour ça que, selon moi, c’est vraiment le grand classique. Un autre album qui s’en rapproche, que je trouve très intemporel, c’est Doggystyle de Snoop Dogg. Même s’il y a moins l’aspect lyrical, il y a quelque chose d’intemporel dans la manière dont les beats sont façonnés. Mais ça me touche un peu moins qu’Illmatic, où le texte, encore maintenant, je l’écoute. Supposons que je roule en voiture, j’entends une ligne et je ris encore. C’est comme si je me disais : « Ah, c’est trop fort! »

Maintenant, ce qui fait un bon texte de rap, ce sont les éléments qu’on retrouve dans le manuel. On parle des jeux de mots, des métaphores, des comparaisons, donc de la manière d’amener le texte. La manière de le livrer sur le plan du flow aussi. Je trouve que c’est important, même si je ne suis pas un spécialiste du flow. Je ne fais que livrer, comparativement à Kendrick Lamar, qui m’impressionne tellement parce que non seulement ses textes sont bons, mais son flow aussi. Et c’est un des rares rappeurs que j’ai vu manoeuvrer et glisser d’une manière d’utiliser sa voix à une autre. Habituellement, un rappeur rappe de la même voix, mais pas Kendrick Lamar. Kendrick va avoir différentes voix, différents flows, différentes manières de faire. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi polyvalent pour ce qui est des tons de voix, des différents flows… et puis il a de bons textes. Et un succès commercial. J’ai l’impression de ne pas avoir vu ça depuis tellement longtemps, un lyricist qui a un succès commercial.

X. P.-J. : Il fait des albums concepts où chaque chanson est liée à l’autre, c’est fou, puis ça marche à fond, en plus.

C’est très old school, les albums concepts, avec des skits, avec un suivi. Tout ce qui manque, c’est une track cachée et boum, on aurait un album des nineties.

C. L. : La prochaine question porte plus précisément sur les procédés stylistiques. Il y a des procédés sonores, la rime (l’assonance, l’allitération), ce qu’on fait avec les sons; il y a des procédés sémantiques, comme la comparaison ou la métaphore. Nous serions curieux et curieuses d’entendre votre avis sur les agencements qui fonctionnent, sur ceux qui seraient propres au rap. Quels effets ces procédés provoquent-ils et comment sont-ils convoqués pour que ça marche?

Comme je le disais, je ne pense pas qu’il y ait de rappeur qui rappe en imaginant quel outil il va utiliser. J’ai l’impression qu’on se plonge, puis ça vient, puis on le sent : « Ça, ça marcherait ». Je ne pense pas qu’on se dise : « Bon, maintenant, et pour l’assonance? » [Rires.] C’est un peu une boîte à outils qu’on utilise à l’aveugle. On le sent, on se lance, puis on le prend, on utilise ce qu’on a, on assemble. Ça se fait surtout d’instinct, au lieu d’intellectualiser la manière de le faire. Toutefois, certains vont se dire : « Là, je rappe juste avec des rimes en “ère”, ou juste des rimes en “té” ». Il y a des éléments, parfois, qui sont plus précis, mais généralement, je pense que les gens le font d’instinct.

Bien sûr, on a l’élément un peu plus « physique », l’élément sonore. Puis il y a la métaphore et la comparaison qui font appel à l’imagination ou à l’esprit. On va faire fonctionner l’esprit pour mieux comprendre le concept, pour vraiment placer plusieurs niveaux d’interprétation. Ce qui est intéressant, c’est d’utiliser ces procédés pour dire plusieurs choses à la fois. C’est là une des grandes forces du rap : pouvoir dire plusieurs choses dans un même segment. On peut l’interpréter d’une manière ou d’une autre, selon l’association qu’on fait entre les mots utilisés. Parfois, ça peut être un clin d’oeil qui n’a même pas rapport avec le texte, mais voilà, c’est cet élément-là aussi. Je le dis souvent, le rap est assurément une des formes de littérature les plus denses du xxe siècle. Je serais prêt à ajouter les autres siècles, mais je vais me garder une gêne! Dans un texte donné, disons un 16 barres, il y a tellement d’information, tellement d’éléments littéraires comprimés que je trouve que le rap n’est pas encore assez encensé pour son jeu littéraire. Je pense encore une fois qu’il y a une lecture de classe, même souvent de « race », où on ne donne pas assez de crédit au rap et aux rappeurs pour l’importance de sa dimension littéraire.

C. L. : J’ai l’impression que les artistes s’influencent les uns les autres à propos de ce qu’il est possible de faire. Je serais curieuse de vous entendre sur cet aspect-là.

Oui, surtout aujourd’hui. Peut-être que certains diront le contraire, mais j’ai l’impression que, quand on a commencé, disons jusque dans les années 1990, l’unicité était fondamentale. On ne pouvait pas sonner comme quelqu’un d’autre : si on sonnait comme quelqu’un d’autre, c’était dead. Il fallait que tout le monde débarque avec son propre style. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse. Si on écoute la musique qui se fait aujourd’hui, les gens vont utiliser les mêmes flows. La structure rythmique du rap a changé, et les gens rappent tous de la même manière! Ça me fait capoter! Juste hier, j’étais assis sur un banc dans ma rue, en train d’écrire et j’ai entendu des voitures passer. Elles faisaient toutes jouer de la musique, c’étaient des musiques différentes, mais les gens rappaient de façon semblable, ils avaient les mêmes flows. « Wow, ça fait trois voitures qui passent, trois chansons différentes, les gars rappent pareil. » [Rires.]

X. P.-J. : Pensez-vous au triolet en particulier?

C’est exactement ça! C’est quelque chose qui n’aurait jamais été concevable à l’époque, que tout le monde rappe de la même manière. Aujourd’hui, c’est un gage de réussite : « Rappe comme ça. Maintenant, c’est ça qui est la mode, on le fait. » Donc le paradigme a complètement changé et ça, je trouve ça incroyable. Aujourd’hui, il y a une grande influence des uns sur les autres. À l’époque, bien sûr qu’il y avait une influence : les gens ne naissent pas en silo, ne sortent pas du magma. Il y avait des influences, mais on voyait ce qui se faisait : « Comment est-ce que moi, je peux le prendre? Comment je peux le transformer? » En dehors de la manière d’écrire, il y a des influences plus marquées. Par exemple, je ne peux pas passer à côté du fait qu’un groupe comme Wu-Tang m’a énormément influencé et m’a notamment permis d’assumer qui j’étais : un jeune nerd du quartier qui lit beaucoup, mais avec les deux pieds dans la ruelle; avec des choses bizarres qui se passent autour de lui, mais la tête dans les livres. En voyant Wu-Tang, j’ai compris que je pouvais lire des livres, rapper à propos de la philosophie et trouver ma place dans le quartier, en dehors de l’écriture. Puis d’un point de vue pratique, il y a une influence qui se transpose aussi sur ce que nous sommes, ce que nous nous devons, tout ce que nous devenons. Du point de vue vestimentaire aussi, il y avait de grandes influences. Tout le monde voulait, à l’époque, porter un genre de pantalons, ou tout le monde était habillé en militaire, ou avec des jerseys de hockey… Bien sûr qu’il y a cette espèce d’élément « ruchial », le hive mind, comme on dit. En somme, il y a des influences, mais la différence c’est qu’à l’époque, il y avait peut-être plus le souci du travail littéraire : on prenait cette influence-là, puis on la développait différemment.

X. P.-J. : Vous venez de mentionner ce que vous appelez l’unicité, le fait d’avoir sa voix à soi, et il me semble que cette notion, pour vous, a à voir avec l’authenticité (« keep it real »). Mais comme vous venez de le dire, il y a toutes sortes de codes, de traditions sur lesquels on se base pour créer. Toute chanson rap importante va inclure des références, va même parfois citer des verses plus anciens, procéder à des clins d’oeil, renvoyer aux « ancêtres ». Comment voyez-vous cette tension, où le rap est à la fois une forme très codifiée et une forme qui insiste sur l’importance de l’authenticité et de l’originalité?

Chaque style a ses codes. À Ottawa, j’ai vu Tiken Jah Fakoly en spectacle. Il dansait et chantait, il donnait des coups de pied dans les airs, des « coups de pied reggae », je vais les appeler comme ça. Ça m’a fait comprendre qu’on a vraiment tous nos codes culturels. Ça, c’était le reggae. Dans le rap, nous partageons des codes très forts aussi, puis je pense que c’est un peu comme la poignée de main maçonnique où on se rejoint à travers certains éléments. Ce sont les éléments culturels qui donnent vie à cette collectivité-là.

Quand on était jeunes, le rap était très peu présent à Québec; on était la communauté hip-hop de Québec, une petite communauté. Quand on voyait un dude avec les pantalons larges, descendus sur les fesses, on disait : « Je te vois! What up! » Quand on voyait quelqu’un habillé juste en camouflage, on disait encore : « What up, tu sais! » Ce sont des codes qui nous permettaient de donner vie, donner sens à cette collectivité-là, de nous repérer. Maintenant que le hip-hop est bien plus présent, j’ai l’impression que cette présence nous permet de nous détacher de ses codes, de les amener ailleurs.

Quand je vais dans des classes et que les jeunes me voient arriver, ils me demandent : « Vous êtes un rappeur, vous, Monsieur? Vraiment? » J’étais dans une classe à un moment donné, il y avait un jeune qui avait l’air de dire : « Viens me faire croire que tu fais du rap, toi, avec ta petite chemise! » En plus, j’avais un autre événement après, donc j’étais bien habillé. « Ah, avec tes petits souliers, puis ta petite chemise, tu fais du rap, toi? » Je lui ai demandé : « Fils, tu rappes-tu, toi? »; il m’a répondu : « Ouais, moi je rappe! » Je lui ai dit : « O. K. ». Je pensais le clasher dans la classe. Je l’ai mis en boîte, il avait 15 ans, je lui ai marché dessus. « Tu veux venir chez nous? Aight, tu vas apprendre à la dure, comme quand on était jeunes, on se marchait dessus. Aight! »

Aujourd’hui, à mon âge, je ne vais pas m’habiller comme quand j’avais 20 ans, je ne vais pas m’habiller comme les jeunes. Pour moi, c’est important aussi parce que ça permet de montrer que le rap n’est pas tributaire des vêtements qu’on porte. Je veux dire, le rap, c’est une mentalité, c’est un talent littéraire, en dehors de ce qu’on porte et de ce qu’on projette en termes de fashion. C’est un grand piège si les gens passent plus de temps à s’admirer, à s’habiller et à se préparer pour rapper qu’à écrire. On le voyait déjà à l’époque et on le voit encore aujourd’hui : « Dude, t’as passé trente minutes à arranger ta casquette sur ta tête avant de sortir de chez vous, mais ton texte est ordinaire. »

X. P.-J. : Je voudrais revenir un peu sur vos procédés d’écriture. J’ai aimé, tout à l’heure, que vous utilisiez l’expression « je travaille de l’intérieur ». Vous êtes à l’intérieur du texte, mais avez-vous quand même une espèce de structure dans votre tête? Avez-vous une idée de départ, ou c’est plutôt au fil des rimes, au fil des lignes que l’idée se développe et que, tout à coup, il y a un thème qui se dégage du texte? Dans quel ordre cela se passe-t-il quand vous travaillez?

Il y a plusieurs manières d’écrire, et tous les gens avec qui je travaille écrivent de manière différente. Pour ma part, ça commence avec le beat. Je n’écris jamais sans le beat. Je vais écouter, je vais écouter, je vais écouter… Ça mijote dans ma tête, puis à un moment donné, je vais avoir une première rime ou un premier jeu de mots. Ça commence toujours comme ça, je cherche la première rime, le premier jeu de mots, c’est le beat qui va m’inspirer et la thématique, et comment je vais y aller et ce que je vais rapper.

Donc je vais écrire mon premier « deux barres ». Une rime : « Hey yo, ma job, je fais du rap. » Je pensais : « Hey yo, ma job je fais du rap pour vivre / Devenu pauvre comme Job mais pas vraiment comme Steve[3]. » Ça c’est un « deux barres » auquel je pensais : « “Je fais du rap pour vivre / Devenu pauvre comme Job…” Oh shit! Steve, ça rime, Job dans la Bible, devenu pauvre comme Job, pas vraiment comme Steve, Steve Jobs est mort, il était plus riche que moi, maintenant je suis plus riche que lui parce que j’ai la vie. » [Rires.] C’est comme si tout se faisait en même temps. J’écris ce premier « deux barres », puis je vais le rapper, je vais le rapper, je vais le rapper, puis je vais réfléchir : pauvre comme Job, mais pas vraiment comme Steve. « C’est pour le love définitif / Mais quoi encore? / Parce que des fois ça devient lourd / Comme un obèse dans un brancard. » C’est comme si je répète, je répète, je répète, puis je pense à ce qui est le plus smooth, est-ce que ça peut faire sens ou pas? Mais pour continuer, je peux m’appuyer soit sur l’élément de rime, aller chercher une rime similaire, ou soit sur l’élément textuel, la connotation, et poursuivre une idée. Souvent, ce sera un de ces deux points d’appui sur ce qui précède. Est-ce que ça rime ou est-ce que c’est une connotation? Ça ne rime pas du tout, mais l’idée continue. Encore une fois, je fais juste y aller. C’est comme si je marchais dans une allée avec tous les éléments linguistiques dont nous parlons depuis tantôt et, à un moment donné, j’avance et ça vient.

C. L. : Le travail de réécriture se fait-il au fur et à mesure, comme vous venez de le décrire, ou y a-t-il un moment où on pose la chose pour y revenir plus tard?

Il y a deux éléments. Je vais écrire pendant une certaine période, et tant que je travaille un texte, il n’est jamais bien loin. Souvent, même, je vais le transporter avec moi parce que je rappe en marchant. Je n’écris donc jamais dans des cahiers, j’écris toujours sur des feuilles mobiles. La seule fois que j’aie écrit dans un cahier de toute ma vie, je me le suis fait voler. [Rires.]

X. P.-J. : Non!

Et je vous l’ai dit, j’ai mes manuscrits depuis le début. Et ça, c’est quelque chose qui va me faire mal tout le reste de ma vie, d’avoir perdu ce cahier-là. Je me le suis fait voler par quelqu’un qui a dû le jeter aux vidanges. Ça me fait mal juste d’en parler encore. Ça va me faire mal jusqu’à ce que je meure. C’est peut-être même la dernière chose à laquelle je vais penser avant de mourir : « Ah, fuck, mon cahier! » C’était pour mon album avec 5 For Trio, malheureusement. Je l’ai en photo, mais ça ne vaut rien. Maintenant que je suis parti là-dessus, vous voyez comme ça me touche encore!

J’écris toujours sur des feuilles mobiles, que je plie dans ma poche. Je marche, je les rappe; elles sont toutes molles, la pluie tombe dessus… Je pense, je pense, je pense et des fois, je n’ai plus d’idées, ça ne fonctionne pas. Quand ça ne fonctionne plus, j’essaie de pousser malgré tout parce que parfois il y a un break. Avec l’expérience, on le sent quand on tourne en rond, quand on n’est plus là. À ce moment-là, je me retire pendant un jour, deux jours, une semaine, deux semaines... Je sais que mon esprit continue quand même, même si je ne suis pas là, il continue. Des fois, je vais me lever et boum, j’ai une idée. Je recommence et je vais effacer ce qui a été écrit ou plutôt barrer, parce je n’efface jamais, j’écris toujours au stylo. Je garde tout ce que j’ai écrit, ça me permet d’y revenir et d’y retravailler. Une fois le texte fini, je n’y retouche jamais. Une fois qu’il est fini, il est exactement comme je veux qu’il soit pour les virgules, la respiration… Je sais comment je vais dire le mot et j’y travaille au fur et à mesure. Tant que je suis sur un texte, je ne m’occupe que de celui-ci. Quand je passe au prochain texte, je passe au prochain texte. C’est rare que je revienne sur un texte une fois qu’il est fini.

S. Y. : Pour continuer sur la matérialité de l’écriture, vous dites que vous écrivez toujours sur des feuilles mobiles avec un stylo. Est-ce votre seule façon d’écrire? En quoi est-ce important de garder tous vos textes? Revisitez-vous souvent ces textes-là? Pourquoi les gardez-vous proches de vous?

Feuilles, stylo, c’est mon seul processus d’écriture. Jamais je ne vais écrire à l’ordinateur, jamais sur mon cellulaire, sauf pour prendre en note une idée de métaphore, de comparaison. Mais le processus en lui-même consiste en une feuille et un crayon, point à la ligne. Je vois les gens qui écrivent sur leur cellulaire, je n’arrive même pas à comprendre comment ils font. Pour moi, ce geste est dénué d’âme. J’ai besoin qu’il y ait des ratures, j’ai besoin de pouvoir faire des flèches, d’ajouter des virgules.

***

Sur cette page (figure 1) est écrit le texte « Main de maître », qui fait partie de l’album À l’ombre des feuilles. Le passage entre parenthèses, je n’en étais pas satisfait, ou plutôt je trouvais qu’il n’était pas à la bonne place, et donc je l’ai déplacé juste après. Vous voyez où il est écrit : « Abattre la besogne ». Au début, j’ai écrit : « Accomplir la besogne », mais je trouvais qu’« accomplir », ce n’était pas assez fort comme mot. « Abattre la besogne » a une plus grande connotation, qui nous permet d’aller vers la suite : « Abattre la besogne et faire valoir toutes ces facettes. » Quand on brise quelque chose, il y a automatiquement plus de facettes. « Abattre la besogne et faire valoir toutes ces facettes / Les gens propageaient le son qui n’était encore qu’une petite cassette / Et depuis lors, toutes ces heures sont devenues décennies / Accomplir un goal, Jules César qui vient décimer[4]. » Vous voyez ce qui est entre parenthèses : « Et depuis lors toutes ces heures sont devenues décennies », ce n’était pas à la bonne place, alors je l’ai déplacé, puis j’en ai coupé la moitié parce que cette moitié n’était pas bonne, et c’est là que je suis allé vers Jules César. Voyez aussi le jeu entre les homophones « goal » et « Gaule » : la Gaule, ancien nom de la France, accomplir un goal, Jules César qui vient décimer. Et décimer, c’était aussi une punition romaine, on punissait les légionnaires qui fuyaient. C’est de là que vient le mot « décimer » parce qu’on tuait une personne sur dix. Il y a donc ce jeu entre « décimer » et « Jules César », puis la rime entre « décennie » et « décimer ». On voit qu’il y a plusieurs niveaux d’analyse dans ces trois phrases-là.

Ça, c’est la suite du texte (figure 2). Presque toute la page est raturée. Ici, l’élément dont je n’étais pas satisfait, je l’ai raturé, puis je l’ai réécrit parce que je me suis dit : « Ah c’était pas si pire », puis finalement je l’ai à nouveau raturé, puis j’ai écrit tout ça. Quand je l’ai écrit, je m’en souviens, j’ai pensé : « Ah je force, je force, puis ça paraît, c’est pas bon ». Je l’ai donc raturé, mais l’idée en soi était bonne, alors je l’ai encerclée. Je me disais : « Il y a quelque chose d’intéressant à faire, je n’ai jamais rien fait avec ça. » J’ai continué, j’ai écrit ce qui suit, mais toujours avec des éléments du segment d’avant. Je n’étais pas satisfait, je l’ai raturé, j’en ai repris des éléments, puis j’ai écrit ce qui se trouve dans le coin droit. Ça a pris toute la page pour en arriver à ce qui équivaut à environ quatre mesures, quatre barres.

Figure 1

Page manuscrite du texte « Main de maître », tiré de l’album À l’ombre des feuilles.

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Figure 2

Suite du texte manuscrit « Main de maître », tiré de l’album À l’ombre des feuilles.

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***

Donc pour revenir au deuxième segment de votre question, je ne sais pas pourquoi je garde tous mes textes. J’ai l’impression que c’est en raison de ma « déformation » en histoire, mes textes sont comme des artéfacts. [Rires.] Pour moi, c’est mon histoire, c’est une grande passion qui, littéralement, m’a fait faire le tour du monde, m’a permis de prendre ma place, de toucher des gens aussi, et je n’ai jamais eu le coeur de jeter mes vieux textes. Les gens que je connais ont jeté des textes à un moment donné, mais pour moi, même si mes textes ne sont pas bons, ils ont une valeur. J’ai toujours su que, plus tard, j’allais vouloir regarder ça, et je m’en serais voulu de ne pas les avoir gardés. Donc j’ai tout gardé, mes vieux cartables, mes textes, j’ai même des boîtes avec tous les flyers que j’ai pu récupérer, toutes les passes de backstages, tous les articles de journaux… J’en ai vraiment fait un micro-musée personnel.

X. P.-J. : Sauf le cahier! Je ne peux pas m’en empêcher, je suis obligé de le mentionner!

Ce cahier-là, je l’ai pris parce que je commençais à travailler avec le band de jazz. On était nombreux dans un local de répétition et je n’avais aucun endroit où écrire, puis quand j’écrivais sur ma jambe, je perçais la feuille. Je me suis dit : « Bon, je vais utiliser un cahier, comme ça, c’est rigide, je peux écrire dessus. » J’y ai écrit tout mon album, c’était la première fois de ma vie que je le faisais. Et pour rendre une histoire longue encore plus longue, c’était quand j’étais à Cuba, j’étais resté pris là-bas durant l’ouragan Irma, j’ai réussi à revenir, et quelques jours après… je me suis fait voler mon sac, avec toutes les factures que je pouvais me faire rembourser, le livre que j’étais en train de lire, mon ordinateur, mon agenda, puis mon cahier. Gardez l’ordinateur, je m’en fous, lisez le livre, jetez mon agenda, faites-vous du feu avec lui, mais mon livre de lyrics, c’est un truc unique dans l’espace et le temps, dans l’histoire humaine, il n’y en aura pas deux; l’ordinateur, je peux en racheter un.

J’ai les photos du cahier au moins. Parce que, justement, puisque je rappe en marchant, je n’aimais pas traîner mon cahier de lyrics avec moi pour le rapper, et donc j’avais pris chaque page en photo. Alors, je pouvais rapper et vérifier le texte sur mon cellulaire, j’avais au moins ça.

C. L. : Ce qu’on observe sur ces feuilles brouillons, c’est un processus de construction méticuleux. Dans tout ça, en contrepartie, y a-t-il une place pour l’improvisation, le freestyle?

Je ne suis pas un improvisateur. Je le faisais avant, quand j’étais jeune, il y avait beaucoup de freestyles de coins de rues, de ruelles : on marche, on échange. Tout ça, c’était quand je rappais en anglais, mais quand je suis passé au français – parce que j’ai rappé huit ans en anglais –, tout cet élément d’improvisation et de spontanéité, je ne faisais déjà plus trop partie de ce mouvement. Je créais des albums, j’écrivais des textes, donc le freestyle n’a pas suivi. Le freestyle, c’est un muscle, il faut l’entretenir pour être bon. Comme j’écris sur du papier, j’écris un texte, et il n’y a pas de place pour l’improvisation. J’écris cette oeuvre-là dans un cadre précis; quand je vais aller en studio, je vais l’enregistrer dans ce cadre précis. L’improvisation, pour moi, c’est surtout entre amis, on chill… Ou encore ce que j’appelle le freestyle d’urgence : si je suis en show et que j’oublie un bout de texte, je vais m’en servir pour aller jusqu’au refrain. [Rires.] Je déteste ça, en fait, parce que dans ma tête, ça paraît trop. Mais quand j’écris le texte, il n’y a pas de place pour l’improvisation. C’est vraiment mot par mot, virgule par virgule, élément par élément : tout est à sa place et tout est pensé.

X. P.-J. : Dans votre livre et dans certains de vos textes, vous faites référence à toutes sortes de connaissances : vous intégrez un savoir historique, culturel, artistique. Des références comme celles à Munch, à Rousseau, à Hokusai, à Rembrandt, il y en a plein dans tous vos textes. Votre nom de rappeur est associé au dictionnaire Webster. Ça fait partie de votre persona de rappeur, ce rapport au savoir. Comment articulez-vous ce rapport entre érudition et écriture?

Déjà, Webster, ce n’est pas le nom que j’ai choisi. On m’a imposé ce nom-là, que je n’aimais pas. [Rires.] J’ai toujours beaucoup lu, j’ai toujours été fasciné par la lecture, puis mes amis m’écoeuraient : « Toi, t’es le Webster, tu connais tout! » Déjà à 15 ans! Et je n’aimais pas ça. Le nom d’artiste que j’avais choisi, c’était Prophecy. Mais bon, ça n’a pas collé.

J’ai toujours eu ce lien étroit avec le savoir, la connaissance, et je dirais que ça vient de mon école de pensée hip-hop. Quand on écoute RZA, qui était à la tête du groupe Wu-Tang et qui a eu tant d’influence sur moi, ou GZA d’ailleurs, c’est comme ça que ces gens écrivaient. Que ce soit le Wu-Tang ou même Nas, ce sont des gens qui font la jonction entre le rap et tout un univers de connaissances, quel qu’il soit.

Pour ma part, quand j’écris, je ne me dis pas : « Bon, il faudrait que je plug Munch » ou « Et si je parlais de Machiavel, cette fois-ci? » C’est au feel, vous voyez? Donc, j’écris, puis à un moment donné, je me dis : « Ah, ça rimerait avec Rembrandt ». Je pense que ça peut bien expliquer mon processus d’écriture : à un moment donné, j’ai eu l’idée suivante : « Rembrandt, rend bright[5] ». J’aime bien cette rime-là, « Rembrandt, rend bright », mais maintenant, comment l’incorporer dans un texte? Comment acheminer l’idée de « Rembrandt » à « rend bright »? Je me suis mis à lire à propos de Rembrandt. Rembrandt, c’est un spécialiste de l’autoportrait, c’est quelqu’un qui travaille le reflet, le clair-obscur. Je mets tout ça ensemble : « Autoportrait / On se dépeint tel un Rembrandt / Peaufiner le reflet, il n’y a pas que la lumière qui rend bright ». On a les liens avec le clair-obscur, le reflet de Rembrandt, mais aussi avec la réflexion de soi, c’est-à-dire que ce n’est pas que par la lumière qu’on peut devenir brillant. C’est en se peaufinant soi-même qu’on peut devenir bright. C’est comme ça que je travaille.

Dans le cas de Munch, « [o]n m’a dit : “Waddup, Web?” / Je réponds : “Not much” / Même si Le Cri m’étouffe comme une oeuvre d’Edvard Munch. » Je prononce « Munche », même si j’ai appris par la suite qu’on dit « Munk », mais bon! [Rires.] Ce sont des erreurs que je fais parfois. « Même si Le Cri m’étouffe comme une oeuvre d’Edvard Munch », on voit le cri, après on continue : « Ciel rouge / Cendres de Krakatoa / Parfois mon sang bouille / Calme, je craque les doigts[6]. » Si on regarde Le Cri, le ciel est rouge, en arrière-plan. Ça, c’est parce qu’à ce moment, il y avait un volcan qui explosait en Indonésie, le Krakatoa, qui a craché des cendres qui ont fait le tour du monde et ont rendu le ciel rouge. Voilà pourquoi quand Munch peint cette oeuvre-là, le ciel est rouge. J’avais envie de faire un clin d’oeil à ça. Le ciel rouge aussi, quand ça ne va pas bien, quand c’est sombre, c’est lourd, ça peut être rouge. Quand on a l’image du ciel rouge, ça ne va pas bien. « Même si Le Cri m’étouffe comme une oeuvre d’Edvard Munch / Ciel rouge / Cendres de Krakatoa / Parfois le sang bouille ». « Le sang bouille », rouge sang, « Calme, je craque mes doigts ». C’est le lien, justement, entre Le Cri, Munch, le Krakatoa, mais j’insère tout ça dans un contexte où je veux amener l’image qui montre que, parfois, ça ne va pas bien. Pour moi, le travail sur la connaissance, sur les références peut mener à quelque chose d’autre, à une recherche autour des points qu’on a envie d’apporter.

X. P.-J. : C’est drôle parce que, dans les deux exemples que vous donnez, c’est souvent quand vous parlez de vous que vous faites un lien avec quelque chose d’extérieur, une oeuvre classique. C’est un miroir aussi, ça vous permet de dire des choses sur vous par l’intermédiaire des références.

Tout à fait! Ce qui est drôle, c’est que j’utilise beaucoup de noms de peintres, mais je ne connais à peu près rien à l’histoire de l’art. Souvent, ce sont des noms que je connais, qui sont là et qui viennent, que je ramène. Je vais fouiller, faire des recherches sur ces gens-là. Tout simplement, ce sont des fils que je tire et qui me permettent d’en connaître plus.

C. L. : À l’ombre des feuilles met beaucoup l’accent sur des procédés qui pourraient être qualifiés de littéraires. Parce que nous venons des études littéraires, il est important pour nous que notre discipline fasse une place au rap; mais en même temps, nous aurions été curieux de vous entendre sur la place qu’occupe cet aspect littéraire dans le rap, parce que le rap, ce n’est pas que ça non plus.

Je pense qu’on peut absolument qualifier le rap de littérature. Si on regarde la définition de la littérature, c’est un assemblage de mots et d’idées qu’on agence de manière artistique ou esthétique. C’est l’esthétique des mots, puis des idées : le rap, c’est ça! Surtout avec tout ce qu’on peut faire : l’utilisation de différents procédés, les niveaux de compréhension de ces outils-là. Le rap peut très bien s’asseoir à la table de la littérature. Encore une fois, ça dépend de quel rap on parle. Mais il faut faire attention parce qu’on peut prendre quelqu’un de très street, qui va parler de meurtre ou de vendre du crack, mais qui va le faire de manière littéraire. Sa manière de dire qu’il vend du crack, il va l’embellir, lui donner une esthétique fascinante. [Rires.] Ce n’est pas tant le sujet, mais comment on amène le sujet qui compte. On peut parler d’à peu près n’importe quoi, mais il faut l’amener d’une manière qui est intellectuellement calibrée.

X. P.-J. : Que gagne le rap à être considéré comme un genre littéraire? Ça semble être un statut que vous revendiquez pour le rap, vous voulez qu’on le reconnaisse, mais j’ai lu certains textes où des rappeurs affirment plutôt ceci : « Pour nous, ce n’est pas de la littérature, nous faisons autre chose ». Certains rappeurs déclarent aussi : « Nous sommes hors littérature, la littérature ne nous reconnaît pas, nous ne reconnaissons pas la littérature ». Mais vous, vous semblez plutôt croire qu’on peut montrer la valeur littéraire du rap.

D’un côté, je revendique cet aspect littéraire. Je voudrais que les gens reconnaissent le rap parce que c’est littéraire. Je veux que les gens disent : « Ah oui, c’est vrai ». Qu’on les mette devant le rap et qu’ils pensent : « Oui, je suis impressionné par ce que vous faites ». Mais d’un autre côté, ça ne change rien dans nos vies. Nous faisons ce que nous avons à faire, nous n’avons pas besoin que la littérature nous reconnaisse, pas besoin que des universitaires se penchent sur notre cas. Je suis désolé, je veux dire…

C. L. : On est d’accord!

Pour ma part, je suis content. Je trouve ça intéressant que les gens se penchent sur les éléments plus techniques de cette culture-là. Mais le rap n’a pas besoin de cette reconnaissance pour exister parce que c’est un style qui n’a jamais été reconnu. Les gens, excusez l’expression, s’en foutent complètement. Le rap lui-même n’a pas besoin de cette reconnaissance, mais en tant qu’Aly Ndiaye, en tant qu’individu, ça me fait plaisir. J’ai envie que les gens le reconnaissent pour tout simplement comprendre que ça existe, que c’est là et qu’il y a une force littéraire à aller chercher.

Il faut aussi voir d’où vient le rap, il vient des communautés racisées, afro-américaines. Il vient d’un segment de la population à qui on n’a jamais prêté de génie littéraire. Je parle d’un segment, ce n’est pas qu’une question afro-américaine ou afro-descendante, c’est aussi une question de classe. Le rap vient des milieux pauvres américains et s’est propagé à travers le monde dans les milieux marginalisés, souvent des milieux pauvres. Puisqu’on ne prête jamais à ces gens de génie littéraire, je trouve important qu’on puisse reconnaître le rap comme littéraire parce que ce sont des génies littéraires qui font du rap, mais en dehors du cadre habituel où on situe les grands poètes européens, whatev’. Je trouve ça important qu’on reconnaisse cette lecture de « classe », de « race », entre gros guillemets.

Même en ce qui concerne l’âge, ce sont des jeunes qui font du rap! Moins maintenant, mais ça a commencé chez les jeunes. Quand on a commencé, on avait quinze ans, puis déjà, début vingtaine, on était capables de faire des choses intéressantes, avec les mots, avec les idées. Tous ces éléments-là font que je trouve important de reconnaître le rap en tant que littérature. Mais c’est quasiment plus pour l’extérieur que pour les gens du milieu qui, de toute façon, vont faire du rap, point. Je trouve ça hypocrite de la part de la société de célébrer, d’encenser des poètes, sans être capable d’encenser les rappeurs, puis de les regarder les yeux dans les yeux. Pour moi, il y a une espèce d’hypocrisie sociale là-dedans, à laquelle je m’attaque en voulant que le rap soit reconnu en tant que littérature.

S. Y. : Il y a des artistes qui donnent dans l’oralité québécoise, comme Fred Pellerin, dont on va reconnaître immédiatement le génie littéraire, mais le génie littéraire du rap, puisqu’il n’est qu’oral, n’est pas reconnu alors qu’il est quand même important. Vous parlez d’ailleurs en entrevue à Rapolitik de Karim Ouellet, qui est passé du rap à la musique lyrique, où son talent a été reconnu.

C’est exact et, comme je l’écris dans mon livre, si on faisait du rap accompagné de guitare sèche, tout d’un coup, les gens déclareraient : « Oh wow! Ce sont des génies littéraires. » Karim Ouellet venait du rap. On le voyait dans la manière dont il écrivait, dont il faisait ses chansons. Stromae, c’est la même chose. C’était un rappeur avant qu’il soit connu. On a vu comment il a transposé son style d’écriture et, tout d’un coup, on s’exclame : « Wow, ces gens écrivent tellement bien! » [Rires.]

X. P.-J. : À votre avis, un texte de rap peut-il se lire comme un pur texte, sans la musique, sans le flow, ou est-ce une sorte de blasphème de le séparer du son, de l’oralité, du beat?

J’ai fait cet exercice-là en publiant mes textes dans À l’ombre des feuilles. Et il y a une différence. Dans le texte de rap, il y a l’intonation, la manière de le dire, qui va donner plus de puissance au texte. Le lire, c’est une chose – et je n’irais pas jusqu’au blasphème, je pense qu’on peut lire le texte de rap –, mais il manque l’élément oral. Même pour créer la rime, parfois, on ne peut la créer qu’en la disant. Il y a une rime que j’établis entre « Katrina » et « poitrine[7] », mais au lieu de dire « poitrine », je dis « poitri-ne », donc je vais chercher la rime « Katrina/poitri-ne ». Si vous le lisez, vous n’entendrez pas la rime, mais en l’écoutant, la rime est là.

S. Y. : Comment percevez-vous l’étude du rap par des universitaires? Y voyez-vous plus d’avantages ou de risques pour le rap et le hip-hop, notamment parce que les départements de littérature à l’université ne sont pas toujours diversifiés, autant sur le plan racial que sur le plan de la classe sociale?

Moi, je trouve ça intéressant, je trouve ça cool que les universitaires s’intéressent au rap. Je suis content de pouvoir décortiquer mes textes avec les gens, de pouvoir en parler. Je trouve ça cool de laisser à l’auditoire le soin de le faire par lui-même, ou pas. J’aime ça, mais comme on le disait plus tôt, le rap n’a pas besoin des universitaires, je pense que c’est plutôt le contraire. [Rires.] Dans le sens où le rap est un domaine d’études intéressant qui offre beaucoup d’éléments à analyser.

Le seul bémol que j’y vois – et c’est comme pour n’importe quoi d’autre –, c’est un peu la notion d’extractivisme. Des gens se font un nom en étudiant le rap à l’université, font avancer leur carrière universitaire, sans que le milieu d’où viennent ces connaissances-là puisse en profiter. Le rappeur va rester dans son coin à faire ce qu’il fait, surtout s’il ne gagne pas beaucoup d’argent, puis les personnes qui ont utilisé le rap comme domaine d’études vont pouvoir aller chercher autre chose.

Ça me fait penser à une femme qui a fait son doctorat sur Limoilou Starz, sur mon groupe. Je ne lui en veux pas, je suis content qu’elle l’ait fait, je trouve ça cool. Elle nous a côtoyés pendant deux ans, elle nous a étudiés comme des gorilles au fond de la jungle. [Rires.] Et après on lit son truc, c’est vraiment drôle. Encore une fois, je ne suis pas en train de la dénigrer; j’ai donné mon accord, ça me faisait plaisir. Mais elle, à la fin de cette aventure-là, elle a obtenu son doctorat, tandis que nous, nous sommes à la même place où nous étions quand elle est venue nous voir dans notre jungle.

Je trouve ça cool que des gens se penchent sur notre histoire, sur notre vie, sur nos interactions, mais il y a toujours cet élément extractiviste. Moi, je l’ai accepté, mais je comprends que des gens n’aient pas envie de se soumettre à ça. Puisque je suis une personne qui aime lire, qui est avide de connaissances, j’ai l’impression qu’on doit rendre tout ça accessible pour que les gens puissent s’y référer aussi. On doit contribuer au grand flot de connaissances humaines amassées depuis des millénaires. C’était une réponse, mais sans réponse, on dirait. [Rires.]

S. Y. : Ce sont des questions que nous nous sommes beaucoup posées aussi, c’était important que nous en parlions.

La dernière question porte justement sur Limoilou Starz. Comme plusieurs autres rappeurs au Québec, vous avez travaillé dans des collectifs au début de votre carrière : Limoilou Starz, mais aussi Kryptonite, qui était votre premier groupe au secondaire, et Northern X. Outre ce travail dans des collectifs, vous avez aussi entretenu plusieurs collaborations. Votre soeur, Marième, se retrouve sur plusieurs de vos albums, dont quasiment la moitié est collaborative. Vous avez maintenant un projet avec 5 For Trio, qui est également une collaboration. Quel rôle ce travail collaboratif, qui s’inscrit difficilement dans un schéma carriériste individualiste, a joué dans votre carrière et quel rôle joue-t-il dans le rap plus largement?

Wow, la première personne qui me nomme Kryptonite! En fait, le rap est né collectivement. C’est un mouvement collectif, même les éléments du hip-hop considérés comme très individuels, comme le graffiti, se faisaient en collectivité. Les gens vont partir ensemble pour faire des pièces sur les trains, ils vont avoir des crews de graffers. Les gens font de la danse collectivement; le rap aussi, les gens échangent des textes. Le rap est né comme ça, dans la collectivité. Pour nous, ça a été ça aussi. Mes premières expériences de rap à Québec, c’était avec plusieurs personnes : on se rassemblait à plusieurs pour rapper, échanger des textes. Et il y a ce côté compétitif qui est très présent dans le rap et qui, parfois, peut mal tourner, en beef, ou bien être positif comme lorsqu’on se nourrit les uns les autres.

Chaque fois que je fais des chansons avec Limoilou Starz, on établit un top trois. « Yo, c’est qui qui a kill la track, c’est qui qui a dead le truc? » ou « C’était bien, mais c’était B-. » « B- », c’est une expression pour dire « c’est ordinaire, tu t’es présenté. C’est pas wack, mais on t’a entendu en faire des meilleures. » Des fois, la track, c’était B-. « Tu t’es présenté, c’est good, mais vous le savez! » « Ouais, ouais… » Ça nous stimule beaucoup les uns les autres. Quand c’est B- sur une track, la suivante va être bien scrutée. Ce qui est le fun, c’est que ça varie. « Dude, tu t’y attendais pas, puis il a drop un truc. T’as entendu le verse de Seif? Il l’a kill complètement ». Un mois plus tard, c’est Assass’ qui sort. Il y a cette espèce de va-et-vient qui dépend souvent du vibe dans lequel la personne est, du beat aussi, si le beat est exactement dans ses cordes. Il y a ce côté-là dans le collectif qui nous motive et nous pousse les uns les autres.

Sauf que, d’un point de vue un peu plus administratif, le collectif, c’est difficile. J’ai travaillé en groupe une grande partie de ma vie, puis après Limoilou Starz, je me suis dit : « Vous savez quoi? Je vous aime beaucoup, mais maintenant je veux travailler un peu sur mes propres affaires. » Je trouvais ça difficile parce que, d’un point de vue administratif, c’est moi qui menais un peu toute la barque. On faisait des réunions : « On devrait faire ça, ça, et ça », mais finalement personne ne faisait rien. Il faut tout faire parce que, dans notre situation, nous avons une grande diversité de « carrières », si on peut dire. Il y a des gars qui sortent de prison, d’autres qui n’ont jamais eu de cadre, de discipline autour d’eux, il y en a qui rappent très bien, mais quand vient le temps de faire des appels pour x ou y, on ne peut pas compter sur eux. J’avais cette discipline, cette structure que je pouvais appliquer à la collectivité, mais qui me donnait beaucoup de boulot aussi. Et après, les gars ne sont pas contents, et on s’engueule parce que ci ou ça…

À partir de 2007, je me suis concentré sur ma carrière solo, toutefois, comme vous l’avez noté, dans la plupart de mes albums, tous les gars sont là. Il y a toujours cet échange quand même. Et Limoilou Starz n’est pas un groupe, c’est un collectif. Il y a une différence parce qu’un groupe, on a la notion d’y être enfermé, de ne pas avoir le choix, tandis qu’un collectif, ça bouge. On avait des carrières x, y, nous avons décidé de nous rassembler pour faire un, deux projets, puis après, chacun pouvait reprendre son chemin comme il le voulait. La particularité de Limoilou Starz, c’est qu’on était tous ensemble avant même le rap. Il y a des gens, ça fait 40 ans qu’on est ensemble, il y en a, ça fait 30 ans. C’est la force du groupe. On se connaissait, on chillait ensemble avant le rap, et ça nous a donné cette force-là. Et l’autre force – et chaque fois que je le dis, les gars, ça les fait grincer des dents –, c’est qu’heureusement on n’a pas fait d’argent. [Rires.] Si nous avions gagné de l’argent, nous ne serions pas restés aussi proches les uns des autres, il y aurait eu des conflits. J’ai connu des groupes qui ont eu des conflits à cause de l’argent. Donc, heureusement, nous n’avons pas fait d’argent, ça nous a permis de rester proches. Et même si nous ne rappons pas tout le temps ensemble aujourd’hui, le collectif existe toujours, et nous sommes toujours proches les uns des autres.

X. P.-J. : Je trouve frappant à quel point, dans le monde du rap, communauté et rivalité vont ensemble, jusque dans les combats de freestyle, dans les battles de ces groupes dont vous parlez… les push-ups quand les gens rataient leurs verses[8]! C’est comme si ça prenait ce mélange de complicité et de rivalité pour qu’un groupe existe.

On le voyait aussi aux États-Unis, il y a beaucoup de groupes rassemblés autour d’une maison de disques, entre autres Wu-Tang, un collectif, je pense à Boot Camp Clik aussi, des gens qui nous ont marqués.

On parle de rivalité, nous avons eu une grande rivalité avec un autre collectif de Québec qui s’appelait 83, et c’était quelque chose qui n’était même plus drôle. Au début, c’était dans le rap : on s’affrontait à travers des chansons, des freestyles, tout ça. Mais certaines personnes autour de nous n’étaient pas des gens qui rappaient; ils étaient impliqués dans des trucs moins rigolos. Et quand la rivalité s’est étendue à ces gens-là, on n’était plus dans le rap. On se croisait, puis c’était chaud. Finalement, on a été capables de mettre ça de côté, heureusement, avant que ça tourne mal. Tout ça pour du rap, vous imaginez! [Rires.] Quand j’y pense, avec le temps, je me dis : « Bande de niaiseux! »

X. P.-J. : Vous êtes-vous réconciliés?

Oui, on s’est réconciliés, puis maintenant ce sont de bons amis. C’étaient même des amis avant le conflit. Aujourd’hui, ce qu’on a vécu, qui était tellement fort, ça nous a beaucoup rapprochés. Maintenant, on y repense et c’est fou parce qu’on est passés très proche de commettre des actes carrément irréversibles. À l’époque du conflit, ça nous a poussés à être meilleurs aussi parce que, quand on sait qu’on est attendus à l’autre bout, si on ne débarque pas bien, on va se le faire dire et ça va donner des munitions à l’autre.

S. Y. : Ces tensions se retrouvent dans n’importe quel milieu, mais elles semblent plus visibles dans le rap; elles sont mentionnées dans les battles, dans les chansons…

On ne garde pas ça secret : le rap devient une arme qu’on affûte. On l’utilise parce qu’elle est là. Même avant la rivalité, on était beaucoup dans le battle. Aujourd’hui, les battles sont très scriptées : les wordups, tout ça, les gens écrivent des textes et s’affrontent, mais à l’époque, on faisait juste débarquer quelque part. « Qui rappe ici? » « Ah, tu rappes, toi? » Puis on battlait tout ce qui passait sur notre chemin. Comme je le dis dans mon livre, on vivait le rap comme des Vikings : on allait dans d’autres villes… On se met en situation de « danger » entre guillemets – pas tant entre guillemets que ça parce qu’on ne sait jamais comment ça peut partir de l’autre bord –, on va freestyler, on va voir qui est le meilleur. On se marchait dessus les uns les autres.