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Les chemins de la recherche sont jonchés de bonnes intentions et d’occasions ratées, mais aussi, quelquefois, d’intuitions porteuses. Dans un article paru en 2000 portant sur la recherche en histoire théâtrale au Québec, j’évoquais, en guise d’exemple de travaux à entreprendre, celui d’une étude qui traiterait des nombreux usages des Belles-Soeurs de Michel Tremblay depuis sa création scénique en 1968. Le terme d’usage, emprunté à la sociologie, référait alors aux multiples réactions suscitées par cette oeuvre mais reflétant des perspectives différentes de celle, propre à l’analyse des grands textes de la dramaturgie, que présentent généralement les écrits de la critique journalistique et savante. Quelques années plus tard, un projet de recherche me ramène sur ce terrain. Dans la cadre d’une enquête sur la genèse des Belles-Soeurs[1], qui s’intéressait au processus de formation et de fabrication de sa valeur emblématique, j’étais invité à valider mon hypothèse initiale : voilà une oeuvre en effet qui, au-delà de son statut de classique, revêt une signification qui excède la relation esthétique au texte et à son importance dans l’histoire littéraire et théâtrale québécoise.

Cette constatation s’appuie notamment sur la consultation des archives de Michel Tremblay réunies à Bibliothèque et Archives Canada où l’on trouve de nombreux documents relatifs aux Belles-Soeurs[2]. Leur lecture a permis de découvrir, entre autres choses, la correspondance que l’auteur a entretenue au fil des ans avec des citoyens de tous âges et de toutes provenances, et qui révèle l’engouement que l’oeuvre suscite depuis longtemps au sein des milieux scolaires de même que du côté du théâtre amateur. C’est là également que l’on prend connaissance de l’étendue du réseau de reconnaissance internationale où circule la pièce depuis trente ans et qui passe notamment par la traduction de la pièce, ses adaptations nombreuses et les références récurrentes de celle-ci dans les manuels d’introduction à la culture québécoise contemporaine produits à l’intention d’un lectorat étranger. La lecture des archives nous convainc, en définitive, qu’une autre histoire de ce texte pourrait bien être celle de ses multiples appropriations par des sujets et des communautés occupant, à divers titres, une position excentrée par rapport au champ culturel québécois dominant. On pense, cette fois, aux communautés culturelles non francophones[3] du Québec où la pièce a trouvé ses ancrages grâce, là aussi, à la traduction, ouvrant ainsi l’analyse aux enjeux des transferts culturels (Simon, 2003). Et que dire des nombreuses productions régionales de la pièce qui, depuis la création montréalaise au Rideau Vert en 1968, font parfois oublier qu’elle est rarement montée dans les grands centres. Ces exemples suggèrent qu’une part du destin des Belles-Soeurs se serait jouée et continuerait de se jouer hors des circuits de la culture officielle[4].

Une telle approche oblige à repenser le cadre d’analyse classique de l’histoire du théâtre pour aller à la rencontre des oeuvres là où elles interviennent concrètement, soit à distance des foyers de production du discours culturel établi. Mais on aurait tort de penser que cela exclut d’emblée de l’analyse tous discours savants ou autres occupant l’espace de la domination culturelle. À la lecture du dossier critique réuni pour les fins d'une édition savante en préparation, on constate que les commentateurs professionnels de l’oeuvre y ont vu eux-mêmes l’occasion d’un décentrement de leur position. Pour plusieurs d’entre eux, la pièce a été en effet l’occasion de parler d’autre chose et, ce faisant, d’envisager autrement leur énonciation. Parler de quoi au juste? De la langue; de la société québécoise en transformation; de conflits de générations et de classes; des femmes et de la domesticité. Le fait est que, dès les débuts, et pendant plus d’une décennie, la pièce a été l’objet de débats comme jamais une oeuvre théâtrale n’en avait provoqué au Québec auparavant. C’est dire qu’à l’échelle de la réception critique comme du discours social, celle-ci s’est constituée en un véritable lieu commun permettant à différents acteurs sociaux de se mesurer à une réalité problématique. Y revenir aujourd’hui implique d’en saisir la portée emblématique (Lapointe, 2008) afin de comprendre comment, autour d’un espace symbolique partagé, peuvent s’exprimer des expériences contrastées d’une même situation historique.

Une traversée des discours : l’invention des Belles-Soeurs

La question préalable à ce type d’investigation se formule ainsi : pourquoi Les Belles-Soeurs et pas un autre texte, une autre figure ou un autre événement? Entendue maintes fois dans une salle de classe ou en famille, elle s’accompagne fréquemment d’un soupir d’impatience qui traduit l’étonnement devant la grandeur du monument érigé à la gloire de cette oeuvre aux allures si modestes. Pour les plus incrédules, celle-ci échoue nécessairement à combler les attentes suscitées, à s’élever à la hauteur de sa réputation, bref à soutenir la lumière que projette son aura de classique. Est-ce à dire qu’il y aurait erreur sur la marchandise? C’est peut-être surtout que la valeur d’un classique repose en partie sur un malentendu. S’il est vrai que le cercle des lecteurs de la pièce de Tremblay continue de s’élargir, confirmant de la sorte son statut de référence, ce n’est jamais que pour ceux et celles qui ne l’ont pas lue que l’image de l’oeuvre tend à vouloir se fixer. Pour ces derniers, le texte existe à travers ses représentations et ses médiations sociales qui contribuent à l’enfermer dans le moule d’un récit interprétatif commun. Pour les autres, on parlera plutôt, comme les marxistes, de valeur d’usage. Cela signifie que l’oeuvre, indépendamment de ses qualités propres et du prix qu’elle acquiert sur le marché, n’est bonne (et n’a de sens) qu’à la condition de répondre à une finalité, étant entendu que celle-ci est appelée à changer en fonction de chaque usager.

Ce détour par la notion d’usage vient rappeler l’importance que revêtent les multiples façons d’actualiser et de s’approprier les oeuvres. Est-il nécessaire d’ajouter que, dans cette perspective, une attention toute particulière doit être portée à ceux-là mêmes qui donnent le ton à ces actualisations? On revient ici aux simples lecteurs et spectateurs, aux écoliers, critiques et spécialistes du théâtre, enfin, aux historiens et rédacteurs de manuels scolaires. Autant d’individus qui parlent en leur nom propre ou au nom d’une institution pour orienter le sens et la valeur des choses. Mais à ceux-là s’ajouteraient aussi les praticiens du théâtre pour qui Les Belles-Soeurs a permis de concevoir et de faire autrement leur métier : jouer, mettre en scène, écrire pour le théâtre. Et que dire de l’auteur lui-même qui n’a cessé d’interpréter cet événement dans sa trajectoire d’écrivain. Davantage qu’une source d’inspiration qui aura donné naissance à un vaste cycle d’écriture déployé sur plus de vingt ans (Cambron, 2003 [1993]), on sait que la pièce a aussi servi de prétexte, sinon d’argument, à l’élaboration d’une fiction génétique qui raconte les origines de la vocation de l’auteur et qui, aujourd’hui, imprègne le récit de son interprétation[5].

Ce dernier phénomène s’observe à même la place qu’occupe l’épisode des Belles-Soeurs dans l’oeuvre romanesque récente de l’auteur qui ne fait d’ailleurs pas mystère des ressorts biographiques qui l’animent. Dans Le cahier bleu, deuxième volet d’une trilogie, paru en 2005, Michel Tremblay raconte la petite histoire de l’année 1968, soit l’avant et l’après des Belles-Soeurs, à travers le récit d’une jeune serveuse issue des milieux populaires qui découvre, au lendemain des festivités entourant l’Exposition universelle de Montréal, qu’elle arrive à un point tournant de sa vie. Personnage miroir de l’écrivain, comme il s’en trouve ailleurs dans l’oeuvre, Céline possède cette qualité romanesque qui lui permet d’épouser les sinuosités de son temps, de répandre, tout en le humant, l’air de l’année 68. Dans le journal où elle note réflexions et anecdotes de la vie intime se devine le projet d’un auteur revenant, pour ainsi dire, sur les lieux de son « crime » dans le but de capturer l’essence de l’époque qui l’a vu naître et, par la même occasion, de jeter un éclairage sur le lien étroit qui unit son identité à celle-ci. L’auteur se fait-il historien? La réponse est oui, à condition de comprendre que, dans l’écart qu’autorise la fiction, Tremblay ne cherche pas tant, dans Le cahier bleu, à représenter le passé réel qu'à mettre en scène sa propre mémoire. La distinction est importante. Tout se passe comme si, à travers le récit de Céline, lequel gravite autour de l’épisode des Belles-Soeurs comme pour en saisir le moment d’apparition, l’écrivain mesurait la distance (qui est aussi silence) séparant hier et aujourd’hui; distance dans laquelle se trouve le sens que revêt à ses yeux l’expérience du passé.

Cette posture créatrice, en particulier dans la part qu’elle accorde à l’invention, rejoint les ambitions de l’enquête généalogique qui est la nôtre. Parler d’usages des oeuvres signifie s’engager à suivre les méandres de la mémoire culturelle, celle qui refait sans cesse le chemin entre passé et présent en s’attardant à des figures et à des objets caractérisés par ce qu’il faut appeler une certaine capillarité sémantique. On serait tenté d’attribuer cette qualité à tous les classiques dont il suffirait alors, pour en comprendre la valeur, de dresser l’inventaire des discours qui ont servi à leur consécration (Melançon, 2004). Le fait est qu’il s’agit peut-être ici, rappelons-le, d’autre chose que d’un classique. Au-delà de l’objet littéraire et dramatique, Les Belles-Soeurs représentent une réalité infiniment plus dense qui appelle une analyse du phénomène dans sa globalité. À la fois texte de théâtre, événement scénique, culturel et politique, fait social et fait de langage, la pièce de Tremblay, considérée sous l’angle des échos qu’elle produit dans la trame des événements et des discours qui font la société québécoise, correspond parfaitement à la définition du « lieu de mémoire ».

Les chemins croisés de la mémoire

Cette notion a fait fortune dans les années 1980 avec la publication de l’ouvrage collectif dirigé par l’historien Pierre Nora qui cherchait à repenser la matière et les manières de l’histoire de France. Le lieu de mémoire est apparu alors comme un instrument conceptuel (heuristique) au service d’une conscience historique et d’une discipline scientifique mises en crise par l’avènement de la société postindustrielle. Cette dernière aurait notamment mis fin à ce que l’historien appelle la « société-mémoire » qui a perduré en France jusqu’au milieu du XXe siècle et, au Québec, jusqu’à l’aube des années 1960. Sous l’effet conjugué de la mondialisation et de la médiatisation, mais aussi de la démocratisation et de la consommation, cette période a été celle d’une « décolonisation intérieure », créant une séparation entre le présent et le passé en expulsant la mémoire du giron des pratiques collectives. Nora explique cette rupture en observant que la vie de la communauté nationale française était, autrefois, rythmée par une succession de rites (civils, religieux, politiques) qui enracinaient la mémoire dans le quotidien. En rompant avec ce cadre, la société d’après-guerre aurait accompli deux choses : transformer le passé en un objet de savoir sur elle-même[6] et fabriquer les lieux dans lesquels la mémoire déracinée allait pouvoir s’incarner. Cette évolution se résume dans une formule saisissante : « Il y a des lieux de mémoire, écrit Nora, parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire ». Ou encore celle-ci : « Habiterions-nous encore notre mémoire, nous n’aurions pas besoin d’y consacrer des lieux » (Nora, 1997 [1984] : vol. 1, 24).

La désignation des Belles-Soeurs comme lieu de mémoire rappelle à quel point son destin appartient à une conscience du temps qui, en définitive, accorde préséance au présent. Suivant cette logique, seuls survivent dans la mémoire les réalités ou phénomènes qui trouvent une forme contemporaine, qui se réincarnent au moyen de discours et de pratiques visant leur réactualisation[7]. Inutile de dire que, pour qui s’intéresse au théâtre, cette conception de l’histoire trouve des résonances multiples. Depuis l’invention de la mise en scène moderne, il est largement acquis qu’il ne saurait y avoir de répertoire sans l’épreuve renouvelée de la scène. Mais l’analogie avec les modes d’effectuation du lieu de mémoire tient ici surtout au fait que la réalisation scénique des textes du passé relève d’un travail d’interprétation et de re-création. À l’opposé de l’historien classique qui cherche à faire du passé un objet de connaissance, en tout respect des normes de sa discipline, l’historien des lieux de mémoire, comme le créateur, expose sa vision du passé dans des formes qui font appel à la sensibilité et à l’expérience vécue; formes qui, au lieu de prescrire un seul usage du réel et de lui assigner un sens, épousent son mouvement imprévisible pour en restituer ce que Nora appelle un vibrato (Nora, 1997 [1984] : vol. 1, 35).

C’est dire le caractère hétérogène du lieu de mémoire qui pose un défi de taille à l’analyse historique. En ce qui concerne la pièce de Tremblay, on a affaire, disait-on, à la fois à une oeuvre, un événement et un fait de société. Ainsi, sa valeur serait-elle fondée sur sa capacité à traverser les frontières séparant, dans le monde social, différentes sphères d’activités (culture populaire, médias, culture savante, espace politique). À tout prendre, Les Belles-Soeurs n’appartiendraient donc à personne… ou à l’inverse seraient la propriété de ceux qui, à un moment ou l’autre, voudront bien s’en réclamer. En parcourant la diversité des textes, des écrits, des paroles, des représentations qui évoquent la pièce depuis près de cinquante ans, on constate en effet que la question de sa vérité historique ne se pose pas, sinon à l’échelle de la place que l’oeuvre occupe dans le récit global de chaque énonciateur ainsi que dans les rapports que ceux-ci parviennent à tisser entre eux : « Ce qui fait le lieu de mémoire, dit l’historien François Hartog, c’est enfin qu’il est un carrefour où se croisent différents chemins de mémoire. Si bien que seuls sont encore vivants les lieux repris, revisités, remodelés, réagencés » (Hartog, 2003 : 140).

La « génération Belles-Soeurs »

Cette brève généalogie du lieu de mémoire s’est imposée pour mettre en perspective le moment historique de son apparition dans le discours historiographique. L’intérêt d’aborder Les Belles-Soeurs sous cet angle résiderait ainsi dans la possibilité de situer l’oeuvre dans ce courant qui enregistre la transformation d’un régime d’historicité moderne, centré sur l’avenir, en un régime nouveau que Hartog qualifie de présentisme, articulé autour de la contemporanéité. Le fait de parler de transformation évite d’avoir à trancher sur la date précise du basculement d’un paradigme temporel à l’autre. Il est vrai qu’au Québec, la chute du Mur de Berlin (9 novembre 1989), évoqué comme date charnière par Pierre Nora, n’a pas, comme sur le Vieux Continent, la même valeur symbolique. Reste que nombreux sont ceux qui perçoivent dans les années 1980 un tournant majeur à l’origine d’une nouvelle sensibilité historique en Occident. L’on invoque souvent, dans cet esprit, l’impression d’une accélération de l’histoire et son apparent émiettement, perceptible en Amérique comme en Europe. En témoigneraient, au Québec, les inflexions du grand récit national dont les accents eschatologiques se perdent dans le « murmure marchand[8] » (Godbout, 1989) de la période postréférendaire (1980-1990). Mon hypothèse est toutefois que ce changement de régime s’est effectué sur une plus longue durée. À cet égard, les années 1960 constitueraient un moment clé, au Québec plus qu’ailleurs, car tout se passe comme si, dans le court moment que dure la Révolution tranquille, la société québécoise s’était vu confier la tâche difficile de démêler l’écheveau du temps qui l’enchaînait à la fois au passé (« notre maître le passé », disait Lionel Groulx[9]) et au futur (l’idéologie du rattrapage[10] comme liturgie moderne) dans un geste postulant, non sans jubilation, la suprématie du présent qu’inaugure l’événement par excellence de cette période : l’Exposition universelle de 1967.

De tout cela, et des paradoxes que l’analyse ne manquerait pas de mettre au jour, Les Belles-Soeurs apparaissent aujourd’hui comme un autre témoin privilégié. Il suffit d’observer l’organisation formelle et le noeud de l’action de la pièce pour comprendre que sa composition répond déjà à une logique d’enchevêtrement des temporalités. Mais il en va de même, pourrait-on dire, au chapitre de son accueil critique dont les tendances reflètent différents horizons de lecture qui sont autant de conceptions de l’histoire du Québec que de façons de se représenter son devenir[11]. C’est dire qu’en plus d’avoir valeur de témoignage, la pièce de Tremblay a peut-être été aussi l’un des instruments de cette transformation. Cette hypothèse renvoie à l’idée selon laquelle on serait en présence d’un mythe dans le sens cette fois où l’entend l’historien Gérard Bouchard. Pour ce dernier, qui s’intéresse à l’imaginaire collectif québécois, le mythe est un ensemble de « procédés, [de] stratégies ou [de] subterfuges que met en oeuvre la raison pour subvertir, réorganiser, surmonter, aménager d’une façon ou d’une autre le contradictoire » (Bouchard, 2004 : 11). Parmi ces procédés, il y a évidemment les idéologies. On pense en particulier au nationalisme québécois dont les mutations font voir sa capacité d’ajustement à différents contextes. Mais on pourrait aussi parler des figures autour desquelles s’édifie l’imaginaire national, à l’exemple du hockeyeur Maurice Richard dont Benoît Melançon (2008) a bien montré, à travers la multiplicité de ses représentations collectives (films, peinture, timbres, publicité, langage, etc.), les métamorphoses étonnantes.

La perspective de l’étude envisagée invite à considérer les oeuvres de fiction au même titre. Traiter Les Belles-Soeurs comme s’il s’agissait d’un mythe, c’est voir cette fois la faculté qu’ont certaines d’entre elles d’apporter des solutions imaginaires aux contradictions du réel. Or, dans ce cas précis, on observe que les solutions ne se trouvent pas que dans le texte mais appartiennent aussi aux commentateurs et autres usagers engagés à forger son mythe. Parler de l’oeuvre des Belles-Soeurs reviendrait ainsi à prendre en compte un large échantillon de la production discursive d’une époque dont la cohérence se trouverait dans l’objet auquel elle renvoie comme dans les conflits autour desquels s’est construite sa valeur référentielle. Et là encore, la notion d’époque, employée dans ce contexte, doit être maniée avec précaution du fait qu’elle produit un effet de généralisation dans l’analyse du phénomène. Certains y préféreront celle de génération. Il est vrai que s’il fallait identifier le personnage principal de cette épopée, ce serait assurément celui que l’essayiste François Ricard a déjà qualifié de « génération lyrique » (Ricard : 2002 [1992])[12]. Les faits sont à cet égard incontestables : apparue au temps de la jeunesse triomphante du baby-boom, l’oeuvre de Michel Tremblay a grandi, prospéré et vieilli avec cette génération. Au point que l’on est en droit de se demander si, bientôt arrivée à la fin du cycle des âges, celle-ci ne risque pas de disparaître avec celle-là. L’hypothèse n’aurait rien d’incongru, à condition d’ajouter que l’histoire présente d’autres cas où pareil destin aura scellé le sort d’une oeuvre théâtrale. Dans ce domaine, la pérennité apparaît plutôt comme l’exception… Or, l’enjeu principal est ailleurs. Ces observations ramènent à l’avant-plan l’idée selon laquelle la pièce, grâce notamment aux débats et discussions qu’elle a suscités, possédait alors un véritable pouvoir heuristique. Qui a vécu la période de sa création peut attester combien, en effet, l’événement a eu partie liée avec l’entreprise de questionnement qui animait la société québécoise (Ricard, 2002 [1992] : 197 et suivantes). On ne s’étonnera guère que la jeunesse se soit emparée de ce pouvoir dans le même mouvement où elle trouvait dans Les Belles-Soeurs un repère pour guider ses pas dans un monde qui, pour parler comme Hamlet, semblait être « sorti de ses gonds ».

Le principe générationnel réside au coeur du concept de lieu de mémoire. Il n’y a pas de génération, explique Nora, sans identification à un événement, à une figure ou à un symbole, et l’on ajoutera, à une oeuvre qui vient cristalliser momentanément, mais pour être sans cesse réactualisée par la suite, sa volonté d’exister (Nora, 1997 [1984] : vol. 2, 2999 et suivantes). Au Québec, en 1968, on serait tenté de dire qu’une certaine jeunesse a su trouver dans Les Belles-Soeurs davantage qu’un argument à ses revendications : elle y a vu le moyen de se mettre au monde et de se mettre en scène. Serait mis en cause ici davantage que le happening culturel qui mobilisa, dans le champ théâtral comme dans sa périphérie, des centaines, voire des milliers d’individus. La pièce, dans sa facture même – on pense à son dispositif énonciatif qui fait alterner le monologue et le choeur –, expose ce que Michel de Certeau (1994) a appelé, à propos de Mai 68, la « prise de parole » par laquelle un groupe définit son mode d’inscription et d’intervention dans l’univers social. Mais plus encore, au-delà de l’oeuvre-événement, c’est dans la durée que la génération établit son ou ses lieux de mémoire. On comprend, par là, que le pouvoir de référentialité qui lui est attribué n’a pu se constituer qu’à partir d’un réseau d’associations symboliques que la mémoire collective a depuis incorporé dans ses institutions (au premier chef le langage) et qu’elle travaille sans cesse à remodeler, à réévaluer à la lumière d’une réalité en constante mutation.

Fin d’un roman familial

Voilà qui explique pourquoi la pièce Les Belles-Soeurs apparaît à la fois semblable et différente d’elle-même quand on suit sa trajectoire dans le temps. En projetant dans un objet la conscience qu’elle a d’elle-même et de son rôle historique, une génération trouve dans le lieu de mémoire une forme qui épouse le récit de sa propre évolution. Cette plasticité rend du reste possible un autre phénomène qu’observait Ricard dans son ouvrage polémique sur les premiers-nés du baby-boom. Grâce à sa position dominante dans l’échelle des âges et à son poids démographique, la génération de 68 a su imposer sa vision du monde. C’est dire que s’est produite une intériorisation, par des membres issus de la société entière, de son identification à cette période et, par effet d’osmose, à l’événement de la pièce dont on ne doute pas qu’il ait pu avoir un effet déterminant dans le processus de sa consécration. En forçant le trait, on serait tenté de parler ainsi d’une « génération Belles-Soeurs ». La formule ne désignerait pas un groupe défini par le seul paramètre de la naissance, mais plutôt une entité fondée sur la capacité des sujets (d’âges variables) à former une communauté élective. On pense ici tout particulièrement au milieu théâtral québécois pour qui l’oeuvre de Tremblay a constitué indéniablement un moment charnière; mais plus encore, qui aura produit autour de cet événement une série d’actions qui ont eu pour effet d’orienter son devenir.

Est-il besoin d’ajouter que la référence à la communauté d’expérience et à la solidarité générationnelle sont des motifs récurrents dans le discours culturel des années 1960 et 1970. Ce thème se conjugue du reste à celui de la « famille », entendue comme modèle d’appartenance sociale, pour désigner un milieu cimenté par les liens que tisse une activité comme le théâtre. On ne s’étonnera pas, dans les circonstances, d’apprendre que la pièce de Tremblay ait pu alors servir de cri de ralliement et qu’elle éveille aujourd’hui, chez certains, la nostalgie d’un même désir de cohésion et de reconnaissance[13]. Le fait est que la vérité de cette analogie, si l’on se réfère à la matière fictionnelle du cycle des Belles-Soeurs, pourrait bien se trouver dans la possibilité d’y percevoir les conflits qui traversent les deux histoires, celle du théâtre et celle de la société québécoise. Lieu de mémoire ou mythe? Époque ou génération? Quelle que soit, en définitive, la méthode employée, l’intérêt d’analyser Les Belles-Soeurs à travers cette loupe sociohistorique serait d’en arriver à suivre le trajet que dessine le récit social de la pièce afin de voir comment celui-ci a pu se greffer à divers imaginaires collectifs. À cet égard, on soumettra l’hypothèse que dans ce processus complexe qui a permis l’imbrication des narrations nationales et culturelles a pu se mettre en place une sorte de roman familial dont il faut peut-être se demander, à la lumière des mutations actuelles de l’institution théâtrale[14], s’il ne tire pas à sa fin.