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La réflexion à laquelle nous convie Marion Chénetier dans son livre L’oralité dans le théâtre contemporain ouvre une perspective nouvelle à l’égard du fait théâtral contemporain en posant le concept de l’oralité comme une voie possible de la réinvention du dramatique. Fruit d’une recherche doctorale poussée, la thèse de Chénetier éclaire des oeuvres dramatiques contemporaines s’inspirant d’une certaine poésie sonore et qui, en exploitant ouvertement la matérialité de la langue à la recherche d’autres vecteurs de signification, font écho à la crise du sens qui caractérise l’ère moderne. Dans son étude, l’auteure propose les notions de rythme et de sonorité, essentielles à l’appréhension de l’oralité dans les textes, pour affirmer la théâtralité même de la parole, et de fait, ancrer celle-ci de nouveau dans l’expérience sensible. Ainsi, ces « voix de l’écriture[1] » que sont celles de Achternbusch, Guyotat, Novarina, Fosse, Danis et Kane se veulent toutes, sous la loupe de Chénetier, agissantes et performatives, et travaillent à faire du spectacle de la parole l’objet du drame. Par conséquent, le concept de l’oralité, tel que défini par l’auteure, conduit à l’idée d’une corporéité du texte.

L’ouvrage de Marion Chénetier s’articule autour de trois grands chapitres qui envisagent la notion de l’oralité selon une approche théorique et méthodologique rigoureuse. Contrairement à la voix au théâtre qui a fait l’objet de nombreuses publications, l’oralité est un concept relativement récent qui demande dans un premier temps qu’on en délimite l’espace et les composantes spécifiques. L’étude s’ouvre donc sur un chapitre liminaire particulièrement dense où l’auteure se livre à un éclaircissement théorique du concept. Aussi, en admettant que la recherche sur l’oralité ne fait que commencer, Chénetier prend le parti de toujours préciser le sens des mots-clés qu’elle emploie tout en s’attachant à forger une définition souple du concept d’oralité. Sans prétendre faire le tour de la question, sa thèse constitue ainsi un apport important à la recherche en tentant de cerner ce concept et ses manifestations dans les oeuvres.

Le projet ambitieux de Marion Chénetier n’est pourtant pas sans soulever quelques interrogations. De fait, le lecteur est placé devant un paradoxe. Le titre même de l’ouvrage, L’oralité dans le théâtre contemporain, présente une ambiguïté en cela que la chercheuse se propose d’étudier l’oralité non pas du point de vue de la représentation, mais bien de l’écriture. La nécessité de distinguer « oral » et « oralité » s’impose alors rapidement, ce à quoi s’emploie Chénetier en traçant la genèse de la notion d’oralité en plus de circonscrire d’autres concepts parfois très proches tels que la voix et le style. Elle remarque ainsi que parmi les différentes acceptions de l’oralité, le concept a migré de l’idée de prononcer à haute voix à une notion relevant plutôt d’une certaine manière de s’exprimer. L’auteure départage donc les deux termes en les opposant, chargeant le premier de désigner l’ensemble des productions de la voix et réservant le second au champ des manifestations écrites. Tout au long de son analyse, Chénetier emploiera les néologismes « oraliser » et « oralisation » pour témoigner du passage de l’écrit au dit. Ainsi mise à jour, la notion d’oralité ne se limite donc plus à la sphère de la bouche ou du « parlé » :

La lecture aurait peut-être ainsi cet avantage sur la diction orale du texte de faire ressortir l’architecture rythmique et prosodique constitutive d’un aspect de l’oralité de l’écrit, tandis que l’oralisation rendrait plus sensible par exemple la dramaturgie des voix, ou la musicalité de telle écriture

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En posant ceci, l’auteure affirme non seulement la matérialité du texte en mettant l’accent sur la dimension rythmique de la langue et sur la sonorité de la parole, mais évacue également la question de la voix en la distinguant complètement de la notion d’oralité. En effet, Chénetier soutient, et cela correspond à une de ses hypothèses principales, que l’oralité est ce qui vient pallier l’absence de voix dans le texte. Elle prétend que le texte ne peut donner à entendre ni la voix de l’écrivain, ni une autre, ce qui lui fait dire que la voix ne peut exister dans le silence du livre. Néanmoins, l’auteure concède que cette définition de l’oralité doit beaucoup au choix d’aborder la notion par le biais d’oeuvres dramatiques contemporaines qui, en réponse à la crise du drame, développent des pratiques s’opposant à ce qui est ressenti comme une impasse du sens en déployant toutes les ressources verbales propres à diffracter le sens et à l’ancrer de nouveau dans l’expérience sensible. Alors que la scène se vide de ses personnages et que la fiction ne soutient plus l’action dramatique, force est d’admettre que l’oralité est ce qui reste du théâtre dans l’écriture. Par conséquent, en postulant que l’oralité fait contrepoids à la perte que constitue, sur la page, la disparition du corps, c’est-à-dire le support physique de l’énonciation dont la présence constitue un élément essentiel dans la constitution et la transmission du sens, Chénetier précise ce qui pour elle relèverait du domaine de l’oralité, soit « l’ensemble des procédés grâce auxquels un texte produit son mode d’énonciation spécifique, et par lesquels il le transmet au lecteur, modelant ainsi son appréhension du texte et l’engageant dans une expérience d’habitation singulière de la langue » (p. 502).

Par ailleurs, si la voix s’avère ne pas être une condition nécessaire de l’oralité, le texte ne peut néanmoins acquérir une existence que s’il est accompagné de ce « murmure mental, de ces fantômes de sons qui surgissent aussitôt que nous ouvrons le livre, et qui s’ordonnent d’une manière unique, correspondant à la parole singulière de l’auteur et à la perception, non moins singulière, du lecteur » (p. 52). Cette parole, au sens que lui donne Saussure, implique une habitation personnelle de la langue, sans pour autant suggérer la texture d’une voix. La spécificité de cette parole ne pouvant advenir que dans la littérature, c’est donc dire que l’oralité ne peut se passer du support de l’écrit en ceci que seule l’écriture a le pouvoir de fixer et de rendre ainsi perceptible cette parole, à la fois individuelle et singulière, dans ses variations infimes et dans sa cohérence globale, thématique et stylistique.

Il apparaît donc que l’oralité, telle une parole qui traverse l’ensemble du texte, se manifeste sous la forme bien réelle d’un phrasé, ou plus précisément à travers le souffle que constitue le rythme tel que l’entend le théoricien du langage Henri Meschonnic[2] et auquel se réfère Marion Chénetier pour préciser la part du corps dans l’avènement de l’oralité à l’écrit. Il convient de replacer cette idée devant le choix des oeuvres du corpus de Chénetier. L’auteure souligne qu’on ne peut manquer d’être frappé par le fait que le corps se retrouve au centre de la tension qui soutient les écrits des six auteurs à l’étude. Or, Meschonnic défend une conception du rythme qui envisage l’oralité de l’écriture comme étant une intégration du discours dans le corps et dans la voix, et du corps et de la voix dans le discours. Il semblerait alors, selon Chénetier, que l’oralité se situe du côté de la corporalité : « Si la voix est ce qui charrie notre corps dans la langue parlée, l’oralité serait ce qui se transmet du corps dans l’écriture. » (p. 93).

En envisageant ainsi ce rapport de la parole au corps, la réflexion de la chercheuse trouve appui sur les pratiques des six auteurs étudiés qui font de l’oralité l’enjeu de leur activité d’écrivain en proposant des textes qui achèvent de remettre en cause l’idée de personnage pour faire entendre une parole qui tend à s’exprimer sans l’intermédiaire de la fiction. En effet, elle remarque chez ces auteurs que « l’écriture d’une pièce cherche moins à rendre compte d’une vision du monde par le biais d’une intrigue qu’à devenir le lieu où expérimenter et vivre notre rapport au monde et au sens » (p. 503). À l’hypothèse précédemment formulée par Chénetier, soit le fait que l’oralité est ce qui, dans le texte, compense l’absence de voix, s’ajoute donc un enjeu, également lié à la crise du drame, à savoir le déplacement du dramatique vers le coeur même du langage. Pour ces auteurs contemporains, « il s’agit de faire faire au lecteur l’expérience de la manipulation du sens, ou au contraire du défaut de sens, en le mettant devant la parole au travail, et au travail devant la parole » (p. 503). L’oralité, définie par ce qui reste du corps dans la langue quand la voix s’en absente, donne ainsi à la matérialité de la langue un rôle décisif dans la constitution du sens.

Pour témoigner de la nature et du fonctionnement de l’oralité dans l’écrit, Marion Chénetier procède, dans le second chapitre, à une étude sous le signe de la stylistique des composantes de l’oralité dans les oeuvres des auteurs Herbert Achternbusch, Pierre Guyotat, Valère Novarina, Jon Fosse, Daniel Danis et Sarah Kane dont elle passe au peigne fin l’ensemble de la production littéraire. Puisque ces pages donnent lieu à des analyses très détaillées, nous ne rendrons compte que sommairement des différentes spécificités de l’oralité et de ses manifestations dans leurs écrits. Les auteurs du corpus ont en commun de présenter des textes dont l’instabilité formelle et discursive masque souvent les sources d’énonciation. Or, Chénetier entend et voit surgir dans leur écriture un rythme lisible grâce à des procédés qui concourent à façonner la diction intérieure du lecteur ; l’oralité se retrouve ici indissociable du phénomène d’écoute qui définit la lecture. De fait, c’est à une double écoute que le travail d’analyse de ces textes nous invite : celle des oeuvres d’abord, et puis de ce qui se produit en nous lorsque nous les lisons. Étudier les manifestations de l’oralité, c’est donc observer comment celle-ci, par une variété de moyens qui sont destinés à rendre le lecteur acteur du texte, a affaire avec la matérialité de la langue autant dans ses procédés de communication avec le lecteur que dans la volonté de celui-ci de s’impliquer davantage dans l’expérience de la lecture. En outre, l’étude menée par Marion Chénetier suggère que ce n’est pas seulement un mode d’énonciation qui s’encode par l’oralité, mais aussi « un état qui est communiqué, et qui autorise à concevoir l’idée d’un échange entre le texte et le corps du lecteur » (p. 505). Par conséquent, si le lecteur ne s’investit pas, l’oeuvre lui demeure close.

Suivant ces considérations, Chénetier fait le constat que dans l’écrit, l’oralité se caractérise par le désir de l’auteur de prendre à parti le lecteur et de raviver incessamment son écoute. Elle établit donc en premier lieu la prédominance de la notion de l’adresse qui devient le cadre à l’intérieur duquel opère l’oralité ; l’adresse constitue l’expression de la volonté du sujet de l’écriture d’établir une relation plus directe avec le lecteur. De manière générale chez les dramaturges du corpus, l’oralité va également de pair avec une frontalisation du dialogue, c’est-à-dire que l’échange, dans le théâtre contemporain, se déplace vers le public en même temps que le personnage est remis en cause. C’est notamment le cas chez Novarina, Achternbusch, Guyotat et Danis, alors qu’on parle davantage d’une adresse décentrée chez Fosse où se joue un effet de ressassement engendré par la déclinaison incessante de motifs formés de quelques répliques. Le texte ne progresse donc pas de façon linéaire, mais par petits mouvements d’avant-arrière. Là où le texte fait mine de progresser, une réplique le replace à son point de départ. De plus, les personnages sont pour l’essentiel comme absentés à eux-mêmes et tournés vers leur réflexion intérieure. Enfin, Sarah Kane use, pour sa part, du moins dans sa dernière pièce 4.48 Psychose, d’une adresse dite inversée ; en effet, l’intériorisation des voix dans la pièce requiert du lecteur-spectateur qu’il s’immerge dans l’univers mental suggéré et s’approprie le discours de l’être qui s’exprime.

Marion Chénetier oriente par la suite ses analyses des oeuvres en s’attardant aux composantes de l’oralité qui ont trait à la transposition du langage parlé, à l’exhaussement de la dimension sonore de la langue, à l’importance paradoxale de la dimension visuelle, au traitement de la didascalie et enfin, à la question du rythme, marqueur de l’oralité dans l’écrit tel que défini plus tôt. En décortiquant une à une ces caractéristiques, l’auteure cherche à démontrer dans quelle mesure et par quels moyens la parole singulière des auteurs parvient à modeler la diction intérieure du lecteur. Les moyens d’encodage de celle-ci sont nombreux : préciser un silence par une didascalie (« pause » ou « silence »), mettre en valeur un amuïssement de la voix par un blanc typographique, signaler une accentuation particulière par l’italique, indiquer le volume par l’inscription de lettres en majuscules, préciser le débit par l’abolition de la ponctuation, rendre le « parlé » par la multiplication de contractions lexicales et grammaticales... La composante du rythme, quant à elle, se décline selon différentes modalités que Chénetier répertorie selon qu’elles sont rattachées à la prosodie, la répétition, la variation ou encore à la musicalité.

En s’appuyant à nouveau sur une variété d’exemples tirés des oeuvres du corpus, le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage de Chénetier porte sur l’oralité des voix et des corps dans le dispositif dramaturgique. L’auteure s’attarde notamment à la réapparition du corps comme sujet de l’écriture au moment où il disparaît comme personnage ; ou encore au rôle que tient le corps comme lieu d’ancrage de l’émotion lorsque la langue se révèle impuissante à appréhender certaines réalités. Le cri chez Kane en est un bon exemple, représentant non seulement l’impasse du langage, mais également une expérience extrême vécue par le corps. Marion Chénetier clot sa réflexion sur l’oralité dans le théâtre contemporain en traçant une ligne d’horizon où se multiplient les questions et nouvelles hypothèses que le sujet peut susciter. Elle interroge par exemple la possibilité d’évaluer le degré d’oralité d’un texte et forge la notion de « coefficient d’oralisation » (p. 481) de la parole. Elle pose en outre la question de l’oralité dans les autres genres littéraires pour conclure que le concept n’est pas spécifique au texte dramatique, bien qu’il repose sur une théâtralité de l’écriture.

L’oralité dans le théâtre contemporain est, en somme, le fruit d’une réflexion pertinente qui propose la notion d’oralité comme un moyen possible d’appréhension des oeuvres dramatiques contemporaines dans le contexte où celles-ci se révèlent de plus en plus déconcertantes en évacuant tantôt la fiction, tantôt le personnage, au profit d’une théâtralisation de la parole. Le propos de Chénetier s’appuie sur un travail d’analyse rigoureux que le lecteur avisé ne manquera pas de déceler. Ceci dit, l’ouvrage souffre d’un certain manque de vitalité et l’auteure elle-même admet que ses analyses détaillées seront souvent fastidieuses pour le lecteur. Cette réserve n’enlève néanmoins rien à l’intérêt suscité par le propos, ni à la qualité et à la finesse de la réflexion.