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Quiconque se mettrait en frais de résumer Billy Strauss de Lise Vaillancourt (1991) se trouverait tout de suite devant un défi de taille : ce monde néobaroque, fait de jeux spéculaires et de fragments allégoriques, ne se résume pas. Suivant sa logique foncièrement onirique, la pièce échappe autant à la linéarité imposée par la logique narrative classique qu’à la causalité en général. Certes, je ne suis pas la première à en arriver à ce constat. La critique Lynda Burgoyne l’a observé dès la création de l’oeuvre, et en a fourni en même temps une explication très juste : « Parce que ce qui nous rapproche ou ce qui nous éloigne de l’intangible et de l’irrationnel est inracontable » (1990 : 144). Tout au plus est-il possible d’avancer, face à cet objet dramatique qui échappe aux catégories courantes, l’hypothèse d’un jeu de constellations, au sein duquel des éléments mobiles, selon des combinaisons variables, pivotent en permanence autour d’un même noyau, qui est d’ailleurs nommé : le manque d’amour.

MADAME V.
[…]
Tout ce qui m’est apparu un soir : une petite fille qui n’avait pas de mots, un jeune homme blond qui a dansé pour moi, un vieil homme qui me lisait des choses sur l’univers […]. Alors j’ai décidé de mettre tout cela ensemble : mon enfance, le théâtre, mon manque. Et la fiction a commencé quand je les ai fait se rencontrer.

Vaillancourt, 1991 : 36

Qu’en est-il en réalité de cette notion de manque ? Dans la dramaturgie de Vaillancourt, comme dans celles de Carole Fréchette et de Marie-Line Laplante en l’occurrence, on constate que le dialogue explore plusieurs types de relations intersubjectives et, qu’en ces dernières, les pratiques performatives – ordonner, interroger, conseiller, faire l’éloge, etc. – sont de moins en moins transparentes, de moins en moins le reflet conforme des échanges familiers. Il serait bien sûr trop commode de penser que la fonction première de la communication relève de la simple transmission d’informations. Or même la communication au sens canonique, c’est-à-dire au sens de « la mise en relation des interlocuteurs » (Dupriez, 1984 : 120), est, dans l’oeuvre de Vaillancourt, marquée de ruptures. Dès lors, il y a lieu de croire que c’est précisément dans l’espace de la rupture, du non-sens, de la répétition, des néologismes, du mutisme et du brouillage, que l’on serait à même de lever les indices de ce manque permanent. Du coup, on perçoit aussitôt l’ampleur du problème. Après tout, le personnage est un « être de mots » (Abirached, 1978 : 23), pour reprendre la belle formule de Robert Abirached. Ce manque se traduirait alors par une mise en crise de l’identité sociale du sujet. L’ampleur et les enjeux de cette crise, si celle-ci a quelque fondement dans le monde actuel, conduisent à poser un certain nombre de questions. À partir de quels rituels langagiers Vaillancourt travaille-t-elle ? Quels sont les codes visés par son approche de la fiction dramaturgique ? Quelles sont les conséquences, enfin, de cette pratique sur la construction des personnages et sur la représentation des relations sociales en rapport avec le contexte sociohistorique ?

L’auteure, sous la persona de Madame V., a beau convoquer ses êtres fictifs à une espèce de laboratoire théâtral pour créer une pièce sur l’amour, cette tentative de comprendre le désir amoureux tiendra davantage de l’impromptu spéculaire que d’une fable cohérente et rassurante. Alice Ronfard, qui a signé la mise en scène de la création en avril 1990, a d’ailleurs fait le rapprochement entre la facture éclatée de cette pièce et la production d’images en mouvement, en soulignant, dans la « Saillie » qui fait suite à la publication de la pièce, comment la structure de Billy Strauss est organisée comme un montage de séquences cinématographiques (Ronfard, 1991 : 125).

Il est vrai que le recours au tableau comme principe structurant n’a rien d’inhabituel dans le contexte de la création théâtrale des années 1980 au Québec. Sans doute, le choix d’une structure ouverte pour Billy Strauss – ce qui a pour effet d’apparenter cette pièce au « drame à situations » – s’inscrit-il dans une démarche de recherche formelle qui a sa source dans le Théâtre expérimental des femmes, dont Vaillancourt a été la codirectrice de 1982 à 1987. Or, à l’inverse du théâtre féministe des années 1970, qui avait souvent recours à des personnages typés afin de mieux dénoncer les conceptions patriarcales de la féminité – de La nef des sorcières (1976) au spectacle À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine (1978), en passant par Les fées ont soif (1978) –, les personnages de Billy Strauss ne peuvent être rattachés à quelque courant social que ce soit. Contrairement à ce que le théâtre d’une Jovette Marchessault ou d’une Pol Pelletier, par exemple, a proposé, les personnages de Vaillancourt ont un caractère plus abstrait, transformés en figures presque totalement dépourvues de conscience politique en ce qui concerne le sujet de la condition des femmes, et cela, malgré les nombreuses références historiques – et même mythiques – dont la pièce est chargée.

Pour Vaillancourt, refuser de mettre son travail créateur au service d’une cause, quels qu’en soient les mérites dans l’arène sociopolitique, n’a rien d’un désaveu des luttes des femmes contre leur minorisation sociale et leur peu de place au sein de l’institution théâtrale : il faut y voir, plutôt, une tentative pour effectuer la transition entre un théâtre des femmes et un théâtre au féminin. À cet effet, des propos recueillis en 1985 éclairent de façon éloquente la position de Vaillancourt par rapport aux objectifs initiaux qui avaient présidé, six ans plus tôt, à la fondation du Théâtre expérimental des femmes :

Nous avons dû redéfinir notre théâtre ; l’expression « expérimental des femmes » n’a plus cours. Le féminisme est pour nous une façon de vivre, de voir le monde. Le théâtre que nous faisons, Ginette Noiseux et moi, est un théâtre épique marqué. À ce stade, avec un nouvel espace qui ouvre ses portes [l’Espace GO], nous avons besoin de pratiques et de risques plus que d’articulations sur des bases idéologiques.

Camerlain, Fréchette et Vaillancourt, 1985 : 67

Cette prise de position n’est pas sans rapport avec une tendance plus générale, que plusieurs observateurs ont soulignée à propos du théâtre québécois des années 1980. Jean Cléo Godin et Dominique Lafon ont notamment articulé avec précision le virage métaphysique qu’a pris le théâtre et ils ont cerné deux caractéristiques qui ont marqué les textes dramatiques de l’époque : « l’abandon quasi total de la langue parlée populaire au profit d’une écriture plus standard (sans être “parisienne”) et la fin d’un théâtre spéculaire et identitaire, auquel succèdent des récits à la fois plus éclatés et plus introspectifs » (Godin et Lafon, 1999 : 12.) La dépolitisation du théâtre de la période coïncide globalement avec la récurrence de trois motifs privilégiés : la mise en relief du statut du créateur, la thématique homosexuelle et la problématique féministe.

Deux de ces trois motifs sont certainement présents dans Billy Strauss[1]. En fait, Vaillancourt y fait d’une pierre deux coups : si le statut du créateur est au coeur de la fable, il ne peut être dissocié d’une réflexion sur les femmes et l’écriture – et ce, même à l’aune d’un essoufflement apparent du théâtre féministe revendicateur. Bien entendu, ce changement de cap a eu des incidences importantes sur l’élaboration d’univers fictifs et sur les espaces proprement dramatiques qui y logent. Une clé importante pour saisir les caractéristiques de cette nouvelle orientation est fournie par Vaillancourt qui revendique un « théâtre épique marqué » (Camerlain, Fréchette et Vaillancourt, 1985 : 67), ce qui permet d’éclairer la manière dont l’univers de Billy Strauss est conçu et organisé. Contrairement au théâtre aristotélicien – fondé sur la mimesis, le conflit dramatique et sa résolution cathartique –, le théâtre épique cherche, comme on sait, à dévoiler le dessous des cartes, en recourant à tout un éventail de dispositifs aptes à produire divers décalages dans la représentation pour maintenir en éveil la conscience du spectateur : une fable qui se déroule par bonds, des changements à vue du décor, des commentaires parlés ou chantés que l’acteur émet en marge de ce que dit et fait le personnage dont il a la charge, ou encore la présentation du gestus social d’un personnage (Pavis, 1996 : 116-117). Le gestus qui désigne, depuis Brecht, les comportements marqués par leur origine de classe, et qu’adoptent les personnages les uns envers les autres[2], est mis à contribution dans Billy Strauss. Notons, toutefois, que ce procédé reporte, ici, l’attention, par l’amplification – voire l’exacerbation – de rituels de communication, sur l’« ordre du discours » de la société administrée auquel se voit confrontée une femme dramaturge (Madame V).

Trois rituels dans Billy Strauss : la répétition, l’interview et la conférence

Que faut-il comprendre, au juste, par la notion de « ritual communication » ? Heinz-Helmut Lüger, dans son article « Some Aspects of Ritual Communication », la définit comme des actes de parole qui admettent très peu de liberté personnelle de la part du locuteur, et qui sont caractérisés par l’emploi de formes ou d’expressions prédéterminées. Le terme rituel s’appliquerait donc à un certain type d’action verbale qui limite les possibilités d’expression individuelle : « a verbal action which is no longer, or is only to a limited extent, individually realized and appropriate to the specific necessities of a given situation[3] » (Lüger, 1983 : 697). Erving Goffman, pour sa part, donne à la notion de rituel un sens beaucoup plus large. Pour lui, les rituels sont des modalités qu’un individu adopte afin de cultiver son image, ou bien pour souligner sa prise en considération d’une valeur. Il s’agirait d’un « perfunctory, conventionalized act through which an individual portrays his respect and regard for some object of ultimate value or to its stand-in[4] » (Goffman, 1971 : 62). En somme, le dénominateur commun de ces deux définitions a trait à l’existence de conventions sociales[5].

L’écriture de Billy Strauss en apporte la confirmation. Dans la dramaturgie de Vaillancourt, comme dans celles de Carole Fréchette et de Marie-Line Laplante d’ailleurs, le dialogue n’est jamais une simple imitation de la parole au quotidien. Si vraisemblance il y a, elle repose – du moins, en partie – sur la mise à nu et sur l’amplification des mécanismes d’interaction qui sous-tendent l’énonciation, mais qui sont souvent occultés dans la convention réaliste. Affranchis des contraintes spatio-temporelles classiques, des comportements prévisibles que commandent les caractères typés et même d’une action soumise au principe de causalité, les personnages de Billy Strauss se livrent, dès lors, à des rituels d’interaction qui sont révélateurs du fait qu’une focalisation a été opérée sur l’acte même de prendre la parole.

En observant de plus près ces rituels d’interaction, on est frappé, en effet, par le primat de trois mécanismes dans cette pièce, qui sont la répétition, l’interview et la conférence. Chaque mécanisme présente ses propres stratégies d’individuation, aux répercussions plus ou moins grandes sur la fable, et fait surtout en sorte d’exhiber des rapports de pouvoir et des positionnements éthiques. Ainsi, la répétition se présente comme une négation de soi chez le locuteur, alors que l’interview relève d’un « procès de personnalisation » (Lipovetsky, 1983 : 13) particulièrement marqué. Quant à la conférence, elle est l’aveu implicite des limites du dialogue, et participe de toute évidence du procès de personnalisation, mais avec ceci de particulier : que, d’une part, ce discours est investi d’une vérité autotélique, et que, d’autre part – sous l’angle, cette fois, de la dynamique de l’interaction –, l’interlocuteur (ou l’interlocutrice) y est réduit(e) au silence. Or, à force de considérer ces trois formes de rituel – la répétition qui porte atteinte à la face de l’individu[6], l’interview qui place l’individu sous les feux de « [l]a société du spectacle » (pour reprendre le titre de l’essai célèbre de Guy Debord) et la conférence qui met en valeur la fonction autoréflexive du créateur démiurgique –, on en vient à y voir une mise en abyme du sujet qui témoigne de son statut indécidable entre entité réelle et entité fictive. Les jeux métathéâtraux en cause trahissent, en définitive, l’existence de relations asymétriques entre les personnages, ce que vient confirmer un grand nombre de symptômes anxiogènes liés au postmodernisme : évacuation de tabous, violence verbale ou physique, perte de contrôle et de mémoire, dépossession du langage et, enfin, stratégies de personnalisation problématiques (p. 73).

Bien que le théâtre des femmes – y compris, bien sûr, le théâtre féministe – se soit toujours préoccupé des questions relatives au pouvoir et à l’éthique, les symptômes relevés plus haut semblent renvoyer à la condition d’un sujet livré à lui-même, dès lors qu’auraient volé en éclats les formes de solidarité capables de favoriser un vivre-ensemble productif et un solide ancrage identitaire. L’appartenance à une race, à une classe sociale et même à une identité sexuelle n’a désormais plus cours, et il semblerait que le théâtre des femmes ait été exposé à ce nouvel esprit du temps, que Gilles Lipovetsky a décrit comme le « néo-narcissisme naissant de la désertion politique » (p. 73).

Il n’en a pas toujours été de même, si l’on en croit la réception critique de Marie-Antoine, opus 1 de Lise Vaillancourt. Stéphane Lépine, dans une critique assez représentative du nouveau courant de pensée qui soufflait alors sur la société québécoise, a vu, dans le personnage de Marie-Antoine, le symbole de la difficulté qu’auraient éprouvée les femmes du Québec d’imposer « une parole pleinement individuelle » (Lépine, 1989 : 37), et il remettait en question la pertinence de ce qu’il percevait comme une visée féministe trop didactique et trop datée : « beaucoup, beaucoup trop, un manifeste » (p. 37). Mais, dans Billy Strauss, il est tout à fait impossible de déceler un discours qui relève d’une vision féministe du monde. En l’absence d’un système de valeurs qui forme un socle relativement stable, c’est au niveau du fragment, au ras des mots et par le truchement de rituels ponctuels que cette pièce traduit un malaise existentiel au féminin, qui, par métonymie, évoque un malaise ou une crise social(e).

Des trois mécanismes qui engagent un rituel – la répétition, l’interview et la conférence –, c’est à coup sûr la répétition qui marque le plus systématiquement le discours dans Billy Strauss. La répétition sous-tend la dynamique de travail qui commande les rapports qu’entretient l’auteure/metteure en scène avec les comédiens. Le rapport de pouvoir se traduit ici par une fascination pour la répétition en tant que processus. On retrouve dans les répliques les instructions concernant les différents aspects de la mise en scène, telle la lecture à voix haute du texte : « Reprenez la dernière partie de votre texte, s’il vous plaît » (Vaillancourt, 1991 : 39). Mais le principal travail de Madame V., après avoir convoqué ses propres créatures devant les feux de la rampe, semble consister à faire répéter les répliques qu’elle avait prévues :

Madame V. se place à côté de Strauss.

MADAME V.
Répétez : « Où êtes-vous ? »

BILLY STRAUSS
Où êtes-vous ?

MADAME V.
« Qu’êtes-vous devenue ? »

BILLY STRAUSS
« Qu’êtes-vous devenue ? »

[…]

MADAME V., pour elle-même.
Est-ce que vous m’avez aimée ?

BILLY STRAUSS
Est-ce que vous m’avez aimé ?

MADAME V.
Est-ce que vous m’avez aimée ?

BILLY STRAUSS
Est-ce que vous m’avez aimé ?

MADAME V.
Est-ce que vous m’avez aimée ?

La musique de piano reprend.

BILLY STRAUSS, pour lui-même.
À qui je parle ? Pourquoi cette sensation de parler à votre âme, de vous sentir ici sans vous voir ? Est-ce que vous êtes morte ? À moins que je ne parle qu’à mon âme à moi.

p. 41-42

Il est clair que Madame V. assume, ici, le rôle de meneur de jeu, tandis que Billy Strauss remplit, sans aucune résistance, celui d’un exécutant. Ce passage fait penser à ce que Pierre Bourdieu appelle les « rites d’institution » (Bourdieu, [1992] 2001 : 176) au sens large – qui comprennent, notamment, le cérémonial des rites religieux ou (comme l’ont noté John Lanshaw Austin et Lüger, et bien d’autres linguistes à leur suite) le cérémonial juridique qui exige la répétition scrupuleuse d’énoncés inaltérables. Mais, dans la situation qui nous intéresse, le rituel de répétition n’est cautionné par aucune instance de légitimation ; son autorité repose plutôt sur la reconnaissance d’une légitimité sui generis, ce qui, au théâtre, est toujours déjà problématique, puisqu’il s’agit, comme on le sait, d’un jeu. Il n’est pas sans intérêt de noter, au passage, que le linguiste John Langshaw Austin nourrit une suspicion au sujet de l’utilisation des énoncés du théâtre dans l’analyse du performatif : « a performative utterance will, for example, be in a peculiar way hollow or void if said by an actor on the stage, or if introduced in a poem, or spoken in soliloquy[7] » (Austin, [1955] 1975 : 22).

Déjà, dans Marie-Antoine, opus 1, on a pu constater jusqu’à quel point l’exercice de l’autorité dépend de la reconnaissance et de la soumission de la part de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice. Contrairement au personnage de Billy Strauss, Marie-Antoine – l’écolière muette – refuse l’autorité de son institutrice, et fait de la répétition-leçon un jeu du type potache :

LAURA HOPKINS
Répétez après moi : mé-na-gè-re.

MARIE-ANTOINE
Pétez après moi. Dans les fleurs.

LAURA HOPKINS
Mé-na-gè-re.

MARIE-ANTOINE
É-ta-gè-re.

LAURA HOPKINS, en accentuant.
Ménagère.

MARIE-ANTOINE
Pourquoi est-ce vous qui posez toutes les questions ?

Vaillancourt, 1988 : 64

Cet exemple d’une résistance jubilatoire montre a contrario comment le rituel de la répétition, quand il est respecté, est caractérisé par la restriction de l’individualité. Cette observation est renforcée par les remarques de Lüger par rapport aux échanges ritualisés : « The ritualized element in speech is characterized by restricted individuality, as well as being the consequence of a specific over-conventionalization[8] » (1983 : 695). Dans le premier cas, l’autorité de l’auteure/metteure en scène est respectée, tandis que dans le deuxième exemple, la légitimité de la parole de la maîtresse d’école est contestée.

Dans l’univers fictif du théâtre, toutefois, il semble que la créatrice garde une longueur d’avance sur d’autres locuteurs/locutrices traditionnellement doté(e)s du pouvoir de ritualisation du langage. Tel est le cas dans Billy Strauss, même s’il est vrai que la figure de l’auteure, bien que souvent autoritaire, n’a de cesse de miner sa propre autorité en avouant à maintes reprises l’échec de son projet, comme dans cet exemple : « Alors, voilà ! J’ai écrit une pièce de… de théâtre mais… enfin, j’ai commencé à écrire une pièce et… je voulais que ce soit une histoire sur… une pièce sur… » (Vaillancourt, 1991 : 57). Vers la fin de la pièce, la dynamique interactive du jeu de répétition se dégrade au point que chacun finit par répéter des répliques dans une stupeur quasi catatonique. Dès lors, la répétition tourne à vide, incapable de faire émerger la magie de la représentation ; bref, incapable d’agir sur le monde (fictif ou non) par les mots.

La répétition, dans la bouche de Billy Strauss, s’avère donc – on le voit bien – l’émission d’une parole parasitaire qui conjugue automatismes langagiers et routines de déférence. Mais, plus significativement encore, le rituel de la répétition é-mise en scène conduit ici à l’éradication, vécue sur le mode d’une violence subtile, de l’autonomie du sujet Billy. Certes, les automatismes imposés cherchent à miner la conception d’une intériorité du personnage, allant ainsi à l’encontre de l’engouement du théâtre bourgeois pour la psychologie de pacotille. Seulement voilà : des énoncés aussi dépersonnalisés ne peuvent que se heurter à une limite, car ils diminuent la capacité du personnage – devenu perroquet – de re-présenter quoi que ce soit par le truchement de la parole.

Plus loin dans la même pièce, Billy Strauss subit un rituel semblable, infligé cette fois par une jeune fille de huit ans, Thowsenhauwer, le double névrosé de Madame V. Cette fois, l’humiliation monte de plusieurs crans : cherchant à passer à Billy « un bout » de sa propre histoire afin de le contraindre « à la vie à la mort » (p. 51), Thowsenhauwer l’entraîne dans un petit jeu sadique :

THOWSENHAUWER
[…] Répète et suis-moi : « Dieu a voulu que j’aille sur la terre, je ne voulais pas. »

BILLY STRAUSS
Dieu a voulu que j’aille sur la terre, je ne voulais pas.

THOWSENHAUWER
« Dieu a décidé contre mon gré de me mettre au monde, je suis née. »

BILLY STRAUSS
Dieu a décidé contre mon gré de me mettre au monde, je suis né.

THOWSENHAUWER
« Dieu a commis l’inceste avec moi quand j’avais deux ans et demi, il a eu un égarement. »

BILLY STRAUSS
T’inventes toujours, là, ou c’est…

THOWSENHAUWER, criant.
Répète !

BILLY STRAUSS
Dieu a commis l’inceste avec moi quand j’avais deux ans et demi, il… il a eu un égarement.

[…]

THOWSENHAUWER
« Tous ces baisers et tous ces raisins… »

BILLY STRAUSS
Il te donnait des…

THOWSENHAUWER
Répète, nom de merde !

BILLY STRAUSS
Tous ces baisers et tous ces raisins.

p. 51-52

Thowsenhauwer, qui arrange ainsi une expérience fusionnelle avec Billy, se trouve pourtant très loin de réaliser la « scène d’amour entre un jeune homme et une jeune femme » (p. 47) que cherchait à créer Madame V. Bien au contraire, la répétition forcée et la brutalité des propos témoignent de l’impossibilité de vivre une véritable histoire d’amour. Il n’est plus seulement question de la simple humiliation de Billy, car il s’agit, plus radicalement, d’un double outrage : celui qu’a subi Thowsenhauwer, dont elle fait état dans son échange avec Billy ; et celui de Billy lui-même, qui se manifeste dans l’immédiat de l’énonciation. L’histoire d’amour de Billy, son initiation à l’amour et à la vie adulte par une cousine mystérieuse et bien plus mûre que lui est ainsi phagocytée par l’histoire atroce de Thowsenhauwer. L’idée taboue d’un Dieu incestueux est ainsi actualisée à travers un dédoublement métaphorique, suggérant, ainsi, un excès de transgression – et cela, d’autant plus que les deux parties de ce dédoublement se télescopent l’une dans l’autre à la faveur d’un forfait atroce. Devant une telle surenchère de l’horreur, qu’est-ce qui peut encore étonner ou scandaliser le spectateur ? L’idiome cérémoniel, traditionnellement employé pour renforcer et gérer les connexions sociales, devient ici, tant sur le plan social qu’ontologique, synonyme d’accident stérile. La répétition est bien réelle mais, dès que les mots sortent de la bouche d’un autre personnage, elle devient plus que jamais équivoque. Il semble qu’en intégrant un événement extrême dans le récit intime de Thowsenhauwer, et qu’en abolissant le sceau d’authenticité (même fictive) qui rive le personnage à son histoire, Vaillancourt se montre sensible à la violence subtile qui est inhérente à tout processus de mise en scène.

Cette récupération du rituel (en tant que mécanique permettant de dépasser la sphère des conventions énonciatives pour se muter en une sorte de violence ritualisée et programmée d’avance) est également à l’oeuvre dans d’autres textes du corpus des années 1980, que ce soit dans le texte collectif À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine ou encore dans la pièce de Pol Pelletier, La lumière blanche. Sans doute le rituel cérémonial trouve-t-il son apogée la plus transgressive – sinon la plus déroutante – dans la pièce de Normand Chaurette, Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans qu’il qualifie de « [t]héâtre de l’immolation de la beauté » (1981 : 81). En ce qui concerne l’espace-temps fictionnel, cette opération a d’autres répercussions, car elle pousse l’analyste à s’interroger sur la mimesis et sur les composantes de la représentation en général. Ces mots, qui font l’être des personnages, vont-ils assurer ou entraver l’insertion de ces derniers dans la fiction ? Voilà une caractéristique de l’écriture de Vaillancourt qui est relevée par bien des critiques, dont Sylvie Bérard : « L’auteure reprend le sempiternel motif jamais évacué des rapports entre la réalité et la fiction, qu’elle met en crise en les confondant et les confrontant sur un mode pirandellien » (1993 : 41).

Mais revenons un instant au personnage éponyme qui se trouve au centre de cette déconstruction du sujet. Anéanti par la force illocutionnaire de l’autre et par l’élimination concomitante de sa propre histoire, Billy saura-t-il se refaire une mémoire et une identité ? Rien n’est moins sûr, car ce personnage, meurtri par son contact avec les femmes, n’est que douleur et errance : « Billy, né de mémoire d’hommes. Billy façonné par Thow, Billy lugubre dans ses vêtements de femme. Billy, Billy-Faust, Billy Strauss, ce jeune Américain confronté à l’Europe » (Ronfard, 1991 : 127). En fait, tout porte à croire que Billy Strauss n’est pas fait pour être comblé. Il fait partie d’une confrérie de personnages que Vaillancourt a déjà appelés « des personnages-gouffres » (1997 : 85) et dont Hamlet est peut-être l’exemple le plus achevé. Faust en est un autre, avec sa soif de vie inassouvie qui lui a valu une immense blessure affective – cette même blessure qui l’a condamné à venir errer dans le théâtre de Madame V., à la recherche de sa Marguerite bien-aimée. En dernière analyse, Faust est le seul vrai interlocuteur de Billy qui n’impose à ce dernier ni programme de comportement ni rituel de communication. De la sorte, le Faust de Vaillancourt est un honnête défenseur de la liberté : « Vous êtes au début de l’humanité, Monsieur Strauss. À vous de décider si vous voulez rester ou quitter ce monde » (1991 : 27). Le statut d’archétype fantomatique semble affranchir Faust des jeux de pouvoir dans lesquels les autres sont pris.

Billy a beau rester insaisissable, on lui découvre un double, puisqu’on nous apprend que l’Interviewer lui ressemble étrangement. Cette observation serait ici superfétatoire si la situation de l’interview n’était pas, en termes de rapports de force, le pendant de la scène de répétition du tableau 4 qui a lieu entre Madame V. et Billy. Du coup, la relation asymétrique se trouve inversée, car c’est le sosie de Billy qui mène le jeu et c’est Madame V. qui en perd ses mots :

L’INTERVIEWER
Mais vous avez déjà aimé ? Vous avez fait l’amour avec des gens ?

MADAME V.
Vous savez… le corps… le corps…

L’INTERVIEWER
Madame V., vous vous éloignez.
[...]

L’INTERVIEWER
Avez-vous été aimée ?

MADAME V.
Oui, mais…

L’INTERVIEWER
Mais ? (Silence.) Madame !

p. 37-38

Cette scène, en tant que variante de l’interrogatoire, cherche l’effet contraire que celui obtenu par la répétition dans le sens où les énoncés sollicités sont imprévisibles. Mais, comme dans le cas de la répétition, le déroulement du dialogue obéit à une relation cérémoniale. Les interrogations de l’Interviewer tirent leur force d’une entente tacite selon laquelle la personne interviewée accepte au préalable de répondre aux questions et donc de se dévoiler au gré de l’autre. Toutefois, il y a, dans ce rituel d’interaction, dans ces actes phatiques, un ordre cérémonial, et, partant, des paramètres de procédure qui sont inféodés à une règle de conduite impérative : en un mot, on doit prendre bien soin de garder ses distances d’avec son interlocuteur. Comme l’affirme Goffman : « On pourrait, avec profit, étudier n’importe quelle société en tant que système d’accords de non-empiètement » (Goffman, 1973 : 56). Georg Simmel, cité par Goffman, montre avec acuité les effets psychologiques d’une conduite d’empiètement :

Ce même cercle qui entoure l’homme – quoique valorisé alors en un sens très différent – est gonflé de ses préoccupations et de ses caractéristiques. Le pénétrer par indiscrétion constitue une violation de la personnalité. De même que les biens matériels sont, pour ainsi dire, une extension du moi, si bien que toute atteinte à leur encontre est ressentie comme une violation de la personne, il existe une propriété privée intellectuelle dont la violation provoque une lésion au coeur même du moi.

Simmel, 1950 : 322 ; cité dans Goffman, 1973 : 58-59

Dans la pièce de Vaillancourt, l’interview, qui se définit comme une activité éminemment publique, empiète sur l’intimité du « bénéficiaire » (pour employer la terminologie de Goffman, 1974 : 80), c’est-à-dire sur la propriété privée intellectuelle et affective de Madame V. Soumise à l’indiscrétion, Madame V. est fragilisée par le rituel qui l’engage à répondre aux transgressions successives de l’accord tacite du non-empiètement. Incapable de rétorquer quoi que ce soit de cohérent, elle subit une violence semblable à celle qu’elle infligera à Billy Strauss au tableau 4 de la pièce. Aucun moi ne se trouve à l’abri d’une telle violation de l’espace privé, c’est-à-dire à l’abri d’un interlocuteur intrusif.

Enfin, il existe, au début du tableau 6, une autre scène de violation, cette fois purement gestuelle. Avant le début du dialogue, Thowsenhauwer fait son entrée, accompagnée de trois hommes, qui deviendront plus tard les « fonctionnaires » (Vaillancourt, 1991 : 54), et qui entourent Billy Strauss « comme ils le feraient pour attaquer une femme » (p. 54) : « À tour de rôle, ils le feront voler dans les airs, le feront danser, et l’embrasseront, recommençant ce cycle plusieurs fois jusqu’à ce que Strauss ne soit plus qu’un pantin désarticulé dans leurs bras. Toute cette scène d’humiliation est commandée du fond de la scène par Thowsenhauwer » (p. 54). Le ton est donné. Les agresseurs qui attaquent Billy sont les mêmes fonctionnaires qui reçoivent Madame V. dans leur bureau. Madame V. s’y rend pour demander la permission de s’enlever la vie : « Je voudrais mourir par moi-même. Je suis venue chercher un permis » (p. 55). Après une longue interview, une fin de non-recevoir est opposée à son motif d’« échec personnel » (p. 57) ; Madame V. est ainsi atteinte dans son libre arbitre le plus essentiel et dans son désarroi le plus profond.

La procédure dérange ; l’idiome cérémonial cloche. D’abord, la force illocutionnaire de l’interview est issue d’un acte performatif lié à la dépossession du personnage (vol du privé et vol des mots pour le dire). Mais il y a plus : normalement, une telle violence aurait dû être exclue du dialogue dès le départ, car les conditions d’énonciation n’y conviennent pas. Depuis les recherches d’Austin sur le sujet, on sait que les actes illocutionnaires dépendent forcément des circonstances de l’énonciation (Austin, [1955] 1975 : 100). Or les fonctionnaires-agresseurs de cette pièce n’incarnent aucune autorité. Qui plus est, sur le plan de la situation de l’énonciation, il y a un sérieux manque de félicité – ce qui, normalement, aurait tué le caractère performatif de l’échange dans l’oeuf. Même si l’on y reconnaît facilement l’influence abusive de l’administration sur la gestion de la vie individuelle et le sentiment exagéré que semble nourrir le bureaucrate au sujet de son importance et de sa propre valeur, il n’en demeure pas moins qu’à ce jour, il n’existe pas de situation réelle où l’on puisse – ou doive – demander, voire exiger, un permis de suicide. En effet, dans notre société, le suicide se soustrait, par définition, à la loi. Autrement dit, tout ce qui est inhumain, aliénant et fondamentalement anhistorique, puisque rigide et non contingent, est cristallisé sous l’aspect des pratiques bureaucratiques[9].

Un tragique en creux

Si l’on réfléchit maintenant aux affirmations de Goffman voulant que les règles de conduite « li[a]nt entre elles les personnes – offrants et bénéficiaires – [soient] le lien de la société » (1973 : 80), on peut saisir comment les déchirures de la conscience sont aggravées par la rigidité et l’indiscrétion au coeur des mécanismes de communication de la sphère sociale. Le théâtre de Vaillancourt montre avec éclat l’impossibilité tragique de toute conciliation entre l’individu et le monde.

Par ailleurs, il est fort significatif que, dans chacune des illustrations où il est question de rituels de communication, le « bénéficiaire » (p. 80), ou le requérant dans le cas du dernier exemple, affronte seul l’automatisme verbal et psychique des rituels. Contrairement aux rites de passage proprement dits ou aux autres pratiques de groupe à caractère symbolique, les rituels de communication mis en scène par Vaillancourt sont débrayés de toute notion de communauté. Tout se passe donc comme si, dans une société qui a vu s’amenuiser ses rituels, on avait recours aux rituels vides qui confrontent l’individu à des mécanismes inhumains et aléatoires.

On ne s’étonnera pas que Vaillancourt ait prévu, dans son défilé de personnages solitaires, enfermés dans leurs imaginaires respectifs, des personnages-événements, telle la mère de Thowsenhauwer – THOWSENHAUER : « Ma mère était une ville célèbre qui a été détruite pendant la Deuxième Guerre mondiale » (Vaillancourt, 1991 : 31) ou des personnages-métonymies, tel le père – THOWSENHAUER « Mon père était une robe, je veux dire, mon père était un vicaire » (p. 47) – et cela, d’autant plus que les personnages sont tous orphelins d’une famille, d’un pays ou d’une communauté quelconque. L’infidélité du père-Dieu équivaut au bombardement de Hambourg ; or, coupé de son contexte historique et de ses implications sociales, l’événement devient, curieusement, synonyme de catastrophe familiale. Même quand Madame V. prétend ouvrir le débat sur la mort en Amérique, c’est la ville de Longueuil qui finit par dominer dans son propos en neutralisant toute référence continentale, car la valeur métonymique qu’on voudrait lui prêter ne va pas de soi :

THOWSENHAUER : À Longueuil, nous étions des milliers d’enfants solitaires, cachés de longs moments sous les galeries, imaginant notre propre mort, anticipant et détruisant du même coup ce qu’on nous préparait pour l’avenir. La mort ne s’entend pas en Amérique.

p. 70

Au lieu d’irradier l’angoisse à l’échelle de toute l’Amérique, cette ville ramène tout vers elle. D’ores et déjà, l’histoire se présente comme un phénomène bizarrement anhistorique, comme une suite discontinue d’événements traversant la vie des individus, sans plus. Pourtant, Madame V. ne méconnaît ni l’importance ni la force de l’Histoire. Sa conférence s’ouvre sur une interrogation qui dit bien la prééminence de l’Histoire : « Qui sommes-nous en Amérique ? […] Et si maintenant, nous, les personnages, commencions à écrire l’Histoire, alors qu’écririons-nous ? » (p. 71) Cependant, cette même conférence qui se compose, en réalité, d’une longue litanie de questions obéit à une logique en entonnoir : elle commence par des questions sociohistoriques d’ordre général, mais la suite mène directement au moi, s’abîmant, du même coup, dans la brèche grande ouverte de la conscience individuelle :

MADAME V. : Est-il plus facile d’aimer quand on invente tout ? (Un temps.) Est-ce que d’inventer quelqu’un, c’est… Est-ce que je pourrais vous… Est-ce que vous pourriez me… Est-ce que nous nous… […] Je… (Un temps.) Vous… (Un temps.) Je… (Un temps très long.) Je ne sais pas si l’amour existe. Je ne pourrai pas continuer ma pièce. Excusez-moi…

p. 72

Entre le tabou de la mort en Amérique et le manque d’amour dans la vie d’une auteure de théâtre, il y a tout un monde qu’aucune histoire (avec ou sans majuscule) ne réussit à combler. Quant à Billy Strauss, il incarne un jeune Américain confronté à l’Europe, mais il parcourt le monde qui ressemble à une allégorie en ruine, comme orphelin de sens, car il n’est pas clair qui il est censé représenter à part lui-même. Que ce personnage soit un « être de mots » (Abirached, 1978 : 23) ne fait aucun doute, mais son usage des mots finit par semer la confusion dans la pièce.

Billy Strauss de Lise Vaillancourt, production de l’Espace GO (Théâtre expérimental des femmes), 1990. Photographe : Pierre Desjardins. Sur la photo : Pascale Montpetit et Pier Marquette.

Source : Espace GO

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Même l’unité linguistique, marqueur identitaire habituel, perd son ancrage collectif et s’abîme dans une pluriglossie ponctuée d’impératifs incongrus :

THOWSENHAUWER
Je lui dis souvent en allemand : « Do something, mom! » Je lui dis aussi : « Mets ces talons hauts si beaux, mets ta robe imprimée de petits pois blancs, mets le chapeau à voilette et va à la discothèque en face. »

MADAME V. et THOWSENHAUWER
Do something, mom!

THOWSENHAUWER
En allemand ! ?

MADAME V.
En allemand.

Vaillancourt, 1991 : 32

Ces propos proférés en allemand à l’origine sont traduits en anglais et insérés dans un dialogue en français. Cette instabilité linguistique est en quelque sorte le miroir du dévoiement de l’identitaire en général. On change de langue comme on change d’habit ou, en l’occurrence, de robe. La rigidité des rituels de communication et l’obligation (pour l’individu) de les observer mettent justement en évidence le caractère labile des identités sexuelles, nationales ou linguistiques, induit par le procès de personnalisation. La pièce de Lise Vaillancourt a donc ceci d’original qu’elle opère une radiographie de la poussée individualiste qui, depuis les années 1980, a pris de l’ampleur autant dans la dramaturgie québécoise que dans le monde occidental en général. Du coup, ces rituels révèlent les enjeux d’un individualisme contemporain anarchique : « La culture post-moderne est décentrée et hétéroclite, matérialiste et psy, porno et discrète, novatrice et rétro, consommative et écologiste, sophistiquée et spontanée, spectaculaire et créative […] la culture post-moderne est un vecteur d’élargissement de l’individualisme » (Lipovetsky, 1983 : 18). Sont ainsi épinglés les paradoxes d’une modernité qui, par le biais d’une individuation radicale, brouille les rôles, joue des apparences et frappe les personnages (féminins et masculins) d’un trouble inédit du langage : la panne.

Cela nous invite à pousser plus loin, mais mutatis mutandis, l’affirmation d’Alice Ronfard, en greffant à la pièce une persona ultime : à « Billy, Billy-Faust, Billy Strauss » (1991 : 127) ajoutons Billy-Narcisse. La fin de la pièce, après la mort subite de Faust, revient sur l’histoire de Billy. « Une fois le rideau tombé, les questions fusent » (Nous traduisons.) / « Den Vorhang zu und alle Fragen offen » (Brecht, 1955 : 641), disait Bertolt Brecht. On peut reconnaître ces mots brechtiens dans les dernières directives de Madame V. : « Il fallait voir le rideau tomber comme une robe. Il fallait voir la lente et silencieuse chute du rideau » (Vaillancourt, 1991 : 116). La robe de la bien-aimée de Faust, de même que celle de Strauss ou celle de la dame au piano, n’est rien d’autre qu’une présence-absence. Le rideau, comme tout signe au théâtre qui désigne à la fois lui-même et autre chose, demeurera la prison-robe des dames portées disparues. Peu importe. Dans ce théâtre, il n’y a que le tourniquet de l’affirmation et de la non-affirmation de soi. Aussi, la vraie histoire d’amour ne peut être qu’un éternel recommencement. C’est pourquoi Madame V. se tourne vers Billy Strauss pour lui demander, en fin de pièce : « Vous aviez les yeux très bleus, vous en souvenez-vous ? » (p. 116) Oui, en effet, Billy-Narcisse s’en souvient. Il se souvient de ses yeux très bleus, alors que Madame V., elle, entend encore la musique d’un piano.